Ziad gilet jaune

27-31 décembre 2018

Ziad à Khokha en mars 2006.
Escapade avec Ziad à Khokha, sur les bords de la Mer Rouge, en mars 2006.

Dans une prison à Ibb, au centre du Yémen, un homme est détenu qui se prend pour Jésus. Encore au début de l’été (2018), il dormait sous un arbre, situé sur un terrain agricole appartenant à sa famille, et il vivait ainsi depuis plusieurs années.

Bien avant la guerre qui a éclaté en 2015, l’homme déambulait dans les rues en annonçant que le Jugement Dernier était proche, que ça allait se produire à Taez, et il invitait les passants à le suivre afin d’être sauvés. C’était vers l’année 2012, après l’enlisement du Printemps Yéménite. En janvier 2013, un colloque international se tenait à Londres sur le thème « Yemen : challenges for the future ». J'étais déjà sur le point d'abandonner ma thèse mais ma proposition avait été acceptée, alors j'avais décidé de centrer mon intervention sur Ziad. Les mois suivants, l'homme avait recommencé à être intenable. Comme son frère menaçait de le renvoyer en prison, il était parti se réfugier à la campagne, sous cet arbre. Pour s’alimenter, il se rendait quotidiennement dans la ville voisine d’al-Rahida et mendiait dans le souk. Sa famille restée à Taez prenait de ses nouvelles de temps en temps, à travers des connaissances du village, et j’avais des nouvelles à travers eux.

Je n’ai pas parlé à Ziad directement depuis 2012. Je ne cherchais pas à le joindre, par une sorte de pacte tacite qui me liait à sa famille, et à Ziad lui-même. Il y a quelques mois cependant, j’ai voulu renouer le contact. On m’a donné le téléphone d’un épicier proche de son arbre, qui pouvait me prévenir quand Ziad se trouvait à ses côtés. Lorsqu'il m'a appelé, au début du mois de juillet, la communication était mauvaise et nous n’avons pas pu parler. Peu après on a perdu sa trace. On m’a dit que le chef local de la milice houthie avait été remplacé récemment : il ne connaissait pas Ziad, et il semble qu’on l’ait soupçonné d’espionnage.

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Sans doute le lecteur aura-t-il l’impression d’avoir affaire à un vaudeville, ancré dans la réalité d’un pays en guerre. C’est exactement ça, mais ça dure depuis quinze ans. Dans cette histoire, il est moins question de la société yéménite en elle-même, que de l’intrusion d’un ethnographe occidental. En 2003, lors de mon premier séjour à Taez, Ziad est celui qui m’a mis « le pied à l’étrier » en me socialisant dans le quartier de son enfance, à la faveur d’une vive affinité intellectuelle. Ziad avait étudié les mathématiques et il était alors expert comptable. Deux mois plus tard, la situation avait fini par lui échapper, et j’éprouvai moi-même les limites de cette immersion. Mais je fis de Ziad le héros de mon premier travail universitaire, et lors de mes séjours ultérieurs je tentai inlassablement de reconstruire les conditions de cette alliance. Ziad semblait parfaitement comprendre l’esprit de ma recherche, mais il se dérobait et s’enfermait dans des postures paradoxales, qui lui valaient à la fois la condamnation de son entourage et mon propre mécontentement. En 2007, à mon retour pour mon quatrième séjour, j’appris que Ziad avait été interné en hôpital psychiatrique. Je n’étais alors qu’à la fin de ma seconde année de thèse, et j’ai tenté de réorganiser mon travail sur la société yéménite en me posant la question suivante : si j’accepte de me considérer lié par la folie de Ziad, qu’est-ce que cela change pour mon analyse ?

Avec l’aide de son frère Yazid, de ses cousins, et la collaboration tacite de la société locale, je n’ai cessé de démêler les fils de cette intrigue, au gré des bouleversements de la Grande Histoire. Cet « étalonnage » toujours plus précis de l’interaction d’enquête me permet de relativiser les certitudes les plus établies quant aux grands clivages qui organisaient la société yéménite dans les années 2000.

Mais ni dans le domaine des études yéménites, ni dans les sciences sociales généralistes, aucun interlocuteur n’a jamais accepté de recevoir mon travail de manière constructive. Tout était pourtant en place pour une thèse magistrale, centrée sur la déconstruction d’un cas de schizophrénie : son inscription dans la systémique familiale (1), dans les structures de l’ordre interactionnel local (2) et l’histoire sociale de cette région particulière (3), sans oublier les ambiguïtés inhérentes à la méthode ethnographique (4). À travers les interactions de mes derniers séjours, de 2008 à 2010 (5), j’apportais en outre la preuve expérimentale du caractère absolument transparent pour les Yéménites de cette configuration ethnographique, qui enlevait toute pertinence au diagnostique de schizophrénie. Les seules zones d’ombre concernaient telle ou telle mésaventure personnelle, remontant à mon premier terrain lorsque je comprenais à peine ce qui m’arrivait, que je dissimulais pudiquement faute de savoir encore en rendre compte totalement (6 : je renvoie à mon chantier de ces tout derniers mois, « La scène primitive de l'ethnographe »). Mais mes interlocuteurs académiques ont toujours trouvé là un alibi rêvé, naturellement, pour décréter le caractère excessif de mon « implication personnelle ». Or cette histoire n’a jamais rien eu de personnel en réalité, n’ayant jamais eu pour cadre que la place publique, l’arène de la sociabilité masculine yéménite. Mais que vaut le consensus des honnêtes hommes, dans l’arène de la domesticité académique ? Sans doute aussi notre histoire était-elle porteuse d’un trop mauvais présage, que personne n’avait envie d’affronter.



Retrouvant la liberté après une année d’enfermement, Ziad entendait les voix d'un producteur imaginaire (mukhrig), qu'il insultait copieusement au téléphone de jour comme de nuit. Dans son délire, les Yéménites formaient l’équipe d'un film dont il était le héros, mais dont l'aboutissement était compromis par un conflit social, ceux-ci refusant de libérer le plateau du tournage avant d’avoir été payés. Ces images sont tournées le dernier jour avant mon retour en France au terme de mon cinquième terrain, le 17 novembre 2008. Je les ai présentés à Londres en janvier 2013, lors du colloque Yemen : challenges for the future, l’une de mes dernières interventions dans le cadre académique.


Assez de larmes de crocodile versées pour les enfants du Yémen. Admettons plutôt que les Humanités sont la « clé de voûte » de la crise que nous traversons. Après la défaite du fascisme en 1945, le monde s’est réorganisé autour de cette institution : une certaine manière de parler des hommes, de penser leur égalité dans la différence plutôt que leur inégalité dans la relation. Cette pierre-là est la plus difficile à enlever, parce qu’elle préserve les apparences d’un ordre ancien, vidé de sa substance. De plus en plus, la stabilité de l’édifice repose sur les populations les plus démunies, leurrées par leur sens de l’hospitalité, qui n’ont pas les codes pour se révolter dans la culture dominante. Tout s’effondrerait sans ces « sciences sociales » que l’on pratique dans les capitales occidentales : sans cette manière absolument sérieuse de s’intéresser aux autres, absolument naïve, incapable d’auto-dérision et férocement défendue contre toute tentative en ce sens. Sans ce nouveau clergé régulier, payé à prier pour la société en vertu d’un ordre ancien usé jusqu’à la corde, donc volontiers complaisant à l’égard du scientisme, de sa rafraîchissante vulgarité intellectuelle. L’ordre mondial est acculé aujourd'hui par les impensés et les renoncements de cette institution, qui continue de donner le « la ». Et c’est sur les médias que se focalise le mécontentement, pour l’instant encore. Mais en 1789, la dynamique révolutionnaire intégra finalement le bas clergé : nulle doute que les médias continueront demain de dire la messe. Par contre les monastères furent tout simplement démolis, et les moines mis à la porte…

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Le 15 novembre, Yazid m’a écrit sur Whatsapp ce que je redoutais depuis longtemps : Ziad était mort. Je suis resté en état de choc, effondré mais incapable de dormir, ayant besoin d’aller l’annoncer à d’autres pour m’effondrer en pleurs, mais incrédule au fond, incapable de faire le deuil.  Le samedi 17 novembre, je rédigeai une sorte d'éloge funèbre [toujours disponible ici] mais finalement le lendemain, on avait retrouvé la trace de Ziad dans la prison de Ibb (en fait la prison la plus proche, puisque celle de Taez est tenue par les forces légitimistes). Yazid m’a envoyé l’enregistrement d’une conversation téléphonique, pour me prouver qu’il était bien vivant, mais il m’a bien fait comprendre qu’il n’aurait pas les moyens d’en faire plus : pour tenter de négocier sa libération, j’allais traiter directement avec son beau-frère, qui se trouve côté houthi.

Ziad dans la prison de Ibb, le 22 novembre 2018.
Ziad dans la prison de Ibb, le 22 novembre 2018.

Le directeur de la prison s’est rapidement laissé convaincre, à condition que Ziad reprenne la prière et prononce devant lui la profession de foi musulmane. Sauf qu'au dernier moment, une fois dans le bureau du directeur, Ziad s’est montré récalcitrant : il a répété qu’il était Jésus, et un adepte de la foi chrétienne. Sa tante l’a appelé au téléphone et a tenté de le convaincre : « Mon fils, aide-toi toi-même ! Prononce la profession de foi… ». Il lui a répondu par un verset du Coran : « Nulle contrainte en religion » (2:256). Dans ces conditions, la libération de Ziad risque d’être plus compliquée à obtenir : il faudrait négocier plus haut dans la hiérarchie, et j’ai signifié à la famille de Ziad que je n’en avais pas les moyens. Retour au statu quo antérieur.

Alors j’ai séché mes larmes, et je suis descendu sur les ronds-points. De prime abord, je n’appartiens pas à la catégorie sociale concernée par le mouvement des gilets jaunes : celle des Français actifs à faibles revenus, qui réclament plus de « pouvoir d’achat ». Pour ma part je ne demande même pas un salaire, pour continuer mes recherches d’anthropologue sur l’islam et la socio-histoire des idées, je demande juste le droit de me rendre utile avec ce que j'ai compris (on pourra consulter ma « biographie de gilet jaune »). Au fond, si j’ai fini par descendre moi aussi sur les ronds-points, c’est surtout par rapport à Ziad. Cette histoire me tient depuis de nombreuses années : sans y penser toujours, je sais que là-bas Ziad tient bon. Et c’est la dernière dignité qu’il me reste, aussi bien face à ma famille, face à la communauté musulmane ou face au monde académique établi. Ce nouveau clergé régulier, les gilets jaunes sont en train de lui baisser son froc comme en 1789, d’une manière que les Yéménites n’ont jamais été autorisés à faire. D’une manière qu’ils n’ont jamais songé à faire. En octobre 2003, c’est moi qui ai baissé mon froc tout seul. Et bien sûr que je le referais, si c’était à refaire. J’appartiens à ce peuple-là.

Gilet jaune

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