Waddah et Ziad en 2008 (cliquer pour voir la vidéo).
Dans le
délire de Ziad, les
Yéménites forment l’équipe d'un film dont il est le héros, mais dont
l'aboutissement est compromis par un conflit social. Les
Yéménites refusent
de libérer le plateau du tournage avant d’avoir été payés, ce
qui empêche de tourner la scène finale. Parfaite métaphore des
rapports entre la société yéménite et l’expertise étrangère, près d’un
demi-siècle après l’instauration de la République. Mais je n’ai
pas assez de lucidité
pour le voir.
Je filme le comportement de Ziad dans son environnement quotidien,
entouré de ses jeunes voisins, comme
s’il s’agissait d’un cas clinique : le cas qui fera ma célébrité
de savant. Nous
sommes le 17 novembre 2008. Au
terme de mon cinquième séjour, je suis sorti
avec une caméra vidéo, la seule et unique fois, pour
prendre quelques images de ce quartier qui
est devenu toute ma vie. Cinq ans se sont
écoulés depuis ma première enquête, celle dont Ziad était vraiment le
héros. Dix-huit mois plus tôt un diagnostique de schizophrénie a été
posé, auquel je ne crois pas. Le lendemain je vais repartir vers la
France, et l’entourage de Ziad a voulu que nous mâchions le qat, pour
célébrer notre réconciliation. J’ai prévenu que la caméra serait de la
partie. Son cousin Waddah a fait l’effort d’être là, mais je ne fais pas
attention à lui. Ziad ne cherche pas à l’impliquer non plus, il fait
avec sa présence, lui permet simplement d’être là. Nous savons tous que
Waddah n’a pas un rôle central dans l’histoire, et ce consensus nous
unit. Waddah lui-même le respecte, tout en se tenant à disposition. Pour
la partie de qat il s’installera sur le côté, à la droite de Ziad, et
restera essentiellement silencieux.1
En re-parcourant
mon carnet de
terrainau moment
de cette pseudo-tentative de viol, le
29 septembre 2003,
on constate que l’incident
était « dans l’air », mais mes
notes étaient restées très allusives sur
l’incident proprement dit. Ce
n’est qu’en date du
15 octobre - soit après l’établissement
de l’alliance décrite ici avec Waddah - que l’incident
est relaté explicitement pour la première
fois sous la forme qui m’est restée en mémoire3.
Un stigmate s’était donc refermé sur cette
famille et sur ce quartier, dont j’allais
inlassablement tenter ensuite de les délivrer, par l’écriture4et par l’interaction, indissociablement, une
écriture nourrie de l’interaction.
Waddah a donc
joué un rôle décisif,
et c’est à lui que cette
démarche doit le plus, finalement -
beaucoup plus qu’à Ziad. Maislongtemps je n’ai pas
bien compris ce rôle,
tant à l’époque j’étais incapable de saisir ce qui se tramait autour de
moi. Waddah fut
l’agent de ce moment d’embrayage : le premier arrachement au
terrain, qui rendit possible dans les mois suivants mon premier passage
à l’écriture, et finalement tout
mon travail ultérieur. Un an plus tard je revenais à Taez, emportant
avec moi une copie de mon mémoire pour Ziad, et intimement persuadé
d’être homosexuel : intimement persuadé
que tous les Yéménites étaient homosexuels, qu’il étaient liés en
tous cas par quelque chose de cet ordre, qui me liait moi-aussi. Waddah
n’y était pas pour grand-chose, le mystère allait bien au-delà, et seul
Ziad à mes yeux était susceptible d’en détenir les clés.
C’est cette histoire que j’entends reprendre ici, en
distinguant les différentes phases de ce moment d’embrayage.
« Voici le second
Za’îm ! », me dit-on dans le quartier6,
en m’introduisant ce nouveau visage. Cette remarque pleine d’ironie
était suffisamment marquante pour que le soir venu, je la prenne en note
dans mon carnet de terrain. Je sentais bien que les Yéménites voyaient
clair dans mes contradictions, et que j’étais
confronté à quelque chose de concerté : à la fois le retrait de
Ziad (21/09), l’apparition de Waddah (26/09), et même la
pseudo-tentative de viol attribuée quelques jours plus tard à Nabil, le
grand frère de Ziad (29/09). À travers ces évolutions, une branche de la
famille s’effaçait au profit de l’autre, plus dotée en termes de
ressources politiques [je renvoie à l’arbre
de parenté de mes interlocuteurs au Yémen,
et à mon texte de 2012 « L’ethnologue
et les trois frères de Taez, ou la chute des figures charismatiques
urbaines dans le Yémen des années 2000 »].
La famille de Ziad « gérait » de manière tout à fait
rationnelle mon intérêt pour eux, et toute la société locale
accompagnait tacitement le mouvement. L’Occidental était une ressource
qui devait se négocier avec le Régime, c’est-à-dire en fait s’inscrire
harmonieusement dans la structure sociale.
Déjà au moment de ma rencontre avec Ziad deux mois
plus tôt, je m’étais partiellement émancipé de mes interlocuteurs
francophones de l’université7.
Je tentais ainsi de négocier une part d’autonomie, en ménageant la
susceptibilité des uns et des autres, mais cela avait donné lieu à une
situation explosive, dont la portée symbolique me dépassait
largement : une bataille rangée entre les commerçants du
carrefour - relais locaux de mes interlocuteurs francophones -
et les jeunes du quartier, sous l’autorité de leur « grand
frère » Ziad. Deux mois s’étaient écoulés, la date prévue de mon
retour en France approchait (le 23 octobre), et je tentais encore de
comprendre ce que j’avais vécu, incapable de saisir le fin mot de
l’histoire.
Depuis le départ de Ziad, les pressions s’étaient reportées
sur son grand-frère Nabil : chacun à sa manière, tous me suggéraient
qu’il était un violeur d’enfant, aussi bien mes interlocuteurs du quartier
que ceux du carrefour. J’avais beau savoir que Nabil travaillait avec le
« Régime », je n’en croyais rien. Le 29 septembre, je finis par
subir la pseudo-tentative de viol tant annoncée, mais je suis de retour
dans le quartier de Nabil dès le lendemain matin. Même avérées, ces
menaces apparaissaient irréelles. En fait, mes interlocuteurs reportaient
sur l’extérieur l’ambivalence de nos interactions, et plus généralement le
climat social d’incertitude8
qui caractérisait le Yémen des années 2000 (comme j’allais le
comprendre dans mes travaux ultérieurs) : la diabolisation de Nabil,
et plus largement la dramatisation de la situation sociale, étaient la
contre-partie nécessaire de leur disposition à me parler, à faire la
démonstration de leur ouverture d’esprit. Pour ne pas reproduire à mon
tour les visions apocalyptiques de ce pays, il me revenait donc de lutter
activement contre cette tendance. J’avais déjà gagné de cette manière une
sorte de crédit, qui promettait de me faire découvrir un tout autre aspect
des choses. Mais à ce stade de l’histoire, ce comportement avait conduit à
une situation explosive, incompréhensible.
Toute l’histoire de mon enquête, c’est
comment j’ai progressivement appris à distinguer ces thèmes classiques
de l’anthropologie, dans une réalité sociale qui ne se donnait pas a
priori pour « tribale », à travers
mes observations en situation de ce que je nommais alors
« l’homoérotisme » de la sociabilité masculine. Mais en 2003,
à la fin du mois de septembre, je n’en étais évidemment pas là. Mon
problème était de surmonter cette double contrainte, que je subissais
sans savoir la nommer. Encore une fois, je croyais vraiment que Nabil
avait tenté de me violer - puisque tous mes interlocuteurs
voulaient que je le croie - pour autant je n’avais pas peur, sans
savoir expliquer pourquoi, et j’avais l’impression de devenir fou.
Par ailleurs, la date du retour
s’approchait : j’allais me retrouver en France, enfermé de
facto dans mes propres représentations. Dans
ce contexte, je recherchais désespérément « l’Idée »,avec un grand I… : la clé qui résoudrait
l’énigme de mon séjour, qui me permettrait de garder mémoire de toutes
mes observations. Cette Idée (avec un grand I) que je recherchais, elle
ne s’est manifestée à moi que bien des années plus tard, sous la forme
d’Allah (avec un grand A), « mon lecteur dans le ciel » (cf supra mes
considérations sur l’ethnographie). Mais pour cela, pour concevoir de
m’en remettre à cet « Être suprême », il fallait évidemment au
préalable que je me sois totalement embarqué dans une aventure
intellectuelle. Il fallait être passé à l’écriture, que l’écriture ait
pris possession de ma vie, et qu’ait néanmoins subsisté en moi la
mémoire de l’Idée, sous la forme d’un sentiment de honte (et je parle
ici de l’année 2007 : ma culpabilité au moment de la mort de Nabil,
et face à l’internement du héros de ma maîtrise)11.
Car dans l’épistémologie dualiste qui était la mienne initialement, du
fait de mon éducation cartésienne, je ne pouvais nourrir d’autre espoir
que celui-ci : trouver l’équation
fondamentale m’assurant la maîtrise des phénomènes observés. Or la
société yéménite se dérobait : plus personne ne voulait me parler
vraiment, de ce dont je savais avoir été témoin autour de Ziad, sauf des
individus pas vraiment sérieux, ou que je ne sentais pas vraiment -
et ce Waddah pas plus qu’un autre, à l’origine…
Je restais donc agrippé à mon terrain - tel une souris
cernée de souricières, et tétanisée à l’idée de faire son choix.
D’ailleurs, cette intimité nouvelle
n’était associé à aucun sentiment de honte, au contraire : nous
nous promenions main dans la main, nous étions très fiers, et tout
l’ordre social yéménite allait dans le sens de cette fierté – y
compris à Taez, avec mes interlocuteurs de l’université12.
Cette relation achevait d’inscrire ma présence, pour reprendre une
expression de Pierre Bourdieu, dans la complicité de la mauvaise foi
collective13.
Seul Waddah avait honte, en lui-même.
Instinctivement,
j’ai cessé de tenir mon carnet de terrain14
à partir de ce matin-là, jusqu’à mon retour en
France (23 octobre). Et pendant presque quinze ans,
je n’ai pas parlé dans mon travail de ce que j’avais
vécu aux côté de Waddah. Pour autant,
mon cheminement ultérieur a été profondément
marqué par ce dont j’ai alors
été témoin, que je n’avais aucun moyen de comprendre à l’époque.
J’ai en effet vu un homme s’effondrer, psychiquement, en
voulant se croire victorieux, pour oublier qu’il m’avait lui-même
contraint à entrer dans cette interaction. J’ai vu un homme se débattre
dans ses contradictions, me sommant de me convertir à l’islam, pour
s’effondrer l’instant d’après dans la débauche, en vidant les bouteilles
d’alcool laissées par mes amis français. Bientôt, Waddah s’avoue
vaincu : il fait les démarches en vue d’obtenir un rendez-vous avec
un grand Cheikh, un certain Abdelmajid al-Zindani15.
Le cheikh est connu pour avoir découvert le remède du Sida, il va bien
pouvoir remettre le Français sur le droit chemin ! Pour ma part je
me laisse faire, assez dubitatif. De
toute façon le bureau du cheikh n’a jamais
rappelé…
Waddah réalise qu’il va devoir porter seul
cette histoire. Bouleversé de me comprendre de
plus en plus intimement, il est contraint en même temps d’admettre qu’il
m’a fermé la porte de l’islam, de ce qui lui importe le plus dans sa
propre société. Il ne peut l’oublier qu’en se
noyant dans mon regard, une lumière qu’il
perçoit tout de même dans mon ignorance. Mais
dès qu’il s’éloigne, sa mauvaise conscience le rattrape : quelques
heures plus tard ou le lendemain il revient vers moi, avec
de grands ultimatums qui n’ont pour moi aucun sens.
Si Waddah veut rompre
et ne plus me voir, je retournerai à Taez,
voilà tout… Waddah
ne peut plus se
désintéresser de mon enquête dorénavant.
Sans le vouloir, je l’ai
pris dans mes filets. Ou plutôt, Waddah s’est
pris les pieds dans un filet qui traînait là, et il est venu s’effondrer
à mes pieds.
En voulant
s’impliquer
dans les intrigues tissées autour
de moi par ses amis d’enfance,
Waddah a commis une erreur fatale. Déjà
lors de son passage à Taez, il voulaitjouer
le « chevalier blanc », s’inquiétant
à son tour du
comportement de Nabil avec moi… Et
lorsqu’il m’a vu arriver à Sanaa,
Waddah n’a pas
contesté que ce
dernierait
pu tenter
de me violer. Mais ce
qu’il voulait surtout comprendre,
c’est la nature de mes
rapports avec Ziad. Waddahétait
persuadé que Ziad m’avait
fait des avances. À
force d’insistance, il a
fini par avoir la réponse à sa question.
En imaginant quelque chose de sexuel dans ma relation avec le
Za’îm, Waddah a sali
son propre passé.
[Sur ce point, je
renvoieà
l’excellente vulgarisation produite par Etienne
Klein
à partir de la figure de Galilée.
Voir par exemple cet
extrait (5 min.) d’une
conférence de mai
2014, intitulée :
« De quoi Galilée est-il le nom ? », https://youtu.be/hTamod3RByU]
C’est cette
expérience que j’avais faite avec Ziad deux mois plus tôt, à la faveur
de notre affinité intellectuelle, qui avait rendu possible ma
socialisation, jusqu’à
ce que Ziad soit contraint de se retirer dans son village sous la
pression générale. Au
moment de ma rencontre avec Waddah, mon
seul problème était de maintenir et de
prolonger cette interaction :de
rester fidèle, au-delà même de ma relation
avec Ziad, à l’esprit de ce processus vivant,
ce petit « printemps arabe » que je ne savais pas encore
nommer. Il me fallait faire en sorte que cette expérience survive au
retrait de Ziad. Waddah m’offrit instinctivement la solution, sous la
forme de cepacte
homoérotique : une
relation dont nous savions l’un et l’autre qu’elle pouvait passer de
l’extérieur pour une relation homosexuelle, mais dont
confusément nous savions aussi
l’un et l’autre qu’elle ne l’était pas. Elle ne
l’était pas, dans le sens où cette interaction
n’avait rien à voir avec le désir (shahwa),
un appel du corps auquel nous aurions succombé. Et
ce, ni à l’origine,
ni par la suite dans les mécanismes qui nous ramenaient périodiquement
l’un vers l’autre, au cours de cette courte période (du 4 au 23 octobre
2003). Au contraire,la stabilité de cette relation
découlait directement de
notre engagement dans nos sphères publiques
respectives : elle
était la traduction en acte d’un engagement sur l’honneur.
Tout cela a perdu son évidence par
la suite, justement à cause du passage à l’écriture17,
et des ré-élaborations théoriques successives.
Mais chaque année, je
recontactais Waddah presque à ma descente de
l’avion : nous passions un peu de temps
ensemble avant que je ne prenne le car pour Taez, tandis que je menais
les formalités pour le permis de recherche. On
ne saurait trop insister sur la cohérence
épistémologique profonde de
ce pacte. Certes, je
restais prisonnier de cette expérience, mais
c’est ce que nous avions voulu quelque part, et
cela sous-tendait une
véritable alliance d’enquête. On
peut le qualifier de « pacte homoérotique »,
dans le sens où cette alliance était conditionnée
par ma capacité à voir au-delà des apparences d’homosexualité. Chaque
année instinctivement, dans ce qui était devenu comme une sorte de
rituel, c’est cela que je rappelais à Waddah.
Parallèlement, je
gardais mémoire de l’intuition théorique qui
m’avait guidé, cette rupture avec le sens
commun, fondatrice de la démarche scientifique. Dans
les premières années de ma thèse, je
m’appropriais justement la
thématique de « l’homoérotisme »18,
et je trouvais finalement
refuge dans les théories
du genre : cette rupture avec le sens commun, postulantune décorrélation
entre l’évidence du sexe et
l’emprisedélocalisée de la
binarité sexuelle.Sauf
qu’en me réfugiant dans les théories du
genre, j’acculais Ziad
à la folie19.
Et en se réfugiant dans la folie, Ziad m’acculait à l’islam. Ma
conversion à l’islam acculait Ziad au christianisme, dans
le prolongement de
sa psychose, etfinalement
à l’identification
à Jésus20,
après l’irruption des Printemps
Arabes.
Cette mystérieuse corrélation de nos
trajectoires respectives se comprend aisément
à partir de la « structure qui
relie »21,
au croisement de l’histoire des sciences, de la
théologie et de l’anthropologie fondamentale. Ziad
et moi sommes comparables à deux états atomiques intriqués, qui le
restent par delà la distance et le temps.
Waddah contemple impuissant, témoin de la
cohérence de cette histoire, sans pour autant savoir l’expliquer.
Mais encore une fois, tout
découle d’une exigence : prolonger
une aventure intersubjective, qui est la
science-même. Tout comme la
psychose de Ziad, conçue pour maintenir
l’interaction avec ses contemporains, mes
propres gesticulations théoriques sont conçues
pour fonder une communauté intellectuelle. Par
delà le paradoxe
des circonstances historiques, il n’a jamais été
question d’autre chose.
J’avais quitté
Taez à la fin de l’année 2010, quelques semaines
avant les premiers cortèges, en ayant enfin atteint le point de
rupture avec Yazid22.
Celui-ci avait finalement reconnu mon rôle dans
la folie de son frère et avait pris sur lui la
responsabilité de me chasser, en échange de quoi il
s’engageait tacitement à ne plus renvoyer Ziad en prison. L’irruption
des Printemps Arabes, de mon point de vue, ouvrait la voie à notre
réconciliation, mais Yazid ne le voyait pas de cette manière. Cette
dernière phase de mon enquête avait représenté pour moi une sorte
d’aboutissement, dans ma maîtrise intellectuelle des différents
paramètres, mais Yazid avait géré notre interaction à l’instinct, de
manière beaucoup plus immédiate, et le piège n’en avait été que plus
violent. Yazid refusait obstinément toute interaction avec moi malgré la
Révolution, mais je prenais patience. J’étais persuadé qu’il finirait un
jour où l’autre par revenir sur sa décision. De toute façon, je ne
pouvais envisager de revenir au Yémen sans avoir obtenu son accord.
J’approfondissais d’autres aspects plus théoriques de mon enquête, comme
l’épistémologie des sciences ou l’histoire de la théologie musulmane. Je
me tenais pudiquement à distance, de sorte que la cohérence de cette
période m’échappe un peu jusqu’à aujourd’hui.
Dans le courant de l’année 2012, j’appris
que Waddah s’en était pris à Ziad : lors de l’un de ses passages
à Taez, il l’avait agressé avec un couteau et lui avait endommagé les
tendons de la main. Symboliquement, Waddah rompait ainsi le lien qui les
avait toujours liés dans cette histoire. Dans les échanges
écrits que j’ai pu avoir avec lui par la suite, il considérait que Ziad
était malade, et toute l’histoire s’expliquait à ses yeux par sa
perversité. Bien entendu, cette version des faits était
indissociable d’une lecture plus large de la situation politique du
pays, et des causes de l’enlisement de la transition. Bien qu’il avait
participé à la révolution à Sanaa en 2011, il semble que Waddah ait
adopté ensuite un positionnement idéologique plus favorable aux forces
de l’Ancien Président (qui s’allieraient deux ans plus tard avec les
rebelles houthis). Yazid de son côté restait impliqué à Taez dans les
rangs de la Révolution, sans affiliation idéologique aux Frères
musulmans ni aux mouvements salafistes, simplement accroché à sa
fonction locale de shérif du Hawdh al-Ashraf. Malgré l’éloignement des
deux cousins, sur le plan géographique et clientélaire, il n’y avait pas
d’incompatibilité majeure entre leurs positionnements sur le fond. Pour
autant, Yazid et Waddah entretenaient deux versions divergentes de notre
histoire : l’un attribuait la perversité à l’Occidental, coupable
d’avoir rendu fou son frère, tandis que l’autre l’attribuait à son
cousin. Quant à Ziad lui-même, il se prenait dorénavant pour Jésus, et
déambulait dans les rues en annonçant pour Taez la venue du Jour
Dernier. Je ne restais finalement en contact qu’avec la mère de Ziad et
surtout sa tante Fawzia, avec laquelle j’avais noué un rapport
particulier (voir arbre
de parenté). Sachant bien que seule ma
réussite économique mettrait tout le monde d’accord, je redoublais
d’efforts pour convaincre le monde académique. Et pour pouvoir affronter
les aspects les plus dérangeants de cette histoire, je m’efforçais
parallèlement de négocier un soutien intellectuel dans la communauté
musulmane.
Depuis l’année 2009, je vivais replié chez ma mère pour
rédiger ma thèse, et je fréquentais une communauté
d’étudiants musulmans dans une résidence universitaire, étrangers pour
la plupart. J’ai trouvé là beaucoup
d’interlocuteurs, qui sont devenus des amis, mais j’étais tout de même
confronté dès cette époque à un blocage structurel. Les sciences
sociales n’étaient pas leur spécialité, sans parler d’ethnographie
réflexive… Mais même sur le fond à vrai dire, l’étrangeté de ma démarche
et de mon cheminement vers l’islam semblait irréductible. Quant aux
jeunes chercheurs de confession musulmane, au sein de mes institutions
de rattachement, il faudrait écrire tout un roman. Il ne leur était
simplement pas possible de prendre en charge ma réflexion de la manière
que j’aurais souhaité.
Longtemps j’ai pris sur moi, en idéalisant la noblesse d’âme
de mes interlocuteurs. Dans le prolongement d’une
remise en question longue d’une décennie, je considérais
que mon analyse était encore trop objectivante, trop intrusive,
signe d’un enracinement spirituel insuffisant. Il me fallait encore
acquérir la pudeur nécessaire dans l’exercice des sciences sociales,
mais j’étais persuadé que mes interlocuteurs diplômés finiraient un jour
par attester de ma pudeur, par me reconnaître parmi eux comme un
chercheur musulman. Cependant avec le recul, je dois bien envisager une
forme de lâcheté intellectuelle chronique des musulmans diplômés. Au
terme de cinq années d’une réflexion bien
plus générale sur les problèmes associés à l’islam dans la société
française, menée depuis mon déménagement à Sète en 2014, je ne peux plus
éluder ce constat.
Quelle que soit la richesse de nos
échanges intellectuels préalables, aucun interlocuteur musulman n’a
jamais consenti à entendre mon propos. Systématiquement, mes
interlocuteurs préféraient se rabattre sur une conception obscène de
l’histoire, comme si j’étais venu leur faire confession d’un flirt
homosexuel, pour me tenir invariablement le même discours, en décalage
total avec ce que je tentais d’expliquer :
« Tu ne dois pas en parler. Nous sommes
tous faillibles, chacun fait des erreurs, mais tu dois te taire,
maintenant que tu es sur le droit chemin… ».
Les Yéménites exilés en France, et en fait chaque musulman
diplômé que j’ai tenté d’aborder depuis 2011, a projeté sur cette histoire
sa propre perception subjective - en fait son propre fantasme
homosexuel - et il m’a ainsi contraint à faire machine arrière. Aucun
musulman diplômé n’a voulu entendre ce dont il était vraiment question.
Aucun n’a consenti à en rire, aucun n’a été capable d’accueillir cette
histoire dans sa vision du monde : d’accueillir à la fois le jeune
homme que j’étais à 23 ans et les jeunes Yéménites qu’étaient Ziad et ses
cousins, lorsque le Français tomba du ciel dans leur quartier. Aucun n’a
voulu me suivre dans la redécouverte de cette histoire, cette
contemplation rétrospective qui me nourrit depuis tant d’années
intellectuellement, spirituellement - qui me fait toujours autant rire,
surtout…
Que cela soit difficile à admettre,
pour des sociologues restés plus à distance de la société yéménite, c’est
tout à fait compréhensible. Que des diplômés musulmans
projettent dans cette histoire un flirt homosexuel, cela est par
contre inexcusable. C’est
d’abord une insulte pour moi, pour l’ampleur et la cohérence de mon
engagement. C’est ensuite une insulte pour Waddah, et au fond pour tous
les Yéménites qui ont été mes interlocuteurs, qui ont appris
laborieusement à interagir avec moi, depuis le pays du Sud où ils sont
assignés par la politique des visas, assumant ainsi malgré tout la
responsabilité du témoignage. Venant de personnes qui circulent
constamment entre les rives nord et sud de la Méditerranée, cela a même
quelque chose de tragique. Cela indique une forme de sclérose
intellectuelle, débouchant finalement sur une forme d’autisme - une
incapacité chronique à prendre en compte la subjectivité de l’autre, à
se représenter les malentendus qui structurent l’ordre du monde. Cela
témoigne de musulmans diplômés qui ne savent simplement plus dans quel
monde ils vivent, ayant perdu contact avec la réalité anthropologique
sous-jacente aux concepts qu’ils manient quotidiennement. Des diplômés
qui naviguent à vue, se laissent guider par leurs seuls
raisonnements : la constatation auto-satisfaite de leur toute
puissance intellectuelle, sous-tendue par un ordre épistémologique
qu’ils ont cessé de percevoir et qu’ils contribuent ainsi à reproduire,
émancipés de toute responsabilité quant au regard qu’ils portent sur le
monde.
En quoi un diplômé musulman peut-il se
sentir subjectivement menacé par l’histoire que je raconte ?
N’est-ce pas qu’en Waddah l’exilé, il pourrait se reconnaître lui-même,
tentant de préserver
dans l’interaction une vision du monde fondée
sur la dialectique de la virilité arabe et de l’efféminement européen,
ce dogme tautologique islamo-nationaliste qui fait office de
religion ? Mais cette idéologie du viol n’est pas celle de l’islam,
ni celle de la société yéménite, elle a toujours émergé à l’interface
de l’islam et de l’Europe : dans les Régimes des états-nations
post-coloniaux, donc, mais d’abord et surtout
au coeur des subjectivés diplômées, exilées dans les anciennes
métropoles, et si promptes à en rejeter sur d’autres la responsabilité.
Cette idéologie du viol est la marque des
intellectuels pseudo-musulmans : un rapport prédateur aux idées
européennes, constitutif de leur intellectualisme, qui fonde leur
épistémologie. Se voulant aux avant-postes de la « modernité
musulmane », ils sont exilés en réalité de l’islam lui-même. Exilés
et même bannis, de plus en plus, en vertu de leur échec à protéger la
société dont ils sont issus. Telle est la découverte amère, ces
dernières années, de tant de diplômés yéménites ou syriens exilés23.
Et telle est la découverte que fit Waddah ce 4 octobre 2003 et les jours
suivants, puis au fil des mois et des années. Découverte dont il a
depuis porté la honte, seul, aux côtés de son cousin qui entendait des
voix.
Cliquer pour la vidéo sous-titrée
(ici
pour la version écrite).
Après le colloque, je postais cet enregistrement sur Youtube
et sur Facebook, dans
l’espoir que des Yéménites s’approprieraient
notre histoire, et feraient médiation pour atteindre sa résolution.
Sans doute des Yéménites firent leur petite enquête, et
se trouvèrent confrontés à l’imbroglio décrit ci-dessus, avec Yazid
refusant obstinément de me parler.
Trois mois plus tard en
avril 2013, je reçois un message énigmatique
de Yazid sur mon répondeur téléphonique : il m’annonce que le sang
a coulé, et me met au défi de revenir dans la semaine. Je m’imagine
d’abord que Ziad a tué Waddah, seul geste encore concevable, mais je
finis par avoir de plus amples détails : Ziad a pris pour cible un
homme de son quartier, Bassam, qu’il a pris par surprise pour lui
mutiler la mâchoire à la jambiyya,
de manière évidemment délibérée.
Ici je dois dire, c’est moi qui ai été lâche : je n’ai
pas voulu revenir à Taez dans ces conditions. Cela
était encore possible, il aurait juste fallu
négocier un visa avec une organisation quelconque. Mais
j’étais à la marge du milieu des études yéménites, complètement désocialisé,
et mon dernier financement remontait à 2009. J’ai préféré penser
que de meilleurs conditions se présenteraient pour
revenir, mais ces conditions ne sont jamais venues.
Quelques jours plus tard, dans un
contexte déjà chaotique où la police n’intervenait plus, Yazid faillit
tuer son propre frère en tentant de l’arrêter pour le remettre en
prison. Sachant que Ziad allait se défendre comme un lion, son homme de
main Ramzi avait appelé à la rescousse son propre grand frère. Mais la
main de Yazid ayant tremblé au dernier moment, c’est ce dernier qui fut
grièvement blessé à la tête : un certain Wa’il, celui-là même qui,
dix ans plus tôt, m’avait présenté Waddah comme « le second
Za’îm ». Quant à Bassam, il avait été l’un des premiers à trahir la
mise en scène du Za’îm, et Ziad savait que je lui avais consacré un
développement dans mon mémoire de maîtrise24.
À travers Bassam, Ziad s’en prenait symboliquement à tous les
informateurs, à tous les diplômés opportunistes, les véritables
responsables à ses yeux. Il affirmait ainsi sa propre lecture de
l’histoire. Et de fait cette lecture est depuis devenue la mienne, par
d’autres chemins.
1On
peut voir ces autres images, jamais utilisées dans le monde académique,
dans mes archives vidéo récemment mises en ligne, « Mes
adieux filmés au Hawdh »en 29:50
et 33:54
(accès direct).
2Il
n’a été concevable de publier ces images sur youtube, en janvier 2018,
qu’en les publiant dans leur intégralité. Par rapport
au rush de départ (https://youtu.be/Aw-swoTF6B4),
j’ai simplement réorganisé les séquences selon un plan thématique, pour
les enrichir de courtes séquences dont je disposais par ailleurs.
5J’exprime
très distinctement ce sentiment d’impasse dans mes notes du 25 septembre
2003 - voir C025
(accès restreint).
6La
remarque est de de Wa’il, un personnage
bien particulier de mon enquête de maîtrise(voir p.68 et suivantes), qui entretenait une
certaine distance à l’autorité de Ziad. (Wa’il est le grand frère de
Ramzi, qui deviendra plus tard l’homme de main de Yazid…).
7Cette
question est déjà traitée dans mon texte « Qui m’a conduit au
Hawdh ? » (SPw3_ConduitAuHawdh.html).
11Par
contre en octobre 2003, parler d’un sentiment de honte dans ma relation
avec Waddah, serait une projection rétrospective absurde (voir plus loin).
14À
part quelques notes prises en réunion, où Waddah et Nashwan voulaient justement
que je fixe les résultats de notre échange. Je note aussi la teneur de mes
derniers échanges avec Ziad, lorsque je retourne prendre mes affaires à
Taez (où il apparaît qu’à mes yeux, la tentative de
viol de Nabil ne fait plus aucun doute…).
17Voir
le début du texte SPw0_ScenePrimitive.html,
où je raconte ma conversion subjective à l’homosexualité un an plus tard,
après la soutenance de ma maîtrise, au moment de
repartir sur le terrain.
19Le
basculement s’effectue en mars 2006, au début de mon troisième terrain (cf
SPw1_Enquete&Destin.html).
Il faut noter que je ne commence à assumer localement
la problématique de « l’homoérotisme », qu’à partir du moment
où Ziad m’y accule, en me chassant de sa pièce. Ce qu’on peut nommer
« décompensation psychotique », sous un angle psychiatrique
étroit, était donc un
processus éminemment concerté.Ziad se trouvant
enfermé dans cette histoire,
finit par prendre une part active à la
construction du mythe.
21Dans
son testament intellectuel La nature et la pensée,
Gregory Bateson conçoit cette expression au croisement de l’épistémologie
biologique et de l’anthropologie (voir https://old.taez.fr/sites/2018-2020/sete-citations-bateson.html#lsqr) ;
j’ai tenté pour ma part de la tirer vers la théologie et l’histoire des
sciences.
22Ces
ultimes développements, en gros de la vidéo de 2008 jusqu’à mon départ
en 2010, sont exposés dans l’introduction à mon texte « L'expédition
à Hammam Kresh : une ethnographie de la Miséricorde sociale »
https://www.academia.edu/35391925/