Déconfinement
cit autobiographique (1998-2004) et essai de généalogie familiale

Rédigé du 4 avril au 11 mai 2020 (journal modifs).

 

Introduction : À l’heure de la pandémie

HISTOIRE DE MON DÉCONFINEMENT

I. La mort dans le quotidien (1998-1999)

II. De la photographie aux sciences sociales (1999-2003)

ESSAI DE GÉNÉALOGIE FAMILIALE

Anthropologie de la famille et grandes tendances civilisationnelles

Famille recomposée et intuition scolaire

« Tu seras très malheureux dans la vie! »

L’harmonie et la pudeur

Rome et Montélimar

Jacqueline

Celle qui devait s’appeler Bruno

La grande façade blanche

Rue des aveugles

Nanou

F.

Note conclusive

SUITE DE MON DÉCONFINEMENT

III. Le voyage est une chambre obscure (juillet-octobre 2003)

Sur le terrain de l’intelligence

Ammar (un Nième résumé de 2003…)

IV. Le jeune Yéménite et la petite amie (2003-2004)

V. Flash-back 1999

INTRODUCTIONS AU TIROIR

Le XXème siècle et nous

Avant-Propos (lien avec mon enquête au Yémen)

Illusions du déconfinement

Après le confinement

La dualité onde/corpuscule

La mort et la structure qui relie

L’écologie de l’esprit et la crise post-coloniale

Note d’intention globale

Introduction : À l’heure de la pandémie

Je t’écris dans ces circonstances un peu étranges, pour me rappeler à ton souvenir. Nous étions ensemble à l’école et tu te rappelles forcément : j’étais celui qui avait toujours de bonnes notes, et dont les notes n’intéressaient personne, parce que c’était juste pas du jeu. Assez sympathique par ailleurs, mais différent : du genre qui rentrera à Polytechnique et qui finira ministre, ou cosmonaute. Après nous nous sommes perdus de vue. Or cet été-là juste après le bac, il est arrivé quelque chose. Depuis plusieurs mois, mon père ressentait des douleurs qu’on ne parvenait pas à expliquer. En juillet, il vient d’avoir cinquante ans, et on finit par lui diagnostiquer un cancer. Si on lance les traitements rapidement, on peut lui assurer entre six mois et deux ans d’espérance de vie. C’est dans ce contexte que j’intègre la classe préparatoire scientifique d’un grand lycée parisien, en septembre 1998. C’est dans ces circonstances improbables que j’ai commencé à apprendre l’arabe, avec un camarade venu de Tunisie, auprès duquel j’avais trouvé un soutien sans faille. Plus tard, après mon entrée à l’École Normale Supérieure, cette passion pour le monde arabe m’a conduit à abandonner mes études de physique pour me reconvertir à l’anthropologie et aux sciences sociales, et partir étudier la société yéménite…

Au fond lors de cette dernière année, mon père et moi avons su surmonter la mort ensemble. Mais au sortir de cette expérience, il m’était difficile de la porter seul. Je n’étais qu’un jeune homme de dix-huit ans, une créature de l’institution scolaire. Or peu à peu, cette expérience m’a rendu comme étranger à la société française. Je crois utile de le dire, en ces temps de confinement. Par la suite, les Arabes m’ont permis d’apprendre à porter cette expérience : comprendre que nous n’avions fait qu’affronter la mort, et qu’affronter la mort c’est assumer la vie. C’est assumer le caractère éphémère des institutions humaines, des cadres mentaux, et même des idées scientifiques apparemment les plus établies.

Je crois que les sciences sociales, telles qu’elles s’incarnent dans les institutions actuelles, sont structurellement incapables d’affronter la mort. Et c’est l’origine fondamentale de toutes les injustices qui n’ont cessé de prospérer dans le monde depuis 1945. Je parlerai aussi de cette césure à travers l’histoire de mon père : un enfant de l’après-guerre (né en 1948), marqué indirectement par ce qu’était le monde d’avant. Le monde dans lequel son père avait grandi lui était fondamentalement inaccessible, pour des raisons diverses, et ça l’a marqué toute sa vie. Nous avons surmonté la mort mon père et moi, dans le sens où quelque chose s’est finalement transmis. Le passé m’est finalement devenu accessible à travers le voyage, parce que le voyage avait commencé précisément là, dans l’expérience intime de la mort.

HISTOIRE DE MON DÉCONFINEMENT

I. La mort dans le quotidien (1998-1999)

Mon père était chercheur au CNRS en physique des semi-conducteurs. C’était un homme extrêmement rationnel, aussi un observateur curieux, parfois sévère, de toutes les choses de la vie. Ce diagnostique lui tombe dessus et il se retrouve sous morphine, coincé chez lui. Impossible d’aller au labo, il ne peut pas conduire. Et puis son état se dégrade, il voit bien la gêne dans le regard des gens. Alors il se remet à fumer la pipe et s’installe dans le fauteuil du salon. Souvent quand je descend déjeuner, je le vois à travers la porte, endormi avec la lumière allumée, les lunettes sur le nez. Il a le sommeil déréglé alors le temps s’étire, dans les brumes de morphine, le jour se mélange avec la nuit. Je l’entends bouger depuis la cuisine, il m’a entendu. Ma mère va bientôt se lever aussi. Elle est médecin, psychiatre et psychanalyste, elle tient son cabinet à l’avant de la maison. Je vais sortir prendre mon train et elle veillera sur lui, comme autrefois elle veillait sur moi - et sur ma grande sœur, qui est partie quelques années avant. Il règne une paix et une harmonie dans cette maison. Tous les trois nous faisons bloc, comme si rien ne devait vraiment changer.

Bien sûr la Prépa, c’est difficile : tous les premiers de la classe de tous les lycées de France, avec en plus les petits poulains de Louis-le-Grand, qui carburent depuis la classe de seconde… Il faut tenir le choc mais je m’en sors à peu près. Et puis je rencontre Mohammed, un jeune Tunisien qui débarque de la campagne de Sfax, avec une bourse de l’État tunisien. Il est un peu guindé et il vouvoie tout le monde, quand il débarque dans le cinquième arrondissement. Peu à peu, Momo et moi devenons amis, et plus encore. Il est mon rayon de soleil, l’air que je respire quand je lève le nez de ma feuille, au dernier rang du cours de maths. Sa simple présence suffit à me calmer, à focaliser mon énergie. Plus les mois passent, et plus je cartonne dans mes résultats. Plus je suis dépendant de Momo aussi. Voilà que Momo est beaucoup plus à l’aise, socialement, il fait la bringue dans l’internat et disparaît sitôt les cours terminés. Le soir après mes colles, je passe des heures à rechercher Momo, à travers les couloirs du lycée et les étages de l’internat. Mais quand il est à côté de moi, j’en profite pour qu’il m’apprenne à écrire l’arabe, dans la marge de mes cours de maths. Et puis j’achète une méthode, L’Arabe en 90 leçons, qui est toujours dans ma poche. Comme pour les formules trigonométriques et les équations différentielles, je fais des petites fiches cartonnées pour la grammaire et les formes verbales dérivées. Je me replonge dans l’arabe dès que j’ai un temps mort, notamment dans le RER qui me ramène chez moi. Je circule entre l’enfer de la prépa et cette maison, où règne un silence de mort, mais je respire parfaitement l’air du confinement. En fait c’est l’année la plus heureuse de ma vie.

Plusieurs jours par mois, mon père fait sa chimiothérapie à l’Institut Curie. C’est à côté du lycée Louis-le-Grand, juste un peu plus loin sur la rue Saint Jacques, et nous nous donnons des rendez-vous parisiens. Il sort pour fumer la pipe dans la salle d’attente, avec son cathéter et ses poches de liquide suspendues. Un jour nous sommes assis devant les ascenseurs, je joue avec un fauteuil roulant qui trainait là. Mon père me voit de dos, ma nuque et mes bras qui poussent le fauteuil, l’image lui fait penser à un jeune motard qui aurait eu un accident. Il me le dit et je souris. Je sais de quoi il veut parler mais il n’y a aucune gêne, aucun pathos. Que je ne suis plus un enfant, je le découvre un peu plus chaque jour moi aussi, et nous sommes en phase.

Nous discutons de physique un peu, mais surtout de la langue arabe et du fonctionnement des langues sémitiques. J’en suis au tiers de la méthode, mon père s’étonne un peu que j’arrive à tout mener de front. Moi je ne m’étonne pas, c’est comme ça. Lui pendant ce temps il affronte la mort, c’est comme ça aussi. Je le sais, mais je ne sais pas bien ce que ça veut dire. Il n’en parle pas, et devant moi il ne se plaint jamais - ce que me feront remarquer les autres par la suite, sa fille, sa sœur, sa femme… Avec moi, il n’y aura jamais rien d’autre que ces discussions un peu hors-sol, où nous évoquons des questions scientifiques et les paysages de Tunisie. Avec quelques camarades, nous avons prévu de partir là-bas pendant l’été, pour aller voir Momo chez lui. Mon père m’aide à préparer les détails du périple.

La fin des cours approche et son état se dégrade, mais il n’est jamais question que de ce voyage. Lorsque j’amène Momo à l’aéroport, la mort dans l’âme, mon père vient d’être admis dans un centre de soins palliatifs. Heureusement c’est la Fête du Cinéma, pour trois jours. Dès le dimanche midi je suis au Forum des Halles et je l’appelle, le programme entre les mains. Il m’explique qu’il y a trop de visites, qu’il n’arrive pas à se concentrer sur son travail : il veut juste qu’on fixe une date avant mon départ. En fait mes camarades partent le lendemain mais j’ai déjà annulé mon billet. Quand je le lui annonce, il s’effondre en pleurs. Et moi accroché au combiné, dans la cabine téléphonique de la Place Carrée, qui ne trouve rien à lui dire : « Papa… ». Je finis par raccrocher, sachant que ma mère est à ses côtés. Quand je passe le voir après mes séances, il ne parle déjà plus. Il s’éteindra le mardi soir, avec la Fête du Cinéma.

Deux semaines plus tard je me retrouve à Sfax, tout seul dans la famille de Momo. Inconsolable, mais avec des hommes enturbannés qui s’émerveillent de mes moindres gazouillis, comme les rois mages penchés sur le berceau…

* * *

On avait une bien curieuse façon de mourir, déjà à la fin du vingtième siècle… Et déjà dans cette histoire, il y a du confinement à tous les niveaux : quelque chose d’inhérent au système scolaire, à l’industrie du divertissement, peut-être aussi à la culture bourgeoise. Quelque chose comme l’obsession de confiner chaque activité, qui deviendrait à elle même sa propre raison d’être, afin que finalement la mort ne survive que dans l’interstice. Quelque chose contre lequel j’ai ressenti beaucoup d’amertume, les années suivantes : comme si j’avais été volé des derniers moments de mon père, par le mode de vie Occidental et bourgeois.

Aujourd’hui cependant, je vois les choses très différemment. Je sais que mine de rien dans cette histoire, j’ai accompagné mon père jusqu’à la mort. Une fois tombé le décret médical, c’est moi qui ai vécu pour lui. Je lui ai offert jusque son dernier souffle, puis j’ai lâché sa main, quand il a fallu m’extraire de cette cuticule. Quelque chose comme la mue d’un arthropode, que j’ai longtemps vécu comme monstrueux. Je sais aujourd’hui que c’est une chose tout à fait normale, que les femmes disent souvent ressentir de mère à fille, et dont les hommes seulement parlent peut-être un peu moins. Quand je remonte aujourd’hui dans le passé, vers mon enfance et en amont de ma naissance, je pense à travers le corps de mon père. Même les dix-huit premières années de ma vie, j’ai le sentiment d’avoir hiberné comme une chenille dans un cocon, et de n’avoir commencé à voler qu’après sa disparition.

II. De la photographie aux sciences sociales (1999-2003)

Depuis l’adolescence, je pratiquais la photographie. Je faisais du noir et blanc, avec une recherche un peu obsessionnelle du cadrage, sur des sujets anodins : un arbre, un pont, l’enfilée d’une rue. Et la matière du papier baryté. Bref, une photographie de puceau.

Je prenais aussi en photo les copains du lycée, j’étais bien obligé, mais ça me fatiguait franchement. Mon regard se construisait dans le rapport avec les choses, avec le sens, où naissait quelque chose de cohérent, lié à l’espoir de partager une émotion. Quant aux relations sociales, elles se déployaient dans un autre espace, où mon regard ne comptait pas. J’étais juste celui qui sait manipuler l’appareil, celui qui a la patience de faire les tirages, et la rigueur nécessaire. J’étais celui dont la reine avait été amoureuse, mais qui n’avait pas pu ou pas voulu être roi. Et je le payais d’une éternelle captivité - comme Joseph (Coran 12:21-34) mais sans connaître sa foi… Enfermé des journées entières sous la lumière rouge, dans le grenier de mes parents, je contemplais mes camarades sur la planche-contact, comme à travers les barreaux d’une prison. Quand l’un d’eux était beau-gosse, je lui faisais un tirage et ça lui faisait plaisir… Mais au fond je détestais ces transactions. Je quémandais là quelque chose, un regard en retour, qui ne me serait jamais accordé. J’ai commencé à le réaliser quand j’ai rencontré Momo, et ces amitiés n’ont pas survécu.

Après la mort de mon père, je commence à voyager dans les pays arabes avec mon appareil photo. Or les Arabes détestent être pris en photo. Du moins comme je la pratique : ils détestent être pris en photo juste après l’ombre d’un arbre sur un mur, et juste avant le soleil sur un pot de fleur. Or moi je ne sais pas aimer autrement. Je photographie un arbre en Palestine, un pont vers une frontière, une rue dans un quartier populaire. Avec la question du sens, toujours insatisfaite. Et chaque fois que l’appareil déborde sur la foule, il y a le regard haineux d’un homme, que je ne peux ignorer.

Si je m’accroche à la photographie, c’est qu’elle est ma seule pratique artistique en prise avec le monde, la seule qui me soit autorisée1 hors du cadre scolaire. Je suis rentré à l’Ecole Normale un an après la mort de mon père, mais je ne suis pas vraiment sûr de vouloir faire de la physique et je tâtonne en quête d’un chemin. Je me passionne pour le cinéma documentaire, depuis que j’ai découvert Johann Van der Keuken. Parce que Van der Keuken a sorti « Vacances prolongées » (novembre 2000), où il parle de son cancer avec sa caméra. Il en parle en voyageant, en regardant le monde, sur un mode très proche de ce que j’ai partagé avec mon père. Sa mort est annoncée deux mois plus tard, au début de l’année 2001. On ressort tous ses films, tous construits peu ou prou sur le même mode. Donc il y a bien une issue, quelque part par là…

* * *

À deux ans de la mort de mon père je me retrouve à Orsay, au troisième sous-sol d’un laboratoire d’optique quantique où l’on piège des atomes. Je suis là pour un mois de stage de maîtrise, aux côtés d’un doctorant de première année. Celui de troisième année est à l’étage dans les bureaux, où il rédige sa thèse. Une après-midi, il vient nous parler d’un terrible accident d’avion qui vient de se produire à New York, dans un immeuble de Manhattan. Il redescend un quart d’heure plus tard, nous apprend qu’un deuxième avion s’est écrasé dans la deuxième tour, et commence à parler des Palestiniens. On ne capte pas la radio dans cette cave, et de toute façon je ne tiens pas en place. Je demande à prendre mon après-midi et je rejoins Momo sur le campus voisin de Polytechnique. Nous voyons les tours s’effondrer en direct à la télévision.

Au mois de juillet précédent, j’ai découvert le Yémen avec la classe d’arabe de l’Ecole Normale Supérieure. Une dernière nuit intoxiqué par le qat avec une camarade littéraire, passée à discuter sur la terrasse d’une maison tour, avant d’embarquer pour l’aéroport au petit matin. Quand je la recroise à la fin du mois d’août, elle me susurre à l’oreille le mot « anthropologie », que je ne connaissais pas. Avec les attentats, l’idée fait son chemin. Un week-end du mois d’octobre, je lui rends visite à Cambridge. J’embrasse la jeune fille. Cette fois vraiment, plus rien ne sera jamais comme avant. La semaine suivante dans la foulée, je négocie avec l’ENS ma reconversion vers les sciences sociales.

Je me dis souvent, avec le recul, que la société française est entrée en confinement ce jour-là. On disait « Plus rien ne sera jamais comme avant… », mais finalement tout le monde a regagné son poste de travail. Et quelques mois plus tard, le 21 avril 2002, Jospin qui choisit l’île de Ré…2 Moi avec le 11 septembre, j’ai cessé d’être un enfant.

* * *

Au fond déjà à ce stade, j’ai exploré l’impossibilité de toute représentation. D’ailleurs je finirai par abandonner totalement cette pratique de la photographie. Avec mon premier terrain au Yémen, il s’installe une autre pellicule entre mon regard et le monde, qui est mon propre corps. C’est la seule manière que je trouve pour protéger mes interlocuteurs de mes propres projections. Et de fait dans ma pratique ordinaire des sciences sociales, il n’y a pas d’appareil photo, il n’y a même pas d’enregistreur, mais il y a toujours le feed-back de la honte. Le narrateur/observateur frôle la folie et l’indignité, mais il finit toujours par retrouver le sentiment de sa propre pudeur. Au fond comme pratique d’écriture, je n’ai rien trouvé d’autre intéressant.

De même dans l’art photographique, j’estime la pudeur plus que toute autre chose. Mais quel photographe pourrais-je citer ?… La pudeur n’est pas chez Salgado, elle est par exemple chez Cartier-Bresson. La pudeur est aussi dans le Paris des années 1950. Mais dans un monde qui ignore ce sentiment, l’enfant muni d’un appareil photo ne peut pas l’inventer. Ce que j’ai raconté de mes années 1990 devient difficilement concevable, peut-être, dans un monde où les lycéens passent leur vie à se photographier en permanence. Mais ce que j’appelais plus haut « la photographie de puceau », poussée à un degré de maîtrise bien supérieur au mien, est la seule qui m’émeuve aujourd’hui.

Rares sont ceux qui se laissent émouvoir par ce que j’écris. Plus rares encore sont ceux qui me le disent. Il en est un qui aime me lire, un ami de la génération de mon père. Je veux citer ce qu’il m’a écrit l’année dernière :

« Je vais prendre le temps nécessaire car ce que tu dis m'intéresse toujours énormément, "plus qu'un autre". Car si je maintiens ce que je t'ai dit sur la pratique anthropologique et le décentrement, je t'écoute avec INFINIMENT d'attention, car tu sais faire ce que peu font : mêler l'intime et la réflexion et sur ce plan, je ne peux que te supporter au plein sens positif du terme, car TOUT CELA (que ça me plaise ou pas) EST TOTALEMENT INCARNE...et le fait que ce soit INCARNE prend le pas (chez moi) sur le "fond de la réflexion". »

Je repense souvent à sa remarque, qui m’aide à assumer quelque chose de fondamental. Dans ma pratique des sciences sociales, il n’y a de personnages que secondaires : des gens qui passaient par là, qui se retrouvent impliqués malgré eux dans la grande affaire de mon regard, et il s’agit de les en libérer. La seule présence, la seule incarnation, c’est la mienne. Je regarde l’écriture sociologique avec une extrême suspicion, tout comme la possibilité que d’autres personnages s’incarnent à travers elle. Bien sûr, je pratique aussi la contextualisation, sociologique et historique, j’évoque aussi les destinées collectives. Mais chez moi, la contextualisation n’est jamais que la perche de l’équilibriste, qui me permet d’avancer sur le fil. Ma dignité d’observateur est le seul véritable instrument de libération, pour mes lecteurs comme pour ceux sur lesquels j’écris. J’ai tâtonné dans cette pratique depuis dix-sept ans, et je me retrouve aujourd’hui acculé dans cette croyance un peu folle - mais ce n’est sans doute pas un hasard : la libération d’un seul homme, dans certaines circonstances, peut libérer l’Humanité toute entière.

Suite du récit ci-dessous :
« Le voyage est une chambre obscure (juillet-octobre 2003) »

ESSAI DE GÉNÉALOGIE FAMILIALE

Anthropologie de la famille et grandes tendances civilisationnelles

J’écris aujourd’hui essentiellement pour mes neveux : afin de leur dire des choses que leurs parents ne peuvent pas leur expliquer. Mes parents eux-mêmes ne le pouvaient pas. Il faut bien comprendre que la situation actuelle est le produit d’un déni collectif, qui repose dans une très large mesure sur les enfants. C’est bien naturel : tant qu’il est encore possible de construire des sphères domestiques pour y élever des enfants, l’idée prédomine que le monde est encore vivable. C’est humain, c’est la même chose partout sur la planète, et ça n’a pas fini d’être ainsi. Je veux dire à mes neveux : ce n’est pas le monde qui s’effondre, seulement votre monde. Ce qui s’effondre aujourd’hui, c’est une certaine manière de fabriquer des espaces domestiques, en y faisant délibérément intervenir les buts conscients3, beaucoup plus que la marge autorisée auparavant.

Ici je ne parle pas du fait d’avoir un papa et une maman, a contrario des familles monoparentales ou homosexuelles, que « la Manif pour Tous » stigmatisent comme des « dérives égoïstes » de l’individualisme. La Manif pour Tous sait jouer sur cette corde sensible d’un diagnostique anthropologique pertinent, mais le problème est bien plus profond, du point de vue de sa genèse et de son évolution. Il est intrinsèquement lié à certaines tendances lourdes de notre civilisation, telles que la spécialisation professionnelle.

Le couple de mes parents est à cet égard paradigmatique : un physicien marié avec une psychanalyste. Pour parler comme les anthropologues, c’est un peu le « mariage préférentiel » des milieux intellectuels parisiens, et ce modèle s’est diffusé plus largement dans les classes moyennes diplômées. C’est une situation où l’homme et la femme abordent la réalité sous des angles radicalement différents, ce qui a l’avantage d’assurer la tranquillité du couple. Dans mon enfance, j’ai vu ma mère devenir bête dans tout ce qui avait trait aux maths et aux sciences, du simple fait de la présence de mon père. Elle a fait médecine, donc elle ne devait pas être si bête que ça à l’origine ! Mais elle se trouvait cognitivement incapable d’effectuer certains raisonnements - du fait aussi qu’en parallèle elle évoluait professionnellement de la psychiatrie vers la psychanalyse. (À vrai dire j’ai connu la même expérience dans une certaine phase de mon enquête, vers les années 2005 et 2006, où j’aurais été cognitivement incapable de résoudre une équation, de mobiliser ce type d’énergie intellectuelle)4. Parallèlement, mon père s’épanouissait dans sa carrière de physicien, à travers laquelle il avait accès à tout un panel d’expériences sociales - il faisait de la pédagogie, il nouait des collaborations internationales, il était syndiqué et siégeait au Comité National du CNRS… Mais au quotidien, il se désintéressait de tout un pan de la dimension humaine ou psychologique, qu’il ne comprenait simplement pas, ou qu’il avait sagement pris l’habitude de ne pas comprendre. Je le vois encore lancer à ma mère : « Que tu es bête ! » - entre eux c’était la plus ardente déclaration d’amour. Moi à l’adolescence, c’est vraiment lui que je trouvais bête, et ce petit manège m’exaspérait au plus haut point… Et puis tout à coup cette maladie lui tombe dessus, et c’est comme si on avait pris la télécommande pour couper le son : enfin on pouvait s’entendre penser…

Rien que de très banal dans cette expérience d’adolescent. Mais mine de rien, ce modèle de couple repose sur une forme de dégénérescence intellectuelle programmée, qui a des retombées sociétales directes en termes de modèle civilisationnel (je parle ici par contraste avec les sciences islamiques traditionnelles, telles qu’on peut encore les observer au Yémen), à travers le type de savoir rendu disponible par les adultes à pleine maturité. En gros, une prime au corporatisme disciplinaire, qui sous-tend le modèle du savoir Européen depuis la fin du moyen-âge. Ce modèle familial va aussi de paire avec une perte de conscience progressive de l’espace public et du monde social, à travers le repli de la sociabilité sur des couples construits selon le même fonctionnement (l’essentiel des amis de mes parents étaient des couples physicien/psychanalyste, ou à la rigueur biologiste / prof de lettre…). Également la pratique des voyages touristiques, typique des classes moyennes supérieures : la famille se ressoude périodiquement en s’exportant dans un monde où elle ne comprend rien - mais où la valeur de sa monnaie fait qu’elle est la reine - pour y vivre un certain nombre d’aventures et se gargariser de sa propre sagacité. Plus les choses avancent, et plus les classes moyennes diplômées vivent dans une bulle, tout en ayant la certitude d’être aux prises avec le réel - toutes les autres expériences du monde étant réduites au silence par une paupérisation impitoyable (y compris en fait à l’intérieur de nos propres frontières).

La soi-disant « addiction aux écrans » censée ravager nos têtes blondes n’a pas attendu l’invention des tablettes et des smartphones. Pour une part évidemment, elle est liée au bond de l’intelligence cybernétique, mais c’est aussi qu’il ne se passe plus rien d’intéressant à l’extérieur méritant qu’on lève le nez, pour des enfants qui n’ont pas forcément envie d’être complaisants à l’égard des addictions mentales de leurs parents.

Le confinement actuel constitue le stade terminal de ce processus, où les classes moyennes diplômées, en perfusion grâce au télétravail, s’entretiennent dans l’impression d’être aux prises avec leur destin, et continuent de disserter sur la meilleure manière de sauver les ours polaires des odieux populistes climato-sceptiques comme Donald Trump, et ce en « changeant de modèle ». Mais les universitaires qui se livrent à ce genre d’exercice, en réalité n’ont aucune conscience de ce qu’impliquerait un tel « changement de modèle ».

Dans cette affaire, où s’élabore la spécificité anthropologique de l’Europe Occidentale5, les innovations sont d’abord (1) théologiques et épistémologiques, autour du XIIème siècle (fondation des universités), avant de provoquer (2) une mutation des modèles familiaux autour du XVème siècle (la période où on brûle les sorcières), et finalement (3) l’épanouissement des sciences utilitaristes à partir du XVIIème siècle (René Descartes), étroitement lié à l’absolutisme de l’État.

Pendant longtemps, cette évolution est restée encadrée par l’Église, qui continuait de régir les mœurs (du moins en dehors des cercles de la Cour), en collaboration avec les cultures populaires. Comme dans toutes les cultures du monde, les rituels sacrés avaient pour fonction d’exclure les buts conscients de la construction des espaces domestiques : à travers l’institution du mariage évidemment, mais aussi tout ce qui encadre les interactions entre les sexes. Derrière la rigoureuse ségrégation des sexes qu’on a pu observer au Yémen (en lien avec une conjoncture historique bien particulière que j’ai pu étudier), il y a tout de même un principe anthropologique général : les hommes et les femmes évoluent en parallèle dans des sphères différentes, du point de vue de la sociabilité, mais pas dans des sphères philosophiques incommensurables. Les Européens ont tôt fait d’universaliser leurs propres préjugés, selon lesquels les hommes seraient naturellement attirés par les sciences de la matière et les femmes par la psychologie, sans voir les soubassements épistémologiques propres à cet état de fait (qu’on peut résumer par le dualisme cartésien entre le corps et l’esprit, et tout ce qui s’ensuit). Dans toutes les cultures, la vie familiale et la vie collective ou politique se nourrissent mutuellement, et construisent la cohérence et la pérennité d’une vision du monde. L’harmonie du couple repose sur une répartition différentiée de l’information disponible, constitutifs éventuellement de points de vue, quant à un monde qui reste néanmoins unifié. De sorte que l’expérience domestique reste le lieu privilégié de réconciliation des principes contradictoires (le masculin et le féminin, le corps et l’esprit, etc.).

Famille recomposée et intuition scolaire

Je veux vous parler de la maison où j’ai grandi, parce qu’elle constitue une sorte d’avant-garde dans ce processus, une avant-garde consciente. Mes parents étaient les premiers de leur génération à divorcer, l’un et l’autre en ressentaient une certaine culpabilité. Je crois que c’est important à noter, même si cela nous apparaît difficilement concevable aujourd’hui. Déjà pour eux en fait, il leur était difficile d’expliquer pourquoi le divorce devait valoir excommunication, dans la logique de la tradition chrétienne dont ils étaient issus. Si mes parents ont su me transmettre quelque chose d’une cohérence religieuse ou spirituelle, elle est passée par d’autres canaux, des canaux inconscients, liés notamment à leurs efforts pour ménager une vie de famille harmonieuse. Je ne pense pas qu’un conservatisme dogmatique du type « Manif pour Tous » aurait pu produire le même résultat.

Je suis né en 1980 dans une famille recomposée, avec une grande sœur du côté de mon père née en 1972, et une autre du côté de ma mère, née en 1975. La fille de mon père venait les week-ends et les vacances, du moins jusqu’à la fin de son adolescence. La fille de ma mère vivait avec nous, et elle voyait son père le mercredi. L’une et l’autre étaient le fuit d’unions célébrées religieusement dans le rite catholique. L’une et l’autre sortaient, avaient accès à un autre point de vue sur le monde. Moi j’avais la chance d’avoir mes deux parents : toute mon éducation reposait sur la conscience de ce privilège, dont il ne fallait pas abuser par des caprices. Sauf en certaines circonstances. Je me souviens d’une grave scène de dispute, quand je devais avoir neuf ans. À travers la porte entre-ouverte du salon, nous y assistions ma sœur et moi tapis dans l’ombre, debout sur les dernières marches de l’escalier. À un moment je me dégage des bras de ma sœur, je cligne des yeux dans la lumière et je fais irruption dans la pièce en hurlant : « Je veux pas que vous divorciez ! ». L’histoire s’arrête là, du moins dans mon souvenir. Mes parents n’ont pas divorcé, ils se sont même mariés à la Mairie l’année suivante. Il y a eu une grande fête à la maison, un certain 29 juin 1991. Mon père devait mourir huit ans plus tard, jour pour jour.

Le confinement de mon enfance est paradoxal, parce qu’il était associé à une richesse culturelle et une « ouverture sur le monde » phénoménale. À la maison mais surtout à l’école, je pouvais avoir l’impression que tout tournait autour de moi, tant que je restais dans les clous, c’est-à-dire dans une posture d’observateur bienveillant. En gros, j’étais là pour bénir l’activité des autres… Dans certains cas, cette posture se retournait contre moi, notamment dans l’entre-soi de l’école primaire, où je me sentais un peu persécuté. Mais dès l’entrée au collège, la hiérarchie scolaire imposait un stress et une division permanente, qui me permettaient d’exister au moins subjectivement face à un spectacle toujours renouvelé. J’étais le bon qui comprend tout tout de suite, comme s’il avait déjà toutes les clés, mais qui n’est pas un connard. J’intégrais très vite la leçon et aussi son intuition, et les profs m’appréciaient en général, car je repérais très vite quand quelque chose n’allait pas : j’étais celui qui remets le cours sur les rails. Quand tout allait bien, il ne me restait plus qu’à contempler « ceux qui n’avaient pas leurs deux parents », avec bienveillance - ceux qui avaient en tête le cours sans avoir l’intuition, ou l’intuition sans avoir le cours. Ma différence était un mystère, pour mes profs et pour mes camarades comme pour moi, un mystère pas du tout douloureux.

« Tu seras très malheureux dans la vie! »

« Tu seras très malheureux dans la vie ! C’est exactement comme ça que j’ai foutu en l’air mon mariage ! ». Ces mots que me hurlait mon père dès ma petite enfance, chaque fois qu’il me voyait me comporter en enfant trop gâté. Mon père semblait marqué à vie par l’échec de son premier mariage, un cataclysme qui ne serait jamais réparé, à l’évidence. Bien sûr, le petit garçon que j’étais ne pouvait rattacher aucun contenu identifiable à ce drame matrimonial, vécu avec une femme que je ne connaissais même pas. À la maison, on retenait que mon père était un peu fou - d’ailleurs c’était bien la raison pour laquelle il était avec ma mère… Je serais incapable aujourd’hui de décrire le type de comportement qui me valait de telles sorties. Sans doute comme tous les enfants étais-je tenté, pour arriver à mes fins, de tirer parti de ma position stratégique au coeur de la famille… Reste que cette prévision funeste sonnait pour moi comme la sentence d’un prophète de l’Ancien Testament.

Par ailleurs j’avais plutôt confiance en moi, en ma capacité à réformer mon caractère et finalement être heureux - contrairement à mon père qui s’emportait si facilement. Peut-être est-ce la raison pour laquelle j’ai longtemps cru que j’étais juif. J’entendais mes parents blaguer sur le peuple élu avec leurs amis juifs - physiciens ou psychanalystes - et il allait de soi que j’en faisais partie. J’ai réalisé que je n’étais pas juif assez tard, vers onze ou douze ans peut-être, suffisamment tard pour réaliser que ce quiproquo était rigolo en soi. Je l’ai donc raconté à mon père, qui me fit cette réponse mystérieuse : « Ah oui c’est marrant… Mais si tu avais été juif, tu l’aurais réalisé depuis longtemps ! »

Aujourd’hui je ne suis pas du tout malheureux dans la vie, je suis juste devenu musulman. Ce n’est pas toujours facile à assumer, mais l’islam a fini par s’imposer comme une évidence, au terme de mes tâtonnements pour retrouver la position qui était la mienne toute mon enfance, comme au fil de mon éducation dans l’institution scolaire. En tant qu’anthropologue, j’ai conscience d’avoir été forgé par une discipline liée à l’héritage chrétien de mes parents, à la fois catholique et protestant - c’est ce que je m’apprête à montrer ici. Mais sans aucun catéchisme explicite, encore une fois, simplement à travers les efforts de mes parents pour faire famille en harmonie.

L’harmonie et la pudeur

Beaucoup de choses ont dû passer par la musique, nécessairement. Je dis nécessairement parce que mon grand-père était compositeur, et que sa gloire était l’origine de toutes les névroses familiales (du moins d’après ma mère). Quand à moi, j’avais hérité de son oreille absolue. Mon grand-père l’avait dit, c’était régulièrement répété par ma grand-mère, par mon père et par mes sœurs, par tout le monde en fait. Une gloire bien énigmatique pour un petit garçon, qu’il y avait urgence à recouvrir d’un voile pudique. Sinon je risquais d’y laisser ma santé mentale, et de provoquer l’effondrement de la sainte famille. Si bien qu’en pratique, mon don pour la musique est resté latent.

Il y avait un piano à la maison, mais il était pour les autres. Mon père faisait du chant, et ma mère l’accompagnait. Ma sœur aussi était une pianiste virtuose. Moi non. J’ai eu des cours très tôt, vers cinq ou six ans peut-être. Mais j’avais l’oreille trop musicienne et c’était un handicap : je n’ai quasiment jamais appris à lire la musique correctement, c’est-à-dire la clé de sol et la clé de fa, et suffisamment rapidement. C’était toujours plus simple de mémoriser le morceau, et ensuite je regardais mes doigts. Donc je stagnais et ça n’inquiétait personne, puisque ça ne cachait aucune pathologie, j’étais juste trop musicien…

Vers dix ans j'ai découvert le hautbois, lors d'un concert où l'on jouait une œuvre de mon grand-père, avec des mélopées orientales (déjà…). Alors j'ai dit que je voulais faire du hautbois, et on m’a laissé m’engager dans cette voie de garage. Mon grand-père a protesté : c’est lui qui insistait pour que je fasse du piano. Lui-même était frustré de n'avoir pu faire que du violon, du fait de son enfance dans un milieu modeste. Mais bien sûr, mon grand-père n'était pas derrière moi pour me faire travailler. Donc j'ai passé toute mon adolescence, de dix ans à dix-huit ans, à jouer du hautbois tout seul, comme on pratique une sorte de yoga. Pour moi et pour moi seul, la musique était synonyme d’isolement.

À vrai dire, c’est la chose la plus précieuse que ma famille ait su m’offrir : cette articulation entre harmonie et pudeur, marquée au fer blanc quelque part, en un lieu de ma poitrine que le Coran appelle mon coeur. Mais que le voyage a été long, avant de découvrir le clavier qui doit être le mien

Souvent à l’adolescence, quand tout le monde était parti, je me mettais devant le piano pendant de longues heures. Je jouais les seuls morceaux qui me restaient en mémoire : un prélude de Bach, toujours le même, ainsi que Sur la rivière, la petite pièce écrite pour moi par mon grand-père, entre temps disparu. Ensuite je me mettais à chercher des accords, jouer des notes, tester des dissonances. Mais c'était une activité honteuse, comme une sorte de masturbation. Je cherchais à découvrir mon oreille absolue, en appuyant sur les touches, dans le frottement des accords… Avec une pointe d’angoisse qui s’enfonçait d’année en année, je me demandais comment j'allais réussir à prouver que j'avais l'oreille absolue, quand et sous quelle forme mon génie finirait-il par se révéler.

Voilà ce qu'était la musique : une bien mauvaise blague que je subissais sans aucun recul, et qui semblait renfermer le sens de ma vie. Je n’ai jamais douté que mon oreille était là malgré tout, enfouie sous la complexité des choses, car je faisais quotidiennement l’expérience de mes dons par ailleurs dans le cadre scolaire. Mais je savais aussi que ce n’était pas pareil, et ces heures passées sur le clavier débouchaient toujours sur une mystérieuse nostalgie. Je sentais bien qu’il y avait un problème. Il était impossible, évidemment, que ce « don » ne débouche sur quoi que ce soit dans ces conditions, mais personne n’était là pour me l’expliquer.

Rome et Montélimar

Personne n’était là pour m’expliquer le monde dans lequel avait grandi mon grand-père, dans le Montélimar du début du XXe siècle. Mon arrière-grand-père Alphonse Planel (1869-1947) était né dans une ferme de la vallée du Rhône et avait ouvert un magasin en ville, après avoir attrapé le virus de la musique. Il faisait du collectage et de l’harmonisation, et dirigeait aussi la Lyre Montilienne, la fanfare locale… Depuis l’élection du Montilien Emile Loubet, Président de la République de 1899 à 1906, Montélimar était une ville en plein essor. C’est de cette époque que date le beau kiosque à musique, toujours visible dans le parc zoologique, entre la gare et les promenades. La musique était alors une alchimie sociale, vers laquelle se ruaient tous les milieux sociaux - déjà peut-être en quête de déconfinementCependant la nasse allait se refermer rapidement, avec l’invention du transistor et du micro-sillon, une évolution que les Planel ont accompagné. Le grand frère de mon grand-père, le ténor Jean Planel, sera Prix du Disque en 1933…

Mon grand-père Robert est le troisième enfant, né en 1908, et son destin est plus sinueux. En 1922 il a 14 ans, son père l’envoie seul à Paris - terrible déracinement - pour s’inscrire au Conservatoire. Il suit les classes de violon et de composition musicale, tout en jouant du violon dans les cinémas (c’est encore l’époque du muet). Il se marie à la fin des années 1920, à une femme dont nous savons peu de choses si ce n’est son prénom, Isabelle. En 1933 c’est la consécration, à 25 ans : il obtient le Grand Prix de Rome de composition - la même année que le prix du disque de Jean. Robert passe trois ans à Rome, dans la prestigieuse Villa Médicis6, avec une ribambelle d’artistes peintres, sculpteurs et musiciens, qui deviendront ses amis intimes jusqu’à la fin de ses jours. À son retour de Rome, il intègre le corps des professeurs de musique de la Ville de Paris et du Département de la Seine (1937). Robert fait désormais partie des milieux artistiques de la Capitale.

Mais cette glorieuse réussite est ternie par un drame intime, qui se confond avec la seconde guerre mondiale. Isabelle est stérile, il s’avère qu’elle est atteinte d’un cancer des ovaires. Afin de la soulager, Robert passe la guerre à courir après la morphine dans le Paris occupé, et elle décède finalement peu avant la Libération. Ma grand-mère n’entre dans cette histoire qu’en 1946, et ils sont mariés en 1947.

Jacqueline

Pendant les derniers mois de sa vie, mon père a supporté la maladie avec un stoïcisme remarquable. Lorsque la douleur explosait, elle était entièrement dirigée contre sa mère. Très régulièrement à la table du dîner, il ressortait des vieilles phrases, prononcées dans telle et telle circonstance de sa vie, en l’accusant des pires ignominies. Le souvenir ressortait, condensé à l’extrême dans une insulte, et il nous était lancé comme un appel à l’aide. Ma sœur et moi, nous contemplions ce spectacle sans pouvoir comprendre et assez impuissants. Sa mère est âgée alors de 75 ans, c’est une petite dame toute perdue depuis la mort de son mari cinq ans plus tôt. Une femme un peu obsédée par les conventions, dont nous nous sommes toujours moqués mes sœurs et moi - surtout mes sœurs en fait - de manière assez impitoyable. Pour autant, les rapports avec ma mère avaient été au beau fixe pendant toute mon enfance. Ma mère était constamment portée aux nues par ma grand-mère, qui lui était éternellement reconnaissante d’avoir sauvé son fils de sa première épouse. Bien sûr mon père ne voyait pas les choses de cette façon. Il avait beaucoup de mal à supporter sa mère, et ma mère devait le pousser constamment pour qu’il maintienne le lien. Lorsque mon père retombe malade, à cinquante ans à peine, cette situation prend une tournure assez tragique.

Ma grand-mère s’appelle Jacqueline. Elle est née en 1923 dans une famille protestante de Besançon, fille d’un instituteur. Elle a 17 ans quand elle fuit devant l’invasion allemande. Après la guerre, elle part étudier la musicologie à Paris. Voilà que mon grand-père, qui pourrait être son professeur, commence à lui faire la cour… Mes grands-parents se marient en 1947. Robert vient d’être nommé Inspecteur Général de l’Enseignement de la Musique à la Ville de Paris. Au sortir des années sombres, il a fait le choix de se consacrer entièrement à une œuvre administrative et à l’enseignement, comme pour tourner la page de son premier mariage.

Mon père naît en 1948, suivi de sa sœur en 1949. Mais mon père tombe malade à peine bébé, souffrant d’une primo-infection. Un traitement existe à l’époque, mais qui rend sourd et mon grand-père refuse (on raconte que le médecin le harcelait au téléphone en le traitant d’assassin…). Finalement l’enfant survit, mais ses toutes premières années ont été profondément marquées par cette incertitude, et le sport lui sera interdit jusqu’à l’âge adulte.

Dans l’enfance de mon père et de ma tante, un tabou a longtemps plané sur lexistence d’Isabelle, la première femme de mon grand-père. Elle ne leur a été révélée qu’à l’âge de dix ans, et mon père s’en rappelait comme d’un traumatisme. Fatale erreur, diront les psychologues, il faut parler aux enfants… Facile à dire. N’est-ce pas le propre de l’Histoire, de n’être pas toujours dicible ?

Par ailleurs dans une certaine mesure, l’œuvre commune de mes grand-parents parlait d’elle-même, sur ce qui tenait ce couple ensemble. En tant qu’inspecteur général, de 1946 jusqu’à son départ à la retraite en 1974, on doit à mon grand-père d’avoir initié la politique des conservatoires municipaux, mais aussi un certain nombre d’institutions maîtresses de la politique culturelle dans le domaine musical, tels que la maîtrise de Radio France7. En tant que musicologue et professeure de musique, Jacqueline était pleinement impliquée dans la production de ces contenus pédagogiques, dans l’esprit des conférences Musigrains8, dont elle assumait aussi parfois la présentation. Sur le site de la BNF, on peut visionner certains de ces contenus : « Les instruments de la percussion », ou encore « Hautbois, cors anglais, basson » - de l’éducation populaire dans l’esprit de l’après-guerre (même si ceux-là datent des années 1970).

La césure de 1945 doit aussi être replacée dans l’histoire d’une certaine renaissance de la musique française associée à la Troisième République (1870-1940), et marqué par l’opposition délibérée au génie allemand, qui donne naissance au genre de la mélodie française. Mon grand-père (1908-1994) appartient aux dernières générations de cet âge d’or, qui se situaient dans l’héritage direct des grands maîtres Gabriel Fauré (1845-1924), Claude Debussy (1862-1918) et Maurice Ravel (1875-1935). Mais la débâcle de 1940 est aussi une débâcle culturelle, de cette France-là. Et des cadets tels que Pierre Boulez (1925-2016), qui avait vingt ans en 1945, adopteront dorénavant une orientation totalement différente, dans la vogue du structuralisme.

Le fait que mon grand-père se voue à une carrière pédagogique et administrative, qui lui laisserait peu de temps pour la composition, était évidemment un choix délibéré, d’ordre existentiel et politique, indissociable de ce mariage avec cette jeune fille qui avait quasiment été son étudiante. De quoi pouvait-il rêver d’autre, se retrouvant veuf à la Libération, sans enfants mais approchant de la quarantaine et déjà au faite de sa carrière, d’une gloire artistique associée à un monde désormais englouti ? D’autant que mon grand-père était lui-même un outsider, dans les milieux artistiques souvent bourgeois. Plutôt anarchiste dans ses opinions politiques et sa sensibilité, probablement ne lui était-il pas concevable de faire souche dans ce champ de ruine. D’où le choix aussi d’épouser une protestante, qui devait être assumé dans la société de l’époque (ma tante raconte encore les commentaires de la bourgeoisie catholique, un jour que Jacqueline avait chanté dans une église : « Pas mal pour une parpaillote… »). Tout cela n’était pas un accident, et cela n’avait rien d’un caprice libidineux, même si la différence d’âge nous choque aujourd’hui.

Jacqueline était très belle, mais aussi très intelligente et dotée d’une forte personnalité. Toute sa vie, elle dut évoluer parmi les amis de son mari et leurs épouses, qui avaient tous connu la première femme de mon grand-père, et qui appartenaient à une autre génération - ceux qu’on appelait « les anciens de la Villa… » - des musiciens mais aussi des peintres et des sculpteurs, que j’ai toujours entendu évoquer comme une sorte de Parthénon des Dieux de l’Olympe. Jacqueline sut trouver le courage, et construire la personnalité, de cohabiter toujours avec grâce avec ce glorieux passé. Et c’est ainsi que mon père et sa sœur, aux côtés de leur mère, grandirent dans les décennies d’après-guerre parmi ces artistes d’un autre temps - Dieux inoffensifs et débonnaires, dont ma tante m’a dit un jour qu’ils étaient leurs seuls véritables amis.

Alors bien sûr, il y avait là quelque chose d’une institution totale. C’était le sens de la vie de Jacqueline, d’être la médiatrice bienveillante de cette grandeur passée, auprès de tous les publics. Mais Jacqueline en était aussi la gardienne, celle qui protégeait son mari des sollicitations intempestives, qui sanctuarisait sa tranquillité créatrice, y compris contre son propre fils. Enfant malade, surprotégé, mon père avait aussi l’interdiction de pénétrer dans le salon. C’était tout le paradoxe de cette transmission instituée sur le mode scolaire - et on l’a beaucoup reproché aux conservatoires municipaux après les années 1970 - qu’elle bloquait finalement l’accès à l’expression créatrice. Les rancoeurs de mon père, au soir de sa vie, avaient toujours à voir avec cette rigueur toute protestante, dont il ne retenait pour sa part que l’obsession castratrice et les motivations mondaines. Le jour de son mariage à la Mairie du cinquième arrondissement, selon la légende, lorsque Monsieur le Maire salua la mariée en l’appelant « Mme Planel », Jacqueline se serait écriée « Madame Planel ?? Mais c’est moi, Madame Planel !… ». On dit aussi qu’elle fut pour beaucoup dans l’échec de ce premier mariage, si dramatique pour mon père.

Jusqu’à son lit de mort, mon père restera torturé par cette rancoeur à l’égard de sa mère. Or au fond, ce n’était là que l’envers d’une autre rancoeur, latente, à l’encontre de ma propre mère, de celle qui prenait soin de lui. Mon père était en fait torturé de ne pas savoir entre les bras de quelle femme il devait mourir : celle qui lui avait donné naissance, ou celle qui l’avait sauvé en lui donnant un fils. Par une sorte d’effet secondaire de la psychanalyse, mon père avait construit toute sa vie d’adulte sur l’idée qu’il lui fallait s’échapper de son enfance, et c’est cette réussite que représentait ma mère. Pourtant, il fut travaillé par le doute jusqu’à son dernier souffle, par la tentation de se rebeller contre l’étreinte de cette autre institution totale. Et s’il est une chose qu’il m’a demandé explicitement, s’il est une seule fois où sa mort prochaine a été évoquée sans détour, c’est lorsqu’il m’a demandé de ne jamais rompre avec Jacqueline.

Celle qui devait s’appeler Bruno

De mon grand-père maternel, physicien comme l’était mon père et décédé après lui en 2004, je n’ai jamais connu qu’un homme austère, toujours plongé dans ses pensées, caché toute la journée dans un bureau débordant de papiers. Autant mon grand-père paternel était un être solaire et bon vivant, autant ce grand-père là me semblait renfermé, constamment obsédé par quelque chose, peut-être par ses intestins. Après son veuvage en 1974, il se remarie rapidement à une femme divorcée issue d’un milieu aristocratique désargenté, qu’à l’évidence il ne rendait pas heureux, et devant laquelle il s’excusait constamment. Un homme curieux intellectuellement, mais sur un mode bien sévère, très différent de la curiosité pétillante qui était celle de mon père. Pour réaliser combien cet homme était ouvert, ou avait été ouvert, il fallait être issu du même milieu que lui. Ses filles savaient tout ce qu’elles lui devaient, aussi certains de ses neveux et nièces, qui lui vouaient une grande reconnaissance et un profond respect.

Julien est né en 1912 dans un milieu catholique bourgeois. Sa famille est originaire d’Antibes, mais son père est intendant militaire, c’est-à-dire membre d’un corps chargé de l’intendance générale de l’armée, ce qui lui vaut de naître à Cherchell en Algérie. Ce père était marqué, semble-t-il, d’avoir « fait dans son pantalon » tout au long de la Grande Guerre, tout en envoyant des hommes à la mort. Sans doute participe-t-il ensuite, au cours des années 1920, aux campagnes de « pacification » du Maroc et à la Guerre du Rif. Dans ce milieu bourgeois où la carrière militaire est de règle, et contrairement à ses frères aînés, Julien s’oriente vers la physique. Cela lui vaut de passer pour un mouton noir, un pacifiste et un « gauchiste ». De fait il fera sa thèse sous la direction de Frédéric Joliot, un physicien notoirement communiste et internationaliste.

L’histoire de mon grand-père maternel m’est devenue beaucoup plus intelligible il y a un an, suite à une découverte inattendue. En rangeant la maison d’Antibes suite au décès de sa seconde épouse, ma mère tombe sur un petit carnet de notes personnelles qu’elle a tenu à me faire passer. Ce carnet renferme les tâtonnement spirituels d’un jeune homme, de 1928 à 1937, soit de 15 à 24 ans. En lisant ces notes, j’ai réalisé soudain que mon père ne m’avait rien laissé de tel, pas un seul bout de papier de ce genre. Sans doute l’éducation jésuite.

Julien est un garçon timide, bien que fort conscient de ses capacités intellectuelles, profondément travaillé par son rapport aux autres et les grandes questions de son temps. Dans les années 1930, il est très marqué par sa fréquentation du camps de Barèges dans les Pyrénées, un mouvement scout animé par le Père Dieuzayde, qui deviendra une figure majeure des courants chrétiens de la Résistance. Il y rencontre son épouse, issue des milieux catholiques bordelais et diplômée en biologie, mais qui restera tout de même mère au foyer. Julien perd pourtant la foi dès les premières années de son mariage (voir extraits ci-dessous), manifestement en lien avec son engouement pour la mécanique quantique. L’ainé du couple nait en 1940, suivi de quatre filles. Ma mère est le cinquième et dernier enfant, né en 1951.

« Je devais m’appeler Bruno », nous lance-t-elle souvent, comme pour résumer plusieurs années de psychanalyse en une seule phrase magique. Elle nous parle aussi de sa mère, décédée d’un cancer en 1974 peu après son départ de la maison. C’est alors que ma mère perd elle-même la foi et divorce de son premier mari - elle la petit dernière, bien avant toutes ses soeurs. En dépit du décès prématuré de ma grand-mère, le clan familial demeure particulièrement soudé, porté par les personnalités rayonnantes de mes tantes, chacune dans son domaine un modèle de réussite professionnelle. Mais globalement, pour ma sœur et moi comme pour mes cousins et cousines, la trame catholique de cette histoire familiale nous est toujours restée un mystère inaccessible.

L’histoire de ma famille maternelle s’inscrit dans un mouvement historique plus large, qu’il faut aussi prendre en compte : cette France anciennement catholique, passée à gauche par identification au pouvoir socialiste, dans un processus indissociable de l’arrivée au pouvoir de Mitterrand lui-même - un homme dont on sait qu’il était lui-même issu des mêmes milieux bourgeois, et membre dans sa jeunesse du mouvement fasciste des Croix de Feu (dissoute en 1936 par le Front Populaire). Cette France amnésique après la traversée de la Collaboration, et restée aussi catholique sans le savoir, dans ses comportement politiques et ses valeurs morales autoritaires, par delà l’effondrement de la pratique religieuse. Dans leur livre Le Mystère Français (2013), le démographe Emmanuel Todd et l’historien Hervé Le Bras parlaient d’une France « catholique zombie » - expression reprise par le premier après les attentats de Charlie Hebdo, avec beaucoup de maladresse mais en même temps une audace intellectuelle salutaire pour l’époque, qualifiant « l’esprit du 11 janvier » de « choc totalitaire »9.

Dans la perception que nous en avons nous-mêmes, l’histoire de mes grands-parents est en partie déformée par son inscription dans ce mouvement historique plus large, de libération des femmes et d’identification aux valeurs de gauche. En effet, Julien apparaît rétrospectivement comme ayant eu raison avant les autres : d’avoir remis en cause spontanément les certitudes de son milieu, d’avoir fréquenté avant-guerre des mouvements scouts relativement progressistes, ou encore d’avoir su aider ponctuellement des enfants juifs. Dans les années d’après-guerre, Julien s’implique aussi beaucoup dans le procès en réhabilitation du frère de ma grand-mère, exécuté sommairement à la Libération par des maquisards du FTP communiste, dans la région de Bordeaux, pour des rancoeurs relevant moins de la Collaboration que de la haine de classe, semble-t-il. Après ces années éprouvantes, le couple part quelques années en Equateur où mon grand-père, fidèle à ses idéaux, contribue à monter l’école polytechnique de Quito. Cela lui sera pourtant reproché à son retour en 1951, par les milieux communistes du CEA autour de Frédéric Joliot, de n’être pas resté « reconstruire la France ». C’est dire la prégnance de ces clivages idéologiques dans ces années d’après-guerre.

Pour toutes ces raisons, Julien se retrouvait auréolé d’un halo de sainteté au sein de sa propre famille, comme un gage de l’innocence collective, indissociable du respect pour le grand scientifique. Mes tantes elles-mêmes ont toujours entretenu ce piédestal, par amour et respect pour leur père, d’autant plus facilement qu’elles portaient la culotte dans leur propre foyer. Cette façade dissimulait pudiquement le drame plus intime : ce père travaillé par le doute méthodique au point de délaisser un peu sa femme, qui au fond en était morte de chagrin. Pour moi et mes cousins, quelque chose clochait. Loin de l’image idéalisée du grand scientifique humaniste, notre grand-père était ce vieil homme qui suçait chaque fois le tube de mayonnaise lors de nos pique-niques, de manière un peu dégoutante, et auquel on ne pouvait rien dire - un homme déconnecté surtout. C’est quasiment d’un statut de résistant que Julien s’était retrouvé affublé après-guerre, par son propre milieu social puis par ses filles, mais il y avait là un statut sans rapport avec son tempérament. Sans rapport avec le caractère douloureux de cette rupture avec les certitudes de son milieu, mené dans la plus grande rigueur et le plus grand conservatisme. Sans rapport avec ses doutes et ses failles intimes, dont il avait conscience plus que tout autre, et qui préoccupaient l’essentiel de ses pensées.

 

Extraits d’un petit carnet

À 17 ans, en 1930 :

Profiter tous les soirs du travail immense qui se fait la nuit, en posant un problème, ou un sujet de méditation. Prière. Méditer en écrivant. Acte d’abandon.

Formules : Pater. Et psaumes (prières du bréviaire : Primes et complices).

Lecture. L’Évangile : méditer et chercher l’unité.

« La science du Christ ne détruit pas la science humaine mais l’illumine » (St Thomas).

(…)

Ma destinée : union éternelle avec Dieu. Comme mes préoccupations terrestres sont petites à côté de cela. Je suis sur la terre pour faire effort (laborare). (…)

Le prince de Broglie (prix Nobel de Physique 1929) a reçu tout d’abord une formation exclusivement littéraire (histoire) Il a été amené à sa théorie sur la lumière par des considérations philosophiques.(…)

Les créateurs ont eu à lutter toute leur vie pour imposer leurs idées.

(…)

« J’ai la sensation qu’un danger me menace dans ma formation personnelle : celui de tomber dans la particularité, l’originalité, d’être un type à part – pas comme les autres, un incompris. Le résultat en serait de me donner un caractère renfermé, aigri, neurasthénique, maladif, emporté, mauvais caractère, insociable. Je suis très susceptible – timide. Avec ça dès qu’on me connaît on me dit que je discute trop. Hottier me trouvait “tortillard”, indocile, esprit compliqué. Dans la famille je suis le type étrange. On me voit le mathemat. original ou le Normalien qui ne sort pas de son laboratoire. Moi même je me vois nettement beaucoup trop indécis, rêveur, tourmenté.

Au lieu de ça, je rêve d’être le type conquérant aimable, souple, actif, décidé débrouillard sympathique. “Scout”. Esprit lucide et droit, coeur généreux ouvert, franc, “chevalier” ».

Et six ans plus tard à 23 ans :

« Juin 1936. Retour du rally de Pentecôte. Je sens plus que jamais la nécessité “de me reconquérir par la violence”. Ce bain de deux jours dans l’atmosphère routier m’a montré, une fois de plus, que je suis un pauvre souffreteux : difficulté à me faire à la vie de camps la plus ordinaire. Inaptitude au renoncement que comporte un camp routier, renoncement de l’esprit, de l’amour propre, de l’esprit critique, renoncement du corps. Accepter l’effort physique qui va au-delà des limites du confortable, de l’aisance. Ce manque d’entraînement à la rudesse est en rapport avec ma faiblesse lamentable devant le harcèlement des pensées sensuelles. Il semble qu’il soit encore temps de remonter le courant à condition que je me maintienne toujours en haleine (gymnastique quotidienne et hebdomadaire, camps de week-end, camps des grandes vacances, lever tôt). Prière, communions. »

Ce carnet consigne ses tâtonnements spirituels depuis l’âge de 15 ans, mais il s’interrompt peu après, par cette citation :

Excellentes pages de Samuel sur l’alpinisme dans « la Montagne », N° de Février 1937. « Jeu magnifique capable de satisfaire à la fois le corps et l’esprit, d’exalter l’énergie, la décision, de permettre à l’individu de prendre conscience de ses propres forces physiques et de fournir à tant d’êtres divers, sportifs, savants, artistes, de nouveaux motifs d’aimer la vie et non de la fuir. »

« Un univers où seuls les purs esprits seraient à l’aise, où la pesanteur se charge de nous rappeler à chaque pas que nous ne sommes que des hommes ».

« …ce monde abstrait, sévèrement limité à quatre éléments plastiques, ciel nuages roc neige, dont l’orchestration suffit à lui assurer une incroyable diversité de visages, ce monde dépouillé, sous échelles… une image aride de l’absolu qui se confond ici avec celle de la mort ».

Le carnet n’est repris que six ans plus tard par le père de deux enfants (octobre 1942), qui place ici une note de lecture sur « l’interprétation probabiliste » selon Louis de Broglie.

Notion de Complémentarité de Bohr. Chaque entité présente un double aspect (ondulatoire et corpusculaire). Ces 2 aspects sont inconciliables « mais n’entrent jamais en conflit parce que les propriétés ondulatoires et corpusculaires n’existent jamais en même temps ». « Ce sont comme les faces d’un objet que l’on ne peut contempler à la fois et qu’il faut cependant envisager tour à tour pour décrire complètement l’objet ». Généralisation à toute la philosophie : nous forgeons des concepts que nous essayons d’appliquer à la réalité mais ce sont des idéalisations. Une seule ne suffit pas à décrire une entité physique. Pour décrire la complexité du réel il pourra être nécessaire d’en employer successivement deux (ou plusieurs). Application en Biologie : aspect physico-chimique et proprement vital des phénomènes de la vie.

Note : L’attention de mon grand-père se porte surtout sur la généralisation à toute la philosophie : des considérations qui, soit dit en passant, font particulièrement écho aux idées de Gregory Bateson, dont la première oeuvre Naven est publiée quelques années plus tôt en 1936.

Dix-huit mois plus tard à 31 ans, toujours en pleine occupation allemande, il clôt ce carnet par cette tonitruante déclaration d’agnosticisme :

« Janvier 1944. L’Église Catholique, construction remarquable par l’intelligence et la sainteté à beaucoup de points de vue. En tant que telle, elle attire mon admiration, ma sympathie, mais elle n’entraîne pas mon adhésion à tout le système qu’elle postule comme un bloc sans fissure : système de croyances, de rites, de préceptes. Je ne la crois pas dépositaire d’une vérité absolue. (…) La résurrection du Christ, la vie éternelle pour les hommes me paraissent des hypothèses très fragiles (croyances). Méfiance envers sa morale souvent rétrécissante (vie des monastères) qui ne se justifie qu’en fonction de la vie éternelle. (…)

Vous me reprochez d’être trop scientifique - mais c’est vous qui faites un abus de l’esprit scientifique, de la logique déductive avec tout cet imposant appareil de dogmes (jusqu’à l’infaillibilité pontificale) que vous tirez d’un message bien restreint au fond, bien peu explicite, écrit une génération au moins après la mort de Jésus. Je trouve plus prudent de le soumettre d’abord à la critique historique et de s’en inspirer tel que, en le considérant comme l’expression plus ou moins fidèle d’une belle doctrine apportée par un des plus remarquables mystiques de l’humanité. »

On sent tout ce que ces positions lui coutaient de détermination… Une sorte de point final, rédigé six mois avant le Débarquement des Alliés en Normandie.

« Ma position vis-à-vis de la religion n’est pas la conséquence d’un brusque changement survenu un jour de l’hiver 1938 à Oran. Il est l’aboutissement d’une crise qui a duré depuis mon âge de raison, qui a été intellectuelle surtout et à laquelle s’est greffée le problème de la morale sexuelle pendant 6 ans. Ce n’est pas que j’ai été tenté d’abandonner la religion pour reprendre ma liberté. Au contraire, je conservais la religion parce que je ne pouvais me défaire d’une emprise morale qui avait été plaquée sur moi, un impératif Kantien, et je n’étais pas assez le surhomme de Nietzsche pour le renverser. Je n’adhère pas à la religion en grande partie à cause de ce grief : je ne puis me mettre d’accord avec elle en tant qu’éducatrice de l’adolescent et du jeune homme que j’ai été. (Non seulement sur le terrain sexuel mais encore sur la conception du devoir, de l’humilité etc.). Il y a là quelque chose de révolu, pour laquelle aucune contre expérience n’est possible. J’accepte d’avoir eu ma vie ainsi façonnée, déterminée, mais je n’accepte pas de dire “C’est bien ainsi” ».

Deux ans plus tard en octobre 1945, Julien soutient sa thèse de physique sur le Vanadium. La thèse porte les dédicaces suivantes :

À mes maîtres, Monsieur et Madame Joliot [Curie]

À ma femme, en souvenir de quatre années d’effort commun qu’elle a si efficacement encouragées par son intérêt et sa sollicitude.

À mes parents, en reconnaissance de l’aide compréhensive qu’ils ont toujours apportée à ma vocation scientifique.

On voit ici l’importance pour Julien que son épouse fut une diplômée, à qui il pouvait parler de son travail… Pourtant, Lili ne se remit jamais de cette perte de foi. Encore cinq ans plus tard, avec l’espoir de ce cinquième enfant, c’est l’homme rencontré au camps scout qu’elle tendait de réveiller.

La grande façade blanche

Dans le couple de mes parents, ma mère apportait avec elle son propre rapport au naufrage des années 1940, tel qu’il avait pu être vécu de l’intérieur des milieux catholiques bourgeois. La couple de mes parents se construit dans une sorte de pari. Ma mère fait découvrir la montagne à mon père : elle lui communique la panoplie culturelle de l’élite physicienne catholique, et mon père s’épanouit pour la première fois dans une pratique sportive, qui deviendra la passion structurante de sa vie. Elle soigne les blessures de son enfance par la psychanalyse, mais elle transporte aussi avec elle, quelque part, les fantômes de son milieu. Ma mère m’a confié qu’à ma naissance, elle avait peur d’avoir un garçon. Peur de voir ressurgir le garçon qu’elle avait échoué à être, peur de ce qu’il pourrait venir lui réclamer - ce qui n’a pas manqué d’arriver 25 ans plus tard… Tout cela aussi a à voir avec la césure de 1945.

Quand je regarde la maison où j’ai grandi, je vois l’image exactement inverse de l’organisation patriarcale yéménite, comme dans une chambre noire10. En 1983, deux ans après l’arrivée au pouvoir de Mitterrand (j’ai alors trois ans), nous nous installions dans cette grande maison bourgeoise avec une imposante façade blanche et un double escalier. Mais cette entrée « monumentale » était celle du cabinet médical, qui donnait accès au divan de ma mère, lieu de toutes les contradictions. Dans mon esprit d’enfant, cette façade était frappée d’un interdit particulièrement fort, qu’à vrai dire je ressens toujours aujourd’hui. Ma chambre donnait sur ce côté au premier étage, et j’avais interdiction formelle de me tenir devant la fenêtre, de peur que les patients ne m’aperçoivent (cela avait dû arriver une fois et ma mère avait dû me faire la remarque, mais aujourd’hui elle n’en a aucun souvenir…). Evidemment je bravais cette interdiction, afin d’apercevoir la place du RER où il se passait quantité de choses intéressantes, mais toujours à moitié accroupi, caché derrière le radiateur. Quant à mon père, il rentrait du labo par la porte de service située sur le côté, comme nous tous. Dans cette commune de la région parisienne, notre maison figurait par excellence la maison de notable - « le Chateau » disaient mes copines du collège, qui se tenaient devant la grille pour déguster leur MacDo… En fait nous vivions sous la protection bienveillante de cette façade, comme une famille de domestiques, et c’est mon père qui portait la culotte à l’intérieur (il était de tempérament assez méditerranéen : je ne l’ai jamais vu aider pour la cuisine, même s’il faisait beaucoup d’autres choses…).

Clairement nous vivions dans une bulle. Mes parents avaient tous deux grandis dans le Paris de la rive gauche, un petit monde. S’ils étaient partis en banlieue, c’est sans doute pour s’éloigner d’une sociabilité parisienne encombrée par leurs mariages respectifs. Mais ce mode de vie était aussi parfaitement en phase avec le rêve du mitterrandisme, et construit comme une sorte de clin d’oeil, où se résolvaient toutes leurs contradictions.

Ma mère était à bien des égards l’antidote à l’enfance de mon père, précisément parce qu’issue de cette bourgeoisie catholique parisienne11 contre laquelle Jacqueline avait dû s’affirmer toute sa vie. Ma mère avait beau s’être émancipée du catholicisme, en divorçant de son premier mariage, elle n’avait pas pour autant perdu les habitudes esthétiques et existentielles de son milieu d’origine, à savoir l’obsession de la hiérarchisation des oeuvres. Ma mère avait reçu sa propre formation musicale, qui ne devait rien à loeuvre pédagogique de mon grand-père. Comme tous les petits parisiens de bonne famille, elle se rendait le dimanche aux conférences des Musigrains, où elle écoutait parfois sa future belle-mère - ce qu’elle raconte toujours avec beaucoup d’amusement. Aussi, ma mère pouvait affirmer comme une évidence que les meilleures pages de mon grand-père étaient celles écrites dans les années 1930, telles que son quatuor à cordes - l’époque où il n’avait pas un sou et où il « mangeait de la vache enragée » avec sa première épouse.

Quatuor à cordes (1932-1935), 1er mouvement, joué par le Quatuor Phillips (1997)

Bien entendu pour ma grand-mère, le haut du podium revenait au Concerto pour Trompette, composé en 1965, dont le mouvement lent est un classique du répertoire.

Concerto pour Trompette (1965), 2eme mouvement, joué par Maurice André

Mais pour ma mère, ces œuvres d’après-guerre étaient trop « faciles ». Elle reprochait à son beau-père un penchant coupable pour la « belle mélodie », contre lequel il n’avait pas su lutter. En somme, elle lui reprochait de n’avoir pas su devenir Henri Dutilleux (1916-2013) - un compositeur huit ans plus jeune que lui, aussi d’extraction sociale moins populaire, également Prix de Rome en 1938. Pour absurde que ce jugement puisse paraître - c’est-à-dire déconnecté des conditions sociales réelles de production des œuvres - il avait la fonction de placer mon père à l’abri de la dictature pédagogique de sa mère, et de lui offrir un accès autonome à ces mondes artistiques d’avant-guerre, aux prises avec lesquelles son père s’était forgé. Après le décès de ce dernier en 1994, Jacqueline voulut se débarrasser du portrait de la première épouse qui dormait dans la cave de son appartement, et aussi de son buste en bronze, réalisés du temps de la Villa Médicis. C’est tout naturellement que les deux œuvres trouvèrent leur place dans l’escalier de notre maison, sans que les rapports de ma mère avec sa belle-mère ne s’en trouvent pour autant perturbés.

Rue des aveugles

J’ai des souvenirs de mon père lisant les épreuves de Rue des Aveugles, le livre de sa première épouse, dans son lit d’hôpital de l’Institut Curie. Le secret avait explosé quelques années plus tôt à la mort de son ex-belle mère, cette dame très pieuse du VIème arrondissement, qui avait recueilli cette enfant trouvée et l’avait appelée Marie. Or l’enfant trouvée était en fait sa fille, comme Marie l’avait découvert en rangeant ses papiers après sa mort. Et son père, un homme d’Eglise qu’elle connaissait parfaitement : un intellectuel du clergé issu d’une grande famille bourgeoise, qui rendait régulièrement visite à sa mère pour des séances de travail longues et soutenues. La mère de Marie était une dévote passionnée, relectrice exigeante et même tyrannique de tous ses ouvrages. Elle venait pour sa part d’un petit village de Bourgogne, fille unique d’une veuve de la Grande Guerre. Pupille de la Nation de milieu modeste, mais prodigieusement intelligente et inspirée, elle avait rencontré le jeune prêtre au cours des années 1930. Un couple lié exclusivement par la foi, et aussi par le souvenir de la faute commise, dont Marie était l’enfant naturel. Sa mère avait pu vivre sa grossesse et accoucher sous X dans une maternité catholique, après quoi sa propre enfant lui avait été restituée, moyennant une procédure d’adoption, grâce à une complicité des institutions négociée de haute autorité ecclésiale.

Marie était donc tout sauf une enfant trouvée : elle était la fille de l’État dans l’État catholique, dont l’État civil ne trompait personne, bien qu’il fut crypté dans les mystères théologiques. Marie était une jeune fille comme les autres, et la ressemblance physique avec sa mère était palpable. Comme souvent dans ce genre de secrets de famille, tout le monde convint qu’ils l’avaient toujours su au fond, aussi bien mon père et ma tante paternelle que ma mère, ou mes tantes maternelles, qui connaissaient aussi très bien Marie. Au lycée, dans un Paris d’après-guerre plus divers sociologiquement qu’il ne l’est aujourd’hui, Marie avait élue ma mère comme l’une de ses meilleures amies, bien avant de connaître mon père. Après quoi ma mère le lui avait volé.

« Je veux Richard et je l’aurai ». Dans les années qui ont suivi la mort de mon père, j’ai beaucoup fréquenté la famille de ma sœur, notamment une de ses sœurs à elle qui a exactement mon âge, et aussi leur mère. Je suis souvent parti en vacances avec eux, en l’espace de quelques années : souvent dans le petit village de Bourgogne, mais aussi au ski, ou encore sur cette petite île bretonne où Marie est partie camper toute sa vie. Sans que je puisse expliquer pourquoi, le décès de mon père sonnait un peu comme un divorce. Et comme dans un divorce - mais avec 20 ans de retard - je découvrais ce que l’on disait de ma mère de l’autre côté.

Marie était toujours aussi mystique, mais les années soixante-dix étaient passées par là : c’était un mysticisme d’extrême gauche, auquel ma mère pour sa part n’a jamais vraiment goûté. Pour utiliser les étiquettes d’aujourd’hui, ma mère est du genre à voter Parti Socialiste (voir Emmanuel Macron, hélas…) et Marie plutôt France Insoumise. En fréquentant assidûment le monde de Marie, ces quelques années autour de mes vingt ans, j’allais à la rencontre de celui qu’était mon père au même âge, le militant maoïste de l’École Polytechnique… Comment avait-il pu se fourvoyer dans une famille aussi bourgeoise, fut-elle intellectuelle, que celle de ma mère ? La réponse, c’était Marie. Elle me le disait de ses yeux - et elle me le dit encore, à chacune de nos rencontres - ses yeux toujours pétillants de nostalgie mystique, et de pudeur coupable.

Après leur divorce, Marie a rencontré un médecin allemand, le père des sœurs de mes soeurs : un homme profond et joyeusement déjanté, juste un peu plus âgé qu’elle et né avant la guerre. Si je ne fais pas d’erreur, Günther a des souvenirs d’enfant du ghetto de Lodz, aperçu depuis le tramway au bras de sa maman. Marie n’a pu s’empêcher de faire ça à sa mère, la pupille de la Nation. Pour Marie aussi sans doute ce divorce a-t-il été un profond désarroi - même si bien sûr nous n’en avons jamais parlé. Un désarroi que personne ne pouvait combler. Moyennant quoi, ma grande sœur a vécu à Hambourg une partie de sa petite enfance. Lors des week-ends de ses visites, le temps était comme suspendu dans notre maison, et la séparation était chaque fois une récapitulation du drame. Après quoi, Günther pouvant exercer en France à l’hôpital, la famille de ma sœur est revenue s’installer à Montreuil. Une chaumière à l’écart, connue pour ses fêtes mémorables… Encore une sacrée maison, mais tout l’inverse de cette grande façade blanche, où ma mère vit seule depuis vingt ans.

À ces fêtes, il y a quelques années encore, ma tante amenait toujours consciencieusement Jacqueline, dans son fauteuil roulant, malgré sa maladie d’Alzheimer diagnostiquée peu après la mort de mon père. Elle qui, du vivant de ce dernier, n’avait toujours pensé de Marie que du mal, et qui vouait à sa mère une antipathie viscérale, instinctive. Jacqueline avait reçue une éducation protestante, pour devenir la femme du Grand Compositeur Robert Planel ; il ne pouvait y avoir aucun terrain d’entente avec cette femme catholique, fervente à la folie, cette femme mariée au Christ. Et que son fils ait été porté vers cette jeune fille, cela lui était difficile de l’encaisser, surtout ce que ce choix lui renvoyait d’elle-même. De sorte que Jacqueline ne put qu’être soulagée lorsque ma mère, elle-aussi un témoin de premier plan, finit par faire intrusion dans ce drame, avec l’autorité de l’institution psychiatrique et les certitudes de son éducation. Au fond c’est l’Église catholique elle-même, à travers ma mère, qui sifflait ainsi la fin de la récréation.

Ou plutôt, ma mère restaurait ainsi sans le savoir l’ordre anthropologique de la France chrétienne. En effet, si le mariage mixte de mes grands parents était socialement admissible, c’était largement en vertu de circonstances exceptionnelles. Cela restait aussi anthropologiquement cohérent, que le protestantisme soit appelé à la rescousse pour accorder une descendance à un compositeur méritant, dans le républicanisme de l’après-guerre. Mais que le fruit de cette union - fut-il Polytechnicien - se porte candidat pour donner un fils à Marie - fut-elle Normalienne - on nageait en plein délire soixante-huitard du sixième arrondissement. La clé de l’histoire était à la portée d’un raisonnement par l’absurde - un raisonnement que mon milieu n’a jamais voulu opérer, par une sorte de fuite en avant.

Ce que cette configuration a pu générer au sein du couple, je ne le sais pas, je n’y étais pas. Mais anthropologiquement, le résultat était prévisible. Deux jeunes gens aussi brillants soient-ils ne pouvaient bousculer cinq siècles de coexistence religieuse ménagée par l’État, qui ont forgé la culture et les institutions françaises. Que cela ait été difficile à admettre pour mon père, cela est compréhensible aussi, du fait de la trame unique du christianisme. Au point qu’il ait vécu cet échec comme un cataclysme, le condamnant à vivre dans un demi-mensonge jusqu’à la fin de ses jours. Un demi-mensonge que la maison de mon enfance, dans laquelle régnaient les arts et les sciences, était conçue pour apaiser.

Dès que le couple de mes parents fut formé, Jacqueline voua à sa belle-fille une admiration dévote, comparable à celle qu’elle vouait à son propre mari. Tout au long de mon enfance, elle fut pour moi la plus tendre des grand-mères, comme peut-être elle ne le fut jamais pour son propre fils. Ni bien sûr avec ma grande sœur… Et c’est la raison pour laquelle, au milieu des années 1990, on ne lui fit pas part du secret qui venait d’être révélé. Mon père ne voulait pas, il fallait épargner sa fille. Raison un peu étrange, ladite fille étant déjà adulte à ce stade… Mais au fond, personne n’avait envie de déterrer les fantômes et de déranger les rapports établis, en déroulant jusqu’à leur terme les conséquences de cette révélation. Ma mère n’insista pas, et c’est peut-être sa seule erreur dans cette histoire. La psychanalyse n’est pas conçue pour dénouer les secrets des milieux dominants, en les contraignant à la lucidité.

C’est donc quelques années plus tard, et dans un contexte bien différent, que Jacqueline apprit la véritable histoire de Marie et de sa mère. Et il s’avère qu’elle en conçut rétrospectivement une immense sollicitude, pour ces deux victimes de la fourberie catholique. Il faut dire qu’entre temps, la haine viscérale s’était déportée contre ma mère et moi.

Un mois après l’enterrement, la cohabitation devient rapidement impossible dans sa maison de la Drôme, où nous sommes venus lui tenir compagnie. Jacqueline me reproche tout et n’importe quoi - avoir laissé ouverte une porte de placard, ou posé mon verre trop près du rebord de la table… Elle tente de me corriger comme si j’étais un odieux petit garçon, alors que je viens d’avoir dix-neuf ans. Nous sortons avec ma mère faire une ballade, mais à notre retour elle s’est barricadée dans la maison, volets fermés, avec toutes nos affaires à l’extérieur. Elle ne veut plus nous voir, manifestement. Abattus, nous nous rabattons chez des cousins de Montélimar. Et voilà que ma mère m’explique, en fidèle exégète de l’Inconscient, que cette agressivité est dirigée exclusivement vers elle. Je tombe un peu des nues mais je n’insiste pas. Ma mère se retrouve veuve, à seulement 48 ans. Pendant leur vingt-deux ans de vie commune, elle a joué la médiatrice avec Jacqueline, avec une tendresse qu’elle aurait vouée à sa propre mère. Elle a le sentiment d’en avoir fait assez. Je reviendrai vers Jacqueline pour ma part, quelques mois plus tard et les années suivantes.

À environ 75 ans, ma grand-mère est toujours belle et élégante, mais les traits de son visage sont tirés par la méchanceté. Puis les traits se relâchent, le regard s’adoucit, et le diagnostique d’Alzheimer est finalement formulé. Jacqueline redeviendra une petite fille, dont ma tante devra s’occuper de plus en plus, avec abnégation. Elle sera finalement une masse dans un fauteuil, le dernier soupçon d’une présence. Et c’est ainsi que Jacqueline, contre toute attente, deviendra une habituée des fêtes de Marie : ces fêtes dans l’esprit « France Insoumise » avec force musiciens, mais fréquentées aussi par le haut clergé universitaire. Au milieu des convives, Jacqueline ne se retrouvait pas là par hasard. Il fallait bien d’abord que sa fille ait pris soin d’elle, pour la stimuler et la maintenir en vie si longtemps. Il fallait bien ensuite que malgré les obstacles, celle-ci ait eu envie de l’y amener. Comme si par le fait-même de sa démence sénile, Jacqueline portait là son dernier témoignage.

Nanou

Ma tante est née en 1949, juste un an après mon père. Dans la famille, nous l’avons toujours appelée Nanou. Vraiment toujours, comme si nous ne connaissions pas son prénom officiel. Son compagnon Tunisien est le seul qui l’appelle Anne-Marie, et ça nous fait toujours un peu bizarre. Anne-Marie, c’est son prénom professionnel, un peu comme un titre officiel, un prénom porté par d’autres. Donc ce n’est pas vraiment elle. D’où vient ce surnom ? Sans doute de mon grand-père. Robert avait une très grande affection pour sa fille, donc il l’appelait Nanou. Et comme Robert l’avait nommée ainsi, c’est devenu son état civil.

Pour que le surnom s’installe dans l’usage familial, il a bien fallu que Jacqueline aussi prenne cette habitude. Pourquoi ? C’était difficile pour la jeune étudiante de 25 ans, soudain mariée à l’Inspecteur Général du Département de la Seine. Jacqueline ne pouvait pas nommer sa fille, il ne pouvait pas y avoir d’identification directe. Pas plus d’ailleurs qu’elle n’avait pu nommer son fils, ce dont mon père gardait une forme d’amertume : Richard devait d’abord être le petit Robert, et sans doute s’était-elle effacée dans le choix du prénom. Mais Richard, lui, aura reçu au moins un vrai prénom…

Je me souviens de la manière dont mes parents évoquaient la famille de mon père, et aussi le sort de sa sœur Nanou. C’était ma mère qui racontait l’histoire, en réorganisant à sa manière des souvenirs que mon père devait lui avoir confié sur l’oreiller. Mon père se contentait d’acquiescer, silencieusement. Dans les mots de ma mère, la famille Planel était décrite comme une famille pathologique, une chose un peu monstrueuse, comme on décrit un régime totalitaire après sa chute - à la fin de l’Histoire, comme dirait Fukuyama12. Et dans cette narration, le sort de Nanou représentait une sorte de génocide. De Nuremberg à Nuremberg13. Il m’était difficile de comprendre que ma mère parlait aussi de sa propre famille, par la même occasion : des normes patriarcales dont la psychanalyse lui avait permis de s’extraire, et plus largement du rapport de la France mitterrandienne à la Collaboration. C’était la cohérence d’une époque.

Il faut dire que nous connaissions assez peu cette tante. Nous la croisions essentiellement aux fêtes de Noël une année sur deux, lorsque ce n’étaient pas mes grands parents qui partaient en Tunisie. Nous connaissions encore moins son compagnon. L’alliance entre Jacqueline et ma mère, qui était comme je l’ai dit de l’ordre de la dévotion, laissait peu de place à son expression en ces rares occasions. Ou pour dire les choses clairement, Nanou apparaissait toujours un peu larguée, à contre-temps. Mais n’était-ce pas normal, au vu d’une enfance au cours de laquelle son existence avait été continuellement niée… ? Voilà pour mes souvenirs de conversations dans la cuisine, derrière cette porte de service qui était l’entrée ordinaire de cette grande maison.

Ce que nous n’étions pas capables d’imaginer à l’époque, depuis cette table de la cuisine, c’est que le prénom Nanou puisse avoir été synonyme d’une position privilégiée dans la famille. La position de celle qui capte tout, précisément parce qu’elle n’est pas sur le devant de la scène. Précisément parce qu’elle n’est pas encouragée à s’affirmer, dans des conditions qui le rendent impossible de toute façon14. Nanou, celle qui voyait sa mère s’activer pour être à la hauteur, tout en connaissant instinctivement les réactions de son père. Celle qui accompagnait son frère à l’extérieur, et qui servait de faire valoir à ses doctes leçons de choses. Celle qui tenait la bougie pendant son premier mariage, qui partait en vacances avec le couple, contribuant sans doute à le faire tenir.
Vers 1978, au moment où mon père se met avec ma mère, Nanou est professeur certifiée d’Histoire-Géographie depuis quelques années. Mais elle obtient un détachement en Tunisie, à la bibliothèque de la Résidence Générale de France, dont elle réalisera l’inventaire. Elle rejoint là-bas son compagnon Tunisien, rencontré à la fac d’histoire dans la première moitié des années 1970. Entre temps, celui-ci est en poste à l’Université de Tunis. En 1980 elle donne naissance au CDTM, le Centre de Documentation Tunisie-Maghreb, une bibliothèque de recherche fréquentée par les historiens tunisiens comme étrangers, qu’elle dirige jusqu’en 1991. À cette date, cette structure devient l’Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain, dont elle restera l’indispensable directrice adjointe jusqu’à son départ à la retraite en 2010. L’IRMC est la plaque tournante de toute la recherche francophone sur la Tunisie, avant tout pour les Tunisiens eux-mêmes, et une institution de référence des sciences sociales du monde arabe. Dans ce petit milieu, le prénom d’Anne-Marie est synonyme de quelque chose de remarquable, une œuvre institutionnelle solide15.

Et pourtant quand elle repose le pied en France, Anne-Marie redevient toujours Nanou. Est-ce de ma faute ? Est-ce à cause de ma famille, la faute à la grande façade blanche ? N’est-ce pas plutôt la faute d’un certain ordre des choses, épistémologique et structurel ? Un arbre phylogénétique dans lequel Nanou précèdera toujours Anne-Marie, parce que 1945 précède 1981 : la sociogenèse du pouvoir mitterrandien prend sa source dans la césure de la seconde guerre mondiale. Et parce que cette césure de 1945, omniprésente dans l’histoire familiale de Nanou, l’est aussi dans l’ordre postcolonial où elle engagera sa vie.

En vertu de cet ordre, Sadok mènera sa carrière dans le système universitaire tunisien, en tant que professeur d’histoire moderne à la Faculté de SHS de l’Université de Tunis, et Anne-Marie mènera la sienne, en lien avec l’Ambassade de France et sa politique de coopération scientifique. Tous deux vivront côte-à-côte à égalité, comme le couple libre des idéaux de leur jeunesse - malgré la clandestinité du concubinage sous Bourguiba et sous Ben Ali. En privé, ils recevront ensemble leurs amis, dont la plupart sont des historiens et des chercheurs en sciences sociales tunisiens ou français, souvent les deux à la fois. Mais professionnellement ils seront toujours séparés. Sadok met très rarement les pieds à l’IRMC, et Anne-Marie, qui ne parle pas l’arabe, ne met jamais les pieds à l’Université. Une pudeur post-coloniale, dont dépendait la pérennité de leurs projets institutionnels respectifs :

Autrement dit durant trois décennies, ma tante a été la « Jacqueline Planel » de la recherche française sur la Tunisie, occupant une position indépassable sur une frontière historique, nationale, géographique et culturelle indissociablement. Mais elle ne l’a pas fait en tant que Mme Boubaker, cela n’aurait eu aucun sens : elle l’a fait en tant que Française en Tunisie, sachant incarner la possibilité d’une présence scientifique française respectueuse de l’Indépendance, dépositaire aussi d’une mémoire de la Nation française pré-coloniale en terre Tunisienne.17

 

Mais moi en 2001, je connais Nanou. Anne-Marie je ne la connais pas, et tout cela n’intervient en rien dans ma vocation pour les sciences sociales. Je la connais à peine plus en 2004, à l’heure de mes premières difficultés dans mon enquête. En 2011, quand Taez fait irruption sur la scène politique yéménite à la faveur des Printemps Arabes, Nanou est à la retraite, elle s’occupe de Jacqueline à plein temps. Quelques psychodrames les années suivantes avec Nanou, au cours desquels Anne-Marie me reproche de ne pas être dans le moule. Finalement je dois jeter l’éponge, sans que nous ayons pu apprendre à nous connaître. Et Jacqueline décède en avril 2014, deux mois après mon installation à Sète. Voilà, au fond c’était l’objectif d’expliquer tout ça.

 

F.

Elle s’appelle F. Après son divorce, il y a une vingtaine d’années, elle est revenue vivre avec ses quatre enfants à l’étage de la petite maison léguée par leur père Abduh, à elle et à sa sœur aînée, seuls enfants de sa première épouse. De son vivant, Abduh vivait plutôt avec sa seconde épouse - celle qui lui avait donné des garçons - dans une grande maison blanche donnant sur la grande avenue, entre le carrefour du Hawdh al-Ashraf et l’entrée de la Préfecture. La petite maison est située juste derrière la grande maison, tournée vers l’intérieur du quartier et donnant sur une ruelle.

La maison de Fouzia à l’intérieur du quartier en 2010 (l’appartement est aujourd’hui détruit).

 

À l’origine, la famille vivait dans la vieille ville de Taez, juste sous la mosquée Ashrafiyya - magnifique mosquée blanche construite au XIIIème siècle par les sultans rassoulides - et c’est là qu’est née F.. Mais la famille s’y trouvait à l’étroit et au début des années 1970, Abduh et son frère achetèrent un terrain dans le nouveau quartier de Hawdh al-Ashraf, où l’on construisait le siège de la Préfecture. Les deux frères y construisirent deux grandes maisons blanches, exactement identiques et très majestueuses pour l’époque. F. sera mariée au fils de cet oncle paternel, dans cette seconde grande maison blanche. Autant dire que F. n’était pas partie bien loin lors de son mariage, et elle n’est pas partie bien loin non plus lors de son divorce.

 

Le carrefour du Hawdh à l’aube, avec les ouvriers journaliers (2004).
On aperçoit à l’arrière plan les deux maisons blanches.

En arrivant dans cette petite maison à l’arrière, F. se retrouvait de fait sous la protection de la famille de sa grande sœur F1, de son mari Abdulghanî et surtout de ses fils Nabil et Ziad. F1 étant la fille aîné, elle vouait une haine viscérale à la seconde épouse de son père. Venger l’affront fait à sa mère, ce devait être l’obsession de toute sa vie. C’est pourquoi elle tint à épouser l’homme de confiance de son père, Abdulghanî, qui venait de leur village d’origine Al-Shuwayfa (Est du massif de la Hujariyya). Elle l’épousa contre l’avis de son père, et bien qu’il fut beaucoup plus âgé qu’elle, afin qu’elle et sa mère conservent un peu d’influence dans le clan. Elle éleva ses fils pour en faire des lions, et au milieu des années 1990, ces derniers étaient devenus des personnalités locales particulièrement craintes et respectées. Nabil fut recruté à la Municipalité de Taez, où il devint rapidement responsable de l’inspection des souks, en charge des souks du centre-ville.

Contrairement à la mère de F., issue de la même tribu que son père, la seconde épouse était issue d’une famille de la vieille ville d’origine ottomane (les Ottomans ont occupé une partie du Yémen, notamment Taez, entre 1872 et 1919). Une famille modeste à l’origine, mais ayant su profiter de l’établissement de la République (1962), et qui avait des relations parmi les notables du nouveau Régime. Les frères de F. firent des études supérieures, à Sanaa ou en Egypte, et ils obtinrent rapidement des postes importants. À la mort du père de F. (vers l’an 2000), cette seconde épouse alla vivre chez ses fils dans la Capitale, et l’une des deux grandes maisons blanches fut louée à des particuliers.

(voir Arbre de parenté)

À ce stade, c’est donc bien le clan de F1 qui représentait localement la branche de son père. De l’épouse ottomane, il ne restait à Taez qu’un seul de ses fils ainsi que sa fille aînée, la mère de Waddah (un neveu qui partirait lui aussi travailler à Sanaa grâce aux relations de sa grand-mère - voir plus loin la section « Le jeune Yéménite et la petite amie »). Nabil apparaissait de loin le plus charismatique, d’autant qu’il aidait beaucoup de gens financièrement grâce à son poste à la police des souks. Quant au cadet Ziad, après une adolescence assez turbulente, il se lançait dans des études de comptabilité, domaine où il faisait preuve de capacités remarquables. Après avoir obtenu son diplôme en 2003, Ziad était destiné à travailler comme expert-comptable dans les plus grands groupes Yéménites (Ha’il Said et Yemensoft), puis dans un cabinet de consultant international (TBNG).

Pour ce neveu très prometteur - mais qui persécutait un peu sa mère par son intelligence supérieure - F. mit à disposition une petite pièce qui lui revenait au rez-de-chaussée, ouverte sur la ruelle, afin qu’il puisse étudier tranquille et y recevoir ses amis. Nabil et Ziad étaient comme des grands frères pour ses propres enfants, notamment pour l’aîné Ammâr, qui rentrerait lui-aussi à la Municipalité quelques années plus tard (2005), sous les ordres de Nabil. En même temps, ils grandissaient aussi en lien étroit avec leur père et leurs oncles, dans la seconde maison blanche juste à côté…

Ammâr jouissait en fait d’un point de vue médian, entre l’audace charismatique du clan de F1, qui emportait sa sympathie, et le patrilignage du côté de son père, beaucoup plus stable, auquel il appartenait. F. elle-même conservait ce point de vue médian : elle n’était fâchée avec personne, pas même avec le père de ses enfants, un homme bienveillant et léger. F. restait en contact avec tout le monde : aussi bien dans son patrilignage, avec ses demi-frères et sœurs issus de l’épouse ottomane, que dans la branche de sa belle famille. Mais elle savait aussi profiter du charisme de ses neveux, les fils de sa grande sœur F1, qui lui permettaient de vivre indépendante dans son propre appartement…

 

« Tu es comme mon fils », me dit toujours F.. Dix ans après mon dernier voyage au Yémen, F. et moi échangeons encore quotidiennement. Moi qui vais sur mes 40 ans, j’en avais tout juste 23 en août 2003, quand j’ai posé le pieds pour la première fois dans cette petite pièce. Et c’est ainsi que le « Royaume » de Ziad (mamlaka) devint l’objet de ma première étude. Je me souviens de l’insistance du jeune Ammâr, que cette pièce appartenait en fait à sa mère… Mais ce détail passait complètement au-dessus de ce que j’étais capable de comprendre à l’époque, quant à l’endroit où j’avais atterri. Mes observations n’étaient pas en cause, plutôt les analyses que je mobilisais pour les expliquer, relevant d’une analyse sociologique grossière. Grossière comme l’analyse sociologique l’est presque toujours, il faut bien l’admettre.

Il a fallu plusieurs années avant que je voie le visage de F., avant qu’elle ne me parle directement. Entre temps de l’eau avait coulé sous les ponts. Ziad avait complètement renoncé à travailler comme expert comptable. Il était devenu une sorte de mystique marginal, tandis que Nabil se noyait sous les problèmes et finit par se tuer sur la route d’Aden, le 31 décembre 2006. C’est finalement Salah, l’un des oncles de Ammar, qui récupéra son poste à la police des souks. Ziad aurait eu les épaules en temps normal, mais il refusa, ce qui lui valut un séjour en hôpital psychiatrique.

Par la suite Ziad refusait de manger la nourriture de sa mère, qu’il suspectait d’y placer des neuroleptiques à son insu, et c’est souvent sa tante qui le nourrissait. Bien évidemment, elle aurait préféré que le poste aille à son neveu, plutôt qu’à son ex-beau-frère. F. avait perdu un peu de latitude dans son indépendance. Mais à aucun moment, F. n’a rejeté celui qui avait manifestement porté le mauvais œil à la famille de sa sœur, en faisant intrusion quelques années plus tôt. Non parce qu’elle n’avait pas fait le rapport - tout le monde l’avait fait dans le quartier - mais c’était là l’effet du décret divin. C’est aussi dans cette période, à partir de 2007, que j’ai commencé à mieux connaître F.. Ammâr m’invitait à manger, F. mettait son voile et elle restait un peu discuter avec nous.

Mes rapports avec son fils aîné avaient toujours été particuliers. Lors de mon premier séjour en 2003, Ammâr était tacitement chargé par le quartier de vérifier si j’étais un jeune homme « normal » (shâb tabî’î). Il faut dire, tous se demandaient qui était ce Français tombé du ciel, et ce qu’il leur voulait [situation développée plus loin]. Ammâr avait cette responsabilité parce qu’il était le plus jeune (il devait avoir à peine dix-huit ans), parce qu’il était proche de Ziad, et en même temps il représentait un vrai patrilignage. Ammâr est aux premières loges à la fin de ce premier séjour lorsque, Ziad s’étant retiré, je finis par me persuader que Nabil est dangereux. Le 29 septembre au soir, c’est lui qui me fait croire que Nabil est sorti pour me violer, et qui me fait monter précipitamment chez l’un de ses camarades (voir le résumé de mon chantier « scène primitive »). C’est lui qui me fait croire à cette fable, avec toutes les conséquences que cela comporte - à savoir que je monte à Sanaa deux jours plus tard, et tombe dans les griffes du clan de l’épouse Ottomane…

Au fond dans ma condition d’ethnographe, je suis écartelé entre la lâcheté structurelle des patrilignages institués, et l’attrait de figures charismatiques minoritaires, qui n’assument plus au-delà d’un certain point. Cet épilogue reproduit exactement la position ambivalente de Ammar et de sa mère, qui ne peuvent pas l’ignorer.

Après cet épilogue, la partie peut sembler finie. Mais la question continue de se poser pour Ammâr, qui continue de venir jouer avec moi. Sur le carrefour voisin où je poursuis mes recherches les années suivantes, il vient me mettre à l’épreuve, me tester dans ma virilité, comme pour faire grandir un chaton dont on aurait voulu faire un lion. Du coup je suis terriblement ambivalent à son égard. À la fois je prends plaisir à ce jeu de séduction, et en même temps je le vois comme un pervers, lui et tous les Yéménites du quartier de Ziad : en pensant à lui, je brode des analyses sur l’idéologie patriarcale du Régime Yéménite18… Seule la mort de Nabil mettra un coup d’arrêt à ces spéculations sociologiques abusives. Et comme par magie, mes rapports avec Ammar deviendront alors tout à fait sains.

 

En réalité sans F., il n’y aurait jamais eu d’enquête. Ce n’est pas seulement que F. avait prêté la pièce, ou qu’elle nourrissait Ziad. Derrière le comportement de Ammar, il y a F., qui me suit depuis mes tout premiers pas dans ce quartier. Sans la sympathie exigeante de son fils, sans sa volonté de me pousser dans mes contradictions, avec un sans-gène qui dissimulait une profonde bienveillance, je n’aurais jamais surmonté cet épisode difficile. Il m’a fallu de longues années, mais au début des années 2010, j’avais fini par comprendre cette configuration, à laquelle je devais d’avoir émergé de ce mauvais pas. Je renvoie à mon texte rédigé dans cette période : « L'ethnologue et les trois frères de Taez, ou la chute des figures charismatiques urbaines dans le Yémen des années 2000 ».

 

« Vous ne pouvez pas mettre toute votre vie dans votre thèse », me dit en 2011 Jocelyne Dakhlia, ma directrice de recherche. Pourtant à cette époque dans ma thèse il n’y a pas toute ma vie… Il y a juste un travail ethnographique mené depuis 2003, sous sa direction depuis 2004, et incluant depuis 2005 une problématique sur « l’homoérotisme » dans la lignée de ses propres travaux19. Pourtant quelque chose la dérange dans cette situation. Accessoirement, Jocelyne Dakhlia est l’une des grandes chercheuses de l’IRMC, dont elle fut la première boursière au début des années 1990. Par un hasard de circonstances, elle a donc une dette à l’égard de ma tante. Que mon travail est décidément « trop personnel », Jocelyne Dakhlia ne le décide pas toute seule. Je fais face à un bloc silencieux, tacite, de mes interlocuteurs académiques, de mon environnement d’origine, comme de ma propre famille. J’accumule les textes, les ébauches de chapitres, les argumentaires théoriques. Mais c’est peine perdue, dans la mesure où personne n’accepte de reconnaître cette configuration de base. En dépit de sa cohérence, l’expérience intellectuelle que je rapporte n’est simplement pas admissible.

Si mon travail de thèse est jugé « trop personnel », c’est simplement qu’il entre en confrontation directe avec l’ordre épistémologique des humanités post-coloniales : un ordre adossé à la coalition discursive de femmes blanches, non-musulmanes, hétérosexuelles - sachant bien entendu coopter des hommes homosexuels ou des musulmans diplômés. Cette coalition est d’autant plus odieuse qu’elle brandit volontiers la critique féministe comme un étendard, dont elle ignore à peu près tout. Ces sciences sociales postcoloniales sont fascistes dans leur épistémologie, dans le sens où elles refusent d’accepter la distance entre le réel et sa représentation. Fascistes dans leur épistémologie, elles sont aussi génocidaires dans leurs effets. Je pense qu’au fond les Yéménites l’ont toujours su. Les Français ne tarderont plus à s’en apercevoir, au vu de la situation actuelle. Je n’ai pas écris ce texte pour vous tirer une larme sur le sort des femmes yéménites, qui s’en sortent comme elles peuvent bien loin des sciences sociales, hier comme aujourd’hui, F. comme toutes les autres.

Note conclusive

La rédaction de cet « essai généalogique » pendant le confinement m’a permis de m’adresser simultanément à l’ensemble des figures féminines de mon entourage. Il s’est produit plusieurs déplacements dans ma compréhension des faits, et je peux à présent centrer l’exposition sur le contraste entre deux figures féminines, F1 et Jacqueline. En effet entre ces deux nœuds de l’histoire, je détecte un croisement intéressant autour d’une même problématique de filiation, ou de transmission des caractères acquis20.

Dans l’histoire de Jacqueline, l’intrigue découle du sentiment de mon grand-père qu’après la césure de 1945, la transmission n’est possible que par le truchement de l’institution et du républicanisme protestant.

Ce parti-pris donne à l’éducation que reçoit mon père le caractère d’une institution totale, qui trouve un écho paradoxal dans l’histoire de sa première épouse, pourtant pur produit d’une intrigue catholique. D’où une crise matrimoniale, qui débouche sur le couple de mes parents.

Avec le divorce de mon père et le couple qu’il reforme avec ma mère, la crise se résout, mais seulement de manière temporaire. En effet, cette dernière appartient à une bourgeoisie catholique qui tient pour naturelle la transmission des héritages, par delà même l’effondrement des figures masculines. De ce fait, mon père reste hanté par une nostalgie structurelle à l’égard de son enfance, doublée d’une rancoeur quant à l’échec de son premier mariage, qui éclate lors de son décès.

Face à cette impasse, je me tourne vers le monde arabe - comme ma tante l’avait fait à la génération précédente - et je croise le chemin de Ziad.

Or de quoi Ziad est-il le produit, si ce n’est d’une sorte de « républicanisme tribalisant » chez sa mère F1 : la ferme certitude, liée en l’occurrence à l’appartenance tribale, en sa capacité à transmettre à ses enfants le charisme familial, et en leur réalisation charismatique à l’épreuve des institutions21. C’est pourquoi Ziad ne peut se dérober au rôle que je lui propose dans mon enquête. Ziad finit par y perdre sa virilité, et le clan de F1 s’effondre en quelques années. En fait, l’histoire ne se poursuit que grâce à F., c’est-à-dire grâce à la présence en arrière plan du patrilignage plus large. Mais mon propre clan (les sciences sociales) ne donne pas suite, et Ziad passe plusieurs années à insulter au téléphone un « metteur en scène » imaginaire.

Cette problématique de la filiation et de la « transmission des caractères acquis » est donc bien le fil conducteur de cette alliance d’enquête, funeste pour mes interlocuteurs yéménites : la courroie de transmission par laquelle ma société d’origine ne cesse de faire peser ses contradictions sur le reste du monde.

En 2011 lorsque l’Histoire bascule, Ziad commence à se dire chrétien - quand il ne se proclame pas simplement Jésus. Tout se passe comme si Ziad, depuis le fin fond de la société yéménite, voulait ainsi rappeler au souvenir de notre clan les structures théologiques qui n’ont jamais cessé d’encadrer notre histoire.

SUITE DE MON DÉCONFINEMENT

III. Le voyage est une chambre obscure (juillet-octobre 2003)

En juin 2004, je soutiens mon premier travail universitaire consacré à la société yéménite, sur la base d’un terrain effectué de juillet à octobre 2003 :

« Le « Za’im » et les frères du quartier. Une ethnographie du vide »,
Maîtrise d’Ethnologie à l’Université Paris X – Nanterre.

Cette partie est une sorte de « Making of » rédigé 17 ans après les faits, à la lumière de connaissances acquises lors des séjours ultérieurs (jusqu’en 2010), et d’une compréhension murie surtout ces dernières années22. Je coupe délibérément les paysages de la société yéménite : il s’agit de montrer à l’oeuvre mon « objectif sociologique », l’inconscient de mon enquête, pour retrouver ensuite son enchâssement dans la société française.

Sur le terrain de l’intelligence

Lorsque je conçois mon enquête, contrairement à beaucoup, je ne cherche pas à m’approcher du Yémen tribal ou authentique : je choisis une ville secondaire, essentiellement industrielle et commerciale, située dans des montagnes d’altitude moyenne et marquée par sa proximité du port d’Aden. Ce qui m’intéresse, c’est que Taez passe pour la capitale de l’éducation moderne, la ville des premiers de la classe, qui produit presque tous les traducteurs, les intellectuels modernistes et les fondateurs d’ONG. L’idée paraît simple : je veux faire des sciences sociales parmi des gens qui peuvent juger la pertinence de mes modélisations.

Dans la pratique cependant, cela s’avère beaucoup plus compliqué car je n’ai aucun réseau. Via Samir notre lecteur d’arabe à l’Ecole Normale Supérieure, je prend contact depuis Paris avec Tarek, un étudiant Yéménite originaire de Taez, qui compte y retourner pour l’été. Et effectivement deux mois plus tard, Tarek est là à ma descente du bus, il m’emmène d’emblée dans un bel appartement meublé, et me laisse en compagnie de Taher. En fait je me trouve dans l’appartement de fonction d’un Français expatrié, alors en vacances en France : le directeur du département de français de l’Université, envoyé par l’Ambassade dans le cadre des accords bilatéraux de coopération linguistique. Taher quant à lui est le secrétaire du département, qui sert aussi d’assistant personnel auprès du Directeur, presque d’homme à tout faire. Taher est tellement serviable, tellement humble aussi, il a tellement bien su se rendre indispensable, que le Directeur l’a finalement invité à vivre à ses côtés.

Donc moi l’anthropologue, qui rêve d’aller directement à la rencontre de la population, je me retrouve flanqué d’un « boy », dans une situation typiquement « néocoloniale »… Et je n’ai rien à faire là en principe : je ne suis pas là pour enseigner le français, j’ai un permis de recherche des autorités yéménites, négocié directement par le Centre Français d’Archéologie et de Sciences Sociales de Sanaa (CEFAS). Mais en fait je m’aperçois très vite qu’il ne peut pas en être autrement, à travers mes recherches de logement : aucun Yéménite n’acceptera d’accueillir un Occidental comme ça, aucun étudiant en collocation, fut-il porteur d’un permis de recherche. Trop d’ennuis en perspective… Et ce n’est pas un hasard si Tarek, qui souhaite profiter de sa famille pendant l’été, a choisi de m’accueillir au nom des anciens du département…

Bref, cette situation est le revers de mon choix d’enquêter à Taez : ici je n’ai aucune chance de m’échapper vers un « ailleurs », j’ai décidé que cela n’avait pas de sens, et de toute façon il faut bien respecter mes interlocuteurs… Donc je noue une relation privilégiée avec Taher, et je me laisse docilement conduire de diwân en diwân, avec cette cour de jeunes yéménites francophones, tous disposés à m’aider… Je découvre aussi que le Département est un panier de crabes, et qu’on m’a confié à Taher à la condition tacite de ne pas m’accaparer, de me faire circuler à droite à gauche, comme il fait pour le Directeur. Il va falloir m’extraire de cette situation - ou plutôt construire mon objet d’enquête de l’intérieur de celle-ci, puisque je ne pourrai jamais m’en extraire réellement. Je prends le parti de m’en remettre à ma bonne étoile. J’essaie d’écouter et j’engrange du vocabulaire sur mon petit carnet. Je ne fais que croire en l’intelligence et la suivre, sans rêver d’autre chose…

Et de fait, trois semaines après mon arrivée, l’objet d’enquête s’impose de lui-même, à travers une rencontre « coup de foudre » avec un personnage qui semble surgi tout droit de mon passé, ou plus exactement conçu pour aller à sa rencontre. Ce jeune homme vient de sortir major de l’université de Taez en comptabilité, en obtenant dans plusieurs matières la note emblématique de 100 %. Les années suivantes, il est destiné à devenir expert-comptable dans les plus grands groupes industriels du pays. Encore un « petit génie » des mathématiques en somme, version yéménite. Cette rencontre me met le pied à l’étrier : le quartier de ce jeune homme deviendra le cadre de cette première enquête.

Le petit monde des anciens du département n’a pas disparu, il est juste passé au second plan. C’est au mariage de l’un d’entre eux, Abderrahman, que la situation s’est finalement dénouée. Les festivités dureront trois jours : le premier soir, une sorte d’enterrement de vie garçon dans une ruelle du quartier, le jeune matheux apparaît déjà dans mes notes, à l’occasion de quelques paroles échangées. Le lendemain en marge du cortège nuptial, nous avons une discussion plus approfondie, et mes notes l’identifient déjà comme « particulièrement intelligent ». Pendant la séance de qat du troisième jour, je n’aurai de cesse de m’asseoir à ses côtés, mais il s’éclipse chaque fois mystérieusement. Enfin le lendemain, une fois passées les festivités du mariage, je me débrouille pour repasser dans le quartier. Cette fois je suis immédiatement rabattu vers sa pièce : il m’accueille avec un sourire jusqu’aux oreilles, et nous ne nous quittons plus.

Dans ce processus, Taher est à mes côtés à chaque instant, ainsi que les convives d’Abderrahmân. Taher est là aussi au lendemain du mariage, lors de cette visite où tout s’embraie. Il se trouve que Taher a tenu un magasin de vêtements sur le carrefour, lorsqu’il est arrivé du village pour ses études. Le Hawdh est donc un lieu important pour lui, et il m’a déjà présenté à ses camarades commerçants. Par ailleurs, Taher et Abderrahman sont plutôt rivaux, dans le panier de crabe des anciens du département - aussi pour des raisons d’alignement idéologique de leurs familles respectives. Taher et son village Qadas sont traditionnellement proches des partis socialistes ou nasseriens. Quant à la famille d’Abderrahmân, elle est affiliée à al-Islah, le parti islamiste (d’ailleurs Abderrahmân est enseignant à Aden, à l’université et au Centre Culturel Français, bien qu’ayant grandi et étudié à Taez, et c’est un cas typique : le Régime envoyait toujours des islamistes originaires du Nord dans l’ancien Sud socialiste…). Instinctivement, je joue de cette inimitié réciproque : à peine nous descendons du bus avec Taher, je suis déjà rentré dans le quartier d’Abderrahman, et il n’a même pas le temps de protester. Bref, le « hasard » fait bien les choses…

Si je « tombe amoureux » de Ziad, c’est donc à la faveur d’une configuration. Ziad « surgit », dans un espace laissé libre par les rapports établis jusque là, appelé par la frustration inconsciente que j’en conçois. Instinctivement, j’ai recréé la situation vécue cinq ans plus tôt : Ziad a pris la place de Momo, et les anciens du département celle de mes camarades du lycée.

Pour autant, mon coup de foudre n’est pas lié qu’à « l’intelligence supérieure » du jeune matheux. Ce que j’ignore, c’est qu’il appartient à une famille affiliée au Régime : il peut se permettre de m’accueillir, et même de me faire le grand numéro de charme, au nez et à la barbe de Taher d’une part, d’autre part d’Abderrahman et de ses frères. C’est toute l’ambiguïté de cette situation : j’ai tout de même conscience de jouer de mes privilèges d’Occidental, et que la « méritocratie par les maths » n’a pas vraiment cours dans la société yéménite. J’ai conscience de faire un peu violence aux relations instituées, d’instaurer moi-même cette situation, par ce « coup de foudre ».

De sorte que l’intrigue qui s’impose sera celle du lien amoureux, censé rattacher le jeune matheux à ses troupes. L’intrigue sera directement transposée dans mon mémoire, à travers l’analyse du fonctionnement de l’autorité charismatique, en relation avec l’hospitalité. Sur le terrain, je n’ai jamais oublié mon rôle dans cette affaire. J’assumais totalement ma relation à Ziad, et c’est ce qui faisait que les gens venaient me parler.

À travers cette honte, c’est mon histoire familiale la plus profonde que je mets en jeu inconsciemment. Et je vais sans le savoir à la rencontre des histoires familiales profondes de ce petit bout de quartier, où le protagoniste central n’est pas forcément Ziad - voir ci-dessus sur F. (la mère de Ammar).

Ammar (un Nième résumé de 2003)

Lors de mon premier séjour de terrain en 2003, je me suis focalisé sur la vie sociale d’un petit quartier du centre-ville de Taez, à la faveur d’une vive affinité intellectuelle avec un jeune matheux expert comptable de son état. Dans ce quartier, l’un de mes camarades était chargé de « vérifier si j’étais un jeune homme normal » (shâb tabî’î). Plusieurs voisins me l’ont rapporté dans les mêmes termes les années suivantes. Ammar avait été choisi parce qu’il était jeune, parce que c’était un cousin du jeune matheux, et aussi en vertu de sa position plus centrale dans les lignages locaux. Bref, il y avait ce jeune homme de 18 ans - j’en avais alors 23… - qui semblait particulièrement intéressé par mon enquête mais sans en comprendre grand chose, très chaleureux avec moi, et qui avait parfois aussi des manières un peu lascives…

Évidemment je m’en rendais parfaitement compte… Il faut bien voir que c’était une situation assez nouvelle pour moi au Yémen, d’être ainsi mis à l’épreuve. Dans le Yémen moderniste des années 2000, l’hôte Occidental représentait une question hautement sensible et ça ne se faisait pas : il y avait un consensus général sur le fait qu’on ne doit pas pousser un Occidental dans ses retranchements, que ça ne cause que des problèmes. Et moi en même temps, j’étais là pour être mis à l’épreuve quelque part - c’est le principe-même de l’enquête anthropologique par immersion. J’étais donc plutôt heureux de cette situation. Mais à l’époque je comprenais à peine le dialecte yéménite, je ne parlais qu’arabe littéral, et je comprenais très peu l’univers dans lequel j’évoluais. Il m’était difficile de saisir l’enjeu, ou de me mettre à la place des habitants de ce quartier.

Voilà un jeune français qui tombe du ciel doté d’un permis de recherche, accordé par quelqu’obscure bureaucratie de la capitale Sanaa, mais dont au fond personne ne sait rien, pas même les Yéménites francophones qui l’ont amené ici initialement. Dans ces conditions bien entendu, le quartier a besoin de savoir ce que le Français a dans le ventre. C’est assez naturel, ce n’était pas juste « le Régime ». Mais les Yéménites étaient si complaisants avec moi ordinairement, il m’était très difficile de comprendre cela à l’époque. Dans mon point de vue, Ammar était un pion manipulé par Ziad, le jeune matheux, ce qui me faisait penser que ce dernier était tout de même assez pervers… Au fond, je ne soupçonnais pas l’intelligence collective de la société yéménite, que je n’ai vraiment découverte que beaucoup plus tard. Et donc j’attribuais à Ziad beaucoup plus d’intelligence, et de poids dans le cours des évènements, qu’il n’en avait réellement. À quoi s’ajoutait ce qu’on me disait de lui à l’extérieur du quartier, sur le carrefour du Hawdh al-Ashraf : on dressait un portrait assez sordide de cette personne, en qui j’avais pourtant une grande confiance instinctivement depuis le jour de notre rencontre, le 13 août 2003…

Bref, toujours est-il qu’à un moment, six semaines plus tard environ, je n’arrive plus à gérer cette situation. Je connais tellement bien les jeunes à l’intérieur du quartier, et je connais tellement bien les jeunes du carrefour, ce n’est pas logique que je n’arrive pas à recoller les morceaux, chaque soir sur mon carnet de terrain… Alors je me retourne contre Ziad : il faut qu’il m’explique. Et comme en privé, il ne semble pas entendre mes supplications, je le lui dis en public : Tu ne me respectes pas. Alors là, la situation explose, et de belle manière… Tout les voisins se mettent à me parler, y compris quand nous nous croisons sur le carrefour, loin de l’autorité de Ziad. Ce dernier tente de me bannir du quartier, mais il fait face à une levée de bouclier - notamment de la part de Ammâr, qui revient me chercher sur le carrefour… - bref la confusion n’en est que plus grande. Ziad est pris d’une étrange mélancolie - un sentiment qu’on ne lui a jamais connu par le passé - et il se retire à la campagne.

Quelques jours plus tard (29 septembre 2003), le paradoxe se résout sur le dos de Nabil, le grand frère de Ziad, dont je me persuade qu’il a tenté de me violer23 : tous disaient donc vrai… Je monte alors souffler un peu dans la Capitale, et là-bas je rencontre Waddah, un autre cousin de Ziad. Il a grandi dans ce quartier où je viens de séjourner deux mois, il connaît tous mes interlocuteurs, et surtout il est disposé à me parler ! Trois jours plus tard la relation change de nature, et finalement c’est à ses côtés que je passe les trois dernières semaines de mon séjour, jusqu’à mon vol retour.

Bien entendu, aucune de ces péripéties ultimes n’est mentionnée dans mon mémoire de maîtrise, ni dans aucun de mes écrits académiques ultérieurs, jusqu’en 2018. Par contre à Taez cela se savait, évidemment : tout le quartier savait que le Français était passé à l’acte avec Untel. Et sur le carrefour où je poursuivais mon enquête, on savait qu’il s’était passé quelque chose avec les jeunes du quartier du haut. Mais ce passage à l’acte n’était pas lié spécifiquement aux jeunes du quartier, ni à aucune personne particulière : plutôt à des contradictions globales de mon enquête, que je n’avais pas été capable d’affronter lors de ce premier séjour. Et si j’ai été capable de les affronter, petit à petit, c’est précisément parce que je suis revenu à cet endroit en assumant mon histoire. Surtout parce qu’Ammar n’a jamais oublié les circonstances, et que j’avais tout de même été courageux. Par la suite les jeunes du quartier ne me parlaient plus, mais lui continuait de venir me retrouver sur le carrefour, de me draguer de manière éhontée. Au fond il n’a jamais cessé de croire en moi, comme sa mère, et comme son cousin Ziad.

Je place ci-dessous deux photos de Ammar, l’une de 2003, l’autre de 2010. Je n’ai pas de photo plus récente, même si j’ai des nouvelles par sa mère. Il vit à Taez, dans une ville en guerre depuis cinq ans. Il a divorcé, et on m’a dit qu’il est devenu comme fou, lui aussi. Qu’Allah te prête patience, Ammâr.

  

Ce qui me rend malade - et sans doute me rendra malade toute ma vie - c’est de ne pas être en mesure de rendre à cette famille ce qu’ils m’ont offert, et qui n’a simplement pas de prix. Pas seulement à cette famille bien sûr, mais à la société yéménite toute entière : cette dette à l’égard du Sud, à laquelle nos sociétés européennes sont tellement accoutumées… Évidemment, il y a aussi quelque chose de pathologique dans ma propre insistance à raconter cette histoire, encore et encore. Cette insistance fait étrangement écho à l’obsession qui hantait mon père au soir de sa vie (et je renvoie à mon texte rédigé ces six dernières semaines : « Déconfinement. Récit autobiographique (1998-2004) et essai de généalogie familiale »).

Pour autant, la dimension familiale de cette histoire n’enlève rien à sa dimension politique. Aux institutions des sciences sociales, je ne pourrai jamais pardonner de m’avoir planté un couteau dans le dos, après avoir financé pendant des années mes recherches sur « l’homoérotisme » de la société yéménite. Ceci parce que les implications ultimes de mon travail ne leur semblaient pas gérables - et on voit ce qu’il en est aujourd’hui… Pas plus que je ne pourrai pardonner la lâcheté intellectuelle chronique de la communauté musulmane en France. Entre l’une et l’autre, entre la médiocrité académique et la lâcheté des musulmans post-coloniaux, il existe une complicité structurelle. Nous sommes les seuls à refuser de l’apercevoir, nous les milieux diplômés des classes moyennes supérieures, qui nous accrochons à nos certitudes. À cette France dont je viens, je ne pardonnerai jamais de n’avoir su me conseiller que d’écrire un roman - comme si un roman aurait changé quoi que ce soit. Ce sont des questions très politiques, qui ne tarderont plus à nous éclater à la figure, avec ce déconfinement. Alors je continue de creuser ce sillon, à partir de ma petite histoire, et d’élaborer des idées pour demain.

te, le 11 mai 2020

IV. Le jeune Yéménite et la petite amie (2003-2004)

Texte initialement intitulé :
« Du chercheur en sciences sociales comme connard »

Je repense au gamin de 23 ans qui retrouve sa petite amie à l’aéroport d’Orly après treize semaines d’immersion au Yémen, dont les trois dernières violé par un jeune Yéménite de son âge. Je me demande comment il a pu survivre, où il a trouvé l’énergie. Je comprends que ce Yéménite qu’il venait de laisser à 5000 km, à cet instant-là était encore à ses côtés.

Lui a grandi à Taez, dans le quartier où le Français vient de passer deux mois. Il vit maintenant exilé dans la capitale, travaille dans une banque sous l’autorité d’un haut responsable du Régime. Le Français semble un peu perdu quand il le rencontre. Des échos lui sont parvenus de ses mésaventures avec ses cousins et amis d’enfance, qui ne sont pas tous des enfants de coeur [voir résumé chantier "scène primitive" pour l’arrière plan], alors il se propose de l’aider. La discussion commence, et bien sûr le jeune Yéménite s’adapte aux questions du Français, suit les raisonnements de l’apprenti-chercheur en sciences sociales, et tente de lui apporter les meilleures réponses. Lui-même au fond a envie de parler, de ce quartier où la vie était légère, douce et insouciante, dont il a dû s’arracher. Mais les questions du Français sont tout de même bizarres. Il est sincère à l’évidence, mais on ne voit pas bien où il veut en venir… À l’aube du troisième jour, le Yéménite prend son courage à deux mains : il prend le Français au réveil, et lui pose timidement la question qui lui trotte dans la tête.

« Lui aussi… », pense alors le gamin. Lui aussi pense en termes sexuels, comme semble-t-il tous ses interlocuteurs jusque là. Ses interlocuteurs qu’il a tous perdu un à un, en cherchant à les associer à sa démarche, et en défendant son honneur un peu stupidement. Alors cette fois, il prend la main du jeune Yéménite et l’entraîne vers le salon.

Le viol s’installe dans cette relation comme un prolongement rigoureux de la conversation, le juste contrepoint du raisonnement sociologique. Chaque hypothèse est une preuve d’intérêt, et en même temps une provocation tacite. Le Français reconstruit le monde dans le langage des idées, de la manière qui fait sens pour lui. Mais par cela, il construit aussi un lieu qu’il ne pourra jamais connaître, où le Yéménite revient prendre place, encore et encore.

Bien sûr, ce dernier tente plusieurs fois de s’arracher à cette relation. Mais elle est si laide, sa vie de célibataire exilé à Sanaa, dont il ne connaît que les hauts murs des propriétés, aux larges avenues interminables et poussiéreuses. S’il rompt avec le Français maintenant, à coup sûr celui-ci retournera à Taez, parmi ses cousins et amis d’enfance qui le fascinent tant. Rien ne peut l’en empêcher, avec le permis de recherche qui lui a été accordé. Alors il revient, il supplie le Français de changer leur relation. Le Yéménite ne peut repousser cette main tendue, puisqu’il a lui-même voulu la prendre, mais comment lui expliquer ? Il lui parle de l’islam, mais il lui en parle si mal… Le Yéménite voit la pitié s’installer dans le regard du Français, et devient terriblement jaloux. Pour lui prouver qu’il vit dans la maison du Diable, il se renseigne s’il y a de l’alcool dans la maison. Il demande à goûter, puis revient derrière vider les bouteilles. Il insulte le Français, le traite de tous les noms, avant de vomir et d’écraser dans le salon. Puis il se re-glisse dans sa chambre au petit matin.

En quelques jours, le jeune Yéménite s’est effondré entre ses bras. Lui qui était si fier et digne, il est devenu laid, ignoble même. Pourtant le Français ne peut plus reculer. À Taez les Yéménites l’ont rendu fou, lui au moins se tient à ses côtés. Il restera avec lui jusqu’à son vol retour, et il lui restera fidèle. Le Français veut croire malgré tout que le corps, comme la parole, est le lieu d’une rencontre. Il n’a aucune idée d’où lui viennent ces prémisses, dont il porte ainsi témoignage. Mais il ne peut plus réfléchir, il ne peut plus douter.

Peu à peu, les deux garçons trouvent leurs marques. Ils s’enferment dans une bulle, une bulle transparente. Les camarades du quartier ne quittent jamais leurs pensées, ni les interlocuteurs occidentaux, réels ou sublimés. Le Français ne prend plus de notes, mais il a étalé mentalement sur le sol les pages de son cahier, toutes ses notes des semaines écoulées, qu’il reprend méthodiquement. Les crises entre eux se font plus rares, et l’intimité devient routinière. Elle scelle et re-scelle leur bienveillance réciproque, qui ne connaît pas d’autre langage. Sans doute le jeune Yéménite, à travers cette transaction, a-t-il le sentiment d’assumer une responsabilité. Il s’affirme dans les termes de la modernité, reprenant possession de son enfance. Entre lui et elle, la modernité s’instille, irrémédiablement. Les deux garçons échangent leurs vêtements et sortent dans la ville, main dans la main. Sur les places et dans les transports collectifs, ils font chavirer les regards, et ils en rient.

 

« Le « Za’im » et les frères du quartier. Une ethnographie du vide »,
Maîtrise d’Ethnologie à l’Université Paris X – Nanterre,
juin 2004.

Aux côtés de Waddah durant ces trois dernières semaines, je re-parcours toutes les intrigues, auxquelles j’ai assisté auparavant sans les comprendre. J’en retrouve les clés grâce à lui, parfois à son corps défendant, et je constitue ainsi une image sociologiquement cohérente. Dans la genèse de mon premier mémoire, cette relation fonctionne comme un sas de décompression. Ou plutôt une chambre obscure, dont ma honte serait le diaphragme, et où se croiseraient les contradictions constitutives de l’ordre post-colonial. Pour autant à ce stade, le diaphragme de la chambre noir ne s’identifie pas au diaphragme de mon propre corps. Je ne porte pas encore cette honte : je la regarde avec les yeux d’un enfant.
En même temps que se constitue mon regard sociologique, je fais une expérience beaucoup plus fondamentale, pour la première fois de ma vie : celle du pouvoir maléfique du féminin. Je vois Waddâh déstabilisé, je le vois coincé. Comme tous mes interlocuteurs avant lui, mais je découvre maintenant que je peux le détruire, du simple fait qu’il m’a fait entrer dans sa maison. Du simple fait qu’il a voulu être un homme, je peux le tenir en laisse. C’est précisément la culpabilité associée à cette position, qui m’a conduit à accepter l’avance qu’il m’a fait confusément. Et bien sûr c’est encore pire après : je vois Waddâh devenir jaloux, alcoolique et fou. Il devient fou parce qu’il sait qu’il est responsable, il sait qu’il s’est mis lui-même dans cette situation. Moi je le vois se débattre, et au fond il me rappelle mon père, les affres dans lesquels il se débattait au soir de sa vie. Je le contemple sans rien pouvoir dire, je tente juste de rester à ma place, de ne pas lui faire de mal, jusqu’à ce qu’il me raccompagne à l’aéroport.

* * *

J’ai embrassé la honte sous la forme d’une jeune fille, dont j’avais depuis longtemps oublié le corps, mais à laquelle je n’avais jamais cessé de parler. C’était le 23 octobre 2003 à l’aéroport d’Orly, d’où j’étais parti pour le Yémen trois mois plus tôt. Bien entendu elle s’était libérée, ce jour-là et les suivants. Mobilisation générale pour accueillir le cosmonaute qui a séjourné trois mois dans l’espace, et doit de nouveau affronter la pesanteur. Je me souviens de son regard décidé, se voulant rassurant et en même temps inquiet, posé sur moi comme celui d’une mère, sur un enfant atteint d’une grave maladie. Elle n’était pas ma mère, je n’étais pas son enfant, je n’étais pas malade. Mais il fallait quand même la prendre dans mes bras, ou elle n’aurait pas compris.

« Tu m’as parlé en arabe cette nuit… », me dit-elle sur un ton enjoué. N’a-t-elle pas compris que je ne lui parlais pas à elle ? N’a-t-elle pas vu comment j’ai repoussé son corps quand j’ai compris qu’il était le sien, pour mieux poursuivre cette conversation dans mon sommeil, tourné vers le côté du lit ? Bien sûr elle l’a vu, mais elle me mets au défi de l’ignorer un temps, afin que ce secret reste un lien entre nous. Et moi, je suis en train d’entrer dans cette combine.

Je n’ai nulle part ailleurs où aller à vrai dire. Pour cette année universitaire, je n’ai pas d’appartement à moi. J’ai une chambre sous le toit, dans la maison de mon enfance où ma mère vit seule, en région parisienne. Mon père est décédé quatre ans plus tôt. Je n’ai personne à retrouver en France. Mes amis sont aussi les siens, toute la bande de la fac d’ethno, et je n’ai pas envie de les voir. Mes amis de la physique ne comprendraient pas. Personne à retrouver à part elle, et ma mère, qui regarde cette relation avec bienveillance.

Alors peu à peu je m’installe dans ce mensonge. Je reprends la fac, je couche de plus en plus dans son appartement, et les amis reviennent. L’essentiel de mon mémoire, je le rédige sur la table de sa chambre, la rejoignant dans le lit longtemps après. Porté par l’excitation, je la réveille pour que nous nous rendormions ensemble.

 

Un autre souvenir, vers le début du printemps. Nous sommes à la campagne, avec ma famille et mes cousins. Conversation du matin dans le lit de notre chambre, les volets encore fermés. Je parle en riant de Waddah, le jeune homme avec lequel j’ai passé les dernières semaines de mon séjour, à Sanaa. À ce stade, cette relation n’a plus vraiment de sens - donc elle a réussi sa mission quelque part… Dans ma tête, j’ai pleinement repris possession de mon quartier de Taez, de la réalité sociale, l’objet de mon étude. Je me déplace mentalement d’anecdote en anecdote, dans une histoire dont Ziad est redevenu le véritable héros. J’ai pris de la distance avec mon propre vécu subjectif, et je n’ai plus honte de cette dernière relation, aussi anecdotique que des formalités de douane : un cousin de Ziad et ancien du quartier, qui travaillait à Sanaa au service d’un notable du Régime… Elle est choquée pourtant de me voir rire. Du moment que je trahis Waddah, je ne tarderai pas à la trahir aussi, elle le sait au fond d’elle-même. Mais elle ne peut rien articuler. Elle descend, sort de la maison sans regarder les cousins, je dois courir pour la rattraper. Nous passons la journée dans les bois.

Arrive le mois de juin, bientôt la date butoir pour déposer mon mémoire. J’ai déjà repris mon billet pour le Yémen, le 24 juillet, comme l’année d’avant à un jour près. Elle me fait promettre que nous prendrons des vacances, que nous partirons en vadrouille avec la tente dans la voiture. Je lui promets tout ce qu’elle voudra, je suis dans la dernière ligne droite. Le soir du dépôt de mon mémoire, nous faisons la fête. Le lendemain matin, nous sommes encore au lit quand la dispute éclate. Je quitte son appartement en fin de matinée, sachant que je ne reviendrai pas. Déjà je me prépare à repartir, entièrement tendu dans cette perspective. Une semaine plus tard, c’est elle qui revient me voir chez ma mère. Elle veut comprendre ce qu’elle a mal fait, elle est prête à changer. Mais elle le voit dans mon regard, tout cela est déjà derrière moi…

V. Flash-back 1999

C’était un samedi matin au début du mois de juin. Normalement le samedi, c’était quatre heures de devoir sur table, mais là les notes s’étaient arrêtées. Nous avions un cours normal avec le prof de physique, quand la directrice frappe à la porte. Elle appelle mon nom. En rassemblant mes affaires je me tourne vers Momo, qui me regarde impuissant. Quelques instants plus tard je cours vers l’Institut Curie.

Pendant la nuit dans sa chambre d’hôpital, mon père a fait un accident vasculaire cérébral. Il s’est vidé dans son lit et débattu dans sa merde. Ma mère l’a trouvé comme ça à son arrivée, inconscient. Elle l’a nettoyé avec l’aide de l’infirmier, mais ses mains sentent encore. Mon père a les yeux fermés. On nous explique que c’est la fin, les médecins lui ont injecté des sédatifs pour qu’il ne souffre pas. Mes sœurs arrivent, ma grand-mère, et ma tante qui vit à Tunis va arriver dans l’après-midi. Nous sommes tous réunis autour de lui. Nous attendons.

Le dimanche, mon père a les yeux ouverts. Les mains agrippés sur les barrières de son lit, la tête relevée, il regarde devant lui. On dirait qu’il entend mais il ne réagit pas. Il reste comme ça toute la journée. Ma sœur et moi sortons nous changer les idées, elle visite le lycée où se trouve Momo. C’est une drôle d’ambiance, le temps est comme suspendu.

Le dimanche soir ma mère rentre dormir, car elle travaille le lendemain. Nous restons veiller sur lui ma sœur et moi. Au milieu de la nuit il commence à parler. Il me demande ce que je fais en ce moment. Je lui parle de la prépa, de Mohammed. Il a tout oublié - il croit que je parle d’un ami de ma tante - mais il ne veut rien laisser paraître. Il est redevenu tel qu’un an plus tôt, avant de se savoir condamné. Il a retrouvé son caractère strict et exigeant, et il me fait la morale comme avant, comme un père à son fils adolescent. C’est à pleurer.

Toute la journée les visites se succèdent. Les gens viennent échanger avec lui les dernières paroles, et il fait bonne figure. Lui qui se croit dans la fleur de l’âge, il se retrouve dans un lit d’hôpital avec un corps de vieillard, et une phlébite à sa jambe qui a doublé de volume. Toute la journée, il scrute les visages éplorés de sa mère, de sa sœur, de sa première fille. Le soir quand ma mère arrive, la question fuse dès qu’ils se retrouvent seuls : « Qu’est-ce que tu m’as fait ? Tu m’as empoisonné, ça ne peut être que cela ! » Quand elle s’effondre devant lui, il est forcé d’admettre la réalité. Il doit renoncer encore à sa vie, cette fois en quelques jours. Le jeudi nous fêtons ses 51 ans, avant que ma tante ne reparte pour Tunis. Il reste digne mais d’humeur bougonne, il s’absorbe dans son travail. Il meurt trois semaines plus tard, au centre de soins palliatifs.

* * *

Juin 2004. J’ai quitté ma copine il y a trois semaines. La veille encore, je ne savais pas que je le ferais. Ce vendredi soir nous avions fait la fête, car j’avais enfin déposé mon mémoire de maîtrise à l’université. Pour sa part elle n’avait pas réussi à boucler le sien, mais elle le soutiendrait en septembre. Là elle voulait que nous prenions des vacances, comme je le lui avais promis, avant que je parte à nouveau pour le Yémen. Mais en fait pour moi ce n’était pas possible, je ne pouvais pas me retrouver seul avec elle. C’est venu sur un coup de tête le lendemain matin : il fallait que ça s’arrête. Je suis sorti, j’ai descendu la rue Polonceau. Il y avait du soleil et je me sentais étrangement léger. J’avais déjà tourné la page.

Depuis je suis dans la maison de ma mère, je dors dans ma chambre d’enfant, mais je n’arrive pas à trouver le sommeil cette nuit-là. Je pense à mon retour à Taez. J’anticipe un peu ce retour « à froid », mais je dois y retourner. J’ai dédicacé mon mémoire à quelqu’un, je dois le lui amener, et puis construire une autre recherche en vue de mon DEA. Pourtant, quelque chose me dit que ce ne sera pas si simple. L’année précédente j’étais en couple, et ça donnait sens à mon travail. Par la pensée je lui rendais des comptes, en permanence. Et mine de rien, c’est ce qui m’avait permis de traverser tout ça. Là je suis en train de tout lâcher, tout ce qui me retient en France, et je ne sais pas ce que la société yéménite va faire de moi.

Alors je pense à mon père. Dans quelques jours, ça fera cinq ans. Je repense à ce mois de juin et à cet épisode étrange, survenu quelques semaines avant. Qu’elle date était-ce ? C’était la matinée du samedi 5 juin 1999. Et cinq ans plus tard jour pour jour, j’ai quitté son appartement ! Soudain c’est une évidence : mon père était homosexuel. Il était avec ma mère, mais il refoulait sa « vraie nature », et c’est comme ça qu’il a développé son cancer. Moi je ne vais pas refouler ma vraie nature, ah ça non ! Cette révélation change tout : je laisse derrière moi tous ces mensonges, ces contradictions, et je repartirai au Yémen le coeur léger. Ma vie est mise en ordre, rangée dans des tiroirs avec celles de mes aïeux. Dorénavant la sociologie est avec moi, j’existe du simple fait que je pense, plus rien ne pourra m’arrêter.

 

Autrement dit, en termes psychanalytiques, l’homosexualité représente un nouveau mode d’identification à mon père, qui ne m’était pas accessible auparavant. De fait, le regard de mon père avait flotté derrière mon épaule, obsédant, durant les cinq années précédentes. J’avais vu un psy pour ça pendant l’année 2000-2001 - à l’époque je me débattais avec les mystères de la physique quantique, sans pouvoir trancher la question en arrière-plan : suivre sa voie ou pas… Finalement j’avais choisi les sciences sociales, mais le regard était resté là et rien n’avait vraiment changé depuis. Or là tout à coup, le regard de mon père est rentré dans mon corps, il s’identifie pleinement à moi24. Et en même temps, je me sais maintenant lié aux Yéménites par un lien naturel : cette « prime nature » - cette fitra, diraient les musulmans… - qu’ils m’ont révélée à moi-même, et que j’appelle alors « homosexualité ». La mémoire de l’homosexualité s’imprime dans mon corps, mais bien après l’expérience avec Waddah, à un stade où cette relation ne joue plus aucun rôle véritable. Je ne me convertis pas à l’homosexualité pour retrouver Waddah, ou qui que ce soit d’autre, mais parce cette chambre obscure contient la vérité de mon être.
Mon mariage avec les sciences sociales

(Texte rédigé le samedi 7 mars, date de ma reprise de l’écriture après mon psychodrame thérapeutique avec l’Alternative Sétoise, et une année 2019 plus chargée en engagements militants).

J’avais à peine 21 ans quand nous nous sommes fiancés, à l’automne 2001. Le vrai mariage est intervenu trois ans en plus tard, en juin 2004. Mon engagement au Yémen était devenu trop sérieux, il n’y avait plus de place pour aucune autre femme.

Notre mariage a duré quasiment dix ans, et sept fois j’ai traversé le monde pour ses beaux yeux. Même dans ces longues périodes d’immersion dans la société yéménite, je passais l’essentiel de mon temps avec elle, isolé dans mon appartement ou ma chambre d’hôtel : pour reparcourir sous son regard la journée écoulée, chaque anecdote et chaque évènement, consigné méticuleusement dans mes carnets. Et de retour en France, c’étaient des journées entières passées au lit. Nous évoquions ce qui s’était passé là-bas, sans jamais s’en lasser, en inventant toujours de nouvelles galipettes.

Pendant de longues années, elle m’a tenu à ce rythme éreintant. À chaque départ, mon existence chavirait. Chaque retour était une épreuve aussi, mais elle restait ma seule boussole. Elle aussi perdait le Nord un peu, à vrai dire, bien qu’elle ne voulait pas le reconnaître… Moi je l’ai reconnu.

Après l’année 2007, j’ai commencé à réduire mes séjours là-bas, et l’ambiance a changé dans notre chambre à coucher. J’essayais de lui parler d’autre chose, de l’attirer vers d’autres horizons scientifiques pour faire son éducation, mais elle détournait le regard en boudant.

À la fin de l’année 2010, j’ai décidé de suspendre mes voyages, alors ça a été des crises. Elle voulait que je l’emmène là-bas, où paraît-il des choses fabuleuses étaient en train de se dérouler. Elle me traitait de nul, de n’avoir rien à dire en ces circonstances « historiques ». Pourtant je ne me laissais pas décontenancer, et je lui faisais face dans notre chambre à coucher. Comme au judo, je me focalisais sur les racines de sa stabilité, les prémisses de son épistémologie, et le moindre de ses gestes était l’occasion de la ramener au tapis.

Bientôt les invitations se firent plus rares, pour les colloques et les séminaires. Ma réputation de batifoleur, en quelques années, fut ré-évaluée en son exact opposé, celle d’un horrible puritain… Mais je m’en fichais bien ! Isolés dans notre chambre, je continuais de la fixer des yeux. Je voulais croire que dans mon regard, elle finirait par apercevoir les vallées du Hadramout, contrées grandioses où moi-même je ne m’étais jamais rendu, parce que je l’attendais. En rêve, j’avais déjà construit notre chambre dans un palais d’Orient, un pays où nous aurions été seuls, que je voulais lui offrir…

En 2013, il s’est avéré que je n’étais plus inscrit en thèse. Cette chambre depuis laquelle je pensais m’adresser au monde, ses yeux l’avaient déserté depuis longtemps. Et l’Orient de mes rêves, entre temps, s’était échappé aussi. Ce n’était pas encore la guerre, non, juste l'oppression économique ordinaire, à quoi s'étaient ajoutés l’instabilité, et des conditions de vie considérablement dégradées. Je ne me sentais pas d’y retourner seul. Alors je suis allé pointer à pôle-emploi. C’était trop tard pour recevoir mes allocations chômage, mais j’ai eu un peu de RSA. L’essentiel, me tenir là où je pouvais capter encore un peu de son odeur…

J’ai choisi une petite ville de province, fondée par un caprice de Louis XIV sur une lagune du Languedoc : un petit port autrefois tourné vers l’Orient, se débattant aujourd’hui dans les mailles de l’État-providence, comme dans une interminable scène de couple. J’ai tenté d’y reconstruire ma vie, de prendre un nouveau départ à l’âge de 33 ans, avec tous mes diplômes de facto frappés de caducité, par un passif encombrant. Seuls à se pencher sur l’oiseau tombé du nid, quelques ouvriers marocains, qui l’ont cajolé quelques mois puis s’en sont détournés, constatant que l’oiseau ne volerait plus.

CV académique (janvier 2014)

 

INTRODUCTIONS AU TIROIR

[Je place ici les différentes introductions formulées au fil de la rédaction, autant de prolongements analytiques que je propose.]

Le XXème siècle et nous

 

« La monstrueuse pathologie atomiste que l'on rencontre aux niveaux individuel, familial, national et international - la pathologie du mode de pensée erroné dans lequel nous vivons tous - ne pourra être corrigée, en fin de compte, que par l'extraordinaire découverte des relations qui font la beauté de la nature. »

Derniers mots de Gregory Bateson (1979)25

 

« Pourquoi dites-vous ce proverbe dans le pays d'Israël: Les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants en ont été agacées? Je suis vivant! dit le Seigneur, l'Éternel, vous n'aurez plus lieu de dire ce proverbe en Israël. Voici, toutes les âmes sont à moi; l'âme du fils comme l'âme du père, l'une et l'autre sont à moi ».

Ezéchiel 18:2-4

Pour montrer les enjeux du présent texte, j’aimerais revenir aux citations placées en exergue. Car c’est bien ce dont il s’agit : se réconcilier avec nos aïeux, afin de replacer leurs citations dans leurs contextes. Nous ne sortirons pas de la crise actuelle sans produire cet effort transnational de re-contextualisation, cet énorme travail d’anthropologie, d’histoire et de sciences sociales, seule mobilisation humaine susceptible de tenir en échec l’emprise des technologies cybernétiques.

La citation de Bateson est reproduite sur la quatrième de couverture d’un recueil d’articles publié à titre posthume en 1991. Elle est souvent reprise, car elle résume bien les enjeux de sa pensée. En cherchant la référence exacte, j’ai découvert aujourd’hui qu’il s’agissait des derniers mots de sa « dernière conférence ». Une sorte de dialogue avec Bateson sur son lit de mort, c’est bien l’enjeu sous-jacent de ce texte.

Gregory Bateson appartient à la génération de mon grand-père plutôt qu’à celle de mon père. Néanmoins ce dernier partageait à sa manière certaines de ces prémisses, notamment la perspective de trouver l’apaisement dans la contemplation de la nature. Mon père avait découvert l’alpinisme avec ma mère, vers 30 ans, aussi la pratique régulière de la marche et de l’escalade en forêt de Fontainebleau. La pratique du sport dans la nature était une chose très importante dans sa vie, un besoin vital pour l’homme d’âge mûr que j’ai connu, et qu’il est toujours resté. Comme mes deux parents étaient athées, cette pratique a été ma seule éducation spirituelle, particulièrement importante dans les premières années de ma vie d’adulte. J’ai choisi Taez pour mon enquête au Yémen, aussi parce que c’était une région montagneuse - moyennant quoi je me suis retrouvé sous les gaz d’échappement, collé à un carrefour embouteillé en permanence… Mais j’étais tellement fasciné par cette société que la nature ne me manquait pas, et j’en étais le premier surpris. Pour l’adulte d’âge mûr que je suis devenu, c’est l’islam qui est devenu vital, c’est-à-dire une certaine écologie des relations humaines. J’ai toujours plaisir à sortir marcher, mais j’ai perdu tout rapport de dépendance à l’égard de la nature « sauvage ». Et de mon point de vue, c’est précisément cela qui détruit la planète. Car ce rapport à la nature des classes moyennes occidentales est indissociable d’une tendance objectiviste, liée à leur passage par les institutions d’enseignement supérieur26. Après avoir reporté toutes leurs contradictions sur le monde extérieur, la prétendue « réalité », ces dernières identifient certaines poches qu’il leur paraît indispensable de sacraliser, selon leurs besoins à eux… On peut bien rire des anthropologues de cabinet du XIXème siècle, qui dissertaient sur les sauvages depuis les bibliothèques des grandes métropoles européennes, avant la révolution malinowskienne27. Mais nos contemporains font encore pire, ces jours-ci : depuis le confinement de leur salon, ils prétendent encore sauver les ours polaires…

Mais passons à la citation de l’Ancien Testament. Cette citation est en fait une citation de Bateson déguisée. En effet, Gregory Bateson cite ledit proverbe en ouverture d’une conférence de 1966 : « De Versailles à la Cybernétique » (reproduite dans le tome 2 de Vers un écologie de l’esprit). Selon Bateson - et il faut se replacer dans l’actualité de la guerre froide - les deux principaux évènements du XXème siècle sont le Traité de Versailles et l’invention de la cybernétique. Le traité de Versailles de 1919, comme tentative de reconstruire les relations internationales sur des prémisses erronées, dont on sait qu’elles ont mené à la seconde guerre mondiale et à la course aux armements. Quant à la cybernétique ou la théorie des systèmes - découverte au cours des années 1940 dans les fameuses conférences Macy, dont Bateson est l’un des initiateurs - elle représente la révolution intellectuelle censée nous permettre de traiter correctement ce type de problèmes. En nous inspirant de la beauté de la nature, et en observant l’actualité humaine comme un naturaliste, nous devrions être amenés à corriger les prémisses erronées qui fondent notre civilisation. Au-delà du Traité de Versailles, il pense à Descartes et à Newton : « ces pères ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants en ont été agacées ».

Cet aspect de la pensée de Bateson, qu’il voulut inscrire comme ses toutes dernières paroles en 1980, sont depuis devenues la vulgate ordinaire de toute la pensée écologiste. Pour autant, Bateson exprimait aussi quelques réserves, qui malheureusement sont passées par pertes et profits :

 

Gregory Bateson, dernières pages de l’essai « De Versailles à la Cybernétique » (1966)28

 

Bien que, pour ma part, je croie que la cybernétique est un des plus beaux fruits que nous ayons cueillis sur l'Arbre de la Connaissance depuis deux mille ans, je pense aussi qu'il ne faut pas oublier, pour autant, que la plupart des fruits auxquels nous avons goûté jusque-là se sont avérés plutôt indigestes - et généralement pour des raisons cybernétiques.

Si la cybernétique contient en elle-même assez d'intégrité pour nous aider à ne pas succomber à sa propre séduction, et sombrer à nouveau dans la démence, nous ne pouvons pas non plus nous en remettre entièrement à elle pour nous tenir éloignés du péché.

Pensons à ces nombreux pays où les ministères des Affaires étrangères utilisent les ordinateurs et la théorie des jeux, pour décider de leur politique internationale. (…) L'ordinateur démarre, vibre, donne une réponse, et c'est alors qu'il y a quelque tentation à y obéir. Après tout, si l'on suit les ordres de l'ordinateur, on est un peu moins responsable que si l'on prend soi-même la décision. Or, en suivant les ordres de l'ordinateur, on approuve implicitement les règles du jeu qu'on y a introduites. On affirme ces règles du jeu.

Etant donné qu'il est évident que, de leur côté, les autres nations disposent elles aussi d'ordinateurs, qu'elles jouent à des jeux similaires, et qu'elles affirment aussi ces mêmes règles du jeu qu'elles introduisent dans leurs ordinateurs, le résultat, c'est donc un système dans lequel les règles de l'interaction internationale deviennent de plus en plus rigides.

Cela me semble pernicieux : je crois, pour ma part, que les tares du système international viennent, justement, de ce que ce sont les règles qui ont besoin de changer. La question n'est pas de savoir comment améliorer le système en fonction des règles déjà existantes mais de savoir comment nous débarrasser de ces règles avec lesquelles nous jouons depuis dix ou vingt ans, ou même depuis le traité de Versailles. Le vrai problème est de changer les règles, et si nous laissons nos propres inventions cybernétiques, les ordinateurs, nous enfermer dans des situations de plus en plus rigides, nous gâcherons la première chance véritable de progrès qui nous ait été offerte depuis 1918.

Tel est donc l'un des dangers de la cybernétique. Il peut en exister d'autres, dont beaucoup ne sont pas encore identifiés : nous ne savons pas, par exemple, quels pourraient être les effets d'une mise en ordinateur de tous les dossiers gouvernementaux.

Je conclurai, néanmoins, en réaffirmant que c'est pourtant aussi la cybernétique, qui recèle en elle-même ces moyens latents par lesquels nous pouvons escompter parvenir à des perspectives nouvelles et peut-être plus humaines, qui peut nous permettre de changer notre philosophie du contrôle et de considérer, enfin, notre propre folie selon une plus large perspective.

J’ai voulu laisser la parole à Bateson pour que vous sentiez la puissance prophétique de ces pages, écrites en 1966. En fait depuis, on n’a rien inventé de nouveau. Mais rendons-nous compte aussi à quel point il était lucide, malgré son enthousiasme intellectuel. Et notre génération en a gardé un enthousiasme aveugle, la lucidité ne lui étant plus accessible. Par exemple, depuis ma lecture il y a douze ans du second tome de Vers une écologie de l’esprit, j’ai gardé en tête ce petit proverbe tiré de la Bible, celui-même que le Prophète Ezéchiel reproche aux juifs de citer. Aujourd’hui je découvre avec stupéfaction que la citation est tronquée : en fait la Bible nous met en garde contre ce proverbe - mais Bateson n’a même pas pris la peine de nous avertir ! À l’époque, cette mise en garde ne lui apparaissait pas pertinente…

Cette anecdote résume à elle-seule la nature des rapports entre générations. Pour nous réconcilier avec la Terre, nous n’avons d’autre solution que de nous réconcilier avec nos aïeux. « Quoi qu’il en coute », comme dirait Macron : quitte à pour cela rechercher l’appui des textes sacrés, qui justement ne sont pas des « contes des anciens » (Sourate du Discernement, verset 5).

(3 mai 2020)

Avant-Propos (lien avec mon enquête au Yémen)

Ziad al-Khodshy a mis le feu à sa maison le 19 août 2007, jour de mon retour dans la ville de Taez au Yémen pour un quatrième séjour de recherche. J’entrais alors en troisième année d’une thèse d’anthropologie consacrée à la sociabilité masculine urbaine, à ses dynamiques affectives et à son inscription dans l’histoire sociale locale, en réfléchissant notamment à sa dimension symbolique genrée. Selon une démarche classique de sociologie urbaine29, javais été conduit à réfléchir à l’expérience de la vulgarité et au rôle des sous-entendus sexuels dans la socialisation, que j’analysais un peu comme un sport de combat. Quatre ans plus tôt, Ziad avait été le personnage principal de mon mémoire de maîtrise : un jeune expert comptable très prometteur, également figure charismatique de « grand frère » dans le quartier de son enfance30. Or entre temps, lui et sa famille avaient été frappés par une succession de malheurs - échecs et déboires professionnels, accidents de voiture, mort, schizophrénie - tous liés de près ou de loin à une impuissance sexuelle qui s’était déclarée chez Ziad. Ce dernier semblait en outre frappé d’une étrange pathologie mentale, qui le conduisait à étaler cette impuissance sur la place publique, comme s’il s’agissait d’une grande cause nationale à l’échelle de son petit quartier. En pratique, Ziad passa l’essentiel des années suivantes en prison, par la volonté de sa propre famille (et de lui-même aussi quelque part), de 2007 jusqu’à fin 2010.

C’est dans ces circonstances que ma recherche doctorale connut un tournant : sans remettre en cause entièrement ma démarche, je m’intéressais moins à l’expérience de la vulgarité qu’à celle de la honte, à l’apprentissage de la pudeur plutôt qu’à l’acquisition d’une force de frappe rhétorique. Plutôt qu’une « réalité sociale » extrapolée à partir des failles de mes interlocuteurs, j’analysais le rôle des sphères domestiques dans la construction des perspectives sociologiques. J’ai souvent décrit cette conversion dans les termes de la critique épistémologique batesonienne et de « l’écologie de l’esprit », mais c’était surtout l’achèvement d’une conversion féministe, au fond : l’adoption d’une perspective théoriquement cohérente, qui mettait fin à l’interférence dans ma recherche de mes propres questionnements intimes. Simplement je ne pouvais pas le dire ainsi, parce que ça se passait au Yémen, dans le cadre d’une sociabilité exclusivement masculine. Insister là-dessus serait passé pour une provocation, d’autant que cette conversion coïncidait avec ma conversion à l’islam. L’ethnographie réflexive contemporaine est tributaire de la critique féministe de toute façon, donc cela allait sans dire.

En quelques années, cette conversion épistémologique m’a permis de mieux comprendre la position ethnographique qui était la mienne dans la société yéménite, et de choisir de m’en retirer progressivement, jusqu’à mon départ définitif à la fin de l’année 2010. Cette thèse qui m’aurait permis de revenir au Yémen la tête haute, je n’ai jamais pu la terminer, faute de relecteurs constructifs disposés à entrer dans la logique de mon argument. Le monde académique m’a eu à l’usure, à force d’exiger des « clarifications » : soit j’explicitais mes choix épistémologiques, et l’on me reprochait d’être obscur, soit j’analysais plus en détail ma propre implication, et l’on me reprochait alors mon nombrilisme. En 2013, j’ai donc dû abandonner dix années d’investissement intellectuel dans les sciences sociales et tenter de prendre un nouveau départ, avec un passif particulièrement encombrant. Dans les faits je n’ai pu m’empêcher de rester anthropologue, quoi qu’à l’écart des institutions, mais c’est plutôt la société française que j’ai appris à connaître. J’ai notamment cherché à comprendre pourquoi ma société, et notamment mes coreligionnaires musulmans, n’avaient jamais pu me soutenir contre l’injustice que me faisaient subir les institutions académiques, à moi et à mes interlocuteurs au Yémen. Ainsi, je réalisais progressivement la portée globale de ma petite histoire yéménite, révélant les implicites de l’ordre « post-colonial », en place depuis 1945. Ce texte est clairement le produit de ce cheminement.

En simplifiant à l’extrême, l’intrigue de mon histoire au Yémen se ramène à une problématique de l’impuissance sexuelle : une dialectique subtile, sous-tenant toute masculinité, entre la honte de l’impuissance et la honte de la provoquer chez l’autre. À travers mes efforts pour concilier la description théorisée et l’engagement dans les interactions (problématique classique de la méthodologie ethnographique)31, j’ai toujours cherché à comprendre pourquoi le point de vue sociologique me faisait perdre la honte en contexte yéménite, c’est-à-dire perdre le sens de mes alliances avec mes partenaires. À l’origine il n’y avait rien de personnel dans cette réflexion, seulement une volonté d’aborder de front la condition structurelle de l’ethnographe occidental immergé dans la société yéménite des années 2000, qui se trouve en surabondance d’informateurs du simple fait de l’alphabétisation de masse. Pourtant un soupçon subsistait toujours quant à une incapacité qui m’aurait été plus spécifique (soupçon inhérent à la condition de l’anthropologue dans sa propre société, dès lors qu’il a fait le choix de s’en extraire) : une incapacité chronique à respecter mes partenaires, ou dit autrement, à ne pas provoquer leur impuissance.

C’est exactement cette question que j’ai traitée dans ce texte d’auto-analyse, rédigé durant les dernières semaines du confinement avec bien d’autres préoccupations en tête. J’y analyse très précisément de lourdes prédispositions familiales, liées à cette thématique de l’impuissance et de la masculinité. Celles-ci s’enracinent essentiellement dans l’histoire de mes quatre grands-parents, et notamment les effets de la césure de 1945 dans leurs vies respectives. Cela peut donner à ce texte une portée éventuellement plus générale, que je cherche encore à énoncer ces jours-ci.

Mercredi 20 mai 2020
(27 Ramadan 1441)

Illusions du déconfinement

(= la suite de l’intro initialement)

Les intellectuels nous expliquent aujourd’hui, à longueur de tribunes, que la crise du Covid-19 est la conséquence de la mondialisation capitaliste, qui n’a cessé d’organiser la circulation généralisée des marchandises et de l’oligarchie financière, tout en affaiblissement partout le corps social. Mais l’un des corollaires de ce processus a toujours été la circulation des chercheurs en sciences sociales - et de préférence de ces chercheurs incapables d’affronter la mort, sélectionnés par des institutions académiques sclérosées dans tous les domaines, et tous les Etats du monde. Cette circulation a permis, depuis 1945, la construction progressive d’une appréhension rationaliste et unifiée des « réalités sociales », partout sur la planète. Là est le fondement véritable de la mondialisation capitaliste, et sa condition préalable. Or les classes moyennes occidentales se montrent solidaires de cette image unifiée des réalités du monde, des plus proches aux plus exotiques, parce qu’elles la consomment selon des pratiques culturelles (en France surtout) étroitement liées à leurs valeurs et à leur mode de vie. Et c’est la véritable raison d’être de ce confinement « bête et méchant » dont nous faisons l’expérience en France, qui a peu de rapport avec la gravité objective de la maladie. Ces classes moyennes se retrouvent aujourd’hui prises au piège, via l’État macronien, de leur propre vision du monde.

Ce texte s’adresse à ceux de mes concitoyens qui, depuis le logement où ils sont confinés ces jours-ci, cherchent à imaginer le déconfinement dans un monde meilleur. Et qui l’imaginent selon des initiatives qui apparaissent, d’une part, étrangement décorrélées du système global dans lequel se déroulent nos existences (en général il s’agit de reconstruire quelque chose dans le « local » à partir de zéro, un système « alternatif ») mais aussi d’autre part selon des logiques qui restent étrangement planificatrices - en fait marquée par la vision du monde des classes moyennes occidentales diplômées.

Je crois utile dans ces circonstances de partager l’histoire de mon propre déconfinement, au cours des vingt dernières années : les circonstances particulières qui m’ont permis de m’émanciper des structures intellectuelles propres à ma société d’origine, et ce qu’il m’en a couté aussi, pour simplement être en relation avec le monde depuis celle-ci.

J’espère pouvoir ainsi faire apparaître deux points fondamentaux :

  1. 1.Le problème est essentiellement d’ordre éducatif, et que l’issue passe par l’éducation - pas par une sorte de spontanéïsme anti-intellectualiste. 

  2. 2.Si l’on souhaite se déconfiner, c’est toujours pour rejoindre le monde extérieur. La notion de « déconfinement » est relative au monde dans lequel nous pensons vivre. Et sur ce point, quelques mises-à-jour apparaitraient salutaires, par rapport à une vision globale encore héritière des Décolonisations. 

Entre la disparition des ours polaires et la tragédie du Moyen-Orient, il existe évidemment un rapport. Mais ce qui caractérise l’époque que nous traversons, c’est que l’ours polaire apparaît plus « réel » que l’Oriental, du moins plus facile à penser, et facile à s’émouvoir. Or je pense pour ma part l’inverse : je pense que les classes moyennes Occidentales s’accrochent à un Orient qui n’existe pas, et cela est pour beaucoup dans la manière dont nous détruisons la planète.

Plutôt que de nous projeter dans un illusoire déconfinement, il nous faut redécouvrir le monde à partir de notre condition confinée, dans un rapport renouvelé à l’Histoire et à la diversité anthropologique de l’humanité. Faire des sciences sociales, donc…

Après le confinement

Nous sommes le 15 mai 2020. Six semaines se sont écoulées depuis que je t’ai écrit ces premières lignes, et la période de confinement vient de prendre fin. Les hôpitaux sont désengorgés. Nous ne sommes plus dans cette situation ubuesque où il fallait confier nos proches au seul corps médical, et les laisser mourir seuls dans des chambres de réanimation. Les gens sont à nouveau sur les routes et dans les rues - toi aussi tu as sans doute repris ta vie normale. Moi ma vie n’a pas changé. Je m’étais soudain senti moins seul, de voir tous les Français enfermés dans leur cage à lapin, et du coup j’ai beaucoup écrit. Aujourd’hui je dois me rendre à l’évidence : nous ne vivons pas dans le même monde, bien que nous parlions la même langue. Aussi, je dois te dire clairement où ce texte t’emmène, si tu acceptes de le suivre.

Relativité des libérations

Ce texte raconte six années décisives de ma vie, dans lesquelles s’est joué mon passage d’un confinement à un autre : du confinement de mon enfance au confinement qui est l’islam. Car l’islam est bien un confinement, comme le sont les religions en général (je parlerai ici pour les religions monothéistes, vu que je ne connais pas les autres). Lorsqu’on se place sous le regard d’un Dieu créateur et omniscient, c’est bien pour se confiner dans sa propre peau, dans son propre corps, avec néanmoins l’espoir de communier avec le monde. La religion est un confinement consenti dans sa propre condition humaine, sa condition de mortel. Après, c’est aussi un confinement dans une tradition particulière, et c’est surtout cela qui choque les libres penseurs. Mais il y a là une nécessité indéniable : on n’a pas réussi à unifier les traditions religieuses, et on ne le pourra jamais. Le Coran en tous cas est très clair là-dessus :

« À chacun de vous Nous avons tracé un itinéraire et établi une règle de conduite qui lui est propre. Et si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule et même communauté ; mais Il a voulu vous éprouver pour voir l’usage que chaque communauté ferait de ce qu’Il lui a donné. Rivalisez donc d’efforts dans l’accomplissement de bonnes œuvres, car c’est vers Dieu que vous ferez tous retour, et Il vous éclairera alors sur l’origine de vos disputes. » (Coran 5:48)

De toute façon, le temps est révolu où la raison triomphante promettait d’unifier le monde, et permettre l’émancipation des masses. En réalité, il n’y a pas de liberté intellectuelle sans inscription dans une tradition, et les libres penseurs doivent aujourd’hui l’entendre, comme les autres. C’est pourquoi je reste passionnément chercheur en sciences sociales - bien qu’en dehors de tout cadre institutionnel depuis quelques années. Je reste attaché aux instruments de ma liberté, ceux à travers lesquels j’ai été guidé jusqu’à l’islam, grâce auxquels je peux raconter ce chemin et tracer des perspectives d’avenir, incluant tous ceux qui me sont chers sur cette planète.

Que le confinement religieux est une libération, cela est tellement vrai qu’il s’est d’abord présenté à moi sous les traits d’une libération « homosexuelle ». C’est d’ailleurs là que se termine l’histoire exposée dans ce texte : en juin 2004 juste après le dépôt de ma maîtrise, je me convertis à « l’homosexualité » dans la perspective de mon retour à Taez. Même s’il est exclu de passer à l’acte sur le terrain de mes recherches, je me vis alors subjectivement comme homosexuel, ou en tous cas libéré du fardeau de l’hétérosexualité. À l’époque, cette révélation transfigure ma propre histoire et celle de ma famille, jusqu’à l’histoire de ma propre conception. C’est cette énigme qu’il s’agit d’éclairer ici. C’est une histoire bien française, qui se noue dans les circonstances du décès de mon père. Quant aux protagonistes yéménites de mon premier séjour (juillet-octobre 2003), ils ne jouent dans cette histoire qu’un rôle de figurants : ils sont les révélateurs des contradictions dans lesquelles à ce stade je me débattais encore. Mais quand je repars pour mon second séjour (juillet-octobre 2004), ces contradictions sont derrière moi.

Il faudrait ajouter trois années pour aller jusqu’à ma conversion à l’islam en bonne et due forme (septembre 2007) - mais tout est déjà joué en juin 2004. Trois années d’observations dans la société yéménite, et de réflexion aux prises avec ces matériaux, me conduisent à une découverte relevant d’une lapalissade : le Yémen est une société musulmane, et je suis un ethnographe musulman. D’ailleurs je n’ai jamais dérogé à la pudeur élémentaire, quoi qu’on puisse en penser par fantasme, et par refus d’affronter lucidement les conditions d’enquête.

Une injustice académique

Dans cette thèse commencée en septembre 2005, il est bien entendu question exclusivement de la société yéménite, et d’un objet tout à fait délimité. Il s’agit de décrire l’ordre interactionnel observable au Hawdh al-Ashraf, un carrefour important du centre-ville de Taez, et d’interpréter l’histoire sociale locale à la lumière de ces observations. L’objectif est de faire le lien entre des matériaux de nature diverses, relatifs à des populations de conditions très différentes : il y a un monde entre les jeunes commerçants du carrefour, les jeunes citadins de ma maîtrise, ou encore les ouvriers journaliers ruraux de mon DEA, qui attendent du travail sur les bords de ce même carrefour… Au-delà de l’unité de lieu, ou plus exactement l’unité de situation ethnographique, c’est un vrai challenge de construire un dénominateur commun.

À l’été 2006, après ma première année de thèse et au terme d’un troisième séjour de six mois, il s’avère que je peux réorganiser l’ensemble de ces réflexions autour des problématiques de genre - notamment la question de « l’homoérotisme », sur laquelle ma directrice vient de publier un livre32. Jocelyne Dakhlia dirige mon travail depuis l’année de DEA (2004-2005), mais c’est seulement à ce stade que je renégocie avec elle le sujet de ma thèse, pour l’organiser autour de cette problématique. Et c’est juste un an plus tard que je me convertis à l’islam, au milieu de mon quatrième séjour (août-novembre 2007).

Dans mon projet de thèse, la conversion à l’islam modifie seulement les paramètres de mes dernières observations - c’est le genre de changement qu’un ethnographe ne peut pas passer sous silence… Pour le reste, ma conversion relève d’une motivation théorique privée. Ce n’est pas comme si je me mettais tout à coup à citer des versets du Coran dans mes écrits : ma réflexion reste parfaitement « laïque », sans même que j’aie à y penser… Cet épilogue ne change strictement rien à l’ambition de ma thèse, telle que je l’ai résumée ci-dessus - de même qu’un an plus tôt, « l’homoérotisme » ne changeait rien sur le fond.

Mais Jocelyne Dakhlia est de formation littéraire, nous n’avons pas la même culture scientifique. En fait dès cette époque, ma directrice est mal à l’aise avec ce qu’elle perçoit comme un volte-face. Chez elle ce n’est pas du tout un problème avec l’islam, ou avec la conversion en soi, mais elle a un peu le sentiment de s’être fait manipuler dans cette affaire. J’en ai vaguement conscience, donc je marche sur des œufs toutes les années suivantes. Afin d’établir la cohérence de mes propositions, je produis un gros effort théorique, à travers l’oeuvre de l’anthropologue Gregory Bateson, mais ma directrice ne s’y retrouve pas et la confiance n’est pas rétablie. Après huit ans de direction, Jocelyne Dakhlia finit par me « plaquer » au début de l’année 2012 (dans le contexte du Printemps tunisien). J’ai beau me démener les années suivantes, aucun chercheur ne veut reprendre le bébé33. Après avoir prospecté dans le monde académique anglophone, je réalise que les obstacles sont considérables pour exporter cette histoire, étroitement liée au fonctionnement des sciences sociales françaises. Finalement je décide de tourner la page en déménageant à Sète début 2014.

Évidemment, cette injustice est dure à avaler. J’ai découvert le Yémen à l’âge de 20 ans, j’en ai alors 33, les sciences sociales et ce pays représentent toute ma vie. Même si je l’ai quitté en novembre 2010, à la veille de la Révolution, j’ai toujours vécu prêt à faire mes valises le mois suivant. Mais cette histoire « d’homosexualité » et « d’homoérotisme » se retourne contre moi, je me retrouve pris au piège car personne ne veut comprendre : ni les anthropologues, ni les musulmans, et encore moins les anthropologues musulmans. Cette tragédie personnelle ne tarde pas à se confondre avec la tragédie yéménite, et d’autres tragédies qui frappent la société française dans cette période, avec Merah et consorts.

Personne ne veut comprendre parce qu’à cette époque, la société française est une société morte : il n’y a simplement rien à gagner à comprendre quoi que ce soit.

La situation actuelle est différente. Si je constitue aujourd’hui en objet ma propre famille, c’est que nous sommes en train de basculer, de toute façon.

La dualité onde/corpuscule

« Notion de Complémentarité de Bohr. Chaque entité présente un double aspect, ondulatoire et corpusculaire. Ces deux aspects sont inconciliables “mais n’entrent jamais en conflit parce que les propriétés ondulatoires et corpusculaires n’existent jamais en même temps”. “Ce sont comme les faces d’un objet que l’on ne peut contempler à la fois et qu’il faut cependant envisager tour à tour pour décrire complètement l’objet”. Généralisation à toute la philosophie : nous forgeons des concepts que nous essayons d’appliquer à la réalité mais ce sont des idéalisations. Une seule ne suffit pas à décrire une entité physique. Pour décrire la complexité du réel il pourra être nécessaire d’en employer successivement deux (ou plusieurs). Application en Biologie : aspect physico-chimique et proprement vital des phénomènes de la vie. »

Octobre 1942.
Note de lecture de Louis de Broglie,
La Physique Nouvelle et les Quanta (1937)

Mon grand-père maternel était physicien, comme mon père, et comme j’ai failli le devenir moi-même, avant de bifurquer vers l’anthropologie. Du coup, la mécanique quantique est un bonne porte d’entrée pour saisir les enjeux de mon histoire familiale.

La citation ci-dessus est tirée du petit carnet de notes d’un jeune homme d’éducation jésuite, mon grand-père maternel, entre 1928 à 1944 (15 à 31 ans). Issu d’une famille catholique et bourgeoise très à droite, essentiellement tournée vers la carrière militaire, il se montre très tôt en décalage par rapport à son milieu, torturé par des questionnements existentiels et métaphysiques. Hésitant entre la prêtrise et la science, il finit par prendre la voie de cette dernière et fait sa thèse en physique quantique avec Frédéric Joliot. Il perd complètement la foi chrétienne au début des années 1940, dans les premières années de son mariage. Sa femme, rencontrée aux camps scouts progressistes du père Dieuzayde, ne s’en consolera jamais - ce qui a une certaine importance dans notre histoire (voir ci-dessous, « Celle qui devait s’appeler Bruno »). Or à la lecture de ce carnet, on comprend que la rencontre avec la mécanique quantique joue un rôle important, et catalyse cette perte de la foi. Cette citation sur la dualité onde/corpuscule intervient à un moment décisif en octobre 1942, juste avant une tonitruante déclaration d’agnosticisme rédigée en janvier 1944, qui clôt le carnet. Et ce qui vide soudain à ses yeux la théologie catholique de toute cessité, on le comprend entre les lignes, c’est une certaine « promesse sensuelle » associée à cette dualité onde/corpuscule…

Mon père était également chercheur, en physique des semi-conducteurs. Il entretenait à la théorie quantique un rapport que je qualifierais d’intuitif et de décomplexé, autant que j’ai pu m’en apercevoir par nos interactions. Né pour sa part en 1948, il venait d’une famille très éloignée du catholicisme, avec une mère protestante et un père musicien d’extraction sociale modeste (voir la partie « Rome et Montélimar »). Il appartenait aussi à une autre génération, pour qui la saga de cette découverte était déjà bien éloignée…

J’ai le souvenir d’une soirée à l’automne 1998, où il avait tenté de m’expliquer la dualité onde-corpuscule. Ce n’était pas au programme de prépa mais ça intervenait en chimie. Alors il avait dessiné des ondes dans une cavité, puis des orbitales, comme des pétales de fleurs autour de l’atome. Évidemment je n’avais rien compris, et il avait laissé tombé. Deux ans plus tard à l’ENS, j’étais confronté à mon tour à la théorie quantique, mais entre temps il était mort. Dans ce contexte, le choix de ma spécialisation prenait les allures d’un dilemme cornélien. Si je m’orientais vers la physique quantique, je m’enfermais à vie avec d’horribles matheux, ne prêtant aucune attention au problème de l’intuition qui pour lui était si important. Mais si je choisissais une autre voie, comme par exemple la physique des transitions de phase, c’était comme reculer devant l’obstacle. Finalement il y a eu les attentats du 11 septembre et je n’ai pas eu à trancher…

Aujourd’hui je porte un tout autre regard, après ma fréquentation de l’oeuvre de Gregory Bateson, mes lectures en épistémologie et en histoire des sciences. D’ailleurs je suis frappé du parallélisme entre les formulations de Louis de Broglie, en 1937, et celles du jeune Bateson une année plus tôt, dans La Cérémonie du Naven. Les problèmes posés par la description sous trois rapports d'une tribu de Nouvelle-Guinée (1936). Il y avait quelque chose dans l’air du temps, manifestement, dans ce renoncement à l’unification théorique. Quoi qu’il en soit, ce qui se profile derrière cette dualité onde-corpuscule, c’est en fait le problème du dualisme cartésien, et de la nature-même de l’explication.

Mon enquête au Yémen est très peu évoquée dans ce texte, si ce n’est dans une courte section sur le rôle lors de mon premier séjour de Ammar, celui qui était chargé par le quartier de « vérifier si j’étais un jeune homme normal » (voir ci-dessous). Mais cette question est un bon résumé de l’affaire, et on constatera que c’est bien autour du dualisme corps/esprit que se constitue le nœud de toute ma recherche. En effet lors de cette première socialisation, je suis incapable de penser l’intelligence collective de la société yéménite. Cela se voit notamment sur ce point : que la société yéménite puisse décider de me tester activement dans ma sexualité - qu’il puisse y avoir là une nécessité conçue collectivement, même si une seule personne en sera chargée (Ammar) - c’est quelque chose que je suis incapable d’envisager. À mes yeux, une telle perversité ne peut venir que de Ziad, celui qui peut lire aussi dans mes pensées, vu qu’il est mon interlocuteur intellectuel. D’une manière générale, l’intelligence formelle et consciente est attribuée au seul Ziad, l’intelligence que je prête aux autres Yéménites étant plutôt de l’ordre de la sensibilité, d’une perception instinctive. Je m’efforce de tendre vers une compréhension unifiée, mais je n’y arrive pas. Si bien qu’à un certain stade, après six semaines environ, je craque : j’accuse publiquement Ziad, celui-là même qui m’a socialisé dans son quartier, de ne pas me respecter. C’est ce geste qui me fait perdre tout crédit, et qui fait perdre tout crédit à Ziad par contre coup, provoquant l’éclatement de cette situation d’enquête. D’où ce « petit printemps arabe dans un verre d’eau » et la confusion ultérieure, dont découle directement l’épilogue de ce séjour (voir la partie « Le jeune Yéménite et la petite amie »).

Ce qu’il faut expliquer dans cette histoire, ce n’est pas mon échec - qui n’en est pas un en réalité : aucun chercheur occidental ne pouvait endosser le costume associé à l’Occident par l’ordre social de ce Régime. Il ne pouvait pas se passer autre chose, dès lors que je prétendais faire de l’anthropologie symétrique au pays des informateurs. Ce qu’il faut expliquer, c’est pourquoi je suis revenu : quel type de traitement j’ai pu apporter à cette expérience, pour me persuader que je pouvais revenir, que tout se passerait bien cette fois, sous prétexte que j’avais « découvert mon homosexualité ».

Certains des témoins de l’histoire me l’ont dit par la suite : « Après ton premier séjour, on ne pensait pas que tu reviendrais… ». C’est cela qui étonnait les Yéménites, et qui questionnait fatalement leur vision du monde. Il faut expliquer comment je me suis retrouvé dix ans à travailler sur le rond-point du Hawdh al-Ashraf, comme s’il était une manip d’atomes froids34, à l’épreuve de laquelle je pouvais « forger mon intuition » quant à la dualité « onde-corpuscule » (ou socio-anthropologique) de la société taezie. Ou dit autrement, comment j’ai fait sortir Ziad de ses gonds.

Cette question ne porte plus sur la société yéménite proprement dite, plutôt sur l’anthropologie des sociétés occidentales ou sur l’ordre du monde, et elle est éminemment politique. Si j’ai échoué dans ma thèse, c’est que personne n’avait vraiment envie de la poser, en France au tournant des années 2010 : ni au sein des sciences sociales, ni au sein de la communauté musulmane, fut-elle politisée. On faisait semblant de la poser, mais pas suffisamment pour rendre sa dignité à un ancien physicien, qui portait tant bien que mal sa petite histoire, le plus humblement possible.

Ce n’est pas ma famille qui n’était pas disponible, bien au contraire : toutes les personnes évoquées dans ce texte l’étaient, au moins à titre individuel. Toutes étaient affectées indirectement par cette histoire, et auraient aussi voulu la régler. Mais ce règlement était conditionné au destin collectif, à la temporalité finissante de l’ère post-coloniale.

La mort et la structure qui relie

L’une des idées les plus fondamentales que m’a appris mon enquête au Yémen, c’est la nécessité d’une sorte de « débrayage » dans toute forme d’activité scientifique. Peu importe le nom qu’on donne à cette prise de hauteur - les physiciens l’appelleront « intuition », les historiens diront « historicité », les ethnographes diront « réflexivité »… L’important est de pouvoir reconnaître le type de savoir qui rend possible ce genre de débrayage, seule condition pour que la Science puisse se hisser au niveau des spiritualités religieuses. L’appellation plus générale de « structure qui relie » a été proposée par l’anthropologue et épistémologue Gregory Bateson, dans un merveilleux livre publié à la fin de sa vie, en 1979 :

« Je m’en prenais récemment aux insuffisances de l’éducation occidentale : dans une lettre à mes confrères du Conseil d’administration de l’Université de Californie, j’avais glissé la phrase suivante : “Si l’on brise la structure qui relie entre eux les éléments de l’apprentissage, on en détruit nécessairement toute la qualité.”

Je vous propose cette expression, la structure qui relie [the pattern which connects], comme un autre titre possible pour ce livre.

La structure qui relie. Pourquoi les écoles n’enseignent-elles presque rien de la structure qui relie ? Est-ce parce que les professeurs se savent porteurs du baiser de la mort, qui ôte la saveur à tout ce qu’ils touchent, qu’ils refusent ainsi d’aborder ou d’enseigner les choses réellement importantes de la vie ? Ou bien sont-ils porteurs du baiser de la mort justement parce qu’ils n’osent rien enseigner de ces choses-là ? Quel est donc leur problème ?

Quelle est la structure qui relie le crabe au homard et l’orchidée à la primevère ? Et qu’est-ce qui les relie, eux quatre, à moi ? Et moi à vous ? Et nous six à l’amibe, d’un côté, et au schizophrène qu’on interne, de l’autre ?

Je voudrais vous expliquer pourquoi j’ai été biologiste toute ma vie, et ce que j’ai essayé d’étudier. »

Gregory Bateson, La Nature et la Pensée, p.16.

Peu de personnes sont en position aujourd’hui de restituer la structure qui relie. Bateson l’était à son époque, après une vie passée à la marge des institutions académiques, en fréquentant les disciplines les plus diverses, et en y gagnant néanmoins au fil du vingtième siècle une aura scientifique certaine. Je n’ai pour ma part que quarante ans, aucune contribution scientifique substantielle qui ait été publiée - si ce n’est mon texte sur l’identité de Taez au Yémen35, paru en 2012 grâce à Laurent Bonnefoy, que je considère comme un témoignage historique important. De toute façon, l’époque que nous vivons est bien différente. Je me retrouve dans cette position étrange d’être en échec professionnel total, et d’être en même temps le plus apaisé des hommes. En effet aujourd’hui, je peux avoir la certitude d’avoir échoué pour d’excellentes raisons.

J’avais déjà pris la ferme résolution de me retirer de mon terrain yéménite, fin 2010, et de ne plus y retourner avant d’avoir soutenu ma thèse, lorsque le Printemps Arabe a fait irruption, plaçant soudain la ville de Taez au centre de l’échiquier politique yéménite. En quelques années, le carrefour sur lequel j’avais mené toute mon enquête, à l’entrée Est du centre-ville de Taez, est devenu le point le plus stable d’une ligne de front, lieu emblématique d’un affrontement entre blocs qui déchire tout le Moyen-Orient. Tout cela n’était simplement pas anticipable. Aucune thèse soutenue en 2010, ou même en 2014 à la veille de la guerre, n’aurait pu être à la hauteur des enjeux.

Il se trouve qu’en septembre 2007, quelques années en amont de ce grand basculement, je me suis converti à l’islam. Et là encore, sur un plan strictement scientifique et intellectuel, je crois que je n’aurais jamais rien pu faire d’aussi utile. À vrai dire j’ai le sentiment d’être un miraculé, comme le petit poisson sorti in extremis de la mâchoire du requin. C’est un privilège énorme d’avoir pu me convertir comme je l’ai fait, en immersion dans une ville de diplômés que j’avais décidé de prendre au sérieux comme interlocuteurs, et dans le cadre d’une démarche d’anthropologie symétrique, juste avant la fermeture du pays. Aujourd’hui, cette trajectoire et ce privilège me permettent de dire des choses indispensables - par exemple sur l’affaire Merah - des choses qu’aucun diplômé musulman de naissance n’arrive à dire manifestement, pour des raisons que je crois structurelles.

J’ai beau ne pas avoir gagné un sou comme anthropologue depuis plus de dix ans - j’ai la chance d’être propriétaire de mon appartement et d’être pour l’instant à l’abri du besoin, grâce aussi à ma condition de célibataire et à une certaine frugalité - c’est un privilège extraordinaire de pouvoir me lever le matin, en sachant chaque jour pourquoi je me mets au travail, dès l’aube et jusqu’au soir, comme je le fais maintenant depuis des années.

Ceci étant dit, je suis un peu frustré de n’avoir toujours pas pu partager le coeur de mon histoire au Yémen, et fatigué d’être confronté toujours aux mêmes incompréhensions quant aux premières années de mon enquête (voir ci-dessous un ènième résumé, rédigé ce jour), pourtant surmontées dès l’année 2008 avec les protagonistes au Yémen. Comme si la société française, jusqu’à ce jour, ne m’avait pas permis de revenir du terrain, et me laissait en quarantaine depuis plus de dix ans. Tout comme j’ai accueilli avec bonheur la révolte des Gilets Jaunes, je reçois ce confinement comme une petite vengeance, dont j’espère qu’elle débouchera sur une réconciliation.

Nous sommes aujourd’hui le 11 mai 2020, jour du déconfinement. J’ai passé les cinq dernières semaines à rédiger ce texte très personnel, construit autour de la mort de mon père. Ce sont en fait deux textes en un. Il y a d’abord un récit des premières années de ma vie d’adulte, entre mon bac en 1998, et la soutenance de mon premier travail sur le Yémen en juin 2004, une maîtrise d’ethnologie, qui scelle mon mariage avec les sciences sociales. Inséré au milieu de ce premier texte (juste après le récit de la mort de mon père), il y a un essai de généalogie familiale, décrivant les clivages anthropologiques profonds sur lesquels j’ai grandi. Derrière ma baraka dans la société yéménite, il y a bien une histoire française.

L’objectif de ce texte est d’abord pour moi-même, d’en finir avec une vision en termes de « traumatisme ». Il n’y a aucun traumatisme dans ma trajectoire, juste des clivages que je n’avais pas les moyens de penser si ce n’est par le détour du Yémen et de l’islam, et il n’y a rien là que de très ordinaire. D’ailleurs avant même ma naissance, la génération précédente avait déjà mis en place cette configuration, et je n’ai fait que me l’approprier à mon tour. Pour les Européens en réalité, la « structure qui relie » passe toujours par l’Orient, et il vaudrait mieux l’accepter. J’ai écrit pour ma famille, afin qu’elle l’explique à la société française, ou l’inverse : j’ai écrit pour la société française, dans l’espoir qu’elle l’explique à ma famille. Quoi qu’il en soit, les choses sont maintenant posées, je pense être en meilleure posture pour penser, depuis ma petite fenêtre, l’effondrement en cours.

L’écologie de l’esprit et la crise post-coloniale

(Intro 29 avril)

Je voudrais ici laisser la parole à l’anthropologue Gregory Bateson (1904-1980), dans un merveilleux livre publié à la fin de sa vie :

[Citation déreprise en intro]

« Je m’en prenais récemment aux insuffisances de l’éducation occidentale : dans une lettre à mes confrères du Conseil d’administration de l’Université de Californie, j’avais glissé la phrase suivante : “Si l’on brise la structure qui relie entre eux les éléments de l’apprentissage, on en détruit nécessairement toute la qualité.”

Je vous propose cette expression, la structure qui relie [the pattern which connects], comme un autre titre possible pour ce livre.

La structure qui relie. Pourquoi les écoles n’enseignent-elles presque rien de la structure qui relie ? Est-ce parce que les professeurs se savent porteurs du baiser de la mort, qui ôte la saveur à tout ce qu’ils touchent, qu’ils refusent ainsi d’aborder ou d’enseigner les choses réellement importantes de la vie ? Ou bien sont-ils porteurs du baiser de la mort justement parce qu’ils n’osent rien enseigner de ces choses-là ? Quel est donc leur problème ?

Quelle est la structure qui relie le crabe au homard et l’orchidée à la primevère ? Et qu’est-ce qui les relie, eux quatre, à moi ? Et moi à vous ? Et nous six à l’amibe, d’un côté, et au schizophrène qu’on interne, de l’autre ?

Je voudrais vous expliquer pourquoi j’ai été biologiste toute ma vie, et ce que j’ai essayé d’étudier. »

Gregory Bateson, La Nature et la Pensée, p.16.

Un peu plus loin cependant (pp. 31-32), Bateson explique que certaines catégories d’étudiants échappent à cette vision du monde, produite par les institutions d’enseignement supérieur :

« J’ai enseigné différentes branches de la biologie comportementale et de l’anthropologie culturelle à des étudiants américains, aussi bien à des élèves de première année qu’à des internes en psychiatrie, dans différents établissements d’enseignement et dans des hôpitaux universitaires. J’ai trouvé dans leur façon de penser une bien étrange lacune, qui provenait de l’absence de certains outils de pensée. Ce phénomène se retrouve de façon à peu près égale à tous les niveaux d’enseignement, tant chez les étudiants que chez les étudiantes, tant chez les littéraires que chez les scientifiques. Il s’agit précisément d’un manque de connaissance des présuppositions non seulement de la science, mais même de la vie de tous les jours.

Cette lacune est, assez étrangement, moins marquée dans deux groupes d’étudiants, a priori diamétralement opposés : les catholiques et les marxistes. Les uns et les autres se sont déjà penchés sur les quelques deux mille cinq cents dernières années de la pensée humaine et en ont un peu entendu parler ; les uns et les autres reconnaissent quelque peu l’importance des présuppositions philosophiques, scientifiques ou épistémologiques. Il est difficile d’enseigner à ces étudiants parce que l’importance qu’ils accordent aux prémisses e aux présuppositions « correctes » est si grande que toute hérésie est pour eux synonyme d’une menace d’excommunication. Évidemment, tous ceux qui ressentent l’hérésie comme un danger veillent à avoir pleine conscience de leurs présuppositions et finissent par développer une sorte de flair en cette matière.

Ceux qui qui n’imaginent même pas qu’il soit possible de se tromper ne peuvent rien apprendre, sinon du savoir-faire. »

Le présent texte s’emploie à poser des questions du même ordre, sur l’épistémologie et l’apprentissage. Pour autant, Gregory Bateson était un homme de la Guerre Froide, disparu à l’orée de la Révolution iranienne, et ma principale motivation est complètement absente de l’ensemble de son oeuvre. Il s’agit d’une interrogation lancinante sur le rôle des musulmans dans la vie intellectuelle de notre pays : non seulement en termes des places qu’ils occupent et auxquelles ils peuvent avoir accès, mais aussi en termes de responsabilité collective.

Ma recherche dans la société yéménite m’a conduit à intégrer dans ma pratique des sciences sociales certaines prémisses de l’islam - qui relèvent plus largement du monothéisme à vrai dire. Cela m’a conduit à une prise en compte des grandes structures anthropologiques et épistémologiques qui sous-tendent le monde où nous vivons (ce que Bateson appelle la « structure qui relie »). Or je suis confronté à ce paradoxe que dans mon propre parcours, c’est l’islam qui m’a permis de contempler ces structures, mais d’une certaine façon, ce sont les musulmans qui m’ont empêché de les faire entendre dans les institutions académiques.

(1) Jusqu’à ce jour je n’ai pas su convaincre mes interlocuteurs au sein de la communauté musulmane, quant à la nécessité d’argumenter aussi sur le plan des prémisses épistémologiques. Pas plus que je n’ai pu leur faire entendre ma dette personnelle, à l’égard de celui au Yémen qui a bien voulu interagir avec moi sur ce plan-là. D’où il découle directement - du moins depuis la position qui est la mienne - que les diplômés musulmans post-coloniaux sont collectivement responsables de la tragédie yéménite, beaucoup plus directement que tel ou tel lobby militaro-industriel occidental.

(2) En même temps, le Coran interdit explicitement de placer l’échange inter-religieux sur le plan des prémisses épistémologiques. Par exemple dans la Sourate de la Vache, verset 2:136-137 :

« À ceux qui disent : “Faites-vous juifs ou chrétiens et vous serez dans le droit chemin !” Réponds : “Non ! Suivons plutôt le culte d’Abraham, ce pur monothéiste qui ne s’est jamais compromis avec les païens !” Dites : “Nous croyons en Dieu, à ce qui nous a été révélé, à ce qui a été révélé à Abraham, Ismaël, Isaac, Jacob et aux Tribus ; à ce qui a été donné à Moïse et à Jésus ; à ce qui a été révélé aux prophètes par leur Seigneur, sans établir entre eux aucune différence. Et c’est à Dieu que nous sommes entièrement soumis.” Si les gens du Livre adhèrent à votre croyance, ils seront dans la bonne voie ; et, s’ils s’en détournent, c’est qu’ils auront opté pour la rébellion. Dieu te protégera de leur mal, car Dieu entend tout et sait tout.. ».

Ou encore dans la Sourate du Voyage Nocturne, verset 17:85 :

« Ils t’interrogent sur l’âme. Dis-leur : “L’âme relève de l’ordre exclusif de mon Seigneur et, en fait de science, vous n’avez reçu que bien peu de chose.” ».

En fait ma petite histoire au Yémen illustre exactement le type de situation inextricable qui ne manque pas d’advenir, dès lors qu’on place l’interaction sur le plan des prémisses épistémologiques.

 

Toute la question est donc de savoir si la participation à l’entreprise des sciences sociales relève de la démarche inter-religieuse. En toute bonne foi c’est une question complexe, pour un anthropologue. Dans la pratique, c’est sans doute une question d’équilibre et de distinction des sphères :

On touche ici au rôle des sciences sociales dans la régulation du jeu démocratique, fonction qu’elles échouent notablement à remplir dans le contexte actuel. Dans l’épuisement de l’ordre post-colonial, la crise démocratique est étroitement liée à une certaine démission intellectuelle et citoyenne des musulmans. Je ne parle pas ici des appels à se « désolidariser » des actes terroristes, récurrents durant le quinquennat de François Hollande, appels odieux en ce qu’ils supposent que les musulmans seraient a priori solidaires de tels actes. Mais le pourrissement de l’affaire Merah, par exemple, auquel les drames ultérieurs sont largement liés, relève bien d’une démission intellectuelle collective. La participation intellectuelle - ou discussion des prémisses - n’est pas une obligation à titre individuel (fard ‘ayn, pour le dire dans les termes de la juridiction islamique) mais une obligation à charge de la communauté (fard kifâya).

Si cette obligation n’est pas remplie, cela ne retombe pas seulement sur la communauté musulmane française, mais sur la communauté nationale plus généralement. Elle en est affectée dans sa vie interne, mais également dans son rapport au monde. Le « mondialisme » que nos élites se voient reprocher par une partie grandissante de la société française, et légitimement, n’est pas simplement lié à quelques personnalités juives bien placées aux commandes d’institutions financières. À travers la figure du « Juif », les musulmans contemplent le reflet de leur propre démission, dans le miroir d’une extrême droite qui ignore l’islam pour des raisons politiques et sectaires. Aux musulmans d’empoigner plutôt le miroir des sciences sociales, pour penser cette crise par le prisme de leur propre responsabilité collective.

C’est pour rendre tangible ce genre d’interdépendances que j’ai rédigé cet essai autobiographique. Ces questions sont d’une telle complexité, elles exigent d’expliquer sur quelles bases je parle. Or j’ai été extrêmement frappé ces quinze dernières années, par la difficulté de mes interlocuteurs musulmans à comprendre mon cheminement, ne serait-ce que dans ses grandes lignes : d’en saisir le caractère logiquement nécessaire. Je donne à voir ici l’enchâssement dans la société française de mon enquête au Yémen, afin que mes interlocuteurs puissent faire le lien avec des situations où ils sont eux-mêmes engagés.

Note d’intention globale

Dans ce texte [et celui que je construis en parallèle : « Sciences Sociales du Jour Dernier »], je me propose de reprendre mon enquête au Yémen, à partir du drame familial vécu cinq ans en amont.

(1) L’enchâssement de l’enquête

Le but n’est pas d’opérer une sorte de psychanalyse réflexive, qui me rendrait plus « objectif » dans la suite : ça j’ai déjà tenté de le faire tout au long de mon enquête. Car dès le départ, il était tout à fait évident que la mort de mon père m’avait placé dans un statut d’exception - dépositaire d’une relation personnelle avec le monde arabe, et d’abord avec sa langue, dont j’héritais sans vraiment savoir comment, pour le meilleur et pour le pire. Il me fallait être au clair sur cette histoire personnelle, et le plus rapidement possible, pour pouvoir mieux assumer mes résultats.

L’objet ici est le même, mais j’écris dans une autre contexte. La temporalité du confinement, c’est celle d’une impasse politique, économique, civilisationnelle, dont j’aimerais montrer qu’elle est essentiellement une impasse de la rationalité sociologique. Le but cette fois, c’est de mettre en évidence où se situait le blocage : qu’est-ce au juste dans cette expérience originelle qui ne pouvait être dit, du fait de l’ordre discursif post-colonial - et non pas du fait d’un éventuel « trauma », qui m’empêchait de me re-mémorer cette expérience. Car pour ce qui est de la revivre - ou de « retrouver mon père », pour employer un psychologisme éculé - on verra que la chose était réglée dès le mois de juin 2004, après la rédaction de mon premier mémoire, et c’est précisément ce qui m’a permis de revenir « comme si de rien n’était ».

Dès juin 2004, cette problématique transférentielle est définitivement réglée, du moins en ce qui me concerne36. C’est donc les gens autour de moi qu’il faut vous donner à voir : une configuration familiale enchâssée dans une situation sociale que nous partageons - la société française à l’ère post-coloniale. Vous les donner à voir, pour que vous vous reconnaissiez vous-mêmes : réinscrire pleinement dans la société française, à la fois ce drame, cette enquête, et l’articulation qui existe entre les deux. Ce sera le premier temps de ce texte.

(2) Ré-approcher le Yémen par la configuration
(> cette partie devient « Reprise de la vidéo de mars 2018 »)

Dans un second temps je reviendrai à la société yéménite. Et là encore, je porterai l’éclairage plutôt sur l’entourage, sur les personnages secondaires, le choeur antique : ceux qui regardent mais qui par cela, déterminent aussi l’ordre du dicible. Cette fois, je ne tenterai pas de vous embarquer dans ma subjectivité, de vous raconter la rencontre fondatrice, et à partir de celle-ci, toutes celles qui ont suivi. Mon récit ne jouera plus sur l’identification avec le narrateur, comme au fond j’ai tenté de le faire toutes ces années. Mon récit jouera plutôt sur l’extension de cette configuration37, dans laquelle nous nous serons déjà reconnus a posteriori, et qui en fait nous est commune à tous.

Quant à celui par qui tout a commencé, il n’aura plus de prénom, je l’appellerai simplement « le jeune matheux » : celui qui s’est retrouvé à cette place parce qu’il est géomètre, et rien de plus. Celui qui s’est trouvé pris dans cette configuration, dans laquelle en réalité nous sommes tous pris, et qui s’est trouvé en charge de nous la révéler.

(3) Configuration et pudeur, épistémologie, théologie
(> cette partie est devenue « Sciences Sociales du Jour Dernier »)

Dans un troisième temps, je parlerai de théologie. Je tenterai une reprise de la théologie monothéiste par l’épistémologie, comme de ses différences internes sur le plan doctrinal. Il s’agira notamment de comprendre le comportement de mes interlocuteurs musulmans - ceux dont l’existence intègre pleinement la configuration post-coloniale, du fait qu’ils vivent à la fois ici et là-bas - avec cette question : cette histoire a toujours reposé sur une forme de pudeur, mais ceux-ci ne semblent pas le reconnaître, pourquoi ?

 

Retour accueil confinement

i

1Mon cas est tout à fait classique : c’est ce qui caractérise la photographie parmi toutes les formes d’art. Pierre Bourdieu et al., Un art moyen: essai sur les usages sociaux de la photographie (Paris : Editions de Minuit, 1965).

2Alors premier ministre, depuis 1997, Lionel Jospin avait prévenu à l’approche des élections présidentielles : « Ce sera l’Elysée ou l’île de Ré ». Or c’est Jean-Marie Le Pen qui accède au second tour - donc le contexte est loin d’être celui anticipé, mais Jospin tient tout de même parole en se retirant de la vie politique dès l’annonce des résultats. Jospin s’était imposé comme leader de la gauche en 1995, au sortir des deux septennats de François Mitterrand. Il fallait quelqu’un pour affronter Jacques Chirac, et Jacques Delors s’était désisté, donc ç’avait été lui. Sur le fond, cet épisode du 21 avril 2002 signe l’impossible reconstruction de la Gauche française après le Mitterrandisme. Pourtant, les militants socialistes ne pardonneront jamais à Jospin cette « trahison » - largement liée à l’incompréhension que suscite son éthique protestante. Et dans un réflexe typiquement « catholique zombie » (comme dit Emmanuel Todd), le Parti Socialiste s’installe dans un déni quant aux raisons anthropologiques profondes de cet épisode. Déni qui le caractérisera jusqu’à son effondrement définitif en 2017, et qui entre temps vaudra à la Nation quelques sérieuses déconvenues (comme les attentats terroristes du septennat Hollande, générés mécaniquement par l’aventurisme scandaleux de Manuel Valls - je renvoie à mon « chantier Merah »…).

3Gregory Bateson. « But conscient ou nature », dans Vers une écologie de l’esprit, vol. 2 (Paris : Seuil, 1980), 217‑32.

4J’ai retrouvé progressivement ces capacités à partir de 2007 - une expérience que j’associe à la lecture de Bateson. C’est ce qui m’a permis dix ans plus tard d’être prof de maths, et même de passer un concours d’enseignement. Mais dans cette période 2004-2007, comme on le comprendra plus loin, je m’identifiais à mon père côté yéménite et à ma mère coté français, dans l’exercice des sciences sociales, et j’avais trouvé ainsi une forme d’équilibre (même si ma mère en prenait plein la figure…).

5Je renvoie à l’excellente synthèse d’Emmanuel Todd, Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine (Le Seuil, 2017). De mon point de vue, Todd sous-estime l’importance des mutations théologiques (la grande affaire de la translatio studiorum). Pour un spécialiste de la parenté plus en prise avec les questions théologiques (surtout chrétiennes) voir Gérard Delille, L’économie de Dieu: famille et marché entre christianisme, hébraïsme et islam (Paris : Les Belles Lettres, 2015)..

6La Villa Médicis est une propriété du Ministère de la Culture Français située à Rome, où les lauréats du Prix de Rome séjournaient trois ans pour y créer en toute liberté. Mon grand-père y a vécu entre 1933 et 1936.

7Il existait une association des amis de Robert Planel, tenue par Jacqueline après la mort de ce dernier (1994), dont subsiste un site internet rédigé par ma tante, historienne. On pourra consulter la notice : « L’enseignement musical à la Ville de Paris (1946-1974) ».

8L’association pour l'Évolution Musicale de la Jeunesse, fondée en 1939, organisait des concerts éducatifs le jeudi après-midi au théâtre des Champs Élysées, jusqu’en 1986 : « Si les concerts Musigrains sont parvenus à faire éclore en vous la "sensibilité musicale" infiniment plus précieuse que le "savoir", alors nous avons atteint notre but. L'amour de la musique et l'éducation musicale feront de vous, mieux que des amateurs de concerts : des connaisseurs » (journal « Les Musigrains », novembre 1958).

9Emmanuel Todd, Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 2015).

10Je renvoie à l’analyse de la maison kabyle, connu comme le plus structuraliste de tous les textes de Pierre Bourdieu : « La maison ou le monde renversé » in Esquisse d’une théorie de la pratique ; précédé de trois études d’ethnologie kabyle. (Paris: Droz, 1973).

11Consciemment issue, devrais-je ajouter, car la première épouse de mon père l’était aussi, mais sans le savoir. Enfant adoptée par une sainte femme du sixième arrondissement, d’extraction populaire, dont elle était en fait la fille avec un prêtre issu d’une grande famille bourgeoise. On comprend que les deux jeunes gens se soient trouvés, tant les deux histoires étaient complémentaires l’une de l’autre, et aussi que mon père ait eu le sentiment d’un ratage énorme, quelque chose comme l’unique possibilité d’une salvation. La vérité n’a éclaté qu’au milieu des années 1990, quelques années avant sa mort.

12La Fin de l'histoire et le Dernier Homme, de Francis Fukuyama, est un essai emblématique de la fin de la Guerre Froide publié en 1992. Au sein des sciences politiques américaines, c’est en partie en réaction à cet essai que Samuel Huntington affirme sa thèse du Choc des Civilisations (1996).

13Documentaire de Frédéric Rossif produit en 1988, au titre du devoir de mémoire, qui marque l’irruption de la seconde guerre mondiale et du nazisme dans le débat public français. Le paradoxe étant que le film est essentiellement construit à partir d’images de propagande nazi, le commentaire intervenant juste en contre-point, pour déboucher ensuite sur les images des charniers et des camps, tournées par les armées de libération. Soit l’irruption d’un objet télévisuel particulièrement spectaculaire, constituant cette période en une sorte de « ça » impensable, en pleine période mitterrandienne. « Cette utilisation un peu naïve des archives (considérées à tort comme matière indifférenciée d'un récit à construire) est sans doute la grande limite de ce film, qui méconnaît ce faisant la fascinante capacité des images à démentir le discours qui prétend les asservir. » Jacques Mandelbaum, le Monde du 29 mars 2005.

14N’est-ce pas précisément l’histoire de Giboulin et Giboulette, ce conte musical composé par leur père lorsqu’ils ont neuf et dix ans ? Dans cette histoire qui berce leur enfance, Giboulette n’est-elle pas le seul véritable héros ?

15Je renvoie à la lettre de l’IRMC n°11 (2013) consacrée aux vingt ans de l’Institut - notamment aux pages 16 à 18, mais son nom est mentionné presque à chaque page.

16Mon oncle Sadok Boubaker est spécialiste du commerce en Méditerranée à l’époque moderne (XVIe – XVIIIe siècles). Une liste de ses publications est en ligne ici.

17Ma tante est l’auteur d’une thèse sur la présence française en Tunisie avant le Protectorat, soutenue en 2000 et publiée en 2015 : Anne-Marie Planel, Du comptoir à la colonie: histoire de la communauté française de Tunisie, 1814-1883 (Riveneuve éditions / IRMC, 2015).

18Mon travail sur les hommes de peine date de cette période : “Les Hommes de Peine Dans l’espace Urbain. Spécialisations Régionales et Ordre Social à Taez”, Revue Des Mondes Musulmans et de La Méditerranée 121–122 (2008): 147–63.

19Jocelyne Dakhlia, “Homoérotismes et Trames Historiographiques Du Monde Islamique”, Annales HSS 62, no. 5 (2007): 1097–1122; L’empire Des Passions. L’arbitraire Politique En Islam (Paris: Aubier, 2005).

20Comme je souhaite m’inscrire dans l’épistémologie biologique de Gregory Bateson, je parlerai de « barrière weismanienne », en référence à l’un des piliers du néodarwinisme. Voir notamment l’essai « nodal » de son œuvre : G. Bateson. « Le rôle des changements somatiques dans l’évolution », dans Vers une écologie de l’esprit, vol. 2 (Paris : Seuil 1980, 1963), 115‑35.

21Ce « républicanisme tribalisant » que je décris ici, à l’épreuve des institutions plutôt que par leur truchement, me semble caractéristique de la culture Taezie. Voir l’analyse que j’en ai faite dans le chapitre publié en 2012 : « Le réveil des piémonts : Taez et la révolution yéménite ».

22Je reprends ici des analyses élaborées essentiellement dans le cadre de mon chantier « scène primitive » de 2018 (après la mort d’Ali Saleh), où l’on trouvera sans doute plus de « chair ». Ici je me focalise sur « l’objectif sociologique » et son fonctionnement - un éclairage cybernétique sur la production de la « réalité sociale » - dont je cherche à dégager les enjeux pour notre déconfinement.

23Je renvoie à mon chantier « Scène Primitive » de 2018, dans lequel je me demande comment j’ai pu croire ça pendant quinze ans.

24Cette situation a perduré, j’ai vraiment eu le sentiment d’être habité par la vie de mon père, jusqu’à l’automne 2007. Quelques semaines après ma conversion à l’islam, lors d’une balade sur les hauteurs du Djébel Sabir, j’ai réalisé que ne pensais plus à lui à travers mon propre corps, qu’en quelque sorte il avait pris son indépendance. C’est aussi à partir de cette date que je commence à m’identifier à Nabil, rétrospectivement - voir mon texte de 2012 « L'ethnologue et les trois frères de Taez, ou la chute des figures charismatiques urbaines dans le Yémen des années 2000 ». J’ajoute qu’instinctivement, j’ai toujours associé le monde de Nabil au monde de mon arrière grand-père, dont est issu mon grand-père, le monde d’avant 1945. (Je place ce détail par rapport à mon « essai généalogique »…)

25Gregory Bateson. « La dernière conférence », dans Une Unité sacrée: quelques pas de plus vers une écologie de l’esprit (Seuil 1996, 1979), 404‑12. Note de l'éditeur p. 404 : "Sollicité pour donner ce qu'il aurait voulu appeler sa "dernière conférence", Bateson a répondu par ce brouillon, destiné à la presse, d'une conférence donnée le 28 octobre 1979 à l'Institut des arts contemporain, à Londres. Ecrit le 29 septembre 1979, ce texte était inédit jusqu'ici."

26Sur l’importance de la stratification éducative pour la compréhension de la crise mondiale actuelle, voir d’Emmanuel Todd le chapitre 12 : « La démocratie minée par l’éducation supérieure » de son livre Où en sommes-nous ?

27Dans l’histoire de l’anthropologie, l’idée que le théoricien séjourne longuement sur le terrain ne s’est imposée qu’à partir de l’oeuvre de Bronislaw Malinowski (1884-1942), un anthropologue polonais formé à Londres, qui s’est retrouvé coincé dans les îles de l’Empire britannique pendant toute la première guerre mondiale, du fait qu’il était ressortissant de l’empire austro-hongrois. C’est cette découverte accidentelle qui, à la génération suivante, permettra des œuvres comme le Naven de Gregory Bateson (1936), le fils d’un très grand biologiste de l’Université de Cambridge. William Bateson (1861-1926) est le premier à utiliser le terme génétique, après avoir redécouvert les travaux du moine Grégoire Mendel (1822-1884) sur l’hérédité. Et le jeune Gregory, son troisième fils, partira se faire les dents en Nouvelle-Guinée, sur l’analyse d’un rituel de travestissement dans une tribu de chasseurs de têtes…

28Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, vol. 2 (Paris : Seuil, 1980), 277‑78.

29Voir par exemple Loïc Wacquant, Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur (Agone, 2000).

30« Le « Za’im » et les frères du quartier. Une ethnographie du vide », Maîtrise d’Ethnologie à l’Université Paris X – Nanterre (2004). Voir aussi l’article rédigé l’année suivante : « Zaïd, Za'im al-hara [Zaïd, leader du quartier] : analyse sociologique d'un charisme de quartier », Chroniques Yéménites 12 (2005), pp. 81-102.

31Voir notamment l’article fondateur de Jeanne Favret-Saada : « Être affecté » Gradhiva 8 (1990): 3‑10.

32Jocelyne Dakhlia, L’empire des passions. L’arbitraire politique en Islam (Paris : Aubier, 2005); Voir aussi l’article de synthèse (disponible en ligne) : « Homoérotismes et trames historiographiques du monde islamique », Annales HSS 62, no 5 (2007) : 1097‑1122.

33Florence Weber accepte de reprendre ma direction à la fin de l’année 2012, contrainte par une sorte d’obligation morale. Elle continue de me soutenir à travers le Département de Sciences Sociales de l’ENS, mais en fait je jette l’éponge peu après.

34Je renvoie à un texte de 2013 où je creusais ce parallèle : « De la physique au terrain, et du terrain à l'islam. Pudeur et construction de l'objet dans les sciences expérimentales » (mis en ligne en décembre 2017).

35Vincent Planel. « Le réveil des piémonts : Taez et la révolution yéménite », dans Le Yémen, tournant révolutionnaire, dir. Laurent Bonnefoy, Franck Mermier, et Marine Poirier (CEFAS / Karthala, 2012), 125‑41.

36J’ai perdu beaucoup de temps quelques années plus tard, quand je tentais de comprendre mon rôle dans la « schizophrénie » de Ziad, parce que je ne pouvais concevoir mon implication qu’en termes de transfert. En réalité, je suis passé à l’acte avec Waddah justement pour ne pas transférer. Ziad en est le seul témoin, et c’est cela qui nous lie. Donc c’est tout sauf du transfert, plutôt un rapport d’honneur, quelque chose que ma société ne sait plus penser…

37J’utilise la notion de configuration telle qu’introduite en histoire par Norbert Elias (même si j’ai toujours tendance à citer plutôt Gregory Bateson - les deux œuvres ont beaucoup de liens). Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie? Paris: Pandora, 1981.

 

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