Retour sommaire "Scène Primitive"

« Scène primitive » : version courte

25 janvier 2019

Pendant quinze ans, je m’en suis tenu à la même version des faits, quant au dénouement de mon premier séjour de trois mois à Taez (juillet-octobre 2003). Trois semaines avant la date prévue de mon vol retour, j’avais été chassé par Nabil, le grand-frère du jeune diplômé qui, six semaines plus tôt, avait pris l’initiative de me socialiser dans son quartier. J’étais néanmoins revenu l’année suivante, et ce même quartier a été le cadre de mes recherches ultérieures jusqu’en 2010. Encore en 2013, peu avant que j’abandonne définitivement ma thèse, je racontais toujours l’histoire en ces termes passablement euphémisés.

En réalité ce soir-là, le 29 septembre 2003, dans des circonstances assez confuses, Nabil avait tenté de me violer. Heureusement, j’avais été prévenu à temps : les jeunes du quartier m’avaient fait monter précipitamment dans un appartement, puis m’avaient exfiltré discrètement au milieu de la nuit. Si je n’ai jamais parlé de cette histoire, c’est que j’avais « abandonné la partie » précisément à ce moment-là. J'étais monté à Sanaa le surlendemain de l’incident, et j’avais finalement renoncé à tirer cette affaire au clair en me confrontant à Nabil. Ou plutôt, j’avais choisi de tirer cette affaire au clair avec un autre interlocuteur : Waddah, un ancien du quartier, cousin éloigné de Nabil et Ziad, qui m’apparaissait alors bien plus « raisonnable » qu’eux.

Je n’avais pas conscience à l’époque des implications de ce choix. Me voyant arriver de nulle part, avec cette histoire « à dormir debout » dans le quartier de son enfance, Waddah n’a pas su ou pas voulu tirer les choses au clair. Plutôt, Waddah m’a laissé penser que les Yéménites étaient homosexuels, puis s’est fait rattraper par son mensonge, et m’a finalement mis au défi d’entrer dans cette connivence collective (voir mon récit circonstancié dans mon texte « Pourquoi j’ai dû croire ? », axe n°3). Cette expérience rendait possible le passage à l’écriture, en rejetant dans l’ombre le rôle exact de Nabil. J’ai donc mis un point d’honneur, dans mes écrits académiques, à ne pas évoquer cette pseudo-tentative de viol, mais elle s’est tout de même logée dans ma mémoire comme une « scène primitive », fondatrice de ma subjectivité. Et c’est seulement il y a quelques mois, le 27 mai 2018, que j’ai fini par réaliser que toute mon enquête avait reposé sur une « fake news ».

Que cette tentative de viol était une mise en scène, je l’avais compris depuis longtemps. Mais de mon point de vue, Nabil ne pouvait qu’en avoir été complice, nécessairement : parce qu’il était chef de la police des souks, et parce qu’il travaillait avec le « Régime »… Aujourd’hui, je sais que Nabil n’a jamais tenté de me violer. Nabil n’a même jamais tenté de me chasser, c’est juste moi qui n’ai pas été à la hauteur de son hospitalité. Et je n’ai pas pu parce qu’il s’était constitué autour de moi une sorte de « cour », presqu’à mon corps défendant : un cordon sanitaire d’interlocuteurs dont je percevais la complaisance, mais qui me permettaient néanmoins de préserver ma vision du monde. Dès mon terrain de maîtrise, j’avais eu confusément conscience de ce phénomène, entre le quartier et le carrefour, entre les interlocuteurs qui me mettaient à l’épreuve et ceux qui jouaient plutôt les informateurs. Cette dialectique a structuré mon travail dès l’origine, pour plus d’une décennie.

J’ai donc toujours su, au fond de moi, que Nabil n’avait pas tenté de me violer. Et toute mon enquête ultérieure a tourné autour de cette question : pourquoi ai-je dû croire quelque chose comme ça ? - question dont la formulation exacte se dérobait à ma conscience. Dès l’année suivante, à la veille de mon retour à froid sur le terrain (juin 2004), j’avais décidé que tous les Yéménites étaient homosexuels - ou en tous cas que pour les comprendre, je n’avais d’autre choix que d’assumer mon « homosexualité ». Et deux ans plus tard, j’en étais venu à reformuler tout mon projet de thèse autour de cette problématique de « l’homoérotisme » (à l’époque un thème de recherche à la mode dans les études sur le monde musulman). Donc dès l’année 2006, j’étais prêt à déconstruire ma conversion subjective à « l’homosexualité », pour dénouer ce qui s’était passé en 2003.

La question qui se pose, dès lors, c’est pourquoi il a fallu attendre quinze ans pour surmonter ce quiproquo tout simple ? Alors que j’ai travaillé à plein temps sur cette énigme, pendant une décennie, avec toutes les ressources intellectuelles des sciences sociales les plus généralistes (voir par exemple mon projet de recherche de 2008) ? Alors que dès 2010, j’avais réhabilité post mortem la figure de Nabil (voir mon texte « L’ethnologue et les trois frères ») ? Et bien sûr, malgré la crise de 2011 : pourquoi a-t-il fallu attendre l’effondrement total du pays, jusque l'effondrement du clan de l’ancien président Ali Abdallah Saleh, assassiné le 4 décembre 2017 ? Cette intrigue ethnographique « multi-site » nous confronte à la dimension systémique de ce quiproquo, plus seulement à l’échelle de la société yéménite (axe n°2), mais aussi dans ma propre existence bien française (axe n°4), et à la place de l’islam dans le monde contemporain (axe n°5). Elle nous confronte au fait que les « régimes autoritaires arabes » participent d’un fait social mondial que les disciplines universitaires, jusqu’à ce jour, rechignent encore à objectiver.

photos d'identité de Nabil et de son fils

Les enjeux d'une « scène primitive »

6 janvier 2019

La découverte de ce quiproquo est pour moi décisive, parce qu’elle éclaire d’un jour nouveau le contexte de ma relation avec Waddah, en octobre 2003 tout à la fin de mon premier séjour. Une relation que je m’étais mis à concevoir en termes d’homosexualité en juin 2004, à la veille de mon premier « retour à froid » sur le terrain : depuis lors, je n’arrivais plus à la penser autrement, de sorte que je n’en parlais jamais. Pour autant je n’avais pas honte de cette relation, sans savoir pourquoi, j’avais le sentiment que les Yéménites m’encourageaient à assumer cette part d’opacité, dont le mystère se dérobait sans cesse. Enfin, j’ai pu rendre justice à cette relation : voir le dernier texte ci-dessous, qui clôture ce chantier « scène primitive ».

Depuis la découverte de ce quiproquo concernant Nabil, on comprend beaucoup mieux le type de double contrainte à laquelle les Yéménites avaient tenté de m’assujettir : pas juste mes interlocuteurs, mais la société toute entière, l’ordre social yéménite. On m’obligeait à croire à une tentative de viol, dont je savais au fond de moi qu’elle n’était pas avérée. Dans ce contexte, la rationalité de mon alliance avec Waddah devient transparente : cette relation me permettait de signifier à cette société que je n’étais pas dupe, de repartir en France sans perdre le crédit que j’avais acquis, de passer à l’écriture tout en continuant d’exister là-bas. C’est ainsi que mon premier travail universitaire, « Le Za’îm et les frères du quartier », a pu prendre la valeur d’un véritable dialogue avec Ziad. Du Za’îm (leader), j’ai pu construire une image sublimée, certes, mais ancrée néanmoins dans la réalité de ses rapports avec son cousin, dans les valeurs qui les obligeaient l’un et l’autre. C’était un dialogue à trois voix en réalité, que j’ai transformé en un dialogue à deux voix plus la société, conçu pour prendre à témoin la société, la prendre à témoin de sa propre réalité. La folie de Ziad était née.

En même temps je ne l’ai jamais caché, même si je protégeais Waddah : dès 2005, j’étais prêt à rendre compte du rôle dans mon enquête de « l’homosexualité » et des « passions ». Mais le genre et la réflexivité mobilisés à cet endroit, de cette manière-là, cette démarche n’intéressait pas, étrangement, et nous sommes aujourd’hui en 2019 ! (Je commence à perdre la notion du temps…) Peut-être faudrait-il fondre les différents textes de ce chantier - notamment entre le premier texte consacré à Nabil, et le dernier consacré à Waddah, il y a pas mal de redites… - mais ce n’est pas la priorité, je préfère avancer dans l’analyse.

Ce quiproquo est aussi très instructif sur la nature du « Régime » yéménite. À cette époque, le « Régime » était déjà tellement ancien, tellement inscrit dans le paysage, qu’il semblait désigner une réalité tangible, « là dehors » dirait Bateson : une chose qui nous regardait, relativement omnisciente - dans la limite de sa bêtise et de sa vulgarité - et prête à faire intrusion dans nos existences. J’avais beau constater la faiblesse de l’État yéménite partout autour de moi, il me paraissait plausible que l’État dispose de ce pouvoir-là : un réseau d’agents capables de me surveiller, distincts de la société yéménite elle-même, avec l’autorité nécessaire afin d’intimer à mes hôtes l’ordre de me violer.

Que cette tentative de viol relevait en partie d'une mise en scène de mes camarades, je l’ai toujours su : cela n’invalidait pas pour autant la réalité du Régime. Tous mes interlocuteurs me parlaient de cette réalité, quasiment depuis mon arrivée, ou en tous cas depuis ma rencontre avec Ziad. Et à ce stade, alors que la fin de mon séjour approchait, ils s’étaient tous rabattus sur la figure de Nabil. C’est pourquoi il était inconcevable que Nabil n’ait pas été complice. Nabil était la source de l’incident, de mon point de vue, les jeunes ne faisaient qu’aménager cette réalité : ils adoptaient une position ambivalente, et c’est cette ambivalence - en même temps que la mienne - qui allait devenir l’objet de mon étude.

Le passage à l’acte avec Waddah est ce qui m’a permis de reprendre à mon compte cette complaisance moderniste, conçue pour dissocier le Régime et la société musulmane, sans me laisser aveugler par elle. Car par la suite, la honte me rappelait sans cesse que j’avais pris mes désirs pour des réalités. Ainsi, j’ai pu découvrir que le Régime prenait naissance dans la subjectivité du visiteur occidental : que même pour une poignée de visiteurs par an dans une ville d’un million, tout l’ordre social était conçu dans la perspective de cette éventualité. J’ai toujours tâtonné vers cette conception du « Régime », même si je n’ai pas réussi à l’établir véritablement avant l’effondrement total - et c’est bien la preuve du caractère global et délocalisé de cette problématique. En ce sens, la découverte de cette « scène primitive » peut-être considérée comme l’aboutissement de toute ma recherche.

(09/01/2019) Toute cette intrigue n’est que la manifestation d'une contradiction épistémique structurelle, que j'aimerais énoncer ici explicitement :
- D'une part, la réalité économique et géopolitique du monde contemporain est structurée par les idées européennes, et les sociétés musulmanes y sont dominées ;
- mais dans le même temps, sur le plan historique et anthropologique, l’islam est un métacontexte des idées européennes (du fait de la centralité de l’islam à l’époque médiévale)
Du fait de ce hiatus structurel, l’entrée d’un visiteur européen dans la société musulmane produit nécessairement un clivage artificiel entre deux postures :
* d’un côté, ceux que leur hospitalité engage à croire en la sincérité de leur hôte ;
* de l’autre, ceux qui se considèrent engagés plutôt sur un autre plan, par une « cause nationale » de rationalité.
Ou encore :
* d’un côté, ceux qui misent sur la pudeur de leur hôte, et qui l’encouragent à retourner la langue dans sa bouche ;
* de l’autre ceux qui, au contraire, lui font croire à l’emprise de son langage sur le monde.
Toute socialisation d’un visiteur européen est parcourue par cette tension, inscrite dans les contextes sous-jacents de l’action. Cette configuration ouvre nécessairement la perspective d’une initiation, une rupture avec les catégories du langage ordinaire. Dans une situation de ce genre, paradoxalement, tout ce qui retarde l’initiation du visiteur concourt à la rendre plus inéluctable. Ce qu’on appelle ordinairement le « Régime » n’est rien d’autre que ce paradoxe, cette tension épistémique propre aux rapports entre l’Europe et l’islam.
Je pense que les sciences sociales, dans ce contexte, ont intérêt à affirmer clairement l’existence de deux camps, un antagonisme irréductible entre les artisans de l’intelligibilité du monde et ses ennemis :
> ceux chez qui cette perspective d’initiation débouche sur un témoignage - qu’il soit musulman, chrétien ou autre, là n’est pas la question dans le cadre laïque des sciences sociales : l’important est qu’il soit un témoignage d’unité, pointant ce que Bateson appelle la « structure qui relie ». Même un bouddhiste, je pense, pourrait « retrouver ses petits » dans l’histoire que je raconte ici ; suggérer qu’un musulman ne le peut pas, là est le scandale !
> ceux qui tentent de privatiser cette initiation latente à leur propre profit : ces derniers sont les véritables kuffâr - les « dénégateurs » au sens de la langue arabe : ceux qui nient la chose tout en sachant qu'elle existe, y compris au sein des musulmans eux-mêmes. Ceux-là réduisent l’articulation entre islam et sciences sociales à un rapport de détermination réciproque - comme dans « anthropologie de l’islam » et « anthropologue musulman », ces expressions toutes faites qui en disent long. Ils vident les sciences sociales de leur contenu, en les niant comme sphère (autonome) du témoignage.
Je renvoie à mon texte : « Anthropologue-musulman. Une défense intellectuelle de l’islam et de la laïcité », dans lequel je tâtonne vers une voie alternative. Mais à l'époque, « l’anthropologie de l’islam » était hégémonique à l’échelle mondiale, et la société yéménite n’avait d’autre choix que de se débattre avec ce paradoxe.