Déconfinement
Récit
autobiographique (1998-2004) et essai
de généalogie familiale
Rédigé du 4 avril au 11 mai 2020 (journal modifs).
Introduction : À l’heure de la pandémie
I. La mort dans le quotidien (1998-1999)
II. De la photographie aux sciences sociales (1999-2003)
Anthropologie de la famille et grandes tendances civilisationnelles
Famille recomposée et intuition scolaire
« Tu seras très malheureux dans la vie! »
Celle qui devait s’appeler Bruno
III. Le voyage est une chambre obscure (juillet-octobre 2003)
Sur le terrain de l’intelligence
Ammar (un Nième résumé de 2003…)
IV. Le jeune Yéménite et la petite amie (2003-2004)
Avant-Propos (lien avec mon enquête au Yémen)
La mort et la structure qui relie
L’écologie de l’esprit et la crise post-coloniale
Je prenais aussi en photo les copains du lycée, j’étais bien obligé, mais ça me fatiguait franchement. Mon regard se construisait dans le rapport avec les choses, avec le sens, où naissait quelque chose de cohérent, lié à l’espoir de partager une émotion. Quant aux relations sociales, elles se déployaient dans un autre espace, où mon regard ne comptait pas. J’étais juste celui qui sait manipuler l’appareil, celui qui a la patience de faire les tirages, et la rigueur nécessaire. J’étais celui dont la reine avait été amoureuse, mais qui n’avait pas pu ou pas voulu être roi. Et je le payais d’une éternelle captivité - comme Joseph (Coran 12:21-34) mais sans connaître sa foi… Enfermé des journées entières sous la lumière rouge, dans le grenier de mes parents, je contemplais mes camarades sur la planche-contact, comme à travers les barreaux d’une prison. Quand l’un d’eux était beau-gosse, je lui faisais un tirage et ça lui faisait plaisir… Mais au fond je détestais ces transactions. Je quémandais là quelque chose, un regard en retour, qui ne me serait jamais accordé. J’ai commencé à le réaliser quand j’ai rencontré Momo, et ces amitiés n’ont pas survécu.
Après la mort de mon père, je commence à voyager dans les pays arabes avec mon appareil photo. Or les Arabes détestent être pris en photo. Du moins comme je la pratique : ils détestent être pris en photo juste après l’ombre d’un arbre sur un mur, et juste avant le soleil sur un pot de fleur. Or moi je ne sais pas aimer autrement. Je photographie un arbre en Palestine, un pont vers une frontière, une rue dans un quartier populaire. Avec la question du sens, toujours insatisfaite. Et chaque fois que l’appareil déborde sur la foule, il y a le regard haineux d’un homme, que je ne peux ignorer.
* * *
À deux ans de la mort de mon père je me retrouve à Orsay, au troisième sous-sol d’un laboratoire d’optique quantique où l’on piège des atomes. Je suis là pour un mois de stage de maîtrise, aux côtés d’un doctorant de première année. Celui de troisième année est à l’étage dans les bureaux, où il rédige sa thèse. Une après-midi, il vient nous parler d’un terrible accident d’avion qui vient de se produire à New York, dans un immeuble de Manhattan. Il redescend un quart d’heure plus tard, nous apprend qu’un deuxième avion s’est écrasé dans la deuxième tour, et commence à parler des Palestiniens. On ne capte pas la radio dans cette cave, et de toute façon je ne tiens pas en place. Je demande à prendre mon après-midi et je rejoins Momo sur le campus voisin de Polytechnique. Nous voyons les tours s’effondrer en direct à la télévision.
Au mois de juillet précédent, j’ai découvert le Yémen avec la classe d’arabe de l’Ecole Normale Supérieure. Une dernière nuit intoxiqué par le qat avec une camarade littéraire, passée à discuter sur la terrasse d’une maison tour, avant d’embarquer pour l’aéroport au petit matin. Quand je la recroise à la fin du mois d’août, elle me susurre à l’oreille le mot « anthropologie », que je ne connaissais pas. Avec les attentats, l’idée fait son chemin. Un week-end du mois d’octobre, je lui rends visite à Cambridge. J’embrasse la jeune fille. Cette fois vraiment, plus rien ne sera jamais comme avant. La semaine suivante dans la foulée, je négocie avec l’ENS ma reconversion vers les sciences sociales.
* * *
Au fond déjà à ce stade, j’ai exploré l’impossibilité de toute représentation. D’ailleurs je finirai par abandonner totalement cette pratique de la photographie. Avec mon premier terrain au Yémen, il s’installe une autre pellicule entre mon regard et le monde, qui est mon propre corps. C’est la seule manière que je trouve pour protéger mes interlocuteurs de mes propres projections. Et de fait dans ma pratique ordinaire des sciences sociales, il n’y a pas d’appareil photo, il n’y a même pas d’enregistreur, mais il y a toujours le feed-back de la honte. Le narrateur/observateur frôle la folie et l’indignité, mais il finit toujours par retrouver le sentiment de sa propre pudeur. Au fond comme pratique d’écriture, je n’ai rien trouvé d’autre intéressant.
De même dans l’art photographique, j’estime la pudeur plus que toute autre chose. Mais quel photographe pourrais-je citer ?… La pudeur n’est pas chez Salgado, elle est par exemple chez Cartier-Bresson. La pudeur est aussi dans le Paris des années 1950. Mais dans un monde qui ignore ce sentiment, l’enfant muni d’un appareil photo ne peut pas l’inventer. Ce que j’ai raconté de mes années 1990 devient difficilement concevable, peut-être, dans un monde où les lycéens passent leur vie à se photographier en permanence. Mais ce que j’appelais plus haut « la photographie de puceau », poussée à un degré de maîtrise bien supérieur au mien, est la seule qui m’émeuve aujourd’hui.
Rares sont ceux qui se laissent émouvoir par ce que j’écris. Plus rares encore sont ceux qui me le disent. Il en est un qui aime me lire, un ami de la génération de mon père. Je veux citer ce qu’il m’a écrit l’année dernière :
« Je vais prendre le temps nécessaire car ce que tu dis m'intéresse toujours énormément, "plus qu'un autre". Car si je maintiens ce que je t'ai dit sur la pratique anthropologique et le décentrement, je t'écoute avec INFINIMENT d'attention, car tu sais faire ce que peu font : mêler l'intime et la réflexion et sur ce plan, je ne peux que te supporter au plein sens positif du terme, car TOUT CELA (que ça me plaise ou pas) EST TOTALEMENT INCARNE...et le fait que ce soit INCARNE prend le pas (chez moi) sur le "fond de la réflexion". »
Je repense souvent à sa remarque, qui m’aide à assumer quelque chose de fondamental. Dans ma pratique des sciences sociales, il n’y a de personnages que secondaires : des gens qui passaient par là, qui se retrouvent impliqués malgré eux dans la grande affaire de mon regard, et il s’agit de les en libérer. La seule présence, la seule incarnation, c’est la mienne. Je regarde l’écriture sociologique avec une extrême suspicion, tout comme la possibilité que d’autres personnages s’incarnent à travers elle. Bien sûr, je pratique aussi la contextualisation, sociologique et historique, j’évoque aussi les destinées collectives. Mais chez moi, la contextualisation n’est jamais que la perche de l’équilibriste, qui me permet d’avancer sur le fil. Ma dignité d’observateur est le seul véritable instrument de libération, pour mes lecteurs comme pour ceux sur lesquels j’écris. J’ai tâtonné dans cette pratique depuis dix-sept ans, et je me retrouve aujourd’hui acculé dans cette croyance un peu folle - mais ce n’est sans doute pas un hasard : la libération d’un seul homme, dans certaines circonstances, peut libérer l’Humanité toute entière.
Suite du récit ci-dessous :
« Le
voyage est une chambre obscure (juillet-octobre 2003) »
Ici je ne parle pas du fait d’avoir un papa et une maman, a contrario des familles monoparentales ou homosexuelles, que « la Manif pour Tous » stigmatisent comme des « dérives égoïstes » de l’individualisme. La Manif pour Tous sait jouer sur cette corde sensible d’un diagnostique anthropologique pertinent, mais le problème est bien plus profond, du point de vue de sa genèse et de son évolution. Il est intrinsèquement lié à certaines tendances lourdes de notre civilisation, telles que la spécialisation professionnelle.
Rien que de très banal dans cette expérience d’adolescent. Mais mine de rien, ce modèle de couple repose sur une forme de dégénérescence intellectuelle programmée, qui a des retombées sociétales directes en termes de modèle civilisationnel (je parle ici par contraste avec les sciences islamiques traditionnelles, telles qu’on peut encore les observer au Yémen), à travers le type de savoir rendu disponible par les adultes à pleine maturité. En gros, une prime au corporatisme disciplinaire, qui sous-tend le modèle du savoir Européen depuis la fin du moyen-âge. Ce modèle familial va aussi de paire avec une perte de conscience progressive de l’espace public et du monde social, à travers le repli de la sociabilité sur des couples construits selon le même fonctionnement (l’essentiel des amis de mes parents étaient des couples physicien/psychanalyste, ou à la rigueur biologiste / prof de lettre…). Également la pratique des voyages touristiques, typique des classes moyennes supérieures : la famille se ressoude périodiquement en s’exportant dans un monde où elle ne comprend rien - mais où la valeur de sa monnaie fait qu’elle est la reine - pour y vivre un certain nombre d’aventures et se gargariser de sa propre sagacité. Plus les choses avancent, et plus les classes moyennes diplômées vivent dans une bulle, tout en ayant la certitude d’être aux prises avec le réel - toutes les autres expériences du monde étant réduites au silence par une paupérisation impitoyable (y compris en fait à l’intérieur de nos propres frontières).
La soi-disant « addiction aux écrans » censée ravager nos têtes blondes n’a pas attendu l’invention des tablettes et des smartphones. Pour une part évidemment, elle est liée au bond de l’intelligence cybernétique, mais c’est aussi qu’il ne se passe plus rien d’intéressant à l’extérieur méritant qu’on lève le nez, pour des enfants qui n’ont pas forcément envie d’être complaisants à l’égard des addictions mentales de leurs parents.
Le confinement actuel constitue le stade terminal de ce processus, où les classes moyennes diplômées, en perfusion grâce au télétravail, s’entretiennent dans l’impression d’être aux prises avec leur destin, et continuent de disserter sur la meilleure manière de sauver les ours polaires des odieux populistes climato-sceptiques comme Donald Trump, et ce en « changeant de modèle ». Mais les universitaires qui se livrent à ce genre d’exercice, en réalité n’ont aucune conscience de ce qu’impliquerait un tel « changement de modèle ».
Pendant longtemps, cette évolution est restée encadrée par l’Église, qui continuait de régir les mœurs (du moins en dehors des cercles de la Cour), en collaboration avec les cultures populaires. Comme dans toutes les cultures du monde, les rituels sacrés avaient pour fonction d’exclure les buts conscients de la construction des espaces domestiques : à travers l’institution du mariage évidemment, mais aussi tout ce qui encadre les interactions entre les sexes. Derrière la rigoureuse ségrégation des sexes qu’on a pu observer au Yémen (en lien avec une conjoncture historique bien particulière que j’ai pu étudier), il y a tout de même un principe anthropologique général : les hommes et les femmes évoluent en parallèle dans des sphères différentes, du point de vue de la sociabilité, mais pas dans des sphères philosophiques incommensurables. Les Européens ont tôt fait d’universaliser leurs propres préjugés, selon lesquels les hommes seraient naturellement attirés par les sciences de la matière et les femmes par la psychologie, sans voir les soubassements épistémologiques propres à cet état de fait (qu’on peut résumer par le dualisme cartésien entre le corps et l’esprit, et tout ce qui s’ensuit). Dans toutes les cultures, la vie familiale et la vie collective ou politique se nourrissent mutuellement, et construisent la cohérence et la pérennité d’une vision du monde. L’harmonie du couple repose sur une répartition différentiée de l’information disponible, constitutifs éventuellement de points de vue, quant à un monde qui reste néanmoins unifié. De sorte que l’expérience domestique reste le lieu privilégié de réconciliation des principes contradictoires (le masculin et le féminin, le corps et l’esprit, etc.).
Mais cette glorieuse réussite est ternie par un drame intime, qui se confond avec la seconde guerre mondiale. Isabelle est stérile, il s’avère qu’elle est atteinte d’un cancer des ovaires. Afin de la soulager, Robert passe la guerre à courir après la morphine dans le Paris occupé, et elle décède finalement peu avant la Libération. Ma grand-mère n’entre dans cette histoire qu’en 1946, et ils sont mariés en 1947.
La césure de 1945 doit aussi être replacée dans l’histoire d’une certaine renaissance de la musique française associée à la Troisième République (1870-1940), et marqué par l’opposition délibérée au génie allemand, qui donne naissance au genre de la mélodie française. Mon grand-père (1908-1994) appartient aux dernières générations de cet âge d’or, qui se situaient dans l’héritage direct des grands maîtres Gabriel Fauré (1845-1924), Claude Debussy (1862-1918) et Maurice Ravel (1875-1935). Mais la débâcle de 1940 est aussi une débâcle culturelle, de cette France-là. Et des cadets tels que Pierre Boulez (1925-2016), qui avait vingt ans en 1945, adopteront dorénavant une orientation totalement différente, dans la vogue du structuralisme.
Le fait que mon grand-père se voue à une carrière pédagogique et administrative, qui lui laisserait peu de temps pour la composition, était évidemment un choix délibéré, d’ordre existentiel et politique, indissociable de ce mariage avec cette jeune fille qui avait quasiment été son étudiante. De quoi pouvait-il rêver d’autre, se retrouvant veuf à la Libération, sans enfants mais approchant de la quarantaine et déjà au faite de sa carrière, d’une gloire artistique associée à un monde désormais englouti ? D’autant que mon grand-père était lui-même un outsider, dans les milieux artistiques souvent bourgeois. Plutôt anarchiste dans ses opinions politiques et sa sensibilité, probablement ne lui était-il pas concevable de faire souche dans ce champ de ruine. D’où le choix aussi d’épouser une protestante, qui devait être assumé dans la société de l’époque (ma tante raconte encore les commentaires de la bourgeoisie catholique, un jour que Jacqueline avait chanté dans une église : « Pas mal pour une parpaillote… »). Tout cela n’était pas un accident, et cela n’avait rien d’un caprice libidineux, même si la différence d’âge nous choque aujourd’hui.
Jacqueline était très belle, mais aussi très intelligente et dotée d’une forte personnalité. Toute sa vie, elle dut évoluer parmi les amis de son mari et leurs épouses, qui avaient tous connu la première femme de mon grand-père, et qui appartenaient à une autre génération - ceux qu’on appelait « les anciens de la Villa… » - des musiciens mais aussi des peintres et des sculpteurs, que j’ai toujours entendu évoquer comme une sorte de Parthénon des Dieux de l’Olympe. Jacqueline sut trouver le courage, et construire la personnalité, de cohabiter toujours avec grâce avec ce glorieux passé. Et c’est ainsi que mon père et sa sœur, aux côtés de leur mère, grandirent dans les décennies d’après-guerre parmi ces artistes d’un autre temps - Dieux inoffensifs et débonnaires, dont ma tante m’a dit un jour qu’ils étaient leurs seuls véritables amis.
Alors bien sûr, il y avait là quelque chose d’une institution totale. C’était le sens de la vie de Jacqueline, d’être la médiatrice bienveillante de cette grandeur passée, auprès de tous les publics. Mais Jacqueline en était aussi la gardienne, celle qui protégeait son mari des sollicitations intempestives, qui sanctuarisait sa tranquillité créatrice, y compris contre son propre fils. Enfant malade, surprotégé, mon père avait aussi l’interdiction de pénétrer dans le salon. C’était tout le paradoxe de cette transmission instituée sur le mode scolaire - et on l’a beaucoup reproché aux conservatoires municipaux après les années 1970 - qu’elle bloquait finalement l’accès à l’expression créatrice. Les rancoeurs de mon père, au soir de sa vie, avaient toujours à voir avec cette rigueur toute protestante, dont il ne retenait pour sa part que l’obsession castratrice et les motivations mondaines. Le jour de son mariage à la Mairie du cinquième arrondissement, selon la légende, lorsque Monsieur le Maire salua la mariée en l’appelant « Mme Planel », Jacqueline se serait écriée « Madame Planel ?? Mais c’est moi, Madame Planel !… ». On dit aussi qu’elle fut pour beaucoup dans l’échec de ce premier mariage, si dramatique pour mon père.
Jusqu’à son lit de mort, mon père restera torturé par cette rancoeur à l’égard de sa mère. Or au fond, ce n’était là que l’envers d’une autre rancoeur, latente, à l’encontre de ma propre mère, de celle qui prenait soin de lui. Mon père était en fait torturé de ne pas savoir entre les bras de quelle femme il devait mourir : celle qui lui avait donné naissance, ou celle qui l’avait sauvé en lui donnant un fils. Par une sorte d’effet secondaire de la psychanalyse, mon père avait construit toute sa vie d’adulte sur l’idée qu’il lui fallait s’échapper de son enfance, et c’est cette réussite que représentait ma mère. Pourtant, il fut travaillé par le doute jusqu’à son dernier souffle, par la tentation de se rebeller contre l’étreinte de cette autre institution totale. Et s’il est une chose qu’il m’a demandé explicitement, s’il est une seule fois où sa mort prochaine a été évoquée sans détour, c’est lorsqu’il m’a demandé de ne jamais rompre avec Jacqueline.
Julien est un garçon timide, bien que fort conscient de ses capacités intellectuelles, profondément travaillé par son rapport aux autres et les grandes questions de son temps. Dans les années 1930, il est très marqué par sa fréquentation du camps de Barèges dans les Pyrénées, un mouvement scout animé par le Père Dieuzayde, qui deviendra une figure majeure des courants chrétiens de la Résistance. Il y rencontre son épouse, issue des milieux catholiques bordelais et diplômée en biologie, mais qui restera tout de même mère au foyer. Julien perd pourtant la foi dès les premières années de son mariage (voir extraits ci-dessous), manifestement en lien avec son engouement pour la mécanique quantique. L’ainé du couple nait en 1940, suivi de quatre filles. Ma mère est le cinquième et dernier enfant, né en 1951.
« Je devais m’appeler Bruno », nous lance-t-elle souvent, comme pour résumer plusieurs années de psychanalyse en une seule phrase magique. Elle nous parle aussi de sa mère, décédée d’un cancer en 1974 peu après son départ de la maison. C’est alors que ma mère perd elle-même la foi et divorce de son premier mari - elle la petit dernière, bien avant toutes ses soeurs. En dépit du décès prématuré de ma grand-mère, le clan familial demeure particulièrement soudé, porté par les personnalités rayonnantes de mes tantes, chacune dans son domaine un modèle de réussite professionnelle. Mais globalement, pour ma sœur et moi comme pour mes cousins et cousines, la trame catholique de cette histoire familiale nous est toujours restée un mystère inaccessible.
Dans la perception que nous en avons nous-mêmes, l’histoire de mes grands-parents est en partie déformée par son inscription dans ce mouvement historique plus large, de libération des femmes et d’identification aux valeurs de gauche. En effet, Julien apparaît rétrospectivement comme ayant eu raison avant les autres : d’avoir remis en cause spontanément les certitudes de son milieu, d’avoir fréquenté avant-guerre des mouvements scouts relativement progressistes, ou encore d’avoir su aider ponctuellement des enfants juifs. Dans les années d’après-guerre, Julien s’implique aussi beaucoup dans le procès en réhabilitation du frère de ma grand-mère, exécuté sommairement à la Libération par des maquisards du FTP communiste, dans la région de Bordeaux, pour des rancoeurs relevant moins de la Collaboration que de la haine de classe, semble-t-il. Après ces années éprouvantes, le couple part quelques années en Equateur où mon grand-père, fidèle à ses idéaux, contribue à monter l’école polytechnique de Quito. Cela lui sera pourtant reproché à son retour en 1951, par les milieux communistes du CEA autour de Frédéric Joliot, de n’être pas resté « reconstruire la France ». C’est dire la prégnance de ces clivages idéologiques dans ces années d’après-guerre.
Pour toutes ces raisons, Julien se retrouvait auréolé d’un halo de sainteté au sein de sa propre famille, comme un gage de l’innocence collective, indissociable du respect pour le grand scientifique. Mes tantes elles-mêmes ont toujours entretenu ce piédestal, par amour et respect pour leur père, d’autant plus facilement qu’elles portaient la culotte dans leur propre foyer. Cette façade dissimulait pudiquement le drame plus intime : ce père travaillé par le doute méthodique au point de délaisser un peu sa femme, qui au fond en était morte de chagrin. Pour moi et mes cousins, quelque chose clochait. Loin de l’image idéalisée du grand scientifique humaniste, notre grand-père était ce vieil homme qui suçait chaque fois le tube de mayonnaise lors de nos pique-niques, de manière un peu dégoutante, et auquel on ne pouvait rien dire - un homme déconnecté surtout. C’est quasiment d’un statut de résistant que Julien s’était retrouvé affublé après-guerre, par son propre milieu social puis par ses filles, mais il y avait là un statut sans rapport avec son tempérament. Sans rapport avec le caractère douloureux de cette rupture avec les certitudes de son milieu, mené dans la plus grande rigueur et le plus grand conservatisme. Sans rapport avec ses doutes et ses failles intimes, dont il avait conscience plus que tout autre, et qui préoccupaient l’essentiel de ses pensées.
Extraits d’un petit carnet
Formules : Pater. Et psaumes (prières du bréviaire : Primes et complices).
Lecture. L’Évangile : méditer et chercher l’unité.
« La science du Christ ne détruit pas la science humaine mais l’illumine » (St Thomas).
Les créateurs ont eu à lutter toute leur vie pour imposer leurs idées.
Et six ans plus tard à 23 ans :
À mes maîtres, Monsieur et Madame Joliot [Curie]
Clairement nous vivions dans une bulle. Mes parents avaient tous deux grandis dans le Paris de la rive gauche, un petit monde. S’ils étaient partis en banlieue, c’est sans doute pour s’éloigner d’une sociabilité parisienne encombrée par leurs mariages respectifs. Mais ce mode de vie était aussi parfaitement en phase avec le rêve du mitterrandisme, et construit comme une sorte de clin d’oeil, où se résolvaient toutes leurs contradictions.
Quatuor à cordes (1932-1935), 1er mouvement, joué par le Quatuor Phillips (1997)
Bien entendu pour ma grand-mère, le haut du podium revenait au Concerto pour Trompette, composé en 1965, dont le mouvement lent est un classique du répertoire.
Concerto pour Trompette (1965), 2eme mouvement, joué par Maurice André
Mais pour ma mère, ces œuvres d’après-guerre étaient trop « faciles ». Elle reprochait à son beau-père un penchant coupable pour la « belle mélodie », contre lequel il n’avait pas su lutter. En somme, elle lui reprochait de n’avoir pas su devenir Henri Dutilleux (1916-2013) - un compositeur huit ans plus jeune que lui, aussi d’extraction sociale moins populaire, également Prix de Rome en 1938. Pour absurde que ce jugement puisse paraître - c’est-à-dire déconnecté des conditions sociales réelles de production des œuvres - il avait la fonction de placer mon père à l’abri de la dictature pédagogique de sa mère, et de lui offrir un accès autonome à ces mondes artistiques d’avant-guerre, aux prises avec lesquelles son père s’était forgé. Après le décès de ce dernier en 1994, Jacqueline voulut se débarrasser du portrait de la première épouse qui dormait dans la cave de son appartement, et aussi de son buste en bronze, réalisés du temps de la Villa Médicis. C’est tout naturellement que les deux œuvres trouvèrent leur place dans l’escalier de notre maison, sans que les rapports de ma mère avec sa belle-mère ne s’en trouvent pour autant perturbés.
Il faut dire que nous connaissions assez peu cette tante. Nous la croisions essentiellement aux fêtes de Noël une année sur deux, lorsque ce n’étaient pas mes grands parents qui partaient en Tunisie. Nous connaissions encore moins son compagnon. L’alliance entre Jacqueline et ma mère, qui était comme je l’ai dit de l’ordre de la dévotion, laissait peu de place à son expression en ces rares occasions. Ou pour dire les choses clairement, Nanou apparaissait toujours un peu larguée, à contre-temps. Mais n’était-ce pas normal, au vu d’une enfance au cours de laquelle son existence avait été continuellement niée… ? Voilà pour mes souvenirs de conversations dans la cuisine, derrière cette porte de service qui était l’entrée ordinaire de cette grande maison.
Et pourtant quand elle repose le pied en France, Anne-Marie redevient toujours Nanou. Est-ce de ma faute ? Est-ce à cause de ma famille, la faute à la grande façade blanche ? N’est-ce pas plutôt la faute d’un certain ordre des choses, épistémologique et structurel ? Un arbre phylogénétique dans lequel Nanou précèdera toujours Anne-Marie, parce que 1945 précède 1981 : la sociogenèse du pouvoir mitterrandien prend sa source dans la césure de la seconde guerre mondiale. Et parce que cette césure de 1945, omniprésente dans l’histoire familiale de Nanou, l’est aussi dans l’ordre postcolonial où elle engagera sa vie.
En vertu de cet ordre, Sadok mènera sa carrière dans le système universitaire tunisien, en tant que professeur d’histoire moderne à la Faculté de SHS de l’Université de Tunis, et Anne-Marie mènera la sienne, en lien avec l’Ambassade de France et sa politique de coopération scientifique. Tous deux vivront côte-à-côte à égalité, comme le couple libre des idéaux de leur jeunesse - malgré la clandestinité du concubinage sous Bourguiba et sous Ben Ali. En privé, ils recevront ensemble leurs amis, dont la plupart sont des historiens et des chercheurs en sciences sociales tunisiens ou français, souvent les deux à la fois. Mais professionnellement ils seront toujours séparés. Sadok met très rarement les pieds à l’IRMC, et Anne-Marie, qui ne parle pas l’arabe, ne met jamais les pieds à l’Université. Une pudeur post-coloniale, dont dépendait la pérennité de leurs projets institutionnels respectifs :
•du côté d’Anne-Marie, il s’agit d’accompagner le séjour en Tunisie d’étudiants ou de chercheurs français, parfois eux-mêmes d’origine tunisienne, et d’encourager une recherche en sciences sociales francophone de qualité, prenant la société tunisienne pour objet.
Mais moi en 2001, je connais Nanou. Anne-Marie je ne la connais pas, et tout cela n’intervient en rien dans ma vocation pour les sciences sociales. Je la connais à peine plus en 2004, à l’heure de mes premières difficultés dans mon enquête. En 2011, quand Taez fait irruption sur la scène politique yéménite à la faveur des Printemps Arabes, Nanou est à la retraite, elle s’occupe de Jacqueline à plein temps. Quelques psychodrames les années suivantes avec Nanou, au cours desquels Anne-Marie me reproche de ne pas être dans le moule. Finalement je dois jeter l’éponge, sans que nous ayons pu apprendre à nous connaître. Et Jacqueline décède en avril 2014, deux mois après mon installation à Sète. Voilà, au fond c’était l’objectif d’expliquer tout ça.
La maison de Fouzia à l’intérieur du quartier en 2010 (l’appartement est aujourd’hui détruit).
À l’origine, la famille vivait dans la vieille ville de Taez, juste sous la mosquée Ashrafiyya - magnifique mosquée blanche construite au XIIIème siècle par les sultans rassoulides - et c’est là qu’est née F.. Mais la famille s’y trouvait à l’étroit et au début des années 1970, Abduh et son frère achetèrent un terrain dans le nouveau quartier de Hawdh al-Ashraf, où l’on construisait le siège de la Préfecture. Les deux frères y construisirent deux grandes maisons blanches, exactement identiques et très majestueuses pour l’époque. F. sera mariée au fils de cet oncle paternel, dans cette seconde grande maison blanche. Autant dire que F. n’était pas partie bien loin lors de son mariage, et elle n’est pas partie bien loin non plus lors de son divorce.
Le carrefour du Hawdh à
l’aube, avec les ouvriers journaliers (2004).
On aperçoit à l’arrière plan les deux maisons blanches.
En arrivant dans cette petite maison à l’arrière, F. se retrouvait de fait sous la protection de la famille de sa grande sœur F1, de son mari Abdulghanî et surtout de ses fils Nabil et Ziad. F1 étant la fille aîné, elle vouait une haine viscérale à la seconde épouse de son père. Venger l’affront fait à sa mère, ce devait être l’obsession de toute sa vie. C’est pourquoi elle tint à épouser l’homme de confiance de son père, Abdulghanî, qui venait de leur village d’origine Al-Shuwayfa (Est du massif de la Hujariyya). Elle l’épousa contre l’avis de son père, et bien qu’il fut beaucoup plus âgé qu’elle, afin qu’elle et sa mère conservent un peu d’influence dans le clan. Elle éleva ses fils pour en faire des lions, et au milieu des années 1990, ces derniers étaient devenus des personnalités locales particulièrement craintes et respectées. Nabil fut recruté à la Municipalité de Taez, où il devint rapidement responsable de l’inspection des souks, en charge des souks du centre-ville.
Contrairement à la mère de F., issue de la même tribu que son père, la seconde épouse était issue d’une famille de la vieille ville d’origine ottomane (les Ottomans ont occupé une partie du Yémen, notamment Taez, entre 1872 et 1919). Une famille modeste à l’origine, mais ayant su profiter de l’établissement de la République (1962), et qui avait des relations parmi les notables du nouveau Régime. Les frères de F. firent des études supérieures, à Sanaa ou en Egypte, et ils obtinrent rapidement des postes importants. À la mort du père de F. (vers l’an 2000), cette seconde épouse alla vivre chez ses fils dans la Capitale, et l’une des deux grandes maisons blanches fut louée à des particuliers.
(voir Arbre de parenté)
À ce stade, c’est donc bien le clan de F1 qui représentait localement la branche de son père. De l’épouse ottomane, il ne restait à Taez qu’un seul de ses fils ainsi que sa fille aînée, la mère de Waddah (un neveu qui partirait lui aussi travailler à Sanaa grâce aux relations de sa grand-mère - voir plus loin la section « Le jeune Yéménite et la petite amie »). Nabil apparaissait de loin le plus charismatique, d’autant qu’il aidait beaucoup de gens financièrement grâce à son poste à la police des souks. Quant au cadet Ziad, après une adolescence assez turbulente, il se lançait dans des études de comptabilité, domaine où il faisait preuve de capacités remarquables. Après avoir obtenu son diplôme en 2003, Ziad était destiné à travailler comme expert-comptable dans les plus grands groupes Yéménites (Ha’il Said et Yemensoft), puis dans un cabinet de consultant international (TBNG).
Pour ce neveu très prometteur - mais qui persécutait un peu sa mère par son intelligence supérieure - F. mit à disposition une petite pièce qui lui revenait au rez-de-chaussée, ouverte sur la ruelle, afin qu’il puisse étudier tranquille et y recevoir ses amis. Nabil et Ziad étaient comme des grands frères pour ses propres enfants, notamment pour l’aîné Ammâr, qui rentrerait lui-aussi à la Municipalité quelques années plus tard (2005), sous les ordres de Nabil. En même temps, ils grandissaient aussi en lien étroit avec leur père et leurs oncles, dans la seconde maison blanche juste à côté…
Ammâr jouissait en fait d’un point de vue médian, entre l’audace charismatique du clan de F1, qui emportait sa sympathie, et le patrilignage du côté de son père, beaucoup plus stable, auquel il appartenait. F. elle-même conservait ce point de vue médian : elle n’était fâchée avec personne, pas même avec le père de ses enfants, un homme bienveillant et léger. F. restait en contact avec tout le monde : aussi bien dans son patrilignage, avec ses demi-frères et sœurs issus de l’épouse ottomane, que dans la branche de sa belle famille. Mais elle savait aussi profiter du charisme de ses neveux, les fils de sa grande sœur F1, qui lui permettaient de vivre indépendante dans son propre appartement…
« Tu es comme mon fils », me dit toujours F.. Dix ans après mon dernier voyage au Yémen, F. et moi échangeons encore quotidiennement. Moi qui vais sur mes 40 ans, j’en avais tout juste 23 en août 2003, quand j’ai posé le pieds pour la première fois dans cette petite pièce. Et c’est ainsi que le « Royaume » de Ziad (mamlaka) devint l’objet de ma première étude. Je me souviens de l’insistance du jeune Ammâr, que cette pièce appartenait en fait à sa mère… Mais ce détail passait complètement au-dessus de ce que j’étais capable de comprendre à l’époque, quant à l’endroit où j’avais atterri. Mes observations n’étaient pas en cause, plutôt les analyses que je mobilisais pour les expliquer, relevant d’une analyse sociologique grossière. Grossière comme l’analyse sociologique l’est presque toujours, il faut bien l’admettre.
Il a fallu plusieurs années avant que je voie le visage de F., avant qu’elle ne me parle directement. Entre temps de l’eau avait coulé sous les ponts. Ziad avait complètement renoncé à travailler comme expert comptable. Il était devenu une sorte de mystique marginal, tandis que Nabil se noyait sous les problèmes et finit par se tuer sur la route d’Aden, le 31 décembre 2006. C’est finalement Salah, l’un des oncles de Ammar, qui récupéra son poste à la police des souks. Ziad aurait eu les épaules en temps normal, mais il refusa, ce qui lui valut un séjour en hôpital psychiatrique.
Par la suite Ziad refusait de manger la nourriture de sa mère, qu’il suspectait d’y placer des neuroleptiques à son insu, et c’est souvent sa tante qui le nourrissait. Bien évidemment, elle aurait préféré que le poste aille à son neveu, plutôt qu’à son ex-beau-frère. F. avait perdu un peu de latitude dans son indépendance. Mais à aucun moment, F. n’a rejeté celui qui avait manifestement porté le mauvais œil à la famille de sa sœur, en faisant intrusion quelques années plus tôt. Non parce qu’elle n’avait pas fait le rapport - tout le monde l’avait fait dans le quartier - mais c’était là l’effet du décret divin. C’est aussi dans cette période, à partir de 2007, que j’ai commencé à mieux connaître F.. Ammâr m’invitait à manger, F. mettait son voile et elle restait un peu discuter avec nous.
Mes rapports avec son fils aîné avaient toujours été particuliers. Lors de mon premier séjour en 2003, Ammâr était tacitement chargé par le quartier de vérifier si j’étais un jeune homme « normal » (shâb tabî’î). Il faut dire, tous se demandaient qui était ce Français tombé du ciel, et ce qu’il leur voulait [situation développée plus loin]. Ammâr avait cette responsabilité parce qu’il était le plus jeune (il devait avoir à peine dix-huit ans), parce qu’il était proche de Ziad, et en même temps il représentait un vrai patrilignage. Ammâr est aux premières loges à la fin de ce premier séjour lorsque, Ziad s’étant retiré, je finis par me persuader que Nabil est dangereux. Le 29 septembre au soir, c’est lui qui me fait croire que Nabil est sorti pour me violer, et qui me fait monter précipitamment chez l’un de ses camarades (voir le résumé de mon chantier « scène primitive »). C’est lui qui me fait croire à cette fable, avec toutes les conséquences que cela comporte - à savoir que je monte à Sanaa deux jours plus tard, et tombe dans les griffes du clan de l’épouse Ottomane…
Au fond dans ma condition d’ethnographe, je suis écartelé entre la lâcheté structurelle des patrilignages institués, et l’attrait de figures charismatiques minoritaires, qui n’assument plus au-delà d’un certain point. Cet épilogue reproduit exactement la position ambivalente de Ammar et de sa mère, qui ne peuvent pas l’ignorer.
En réalité sans F., il n’y aurait jamais eu d’enquête. Ce n’est pas seulement que F. avait prêté la pièce, ou qu’elle nourrissait Ziad. Derrière le comportement de Ammar, il y a F., qui me suit depuis mes tout premiers pas dans ce quartier. Sans la sympathie exigeante de son fils, sans sa volonté de me pousser dans mes contradictions, avec un sans-gène qui dissimulait une profonde bienveillance, je n’aurais jamais surmonté cet épisode difficile. Il m’a fallu de longues années, mais au début des années 2010, j’avais fini par comprendre cette configuration, à laquelle je devais d’avoir émergé de ce mauvais pas. Je renvoie à mon texte rédigé dans cette période : « L'ethnologue et les trois frères de Taez, ou la chute des figures charismatiques urbaines dans le Yémen des années 2000 ».
Si mon travail de thèse est jugé « trop personnel », c’est simplement qu’il entre en confrontation directe avec l’ordre épistémologique des humanités post-coloniales : un ordre adossé à la coalition discursive de femmes blanches, non-musulmanes, hétérosexuelles - sachant bien entendu coopter des hommes homosexuels ou des musulmans diplômés. Cette coalition est d’autant plus odieuse qu’elle brandit volontiers la critique féministe comme un étendard, dont elle ignore à peu près tout. Ces sciences sociales postcoloniales sont fascistes dans leur épistémologie, dans le sens où elles refusent d’accepter la distance entre le réel et sa représentation. Fascistes dans leur épistémologie, elles sont aussi génocidaires dans leurs effets. Je pense qu’au fond les Yéménites l’ont toujours su. Les Français ne tarderont plus à s’en apercevoir, au vu de la situation actuelle. Je n’ai pas écris ce texte pour vous tirer une larme sur le sort des femmes yéménites, qui s’en sortent comme elles peuvent bien loin des sciences sociales, hier comme aujourd’hui, F. comme toutes les autres.
Dans l’histoire de Jacqueline, l’intrigue découle du sentiment de mon grand-père qu’après la césure de 1945, la transmission n’est possible que par le truchement de l’institution et du républicanisme protestant.
Ce parti-pris donne à l’éducation que reçoit mon père le caractère d’une institution totale, qui trouve un écho paradoxal dans l’histoire de sa première épouse, pourtant pur produit d’une intrigue catholique. D’où une crise matrimoniale, qui débouche sur le couple de mes parents.
Avec le divorce de mon père et le couple qu’il reforme avec ma mère, la crise se résout, mais seulement de manière temporaire. En effet, cette dernière appartient à une bourgeoisie catholique qui tient pour naturelle la transmission des héritages, par delà même l’effondrement des figures masculines. De ce fait, mon père reste hanté par une nostalgie structurelle à l’égard de son enfance, doublée d’une rancoeur quant à l’échec de son premier mariage, qui éclate lors de son décès.
Face à cette impasse, je me tourne vers le monde arabe - comme ma tante l’avait fait à la génération précédente - et je croise le chemin de Ziad.
Cette problématique de la filiation et de la « transmission des caractères acquis » est donc bien le fil conducteur de cette alliance d’enquête, funeste pour mes interlocuteurs yéménites : la courroie de transmission par laquelle ma société d’origine ne cesse de faire peser ses contradictions sur le reste du monde.
En 2011 lorsque l’Histoire bascule, Ziad commence à se dire chrétien - quand il ne se proclame pas simplement Jésus. Tout se passe comme si Ziad, depuis le fin fond de la société yéménite, voulait ainsi rappeler au souvenir de notre clan les structures théologiques qui n’ont jamais cessé d’encadrer notre histoire.
« Le
« Za’im » et les frères du quartier. Une ethnographie du vide »,
Maîtrise d’Ethnologie à l’Université Paris X – Nanterre.
À travers cette honte, c’est mon histoire familiale la plus profonde que je mets en jeu inconsciemment. Et je vais sans le savoir à la rencontre des histoires familiales profondes de ce petit bout de quartier, où le protagoniste central n’est pas forcément Ziad - voir ci-dessus sur F. (la mère de Ammar).
Bien entendu, aucune de ces péripéties ultimes n’est mentionnée dans mon mémoire de maîtrise, ni dans aucun de mes écrits académiques ultérieurs, jusqu’en 2018. Par contre à Taez cela se savait, évidemment : tout le quartier savait que le Français était passé à l’acte avec Untel. Et sur le carrefour où je poursuivais mon enquête, on savait qu’il s’était passé quelque chose avec les jeunes du quartier du haut. Mais ce passage à l’acte n’était pas lié spécifiquement aux jeunes du quartier, ni à aucune personne particulière : plutôt à des contradictions globales de mon enquête, que je n’avais pas été capable d’affronter lors de ce premier séjour. Et si j’ai été capable de les affronter, petit à petit, c’est précisément parce que je suis revenu à cet endroit en assumant mon histoire. Surtout parce qu’Ammar n’a jamais oublié les circonstances, et que j’avais tout de même été courageux. Par la suite les jeunes du quartier ne me parlaient plus, mais lui continuait de venir me retrouver sur le carrefour, de me draguer de manière éhontée. Au fond il n’a jamais cessé de croire en moi, comme sa mère, et comme son cousin Ziad.
Ce qui me rend malade - et sans doute me rendra malade toute ma vie - c’est de ne pas être en mesure de rendre à cette famille ce qu’ils m’ont offert, et qui n’a simplement pas de prix. Pas seulement à cette famille bien sûr, mais à la société yéménite toute entière : cette dette à l’égard du Sud, à laquelle nos sociétés européennes sont tellement accoutumées… Évidemment, il y a aussi quelque chose de pathologique dans ma propre insistance à raconter cette histoire, encore et encore. Cette insistance fait étrangement écho à l’obsession qui hantait mon père au soir de sa vie (et je renvoie à mon texte rédigé ces six dernières semaines : « Déconfinement. Récit autobiographique (1998-2004) et essai de généalogie familiale »).
Pour autant, la dimension familiale de cette histoire n’enlève rien à sa dimension politique. Aux institutions des sciences sociales, je ne pourrai jamais pardonner de m’avoir planté un couteau dans le dos, après avoir financé pendant des années mes recherches sur « l’homoérotisme » de la société yéménite. Ceci parce que les implications ultimes de mon travail ne leur semblaient pas gérables - et on voit ce qu’il en est aujourd’hui… Pas plus que je ne pourrai pardonner la lâcheté intellectuelle chronique de la communauté musulmane en France. Entre l’une et l’autre, entre la médiocrité académique et la lâcheté des musulmans post-coloniaux, il existe une complicité structurelle. Nous sommes les seuls à refuser de l’apercevoir, nous les milieux diplômés des classes moyennes supérieures, qui nous accrochons à nos certitudes. À cette France dont je viens, je ne pardonnerai jamais de n’avoir su me conseiller que d’écrire un roman - comme si un roman aurait changé quoi que ce soit. Ce sont des questions très politiques, qui ne tarderont plus à nous éclater à la figure, avec ce déconfinement. Alors je continue de creuser ce sillon, à partir de ma petite histoire, et d’élaborer des idées pour demain.
Sète, le 11 mai 2020
Texte initialement
intitulé :
« Du
chercheur en sciences sociales comme connard »
Je repense au gamin de 23 ans qui retrouve sa petite amie à l’aéroport d’Orly après treize semaines d’immersion au Yémen, dont les trois dernières violé par un jeune Yéménite de son âge. Je me demande comment il a pu survivre, où il a trouvé l’énergie. Je comprends que ce Yéménite qu’il venait de laisser à 5000 km, à cet instant-là était encore à ses côtés.
Lui a grandi à Taez, dans le quartier où le Français vient de passer deux mois. Il vit maintenant exilé dans la capitale, travaille dans une banque sous l’autorité d’un haut responsable du Régime. Le Français semble un peu perdu quand il le rencontre. Des échos lui sont parvenus de ses mésaventures avec ses cousins et amis d’enfance, qui ne sont pas tous des enfants de coeur [voir résumé chantier "scène primitive" pour l’arrière plan], alors il se propose de l’aider. La discussion commence, et bien sûr le jeune Yéménite s’adapte aux questions du Français, suit les raisonnements de l’apprenti-chercheur en sciences sociales, et tente de lui apporter les meilleures réponses. Lui-même au fond a envie de parler, de ce quartier où la vie était légère, douce et insouciante, dont il a dû s’arracher. Mais les questions du Français sont tout de même bizarres. Il est sincère à l’évidence, mais on ne voit pas bien où il veut en venir… À l’aube du troisième jour, le Yéménite prend son courage à deux mains : il prend le Français au réveil, et lui pose timidement la question qui lui trotte dans la tête.
« Lui aussi… », pense alors le gamin. Lui aussi pense en termes sexuels, comme semble-t-il tous ses interlocuteurs jusque là. Ses interlocuteurs qu’il a tous perdu un à un, en cherchant à les associer à sa démarche, et en défendant son honneur un peu stupidement. Alors cette fois, il prend la main du jeune Yéménite et l’entraîne vers le salon.
Le viol s’installe dans cette relation comme un prolongement rigoureux de la conversation, le juste contrepoint du raisonnement sociologique. Chaque hypothèse est une preuve d’intérêt, et en même temps une provocation tacite. Le Français reconstruit le monde dans le langage des idées, de la manière qui fait sens pour lui. Mais par cela, il construit aussi un lieu qu’il ne pourra jamais connaître, où le Yéménite revient prendre place, encore et encore.
Bien sûr, ce dernier tente plusieurs fois de s’arracher à cette relation. Mais elle est si laide, sa vie de célibataire exilé à Sanaa, dont il ne connaît que les hauts murs des propriétés, aux larges avenues interminables et poussiéreuses. S’il rompt avec le Français maintenant, à coup sûr celui-ci retournera à Taez, parmi ses cousins et amis d’enfance qui le fascinent tant. Rien ne peut l’en empêcher, avec le permis de recherche qui lui a été accordé. Alors il revient, il supplie le Français de changer leur relation. Le Yéménite ne peut repousser cette main tendue, puisqu’il a lui-même voulu la prendre, mais comment lui expliquer ? Il lui parle de l’islam, mais il lui en parle si mal… Le Yéménite voit la pitié s’installer dans le regard du Français, et devient terriblement jaloux. Pour lui prouver qu’il vit dans la maison du Diable, il se renseigne s’il y a de l’alcool dans la maison. Il demande à goûter, puis revient derrière vider les bouteilles. Il insulte le Français, le traite de tous les noms, avant de vomir et d’écraser dans le salon. Puis il se re-glisse dans sa chambre au petit matin.
En quelques jours, le jeune Yéménite s’est effondré entre ses bras. Lui qui était si fier et digne, il est devenu laid, ignoble même. Pourtant le Français ne peut plus reculer. À Taez les Yéménites l’ont rendu fou, lui au moins se tient à ses côtés. Il restera avec lui jusqu’à son vol retour, et il lui restera fidèle. Le Français veut croire malgré tout que le corps, comme la parole, est le lieu d’une rencontre. Il n’a aucune idée d’où lui viennent ces prémisses, dont il porte ainsi témoignage. Mais il ne peut plus réfléchir, il ne peut plus douter.
Peu à peu, les deux garçons trouvent leurs marques. Ils s’enferment dans une bulle, une bulle transparente. Les camarades du quartier ne quittent jamais leurs pensées, ni les interlocuteurs occidentaux, réels ou sublimés. Le Français ne prend plus de notes, mais il a étalé mentalement sur le sol les pages de son cahier, toutes ses notes des semaines écoulées, qu’il reprend méthodiquement. Les crises entre eux se font plus rares, et l’intimité devient routinière. Elle scelle et re-scelle leur bienveillance réciproque, qui ne connaît pas d’autre langage. Sans doute le jeune Yéménite, à travers cette transaction, a-t-il le sentiment d’assumer une responsabilité. Il s’affirme dans les termes de la modernité, reprenant possession de son enfance. Entre lui et elle, la modernité s’instille, irrémédiablement. Les deux garçons échangent leurs vêtements et sortent dans la ville, main dans la main. Sur les places et dans les transports collectifs, ils font chavirer les regards, et ils en rient.
« Le
« Za’im » et les frères du quartier. Une ethnographie du vide »,
Maîtrise d’Ethnologie à l’Université Paris X – Nanterre, juin
2004.
Aux côtés de Waddah durant ces trois
dernières semaines, je re-parcours toutes les intrigues, auxquelles j’ai
assisté auparavant sans les comprendre. J’en retrouve les clés grâce à
lui, parfois à son corps défendant, et je constitue ainsi une image
sociologiquement cohérente. Dans la genèse de mon premier mémoire, cette
relation fonctionne comme un sas de décompression. Ou plutôt une chambre
obscure, dont ma honte serait le diaphragme, et où se croiseraient les
contradictions constitutives de l’ordre post-colonial. Pour autant à ce
stade, le diaphragme de la chambre noir ne s’identifie pas au diaphragme
de mon propre corps. Je ne porte pas encore cette honte : je la
regarde avec les yeux d’un enfant.
En même temps que se constitue mon regard
sociologique, je fais une expérience beaucoup plus fondamentale, pour la
première fois de ma vie : celle du pouvoir maléfique du féminin. Je
vois Waddâh déstabilisé, je le vois coincé. Comme tous mes
interlocuteurs avant lui, mais je découvre maintenant que je peux le
détruire, du simple fait qu’il m’a fait entrer dans sa maison. Du simple
fait qu’il a voulu être un homme, je peux le tenir en laisse. C’est
précisément la culpabilité associée à cette
position, qui m’a conduit à accepter l’avance qu’il m’a fait
confusément. Et bien sûr c’est encore pire après : je vois Waddâh
devenir jaloux, alcoolique et fou. Il devient fou parce qu’il sait qu’il
est responsable, il sait qu’il s’est mis lui-même dans cette situation.
Moi je le vois se débattre, et au fond il me
rappelle mon père, les affres dans lesquels il
se débattait au soir de sa vie. Je le contemple sans rien pouvoir dire,
je tente juste de rester à ma place, de ne pas lui faire de mal, jusqu’à
ce qu’il me raccompagne à l’aéroport.
* * *
J’ai embrassé la honte sous la forme d’une jeune fille, dont j’avais depuis longtemps oublié le corps, mais à laquelle je n’avais jamais cessé de parler. C’était le 23 octobre 2003 à l’aéroport d’Orly, d’où j’étais parti pour le Yémen trois mois plus tôt. Bien entendu elle s’était libérée, ce jour-là et les suivants. Mobilisation générale pour accueillir le cosmonaute qui a séjourné trois mois dans l’espace, et doit de nouveau affronter la pesanteur. Je me souviens de son regard décidé, se voulant rassurant et en même temps inquiet, posé sur moi comme celui d’une mère, sur un enfant atteint d’une grave maladie. Elle n’était pas ma mère, je n’étais pas son enfant, je n’étais pas malade. Mais il fallait quand même la prendre dans mes bras, ou elle n’aurait pas compris.
« Tu m’as parlé en arabe cette nuit… », me dit-elle sur un ton enjoué. N’a-t-elle pas compris que je ne lui parlais pas à elle ? N’a-t-elle pas vu comment j’ai repoussé son corps quand j’ai compris qu’il était le sien, pour mieux poursuivre cette conversation dans mon sommeil, tourné vers le côté du lit ? Bien sûr elle l’a vu, mais elle me mets au défi de l’ignorer un temps, afin que ce secret reste un lien entre nous. Et moi, je suis en train d’entrer dans cette combine.
Je n’ai nulle part ailleurs où aller à vrai dire. Pour cette année universitaire, je n’ai pas d’appartement à moi. J’ai une chambre sous le toit, dans la maison de mon enfance où ma mère vit seule, en région parisienne. Mon père est décédé quatre ans plus tôt. Je n’ai personne à retrouver en France. Mes amis sont aussi les siens, toute la bande de la fac d’ethno, et je n’ai pas envie de les voir. Mes amis de la physique ne comprendraient pas. Personne à retrouver à part elle, et ma mère, qui regarde cette relation avec bienveillance.
Alors peu à peu je m’installe dans ce mensonge. Je reprends la fac, je couche de plus en plus dans son appartement, et les amis reviennent. L’essentiel de mon mémoire, je le rédige sur la table de sa chambre, la rejoignant dans le lit longtemps après. Porté par l’excitation, je la réveille pour que nous nous rendormions ensemble.
Un autre souvenir, vers le début du printemps. Nous sommes à la campagne, avec ma famille et mes cousins. Conversation du matin dans le lit de notre chambre, les volets encore fermés. Je parle en riant de Waddah, le jeune homme avec lequel j’ai passé les dernières semaines de mon séjour, à Sanaa. À ce stade, cette relation n’a plus vraiment de sens - donc elle a réussi sa mission quelque part… Dans ma tête, j’ai pleinement repris possession de mon quartier de Taez, de la réalité sociale, l’objet de mon étude. Je me déplace mentalement d’anecdote en anecdote, dans une histoire dont Ziad est redevenu le véritable héros. J’ai pris de la distance avec mon propre vécu subjectif, et je n’ai plus honte de cette dernière relation, aussi anecdotique que des formalités de douane : un cousin de Ziad et ancien du quartier, qui travaillait à Sanaa au service d’un notable du Régime… Elle est choquée pourtant de me voir rire. Du moment que je trahis Waddah, je ne tarderai pas à la trahir aussi, elle le sait au fond d’elle-même. Mais elle ne peut rien articuler. Elle descend, sort de la maison sans regarder les cousins, je dois courir pour la rattraper. Nous passons la journée dans les bois.
Arrive le mois de juin, bientôt la date butoir pour déposer mon mémoire. J’ai déjà repris mon billet pour le Yémen, le 24 juillet, comme l’année d’avant à un jour près. Elle me fait promettre que nous prendrons des vacances, que nous partirons en vadrouille avec la tente dans la voiture. Je lui promets tout ce qu’elle voudra, je suis dans la dernière ligne droite. Le soir du dépôt de mon mémoire, nous faisons la fête. Le lendemain matin, nous sommes encore au lit quand la dispute éclate. Je quitte son appartement en fin de matinée, sachant que je ne reviendrai pas. Déjà je me prépare à repartir, entièrement tendu dans cette perspective. Une semaine plus tard, c’est elle qui revient me voir chez ma mère. Elle veut comprendre ce qu’elle a mal fait, elle est prête à changer. Mais elle le voit dans mon regard, tout cela est déjà derrière moi…
Depuis je suis dans la maison de ma mère, je dors dans ma chambre d’enfant, mais je n’arrive pas à trouver le sommeil cette nuit-là. Je pense à mon retour à Taez. J’anticipe un peu ce retour « à froid », mais je dois y retourner. J’ai dédicacé mon mémoire à quelqu’un, je dois le lui amener, et puis construire une autre recherche en vue de mon DEA. Pourtant, quelque chose me dit que ce ne sera pas si simple. L’année précédente j’étais en couple, et ça donnait sens à mon travail. Par la pensée je lui rendais des comptes, en permanence. Et mine de rien, c’est ce qui m’avait permis de traverser tout ça. Là je suis en train de tout lâcher, tout ce qui me retient en France, et je ne sais pas ce que la société yéménite va faire de moi.
Alors je pense à mon père. Dans quelques jours, ça fera cinq ans. Je repense à ce mois de juin et à cet épisode étrange, survenu quelques semaines avant. Qu’elle date était-ce ? C’était la matinée du samedi 5 juin 1999. Et cinq ans plus tard jour pour jour, j’ai quitté son appartement ! Soudain c’est une évidence : mon père était homosexuel. Il était avec ma mère, mais il refoulait sa « vraie nature », et c’est comme ça qu’il a développé son cancer. Moi je ne vais pas refouler ma vraie nature, ah ça non ! Cette révélation change tout : je laisse derrière moi tous ces mensonges, ces contradictions, et je repartirai au Yémen le coeur léger. Ma vie est mise en ordre, rangée dans des tiroirs avec celles de mes aïeux. Dorénavant la sociologie est avec moi, j’existe du simple fait que je pense, plus rien ne pourra m’arrêter.
(Texte rédigé le samedi 7 mars, date de ma reprise de l’écriture après mon psychodrame thérapeutique avec l’Alternative Sétoise, et une année 2019 plus chargée en engagements militants).
J’avais à peine 21 ans quand nous nous sommes fiancés, à l’automne 2001. Le vrai mariage est intervenu trois ans en plus tard, en juin 2004. Mon engagement au Yémen était devenu trop sérieux, il n’y avait plus de place pour aucune autre femme.
Notre mariage a duré quasiment dix ans, et sept fois j’ai traversé le monde pour ses beaux yeux. Même dans ces longues périodes d’immersion dans la société yéménite, je passais l’essentiel de mon temps avec elle, isolé dans mon appartement ou ma chambre d’hôtel : pour reparcourir sous son regard la journée écoulée, chaque anecdote et chaque évènement, consigné méticuleusement dans mes carnets. Et de retour en France, c’étaient des journées entières passées au lit. Nous évoquions ce qui s’était passé là-bas, sans jamais s’en lasser, en inventant toujours de nouvelles galipettes.
Pendant de longues années, elle m’a tenu à ce rythme éreintant. À chaque départ, mon existence chavirait. Chaque retour était une épreuve aussi, mais elle restait ma seule boussole. Elle aussi perdait le Nord un peu, à vrai dire, bien qu’elle ne voulait pas le reconnaître… Moi je l’ai reconnu.
Après l’année 2007, j’ai commencé à réduire mes séjours là-bas, et l’ambiance a changé dans notre chambre à coucher. J’essayais de lui parler d’autre chose, de l’attirer vers d’autres horizons scientifiques pour faire son éducation, mais elle détournait le regard en boudant.
À la fin de l’année 2010, j’ai décidé de suspendre mes voyages, alors ça a été des crises. Elle voulait que je l’emmène là-bas, où paraît-il des choses fabuleuses étaient en train de se dérouler. Elle me traitait de nul, de n’avoir rien à dire en ces circonstances « historiques ». Pourtant je ne me laissais pas décontenancer, et je lui faisais face dans notre chambre à coucher. Comme au judo, je me focalisais sur les racines de sa stabilité, les prémisses de son épistémologie, et le moindre de ses gestes était l’occasion de la ramener au tapis.
Bientôt les invitations se firent plus rares, pour les colloques et les séminaires. Ma réputation de batifoleur, en quelques années, fut ré-évaluée en son exact opposé, celle d’un horrible puritain… Mais je m’en fichais bien ! Isolés dans notre chambre, je continuais de la fixer des yeux. Je voulais croire que dans mon regard, elle finirait par apercevoir les vallées du Hadramout, contrées grandioses où moi-même je ne m’étais jamais rendu, parce que je l’attendais. En rêve, j’avais déjà construit notre chambre dans un palais d’Orient, un pays où nous aurions été seuls, que je voulais lui offrir…
En 2013, il s’est avéré que je n’étais plus inscrit en thèse. Cette chambre depuis laquelle je pensais m’adresser au monde, ses yeux l’avaient déserté depuis longtemps. Et l’Orient de mes rêves, entre temps, s’était échappé aussi. Ce n’était pas encore la guerre, non, juste l'oppression économique ordinaire, à quoi s'étaient ajoutés l’instabilité, et des conditions de vie considérablement dégradées. Je ne me sentais pas d’y retourner seul. Alors je suis allé pointer à pôle-emploi. C’était trop tard pour recevoir mes allocations chômage, mais j’ai eu un peu de RSA. L’essentiel, me tenir là où je pouvais capter encore un peu de son odeur…
J’ai choisi une petite ville de province, fondée par un caprice de Louis XIV sur une lagune du Languedoc : un petit port autrefois tourné vers l’Orient, se débattant aujourd’hui dans les mailles de l’État-providence, comme dans une interminable scène de couple. J’ai tenté d’y reconstruire ma vie, de prendre un nouveau départ à l’âge de 33 ans, avec tous mes diplômes de facto frappés de caducité, par un passif encombrant. Seuls à se pencher sur l’oiseau tombé du nid, quelques ouvriers marocains, qui l’ont cajolé quelques mois puis s’en sont détournés, constatant que l’oiseau ne volerait plus.
« Pourquoi dites-vous ce proverbe dans le pays d'Israël: Les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants en ont été agacées? Je suis vivant! dit le Seigneur, l'Éternel, vous n'aurez plus lieu de dire ce proverbe en Israël. Voici, toutes les âmes sont à moi; l'âme du fils comme l'âme du père, l'une et l'autre sont à moi ».
Pour montrer les enjeux du présent texte, j’aimerais revenir aux citations placées en exergue. Car c’est bien ce dont il s’agit : se réconcilier avec nos aïeux, afin de replacer leurs citations dans leurs contextes. Nous ne sortirons pas de la crise actuelle sans produire cet effort transnational de re-contextualisation, cet énorme travail d’anthropologie, d’histoire et de sciences sociales, seule mobilisation humaine susceptible de tenir en échec l’emprise des technologies cybernétiques.
La citation de Bateson est reproduite sur la quatrième de couverture d’un recueil d’articles publié à titre posthume en 1991. Elle est souvent reprise, car elle résume bien les enjeux de sa pensée. En cherchant la référence exacte, j’ai découvert aujourd’hui qu’il s’agissait des derniers mots de sa « dernière conférence ». Une sorte de dialogue avec Bateson sur son lit de mort, c’est bien l’enjeu sous-jacent de ce texte.
Mais passons à la citation de l’Ancien Testament. Cette citation est en fait une citation de Bateson déguisée. En effet, Gregory Bateson cite ledit proverbe en ouverture d’une conférence de 1966 : « De Versailles à la Cybernétique » (reproduite dans le tome 2 de Vers un écologie de l’esprit). Selon Bateson - et il faut se replacer dans l’actualité de la guerre froide - les deux principaux évènements du XXème siècle sont le Traité de Versailles et l’invention de la cybernétique. Le traité de Versailles de 1919, comme tentative de reconstruire les relations internationales sur des prémisses erronées, dont on sait qu’elles ont mené à la seconde guerre mondiale et à la course aux armements. Quant à la cybernétique ou la théorie des systèmes - découverte au cours des années 1940 dans les fameuses conférences Macy, dont Bateson est l’un des initiateurs - elle représente la révolution intellectuelle censée nous permettre de traiter correctement ce type de problèmes. En nous inspirant de la beauté de la nature, et en observant l’actualité humaine comme un naturaliste, nous devrions être amenés à corriger les prémisses erronées qui fondent notre civilisation. Au-delà du Traité de Versailles, il pense à Descartes et à Newton : « ces pères ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants en ont été agacées ».
Cet aspect de la pensée de Bateson, qu’il voulut inscrire comme ses toutes dernières paroles en 1980, sont depuis devenues la vulgate ordinaire de toute la pensée écologiste. Pour autant, Bateson exprimait aussi quelques réserves, qui malheureusement sont passées par pertes et profits :
Bien que, pour ma part, je croie que la cybernétique est un des plus beaux fruits que nous ayons cueillis sur l'Arbre de la Connaissance depuis deux mille ans, je pense aussi qu'il ne faut pas oublier, pour autant, que la plupart des fruits auxquels nous avons goûté jusque-là se sont avérés plutôt indigestes - et généralement pour des raisons cybernétiques.
Si la cybernétique contient en elle-même assez d'intégrité pour nous aider à ne pas succomber à sa propre séduction, et sombrer à nouveau dans la démence, nous ne pouvons pas non plus nous en remettre entièrement à elle pour nous tenir éloignés du péché.
Pensons à ces nombreux pays où les ministères des Affaires étrangères utilisent les ordinateurs et la théorie des jeux, pour décider de leur politique internationale. (…) L'ordinateur démarre, vibre, donne une réponse, et c'est alors qu'il y a quelque tentation à y obéir. Après tout, si l'on suit les ordres de l'ordinateur, on est un peu moins responsable que si l'on prend soi-même la décision. Or, en suivant les ordres de l'ordinateur, on approuve implicitement les règles du jeu qu'on y a introduites. On affirme ces règles du jeu.
Etant donné qu'il est évident que, de leur côté, les autres nations disposent elles aussi d'ordinateurs, qu'elles jouent à des jeux similaires, et qu'elles affirment aussi ces mêmes règles du jeu qu'elles introduisent dans leurs ordinateurs, le résultat, c'est donc un système dans lequel les règles de l'interaction internationale deviennent de plus en plus rigides.
Cela me semble pernicieux : je crois, pour ma part, que les tares du système international viennent, justement, de ce que ce sont les règles qui ont besoin de changer. La question n'est pas de savoir comment améliorer le système en fonction des règles déjà existantes mais de savoir comment nous débarrasser de ces règles avec lesquelles nous jouons depuis dix ou vingt ans, ou même depuis le traité de Versailles. Le vrai problème est de changer les règles, et si nous laissons nos propres inventions cybernétiques, les ordinateurs, nous enfermer dans des situations de plus en plus rigides, nous gâcherons la première chance véritable de progrès qui nous ait été offerte depuis 1918.
Tel est donc l'un des dangers de la cybernétique. Il peut en exister d'autres, dont beaucoup ne sont pas encore identifiés : nous ne savons pas, par exemple, quels pourraient être les effets d'une mise en ordinateur de tous les dossiers gouvernementaux.
Je conclurai, néanmoins, en réaffirmant que c'est pourtant aussi la cybernétique, qui recèle en elle-même ces moyens latents par lesquels nous pouvons escompter parvenir à des perspectives nouvelles et peut-être plus humaines, qui peut nous permettre de changer notre philosophie du contrôle et de considérer, enfin, notre propre folie selon une plus large perspective.
J’ai voulu laisser la parole à Bateson pour que vous sentiez la puissance prophétique de ces pages, écrites en 1966. En fait depuis, on n’a rien inventé de nouveau. Mais rendons-nous compte aussi à quel point il était lucide, malgré son enthousiasme intellectuel. Et notre génération en a gardé un enthousiasme aveugle, la lucidité ne lui étant plus accessible. Par exemple, depuis ma lecture il y a douze ans du second tome de Vers une écologie de l’esprit, j’ai gardé en tête ce petit proverbe tiré de la Bible, celui-là même que le Prophète Ezéchiel reproche aux juifs de citer. Aujourd’hui je découvre avec stupéfaction que la citation est tronquée : en fait la Bible nous met en garde contre ce proverbe - mais Bateson n’a même pas pris la peine de nous avertir ! À l’époque, cette mise en garde ne lui apparaissait pas pertinente…
Cette anecdote résume à elle-seule la nature des rapports entre générations. Pour nous réconcilier avec la Terre, nous n’avons d’autre solution que de nous réconcilier avec nos aïeux. « Quoi qu’il en coute », comme dirait Macron : quitte à pour cela rechercher l’appui des textes sacrés, qui justement ne sont pas des « contes des anciens » (Sourate du Discernement, verset 5).
(3 mai 2020)
C’est dans ces circonstances que ma recherche doctorale connut un tournant : sans remettre en cause entièrement ma démarche, je m’intéressais moins à l’expérience de la vulgarité qu’à celle de la honte, à l’apprentissage de la pudeur plutôt qu’à l’acquisition d’une force de frappe rhétorique. Plutôt qu’une « réalité sociale » extrapolée à partir des failles de mes interlocuteurs, j’analysais le rôle des sphères domestiques dans la construction des perspectives sociologiques. J’ai souvent décrit cette conversion dans les termes de la critique épistémologique batesonienne et de « l’écologie de l’esprit », mais c’était surtout l’achèvement d’une conversion féministe, au fond : l’adoption d’une perspective théoriquement cohérente, qui mettait fin à l’interférence dans ma recherche de mes propres questionnements intimes. Simplement je ne pouvais pas le dire ainsi, parce que ça se passait au Yémen, dans le cadre d’une sociabilité exclusivement masculine. Insister là-dessus serait passé pour une provocation, d’autant que cette conversion coïncidait avec ma conversion à l’islam. L’ethnographie réflexive contemporaine est tributaire de la critique féministe de toute façon, donc cela allait sans dire.
En quelques années, cette conversion épistémologique m’a permis de mieux comprendre la position ethnographique qui était la mienne dans la société yéménite, et de choisir de m’en retirer progressivement, jusqu’à mon départ définitif à la fin de l’année 2010. Cette thèse qui m’aurait permis de revenir au Yémen la tête haute, je n’ai jamais pu la terminer, faute de relecteurs constructifs disposés à entrer dans la logique de mon argument. Le monde académique m’a eu à l’usure, à force d’exiger des « clarifications » : soit j’explicitais mes choix épistémologiques, et l’on me reprochait d’être obscur, soit j’analysais plus en détail ma propre implication, et l’on me reprochait alors mon nombrilisme. En 2013, j’ai donc dû abandonner dix années d’investissement intellectuel dans les sciences sociales et tenter de prendre un nouveau départ, avec un passif particulièrement encombrant. Dans les faits je n’ai pu m’empêcher de rester anthropologue, quoi qu’à l’écart des institutions, mais c’est plutôt la société française que j’ai appris à connaître. J’ai notamment cherché à comprendre pourquoi ma société, et notamment mes coreligionnaires musulmans, n’avaient jamais pu me soutenir contre l’injustice que me faisaient subir les institutions académiques, à moi et à mes interlocuteurs au Yémen. Ainsi, je réalisais progressivement la portée globale de ma petite histoire yéménite, révélant les implicites de l’ordre « post-colonial », en place depuis 1945. Ce texte est clairement le produit de ce cheminement.
C’est exactement cette question que j’ai traitée dans ce texte d’auto-analyse, rédigé durant les dernières semaines du confinement avec bien d’autres préoccupations en tête. J’y analyse très précisément de lourdes prédispositions familiales, liées à cette thématique de l’impuissance et de la masculinité. Celles-ci s’enracinent essentiellement dans l’histoire de mes quatre grands-parents, et notamment les effets de la césure de 1945 dans leurs vies respectives. Cela peut donner à ce texte une portée éventuellement plus générale, que je cherche encore à énoncer ces jours-ci.
Mercredi 20 mai
2020
(27 Ramadan 1441)
(= la suite de l’intro initialement)
J’espère pouvoir ainsi faire apparaître deux points fondamentaux :
Ce texte raconte six années décisives de ma vie, dans lesquelles s’est joué mon passage d’un confinement à un autre : du confinement de mon enfance au confinement qui est l’islam. Car l’islam est bien un confinement, comme le sont les religions en général (je parlerai ici pour les religions monothéistes, vu que je ne connais pas les autres). Lorsqu’on se place sous le regard d’un Dieu créateur et omniscient, c’est bien pour se confiner dans sa propre peau, dans son propre corps, avec néanmoins l’espoir de communier avec le monde. La religion est un confinement consenti dans sa propre condition humaine, sa condition de mortel. Après, c’est aussi un confinement dans une tradition particulière, et c’est surtout cela qui choque les libres penseurs. Mais il y a là une nécessité indéniable : on n’a pas réussi à unifier les traditions religieuses, et on ne le pourra jamais. Le Coran en tous cas est très clair là-dessus :
« À chacun de vous Nous avons tracé un itinéraire et établi une règle de conduite qui lui est propre. Et si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule et même communauté ; mais Il a voulu vous éprouver pour voir l’usage que chaque communauté ferait de ce qu’Il lui a donné. Rivalisez donc d’efforts dans l’accomplissement de bonnes œuvres, car c’est vers Dieu que vous ferez tous retour, et Il vous éclairera alors sur l’origine de vos disputes. » (Coran 5:48)
De toute façon, le temps est révolu où la raison triomphante promettait d’unifier le monde, et permettre l’émancipation des masses. En réalité, il n’y a pas de liberté intellectuelle sans inscription dans une tradition, et les libres penseurs doivent aujourd’hui l’entendre, comme les autres. C’est pourquoi je reste passionnément chercheur en sciences sociales - bien qu’en dehors de tout cadre institutionnel depuis quelques années. Je reste attaché aux instruments de ma liberté, ceux à travers lesquels j’ai été guidé jusqu’à l’islam, grâce auxquels je peux raconter ce chemin et tracer des perspectives d’avenir, incluant tous ceux qui me sont chers sur cette planète.
Que le confinement religieux est une libération, cela est tellement vrai qu’il s’est d’abord présenté à moi sous les traits d’une libération « homosexuelle ». C’est d’ailleurs là que se termine l’histoire exposée dans ce texte : en juin 2004 juste après le dépôt de ma maîtrise, je me convertis à « l’homosexualité » dans la perspective de mon retour à Taez. Même s’il est exclu de passer à l’acte sur le terrain de mes recherches, je me vis alors subjectivement comme homosexuel, ou en tous cas libéré du fardeau de l’hétérosexualité. À l’époque, cette révélation transfigure ma propre histoire et celle de ma famille, jusqu’à l’histoire de ma propre conception. C’est cette énigme qu’il s’agit d’éclairer ici. C’est une histoire bien française, qui se noue dans les circonstances du décès de mon père. Quant aux protagonistes yéménites de mon premier séjour (juillet-octobre 2003), ils ne jouent dans cette histoire qu’un rôle de figurants : ils sont les révélateurs des contradictions dans lesquelles à ce stade je me débattais encore. Mais quand je repars pour mon second séjour (juillet-octobre 2004), ces contradictions sont derrière moi.
Il faudrait ajouter trois années pour aller jusqu’à ma conversion à l’islam en bonne et due forme (septembre 2007) - mais tout est déjà joué en juin 2004. Trois années d’observations dans la société yéménite, et de réflexion aux prises avec ces matériaux, me conduisent à une découverte relevant d’une lapalissade : le Yémen est une société musulmane, et je suis un ethnographe musulman. D’ailleurs je n’ai jamais dérogé à la pudeur élémentaire, quoi qu’on puisse en penser par fantasme, et par refus d’affronter lucidement les conditions d’enquête.
Dans mon projet de thèse, la conversion à l’islam modifie seulement les paramètres de mes dernières observations - c’est le genre de changement qu’un ethnographe ne peut pas passer sous silence… Pour le reste, ma conversion relève d’une motivation théorique privée. Ce n’est pas comme si je me mettais tout à coup à citer des versets du Coran dans mes écrits : ma réflexion reste parfaitement « laïque », sans même que j’aie à y penser… Cet épilogue ne change strictement rien à l’ambition de ma thèse, telle que je l’ai résumée ci-dessus - de même qu’un an plus tôt, « l’homoérotisme » ne changeait rien sur le fond.
Évidemment, cette injustice est dure à avaler. J’ai découvert le Yémen à l’âge de 20 ans, j’en ai alors 33, les sciences sociales et ce pays représentent toute ma vie. Même si je l’ai quitté en novembre 2010, à la veille de la Révolution, j’ai toujours vécu prêt à faire mes valises le mois suivant. Mais cette histoire « d’homosexualité » et « d’homoérotisme » se retourne contre moi, je me retrouve pris au piège car personne ne veut comprendre : ni les anthropologues, ni les musulmans, et encore moins les anthropologues musulmans. Cette tragédie personnelle ne tarde pas à se confondre avec la tragédie yéménite, et d’autres tragédies qui frappent la société française dans cette période, avec Merah et consorts.
Personne ne veut comprendre parce qu’à cette époque, la société française est une société morte : il n’y a simplement rien à gagner à comprendre quoi que ce soit.
La situation actuelle est différente. Si je constitue aujourd’hui en objet ma propre famille, c’est que nous sommes en train de basculer, de toute façon.
Octobre
1942.
Note de lecture de Louis de Broglie, La
Physique Nouvelle et les Quanta (1937)
La citation ci-dessus est tirée du petit carnet de notes d’un jeune homme d’éducation jésuite, mon grand-père maternel, entre 1928 à 1944 (15 à 31 ans). Issu d’une famille catholique et bourgeoise très à droite, essentiellement tournée vers la carrière militaire, il se montre très tôt en décalage par rapport à son milieu, torturé par des questionnements existentiels et métaphysiques. Hésitant entre la prêtrise et la science, il finit par prendre la voie de cette dernière et fait sa thèse en physique quantique avec Frédéric Joliot. Il perd complètement la foi chrétienne au début des années 1940, dans les premières années de son mariage. Sa femme, rencontrée aux camps scouts progressistes du père Dieuzayde, ne s’en consolera jamais - ce qui a une certaine importance dans notre histoire (voir ci-dessous, « Celle qui devait s’appeler Bruno »). Or à la lecture de ce carnet, on comprend que la rencontre avec la mécanique quantique joue un rôle important, et catalyse cette perte de la foi. Cette citation sur la dualité onde/corpuscule intervient à un moment décisif en octobre 1942, juste avant une tonitruante déclaration d’agnosticisme rédigée en janvier 1944, qui clôt le carnet. Et ce qui vide soudain à ses yeux la théologie catholique de toute nécessité, on le comprend entre les lignes, c’est une certaine « promesse sensuelle » associée à cette dualité onde/corpuscule…
Mon père était également chercheur, en physique des semi-conducteurs. Il entretenait à la théorie quantique un rapport que je qualifierais d’intuitif et de décomplexé, autant que j’ai pu m’en apercevoir par nos interactions. Né pour sa part en 1948, il venait d’une famille très éloignée du catholicisme, avec une mère protestante et un père musicien d’extraction sociale modeste (voir la partie « Rome et Montélimar »). Il appartenait aussi à une autre génération, pour qui la saga de cette découverte était déjà bien éloignée…
J’ai le souvenir d’une soirée à l’automne 1998, où il avait tenté de m’expliquer la dualité onde-corpuscule. Ce n’était pas au programme de prépa mais ça intervenait en chimie. Alors il avait dessiné des ondes dans une cavité, puis des orbitales, comme des pétales de fleurs autour de l’atome. Évidemment je n’avais rien compris, et il avait laissé tombé. Deux ans plus tard à l’ENS, j’étais confronté à mon tour à la théorie quantique, mais entre temps il était mort. Dans ce contexte, le choix de ma spécialisation prenait les allures d’un dilemme cornélien. Si je m’orientais vers la physique quantique, je m’enfermais à vie avec d’horribles matheux, ne prêtant aucune attention au problème de l’intuition qui pour lui était si important. Mais si je choisissais une autre voie, comme par exemple la physique des transitions de phase, c’était comme reculer devant l’obstacle. Finalement il y a eu les attentats du 11 septembre et je n’ai pas eu à trancher…
Aujourd’hui je porte un tout autre regard, après ma fréquentation de l’oeuvre de Gregory Bateson, mes lectures en épistémologie et en histoire des sciences. D’ailleurs je suis frappé du parallélisme entre les formulations de Louis de Broglie, en 1937, et celles du jeune Bateson une année plus tôt, dans La Cérémonie du Naven. Les problèmes posés par la description sous trois rapports d'une tribu de Nouvelle-Guinée (1936). Il y avait quelque chose dans l’air du temps, manifestement, dans ce renoncement à l’unification théorique. Quoi qu’il en soit, ce qui se profile derrière cette dualité onde-corpuscule, c’est en fait le problème du dualisme cartésien, et de la nature-même de l’explication.
Mon enquête au Yémen est très peu évoquée dans ce texte, si ce n’est dans une courte section sur le rôle lors de mon premier séjour de Ammar, celui qui était chargé par le quartier de « vérifier si j’étais un jeune homme normal » (voir ci-dessous). Mais cette question est un bon résumé de l’affaire, et on constatera que c’est bien autour du dualisme corps/esprit que se constitue le nœud de toute ma recherche. En effet lors de cette première socialisation, je suis incapable de penser l’intelligence collective de la société yéménite. Cela se voit notamment sur ce point : que la société yéménite puisse décider de me tester activement dans ma sexualité - qu’il puisse y avoir là une nécessité conçue collectivement, même si une seule personne en sera chargée (Ammar) - c’est quelque chose que je suis incapable d’envisager. À mes yeux, une telle perversité ne peut venir que de Ziad, celui qui peut lire aussi dans mes pensées, vu qu’il est mon interlocuteur intellectuel. D’une manière générale, l’intelligence formelle et consciente est attribuée au seul Ziad, l’intelligence que je prête aux autres Yéménites étant plutôt de l’ordre de la sensibilité, d’une perception instinctive. Je m’efforce de tendre vers une compréhension unifiée, mais je n’y arrive pas. Si bien qu’à un certain stade, après six semaines environ, je craque : j’accuse publiquement Ziad, celui-là même qui m’a socialisé dans son quartier, de ne pas me respecter. C’est ce geste qui me fait perdre tout crédit, et qui fait perdre tout crédit à Ziad par contre coup, provoquant l’éclatement de cette situation d’enquête. D’où ce « petit printemps arabe dans un verre d’eau » et la confusion ultérieure, dont découle directement l’épilogue de ce séjour (voir la partie « Le jeune Yéménite et la petite amie »).
Ce qu’il faut expliquer dans cette histoire, ce n’est pas mon échec - qui n’en est pas un en réalité : aucun chercheur occidental ne pouvait endosser le costume associé à l’Occident par l’ordre social de ce Régime. Il ne pouvait pas se passer autre chose, dès lors que je prétendais faire de l’anthropologie symétrique au pays des informateurs. Ce qu’il faut expliquer, c’est pourquoi je suis revenu : quel type de traitement j’ai pu apporter à cette expérience, pour me persuader que je pouvais revenir, que tout se passerait bien cette fois, sous prétexte que j’avais « découvert mon homosexualité ».
Cette question ne porte plus sur la société yéménite proprement dite, plutôt sur l’anthropologie des sociétés occidentales ou sur l’ordre du monde, et elle est éminemment politique. Si j’ai échoué dans ma thèse, c’est que personne n’avait vraiment envie de la poser, en France au tournant des années 2010 : ni au sein des sciences sociales, ni au sein de la communauté musulmane, fut-elle politisée. On faisait semblant de la poser, mais pas suffisamment pour rendre sa dignité à un ancien physicien, qui portait tant bien que mal sa petite histoire, le plus humblement possible.
Ce n’est pas ma famille qui n’était pas disponible, bien au contraire : toutes les personnes évoquées dans ce texte l’étaient, au moins à titre individuel. Toutes étaient affectées indirectement par cette histoire, et auraient aussi voulu la régler. Mais ce règlement était conditionné au destin collectif, à la temporalité finissante de l’ère post-coloniale.
Gregory Bateson, La Nature et la Pensée, p.16.
J’avais déjà pris la ferme résolution de me retirer de mon terrain yéménite, fin 2010, et de ne plus y retourner avant d’avoir soutenu ma thèse, lorsque le Printemps Arabe a fait irruption, plaçant soudain la ville de Taez au centre de l’échiquier politique yéménite. En quelques années, le carrefour sur lequel j’avais mené toute mon enquête, à l’entrée Est du centre-ville de Taez, est devenu le point le plus stable d’une ligne de front, lieu emblématique d’un affrontement entre blocs qui déchire tout le Moyen-Orient. Tout cela n’était simplement pas anticipable. Aucune thèse soutenue en 2010, ou même en 2014 à la veille de la guerre, n’aurait pu être à la hauteur des enjeux.
Il se trouve qu’en septembre 2007, quelques années en amont de ce grand basculement, je me suis converti à l’islam. Et là encore, sur un plan strictement scientifique et intellectuel, je crois que je n’aurais jamais rien pu faire d’aussi utile. À vrai dire j’ai le sentiment d’être un miraculé, comme le petit poisson sorti in extremis de la mâchoire du requin. C’est un privilège énorme d’avoir pu me convertir comme je l’ai fait, en immersion dans une ville de diplômés que j’avais décidé de prendre au sérieux comme interlocuteurs, et dans le cadre d’une démarche d’anthropologie symétrique, juste avant la fermeture du pays. Aujourd’hui, cette trajectoire et ce privilège me permettent de dire des choses indispensables - par exemple sur l’affaire Merah - des choses qu’aucun diplômé musulman de naissance n’arrive à dire manifestement, pour des raisons que je crois structurelles.
J’ai beau ne pas avoir gagné un sou comme anthropologue depuis plus de dix ans - j’ai la chance d’être propriétaire de mon appartement et d’être pour l’instant à l’abri du besoin, grâce aussi à ma condition de célibataire et à une certaine frugalité - c’est un privilège extraordinaire de pouvoir me lever le matin, en sachant chaque jour pourquoi je me mets au travail, dès l’aube et jusqu’au soir, comme je le fais maintenant depuis des années.
Ceci étant dit, je suis un peu frustré de n’avoir toujours pas pu partager le coeur de mon histoire au Yémen, et fatigué d’être confronté toujours aux mêmes incompréhensions quant aux premières années de mon enquête (voir ci-dessous un ènième résumé, rédigé ce jour), pourtant surmontées dès l’année 2008 avec les protagonistes au Yémen. Comme si la société française, jusqu’à ce jour, ne m’avait pas permis de revenir du terrain, et me laissait en quarantaine depuis plus de dix ans. Tout comme j’ai accueilli avec bonheur la révolte des Gilets Jaunes, je reçois ce confinement comme une petite vengeance, dont j’espère qu’elle débouchera sur une réconciliation.
Nous sommes aujourd’hui le 11 mai 2020, jour du déconfinement. J’ai passé les cinq dernières semaines à rédiger ce texte très personnel, construit autour de la mort de mon père. Ce sont en fait deux textes en un. Il y a d’abord un récit des premières années de ma vie d’adulte, entre mon bac en 1998, et la soutenance de mon premier travail sur le Yémen en juin 2004, une maîtrise d’ethnologie, qui scelle mon mariage avec les sciences sociales. Inséré au milieu de ce premier texte (juste après le récit de la mort de mon père), il y a un essai de généalogie familiale, décrivant les clivages anthropologiques profonds sur lesquels j’ai grandi. Derrière ma baraka dans la société yéménite, il y a bien une histoire française.
L’objectif de ce texte est d’abord pour moi-même, d’en finir avec une vision en termes de « traumatisme ». Il n’y a aucun traumatisme dans ma trajectoire, juste des clivages que je n’avais pas les moyens de penser si ce n’est par le détour du Yémen et de l’islam, et il n’y a rien là que de très ordinaire. D’ailleurs avant même ma naissance, la génération précédente avait déjà mis en place cette configuration, et je n’ai fait que me l’approprier à mon tour. Pour les Européens en réalité, la « structure qui relie » passe toujours par l’Orient, et il vaudrait mieux l’accepter. J’ai écrit pour ma famille, afin qu’elle l’explique à la société française, ou l’inverse : j’ai écrit pour la société française, dans l’espoir qu’elle l’explique à ma famille. Quoi qu’il en soit, les choses sont maintenant posées, je pense être en meilleure posture pour penser, depuis ma petite fenêtre, l’effondrement en cours.
[Citation déjà reprise en intro]
Gregory Bateson, La Nature et la Pensée, p.16.
Un peu plus loin cependant (pp. 31-32), Bateson explique que certaines catégories d’étudiants échappent à cette vision du monde, produite par les institutions d’enseignement supérieur :
« J’ai enseigné différentes branches de la biologie comportementale et de l’anthropologie culturelle à des étudiants américains, aussi bien à des élèves de première année qu’à des internes en psychiatrie, dans différents établissements d’enseignement et dans des hôpitaux universitaires. J’ai trouvé dans leur façon de penser une bien étrange lacune, qui provenait de l’absence de certains outils de pensée. Ce phénomène se retrouve de façon à peu près égale à tous les niveaux d’enseignement, tant chez les étudiants que chez les étudiantes, tant chez les littéraires que chez les scientifiques. Il s’agit précisément d’un manque de connaissance des présuppositions non seulement de la science, mais même de la vie de tous les jours.
Cette lacune est, assez étrangement, moins marquée dans deux groupes d’étudiants, a priori diamétralement opposés : les catholiques et les marxistes. Les uns et les autres se sont déjà penchés sur les quelques deux mille cinq cents dernières années de la pensée humaine et en ont un peu entendu parler ; les uns et les autres reconnaissent quelque peu l’importance des présuppositions philosophiques, scientifiques ou épistémologiques. Il est difficile d’enseigner à ces étudiants parce que l’importance qu’ils accordent aux prémisses e aux présuppositions « correctes » est si grande que toute hérésie est pour eux synonyme d’une menace d’excommunication. Évidemment, tous ceux qui ressentent l’hérésie comme un danger veillent à avoir pleine conscience de leurs présuppositions et finissent par développer une sorte de flair en cette matière.
Ceux qui qui n’imaginent même pas qu’il soit possible de se tromper ne peuvent rien apprendre, sinon du savoir-faire. »
Le présent texte s’emploie à poser des questions du même ordre, sur l’épistémologie et l’apprentissage. Pour autant, Gregory Bateson était un homme de la Guerre Froide, disparu à l’orée de la Révolution iranienne, et ma principale motivation est complètement absente de l’ensemble de son oeuvre. Il s’agit d’une interrogation lancinante sur le rôle des musulmans dans la vie intellectuelle de notre pays : non seulement en termes des places qu’ils occupent et auxquelles ils peuvent avoir accès, mais aussi en termes de responsabilité collective.
Ma recherche dans la société yéménite m’a conduit à intégrer dans ma pratique des sciences sociales certaines prémisses de l’islam - qui relèvent plus largement du monothéisme à vrai dire. Cela m’a conduit à une prise en compte des grandes structures anthropologiques et épistémologiques qui sous-tendent le monde où nous vivons (ce que Bateson appelle la « structure qui relie »). Or je suis confronté à ce paradoxe que dans mon propre parcours, c’est l’islam qui m’a permis de contempler ces structures, mais d’une certaine façon, ce sont les musulmans qui m’ont empêché de les faire entendre dans les institutions académiques.
(1) Jusqu’à ce jour je n’ai pas su convaincre mes interlocuteurs au sein de la communauté musulmane, quant à la nécessité d’argumenter aussi sur le plan des prémisses épistémologiques. Pas plus que je n’ai pu leur faire entendre ma dette personnelle, à l’égard de celui au Yémen qui a bien voulu interagir avec moi sur ce plan-là. D’où il découle directement - du moins depuis la position qui est la mienne - que les diplômés musulmans post-coloniaux sont collectivement responsables de la tragédie yéménite, beaucoup plus directement que tel ou tel lobby militaro-industriel occidental.
(2) En même temps, le Coran interdit explicitement de placer l’échange inter-religieux sur le plan des prémisses épistémologiques. Par exemple dans la Sourate de la Vache, verset 2:136-137 :
« À ceux qui disent : “Faites-vous juifs ou chrétiens et vous serez dans le droit chemin !” Réponds : “Non ! Suivons plutôt le culte d’Abraham, ce pur monothéiste qui ne s’est jamais compromis avec les païens !” Dites : “Nous croyons en Dieu, à ce qui nous a été révélé, à ce qui a été révélé à Abraham, Ismaël, Isaac, Jacob et aux Tribus ; à ce qui a été donné à Moïse et à Jésus ; à ce qui a été révélé aux prophètes par leur Seigneur, sans établir entre eux aucune différence. Et c’est à Dieu que nous sommes entièrement soumis.” Si les gens du Livre adhèrent à votre croyance, ils seront dans la bonne voie ; et, s’ils s’en détournent, c’est qu’ils auront opté pour la rébellion. Dieu te protégera de leur mal, car Dieu entend tout et sait tout.. ».
Ou encore dans la Sourate du Voyage Nocturne, verset 17:85 :
« Ils t’interrogent sur l’âme. Dis-leur : “L’âme relève de l’ordre exclusif de mon Seigneur et, en fait de science, vous n’avez reçu que bien peu de chose.” ».
En fait ma petite histoire au Yémen illustre exactement le type de situation inextricable qui ne manque pas d’advenir, dès lors qu’on place l’interaction sur le plan des prémisses épistémologiques.
Toute la question est donc de savoir si la participation à l’entreprise des sciences sociales relève de la démarche inter-religieuse. En toute bonne foi c’est une question complexe, pour un anthropologue. Dans la pratique, c’est sans doute une question d’équilibre et de distinction des sphères :
•En tant que croyant, il ne faut pas s’aventurer sur le terrain des prémisses religieuses. Cela tombe bien pour une part, car cette réserve correspond à une certaine idée de la laïcité française, qui régit la participation en tant que citoyen.
•Pour autant, le débat démocratique implique l’explicitation, y compris de certaines prémisses qui sous-tendent les positions de chacun : un citoyen, ce n’est pas quelqu’un qui se contente de hocher la tête dans un sens ou dans l’autre, qui participe complaisamment et qui s’éclipse l’instant d’après.
•Enfin, sans discussion des prémisses, il n’y a pas de sciences sociales au vrai sens du terme. C’est sur ce terrain-là que se déroule leur activité, que se joue leur scientificité, et finalement leur légitimité en tant qu’institutions publiques.
On touche ici au rôle des sciences sociales dans la régulation du jeu démocratique, fonction qu’elles échouent notablement à remplir dans le contexte actuel. Dans l’épuisement de l’ordre post-colonial, la crise démocratique est étroitement liée à une certaine démission intellectuelle et citoyenne des musulmans. Je ne parle pas ici des appels à se « désolidariser » des actes terroristes, récurrents durant le quinquennat de François Hollande, appels odieux en ce qu’ils supposent que les musulmans seraient a priori solidaires de tels actes. Mais le pourrissement de l’affaire Merah, par exemple, auquel les drames ultérieurs sont largement liés, relève bien d’une démission intellectuelle collective. La participation intellectuelle - ou discussion des prémisses - n’est pas une obligation à titre individuel (fard ‘ayn, pour le dire dans les termes de la juridiction islamique) mais une obligation à charge de la communauté (fard kifâya).
Si cette obligation n’est pas remplie, cela ne retombe pas seulement sur la communauté musulmane française, mais sur la communauté nationale plus généralement. Elle en est affectée dans sa vie interne, mais également dans son rapport au monde. Le « mondialisme » que nos élites se voient reprocher par une partie grandissante de la société française, et légitimement, n’est pas simplement lié à quelques personnalités juives bien placées aux commandes d’institutions financières. À travers la figure du « Juif », les musulmans contemplent le reflet de leur propre démission, dans le miroir d’une extrême droite qui ignore l’islam pour des raisons politiques et sectaires. Aux musulmans d’empoigner plutôt le miroir des sciences sociales, pour penser cette crise par le prisme de leur propre responsabilité collective.
C’est pour rendre tangible ce genre d’interdépendances que j’ai rédigé cet essai autobiographique. Ces questions sont d’une telle complexité, elles exigent d’expliquer sur quelles bases je parle. Or j’ai été extrêmement frappé ces quinze dernières années, par la difficulté de mes interlocuteurs musulmans à comprendre mon cheminement, ne serait-ce que dans ses grandes lignes : d’en saisir le caractère logiquement nécessaire. Je donne à voir ici l’enchâssement dans la société française de mon enquête au Yémen, afin que mes interlocuteurs puissent faire le lien avec des situations où ils sont eux-mêmes engagés.
Dans ce texte [et celui que je construis en parallèle : « Sciences Sociales du Jour Dernier »], je me propose de reprendre mon enquête au Yémen, à partir du drame familial vécu cinq ans en amont.
(1) L’enchâssement de l’enquête
Le but n’est pas d’opérer une sorte de psychanalyse réflexive, qui me rendrait plus « objectif » dans la suite : ça j’ai déjà tenté de le faire tout au long de mon enquête. Car dès le départ, il était tout à fait évident que la mort de mon père m’avait placé dans un statut d’exception - dépositaire d’une relation personnelle avec le monde arabe, et d’abord avec sa langue, dont j’héritais sans vraiment savoir comment, pour le meilleur et pour le pire. Il me fallait être au clair sur cette histoire personnelle, et le plus rapidement possible, pour pouvoir mieux assumer mes résultats.
L’objet ici est le même, mais j’écris dans une autre contexte. La temporalité du confinement, c’est celle d’une impasse politique, économique, civilisationnelle, dont j’aimerais montrer qu’elle est essentiellement une impasse de la rationalité sociologique. Le but cette fois, c’est de mettre en évidence où se situait le blocage : qu’est-ce au juste dans cette expérience originelle qui ne pouvait être dit, du fait de l’ordre discursif post-colonial - et non pas du fait d’un éventuel « trauma », qui m’empêchait de me re-mémorer cette expérience. Car pour ce qui est de la revivre - ou de « retrouver mon père », pour employer un psychologisme éculé - on verra que la chose était réglée dès le mois de juin 2004, après la rédaction de mon premier mémoire, et c’est précisément ce qui m’a permis de revenir « comme si de rien n’était ».
(2) Ré-approcher
le Yémen par la configuration
(> cette partie devient « Reprise de la
vidéo de mars 2018 »)
Quant à celui par qui tout a commencé, il n’aura plus de prénom, je l’appellerai simplement « le jeune matheux » : celui qui s’est retrouvé à cette place parce qu’il est géomètre, et rien de plus. Celui qui s’est trouvé pris dans cette configuration, dans laquelle en réalité nous sommes tous pris, et qui s’est trouvé en charge de nous la révéler.
(3) Configuration
et pudeur, épistémologie, théologie
(> cette partie est devenue « Sciences
Sociales du Jour Dernier »)
Dans un troisième temps, je parlerai de théologie. Je tenterai une reprise de la théologie monothéiste par l’épistémologie, comme de ses différences internes sur le plan doctrinal. Il s’agira notamment de comprendre le comportement de mes interlocuteurs musulmans - ceux dont l’existence intègre pleinement la configuration post-coloniale, du fait qu’ils vivent à la fois ici et là-bas - avec cette question : cette histoire a toujours reposé sur une forme de pudeur, mais ceux-ci ne semblent pas le reconnaître, pourquoi ?
1Mon cas est tout à fait classique : c’est ce qui caractérise la photographie parmi toutes les formes d’art. Pierre Bourdieu et al., Un art moyen: essai sur les usages sociaux de la photographie (Paris : Editions de Minuit, 1965).
2Alors premier ministre, depuis 1997, Lionel Jospin avait prévenu à l’approche des élections présidentielles : « Ce sera l’Elysée ou l’île de Ré ». Or c’est Jean-Marie Le Pen qui accède au second tour - donc le contexte est loin d’être celui anticipé, mais Jospin tient tout de même parole en se retirant de la vie politique dès l’annonce des résultats. Jospin s’était imposé comme leader de la gauche en 1995, au sortir des deux septennats de François Mitterrand. Il fallait quelqu’un pour affronter Jacques Chirac, et Jacques Delors s’était désisté, donc ç’avait été lui. Sur le fond, cet épisode du 21 avril 2002 signe l’impossible reconstruction de la Gauche française après le Mitterrandisme. Pourtant, les militants socialistes ne pardonneront jamais à Jospin cette « trahison » - largement liée à l’incompréhension que suscite son éthique protestante. Et dans un réflexe typiquement « catholique zombie » (comme dit Emmanuel Todd), le Parti Socialiste s’installe dans un déni quant aux raisons anthropologiques profondes de cet épisode. Déni qui le caractérisera jusqu’à son effondrement définitif en 2017, et qui entre temps vaudra à la Nation quelques sérieuses déconvenues (comme les attentats terroristes du septennat Hollande, générés mécaniquement par l’aventurisme scandaleux de Manuel Valls - je renvoie à mon « chantier Merah »…).
3Gregory Bateson. « But conscient ou nature », dans Vers une écologie de l’esprit, vol. 2 (Paris : Seuil, 1980), 217‑32.
4J’ai retrouvé progressivement ces capacités à partir de 2007 - une expérience que j’associe à la lecture de Bateson. C’est ce qui m’a permis dix ans plus tard d’être prof de maths, et même de passer un concours d’enseignement. Mais dans cette période 2004-2007, comme on le comprendra plus loin, je m’identifiais à mon père côté yéménite et à ma mère coté français, dans l’exercice des sciences sociales, et j’avais trouvé ainsi une forme d’équilibre (même si ma mère en prenait plein la figure…).
5Je renvoie à l’excellente synthèse d’Emmanuel Todd, Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine (Le Seuil, 2017). De mon point de vue, Todd sous-estime l’importance des mutations théologiques (la grande affaire de la translatio studiorum…). Pour un spécialiste de la parenté plus en prise avec les questions théologiques (surtout chrétiennes) voir Gérard Delille, L’économie de Dieu: famille et marché entre christianisme, hébraïsme et islam (Paris : Les Belles Lettres, 2015)..
6La Villa Médicis est une propriété du Ministère de la Culture Français située à Rome, où les lauréats du Prix de Rome séjournaient trois ans pour y créer en toute liberté. Mon grand-père y a vécu entre 1933 et 1936.
7Il existait une association des amis de Robert Planel, tenue par Jacqueline après la mort de ce dernier (1994), dont subsiste un site internet rédigé par ma tante, historienne. On pourra consulter la notice : « L’enseignement musical à la Ville de Paris (1946-1974) ».
8L’association pour l'Évolution Musicale de la Jeunesse, fondée en 1939, organisait des concerts éducatifs le jeudi après-midi au théâtre des Champs Élysées, jusqu’en 1986 : « Si les concerts Musigrains sont parvenus à faire éclore en vous la "sensibilité musicale" infiniment plus précieuse que le "savoir", alors nous avons atteint notre but. L'amour de la musique et l'éducation musicale feront de vous, mieux que des amateurs de concerts : des connaisseurs » (journal « Les Musigrains », novembre 1958).
9Emmanuel Todd, Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse (Seuil, 2015).
10Je renvoie à l’analyse de la maison kabyle, connu comme le plus structuraliste de tous les textes de Pierre Bourdieu : « La maison ou le monde renversé » in Esquisse d’une théorie de la pratique ; précédé de trois études d’ethnologie kabyle. (Paris: Droz, 1973).
11Consciemment issue, devrais-je ajouter, car la première épouse de mon père l’était aussi, mais sans le savoir. Enfant adoptée par une sainte femme du sixième arrondissement, d’extraction populaire, dont elle était en fait la fille avec un prêtre issu d’une grande famille bourgeoise. On comprend que les deux jeunes gens se soient trouvés, tant les deux histoires étaient complémentaires l’une de l’autre, et aussi que mon père ait eu le sentiment d’un ratage énorme, quelque chose comme l’unique possibilité d’une salvation. La vérité n’a éclaté qu’au milieu des années 1990, quelques années avant sa mort.
12La Fin de l'histoire et le Dernier Homme, de Francis Fukuyama, est un essai emblématique de la fin de la Guerre Froide publié en 1992. Au sein des sciences politiques américaines, c’est en partie en réaction à cet essai que Samuel Huntington affirme sa thèse du Choc des Civilisations (1996).
13Documentaire de Frédéric Rossif produit en 1988, au titre du devoir de mémoire, qui marque l’irruption de la seconde guerre mondiale et du nazisme dans le débat public français. Le paradoxe étant que le film est essentiellement construit à partir d’images de propagande nazi, le commentaire intervenant juste en contre-point, pour déboucher ensuite sur les images des charniers et des camps, tournées par les armées de libération. Soit l’irruption d’un objet télévisuel particulièrement spectaculaire, constituant cette période en une sorte de « ça » impensable, en pleine période mitterrandienne. « Cette utilisation un peu naïve des archives (considérées à tort comme matière indifférenciée d'un récit à construire) est sans doute la grande limite de ce film, qui méconnaît ce faisant la fascinante capacité des images à démentir le discours qui prétend les asservir. » Jacques Mandelbaum, le Monde du 29 mars 2005.
14N’est-ce pas précisément l’histoire de Giboulin et Giboulette, ce conte musical composé par leur père lorsqu’ils ont neuf et dix ans ? Dans cette histoire qui berce leur enfance, Giboulette n’est-elle pas le seul véritable héros ?
15Je renvoie à la lettre de l’IRMC n°11 (2013) consacrée aux vingt ans de l’Institut - notamment aux pages 16 à 18, mais son nom est mentionné presque à chaque page.
16Mon oncle Sadok Boubaker est spécialiste du commerce en Méditerranée à l’époque moderne (XVIe – XVIIIe siècles). Une liste de ses publications est en ligne ici.
17Ma tante est l’auteur d’une thèse sur la présence française en Tunisie avant le Protectorat, soutenue en 2000 et publiée en 2015 : Anne-Marie Planel, Du comptoir à la colonie: histoire de la communauté française de Tunisie, 1814-1883 (Riveneuve éditions / IRMC, 2015).
18Mon travail sur les hommes de peine date de cette période : “Les Hommes de Peine Dans l’espace Urbain. Spécialisations Régionales et Ordre Social à Taez”, Revue Des Mondes Musulmans et de La Méditerranée 121–122 (2008): 147–63.
19Jocelyne Dakhlia, “Homoérotismes et Trames Historiographiques Du Monde Islamique”, Annales HSS 62, no. 5 (2007): 1097–1122; L’empire Des Passions. L’arbitraire Politique En Islam (Paris: Aubier, 2005).
20Comme je souhaite m’inscrire dans l’épistémologie biologique de Gregory Bateson, je parlerai de « barrière weismanienne », en référence à l’un des piliers du néodarwinisme. Voir notamment l’essai « nodal » de son œuvre : G. Bateson. « Le rôle des changements somatiques dans l’évolution », dans Vers une écologie de l’esprit, vol. 2 (Paris : Seuil 1980, 1963), 115‑35.
21Ce « républicanisme tribalisant » que je décris ici, à l’épreuve des institutions plutôt que par leur truchement, me semble caractéristique de la culture Taezie. Voir l’analyse que j’en ai faite dans le chapitre publié en 2012 : « Le réveil des piémonts : Taez et la révolution yéménite ».
22Je reprends ici des analyses élaborées essentiellement dans le cadre de mon chantier « scène primitive » de 2018 (après la mort d’Ali Saleh), où l’on trouvera sans doute plus de « chair ». Ici je me focalise sur « l’objectif sociologique » et son fonctionnement - un éclairage cybernétique sur la production de la « réalité sociale » - dont je cherche à dégager les enjeux pour notre déconfinement.
23Je renvoie à mon chantier « Scène Primitive » de 2018, dans lequel je me demande comment j’ai pu croire ça pendant quinze ans.
24Cette situation a perduré, j’ai vraiment eu le sentiment d’être habité par la vie de mon père, jusqu’à l’automne 2007. Quelques semaines après ma conversion à l’islam, lors d’une balade sur les hauteurs du Djébel Sabir, j’ai réalisé que ne pensais plus à lui à travers mon propre corps, qu’en quelque sorte il avait pris son indépendance. C’est aussi à partir de cette date que je commence à m’identifier à Nabil, rétrospectivement - voir mon texte de 2012 « L'ethnologue et les trois frères de Taez, ou la chute des figures charismatiques urbaines dans le Yémen des années 2000 ». J’ajoute qu’instinctivement, j’ai toujours associé le monde de Nabil au monde de mon arrière grand-père, dont est issu mon grand-père, le monde d’avant 1945. (Je place ce détail par rapport à mon « essai généalogique »…)
25Gregory Bateson. « La dernière conférence », dans Une Unité sacrée: quelques pas de plus vers une écologie de l’esprit (Seuil 1996, 1979), 404‑12. Note de l'éditeur p. 404 : "Sollicité pour donner ce qu'il aurait voulu appeler sa "dernière conférence", Bateson a répondu par ce brouillon, destiné à la presse, d'une conférence donnée le 28 octobre 1979 à l'Institut des arts contemporain, à Londres. Ecrit le 29 septembre 1979, ce texte était inédit jusqu'ici."
26Sur l’importance de la stratification éducative pour la compréhension de la crise mondiale actuelle, voir d’Emmanuel Todd le chapitre 12 : « La démocratie minée par l’éducation supérieure » de son livre Où en sommes-nous ?
27Dans l’histoire de l’anthropologie, l’idée que le théoricien séjourne longuement sur le terrain ne s’est imposée qu’à partir de l’oeuvre de Bronislaw Malinowski (1884-1942), un anthropologue polonais formé à Londres, qui s’est retrouvé coincé dans les îles de l’Empire britannique pendant toute la première guerre mondiale, du fait qu’il était ressortissant de l’empire austro-hongrois. C’est cette découverte accidentelle qui, à la génération suivante, permettra des œuvres comme le Naven de Gregory Bateson (1936), le fils d’un très grand biologiste de l’Université de Cambridge. William Bateson (1861-1926) est le premier à utiliser le terme génétique, après avoir redécouvert les travaux du moine Grégoire Mendel (1822-1884) sur l’hérédité. Et le jeune Gregory, son troisième fils, partira se faire les dents en Nouvelle-Guinée, sur l’analyse d’un rituel de travestissement dans une tribu de chasseurs de têtes…
28Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, vol. 2 (Paris : Seuil, 1980), 277‑78.
29Voir par exemple Loïc Wacquant, Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur (Agone, 2000).
30« Le « Za’im » et les frères du quartier. Une ethnographie du vide », Maîtrise d’Ethnologie à l’Université Paris X – Nanterre (2004). Voir aussi l’article rédigé l’année suivante : « Zaïd, Za'im al-hara [Zaïd, leader du quartier] : analyse sociologique d'un charisme de quartier », Chroniques Yéménites 12 (2005), pp. 81-102.
31Voir notamment l’article fondateur de Jeanne Favret-Saada : « Être affecté » Gradhiva 8 (1990): 3‑10.
32Jocelyne Dakhlia, L’empire des passions. L’arbitraire politique en Islam (Paris : Aubier, 2005); Voir aussi l’article de synthèse (disponible en ligne) : « Homoérotismes et trames historiographiques du monde islamique », Annales HSS 62, no 5 (2007) : 1097‑1122.
33Florence Weber accepte de reprendre ma direction à la fin de l’année 2012, contrainte par une sorte d’obligation morale. Elle continue de me soutenir à travers le Département de Sciences Sociales de l’ENS, mais en fait je jette l’éponge peu après.
34Je renvoie à un texte de 2013 où je creusais ce parallèle : « De la physique au terrain, et du terrain à l'islam. Pudeur et construction de l'objet dans les sciences expérimentales » (mis en ligne en décembre 2017).
35Vincent Planel. « Le réveil des piémonts : Taez et la révolution yéménite », dans Le Yémen, tournant révolutionnaire, dir. Laurent Bonnefoy, Franck Mermier, et Marine Poirier (CEFAS / Karthala, 2012), 125‑41.
36J’ai perdu beaucoup de temps quelques années plus tard, quand je tentais de comprendre mon rôle dans la « schizophrénie » de Ziad, parce que je ne pouvais concevoir mon implication qu’en termes de transfert. En réalité, je suis passé à l’acte avec Waddah justement pour ne pas transférer. Ziad en est le seul témoin, et c’est cela qui nous lie. Donc c’est tout sauf du transfert, plutôt un rapport d’honneur, quelque chose que ma société ne sait plus penser…
37J’utilise la notion de configuration telle qu’introduite en histoire par Norbert Elias (même si j’ai toujours tendance à citer plutôt Gregory Bateson - les deux œuvres ont beaucoup de liens). Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie? Paris: Pandora, 1981.
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