La solitude de Waddah
ou la condition de musulman diplômé

Version 2 janvier 2019

(encore en chantier sur la fin…)

 


Waddah à Aden, fin octobre 2003.

 

Un témoin silencieux (novembre 2008)

Introduction

Waddah et la « scène primitive »

Fin septembre 2003

Le second Za’îm

Théorisation en termes de double contrainte

Octobre 2003

L’informateur providentiel

Un effondrement intime

Un « pacte homoérotique », ou la rançon de Galilée

Épilogue

D’une révolution à l’autre

Un réquisitoire

Mon ultime cartouche

 

 

Un témoin silencieux (novembre 2008)

Waddah se tient dans le champ de la caméra et regarde la scène lui aussi, en souriant. Parfois il se tourne vers l’objectif, lui adresse un regard entendu. Il semble un peu mal à l’aise, mais il tient manifestement à être là. Sauf que pour moi qui filme, Waddah n’est pas là. Tout se passe entre moi et Ziad, entre la caméra et sa psychose, ce cinéaste imaginaire auquel il parle au téléphone pour l’insulter copieusement.


Waddah et Ziad en 2008 (cliquer pour voir la vidéo).
Dans le délire de Ziad, les Yéménites forment l’équipe d'un film dont il est le héros, mais dont l'aboutissement est compromis par un conflit social. Les Yéménites refusent de libérer le plateau du tournage avant d’avoir été payés, ce qui empêche de tourner la scène finale. Parfaite métaphore des rapports entre la société yéménite et l’expertise étrangère, près d’un demi-siècle après l’instauration de la République. Mais je n’ai pas assez de lucidité pour le voir. Je filme le comportement de Ziad dans son environnement quotidien, entouré de ses jeunes voisins, comme s’il s’agissait d’un cas clinique : le cas qui fera ma célébrité de savant. Nous sommes le 17 novembre 2008. Au terme de mon cinquième séjour, je suis sorti avec une caméra vidéo, la seule et unique fois, pour prendre quelques images de ce quartier qui est devenu toute ma vie. Cinq ans se sont écoulés depuis ma première enquête, celle dont Ziad était vraiment le héros. Dix-huit mois plus tôt un diagnostique de schizophrénie a été posé, auquel je ne crois pas. Le lendemain je vais repartir vers la France, et l’entourage de Ziad a voulu que nous mâchions le qat, pour célébrer notre réconciliation. J’ai prévenu que la caméra serait de la partie. Son cousin Waddah a fait l’effort d’être là, mais je ne fais pas attention à lui. Ziad ne cherche pas à l’impliquer non plus, il fait avec sa présence, lui permet simplement d’être là. Nous savons tous que Waddah n’a pas un rôle central dans l’histoire, et ce consensus nous unit. Waddah lui-même le respecte, tout en se tenant à disposition. Pour la partie de qat il s’installera sur le côté, à la droite de Ziad, et restera essentiellement silencieux.1

Introduction

Tout le mystère de ma recherche apparaît dans ces quelques images : une longue enquête anthropologique commencée en 2003, fondée chaque année sur de longs séjours d’immersion dans un quartier particulier d’une ville yéménite, jusqu’en 2010. Vers l’année 2006, l’enquête se stabilise sur la problématique de « l’homoérotisme » dans les dynamiques de la sociabilité masculine, juste avant de déboucher en 2007 sur l’internement en hôpital psychiatrique de son premier protagoniste, et sur ma propre conversion à l’islam. Dans ces quelques images attrapées au vol l’année suivante, on entrevoit une société locale parfaitement disposée à raconter cette histoire, qui a parfaitement intégré à ce stade les règles du jeu de l’anthropologie symétrique, et qui se livre en confiance à la caméra, avec pudeur.

L’ethnographie, ce n’est pas piéger les gens avec l’enregistreur. Ce n’est pas une pêche en eau profonde, raclant les fonds marins comme les populations captives des pays du Sud, attrapant tout ce qui vient par un procédé industriel, de quoi fabriquer après coup un tableau prétendument bienveillant, monnayable sur le grand marché des sciences humaines. Être ethnographe, c’est porter un témoignage sur quelque chose au-delà de telle ou telle mésaventure, un témoignage de dignité. Ce témoignage-là n’a pas à s’embarrasser d’enregistreurs, ni même de procédures pseudo-scientifiques. Essentiellement parce qu’il ne porte pas sur des gens mais sur une relation, identifiée par des noms propres : la relation de Vincent/Mansour et de Ziad, Nabil ou Waddah, dans le quartier de Hawdh al-Ashraf à Taez.

Être ethnographe, c’est avoir une face simultanément dans la particularité d’un monde social (ethnos) et dans un monde académique fondé sur l’écrit (graphein). Par l’écriture, c’est moi qui construis l’image que je propose, année après année, et j’en assume toute la responsabilité. Je mise aussi sur la responsabilité du lecteur : je pars du principe que le lecteur existe quelque part - un homme de bien au fin fond de l’institution académique, ou un locuteur du langage académique au fin fond du monde social que j’étudie. Les deux ensemble forment le postulat de l’anthropologie symétrique. Je postule donc que le lecteur existe - fut-il au ciel… De sorte qu’en ce 17 novembre 2008, lorsque j’ai finalement sorti la caméra, après dix-huit mois de présence étalées sur cinq années, il n’y a pas besoin de refaire la prise, pas besoin de couper au montage2 : les images ne trompent pas. Mon enquête est comme cette vidéo, filmée il y a plus de dix ans : une bouteille jetée à la mer, dont je me demande si quelqu’un, dans une institution quelque part, acceptera de l’ouvrir un jour, et d’entendre le message de dignité qu’elle transporte depuis plus de quinze ans.

Waddah et la « scène primitive »

Le 27 mai dernier (2018), j’ai eu une révélation assez providentielle quant aux circonstances du dénouement de mon premier terrain. Pendant près de quinze ans, j’avais gardé le silence sur une tentative de viol que je pensais avoir subi à la fin de ce premier séjour, le 29 septembre 2003. J’avais raison de me taire puisque cette personne que tout accusait - Nabil travaillait avec le Régime… - n’en était pas l’auteur en réalité. [Je renvoie à mon texte « La scène primitive de l’ethnographe »]. Cette tentative de viol avait été orchestrée par mes interlocuteurs, dans le théâtre de ma subjectivité : une hallucination collective, dont ils me mettaient au défi d’être complice. C’est précisément dans cette période que j’ai rencontré Waddah, quelques jours avant, et je l’ai retrouvé à Sanaa quelques jours plus tard. Au fond, Waddah est celui qui m’a permis d’inscrire mon enquête dans cette complicité collective.

En re-parcourant mon carnet de terrain au moment de cette pseudo-tentative de viol, le 29 septembre 2003, on constate que l’incident était « dans l’air », mais mes notes étaient restées très allusives sur l’incident proprement dit. Ce n’est qu’en date du 15 octobre - soit après l’établissement de l’alliance décrite ici avec Waddah - que l’incident est relaté explicitement pour la première fois sous la forme qui m’est restée en mémoire3. Un stigmate s’était donc refermé sur cette famille et sur ce quartier, dont j’allais inlassablement tenter ensuite de les délivrer, par l’écriture4 et par l’interaction, indissociablement, une écriture nourrie de l’interaction.

Waddah a donc joué un rôle décisif, et c’est à lui que cette démarche doit le plus, finalement - beaucoup plus qu’à Ziad. Mais longtemps je n’ai pas bien compris ce rôle, tant à l’époque j’étais incapable de saisir ce qui se tramait autour de moi. Waddah fut l’agent de ce moment d’embrayage : le premier arrachement au terrain, qui rendit possible dans les mois suivants mon premier passage à l’écriture, et finalement tout mon travail ultérieur. Un an plus tard je revenais à Taez, emportant avec moi une copie de mon mémoire pour Ziad, et intimement persuadé d’être homosexuel : intimement persuadé que tous les Yéménites étaient homosexuels, qu’il étaient liés en tous cas par quelque chose de cet ordre, qui me liait moi-aussi. Waddah n’y était pas pour grand-chose, le mystère allait bien au-delà, et seul Ziad à mes yeux était susceptible d’en détenir les clés.

C’est cette histoire que j’entends reprendre ici, en distinguant les différentes phases de ce moment d’embrayage.

Fin septembre 2003

Le second Za’îm

J’ai rencontré Waddah pour la première fois le 26 septembre 2003 - le 41ème anniversaire de la révolution républicaine de 1962. Waddah avait quitté Taez quelques années plus tôt, afin d’occuper un poste d’employé de banque dans la capitale Sanaa, mais il était redescendu à Taez pour ce jour férié. Pour ma part, je venais de passer là mes deux premiers mois d’immersion totale dans la société yéménite : sans doute les semaines les plus intenses qu’il m’ait été donné de vivre - mon petit printemps arabe, ma révolution. Pourtant à ce stade de mon séjour, j’étais déboussolé, du fait de l’effondrement de la situation qui avait rendu possible ma recherche. Pendant six semaines, le Za’îm [Leader] Ziad avait eu à coeur de collaborer à mon enquête, mais la société locale l’avait finalement contraint d’abandonner le terrain. Ziad, m’expliquait-on, avait été rattrapé par sa réputation : il avait tenté de dissimuler sa condition sociale « objective », et je devais lui en vouloir pour cela. Ziad s’était donc retiré dans son village, et je me trouvais confronté à un choix impossible5 : rester à Taez, où personne ne comprenait vraiment mon enquête, ou bien suivre Ziad dans son village, dans un lieu qui n’avait plus rien à voir avec la situation que je m’étais donnée pour objet. Je me trouvais dans cette impasse, incapable de retomber sur mes pieds, lorsque Waddah me fut présenté.
« Voici le second Za’îm ! », me dit-on dans le quartier6, en m’introduisant ce nouveau visage. Cette remarque pleine d’ironie était suffisamment marquante pour que le soir venu, je la prenne en note dans mon carnet de terrain. Je sentais bien que les Yéménites voyaient clair dans mes contradictions, et que j’étais confronté à quelque chose de concerté : à la fois le retrait de Ziad (21/09), l’apparition de Waddah (26/09), et même la pseudo-tentative de viol attribuée quelques jours plus tard à Nabil, le grand frère de Ziad (29/09). À travers ces évolutions, une branche de la famille s’effaçait au profit de l’autre, plus dotée en termes de ressources politiques [je renvoie à l’arbre de parenté de mes interlocuteurs au Yémen, et à mon texte de 2012 « L’ethnologue et les trois frères de Taez, ou la chute des figures charismatiques urbaines dans le Yémen des années 2000 »]. La famille de Ziad « gérait » de manière tout à fait rationnelle mon intérêt pour eux, et toute la société locale accompagnait tacitement le mouvement. L’Occidental était une ressource qui devait se négocier avec le Régime, c’est-à-dire en fait s’inscrire harmonieusement dans la structure sociale.
Déjà au moment de ma rencontre avec Ziad deux mois plus tôt, je m’étais partiellement émancipé de mes interlocuteurs francophones de l’université7. Je tentais ainsi de négocier une part d’autonomie, en ménageant la susceptibilité des uns et des autres, mais cela avait donné lieu à une situation explosive, dont la portée symbolique me dépassait largement : une bataille rangée entre les commerçants du carrefour - relais locaux de mes interlocuteurs francophones - et les jeunes du quartier, sous l’autorité de leur « grand frère » Ziad. Deux mois s’étaient écoulés, la date prévue de mon retour en France approchait (le 23 octobre), et je tentais encore de comprendre ce que j’avais vécu, incapable de saisir le fin mot de l’histoire.
Depuis le départ de Ziad, les pressions s’étaient reportées sur son grand-frère Nabil : chacun à sa manière, tous me suggéraient qu’il était un violeur d’enfant, aussi bien mes interlocuteurs du quartier que ceux du carrefour. J’avais beau savoir que Nabil travaillait avec le « Régime », je n’en croyais rien. Le 29 septembre, je finis par subir la pseudo-tentative de viol tant annoncée, mais je suis de retour dans le quartier de Nabil dès le lendemain matin. Même avérées, ces menaces apparaissaient irréelles. En fait, mes interlocuteurs reportaient sur l’extérieur l’ambivalence de nos interactions, et plus généralement le climat social d’incertitude8 qui caractérisait le Yémen des années 2000 (comme j’allais le comprendre dans mes travaux ultérieurs) : la diabolisation de Nabil, et plus largement la dramatisation de la situation sociale, étaient la contre-partie nécessaire de leur disposition à me parler, à faire la démonstration de leur ouverture d’esprit. Pour ne pas reproduire à mon tour les visions apocalyptiques de ce pays, il me revenait donc de lutter activement contre cette tendance. J’avais déjà gagné de cette manière une sorte de crédit, qui promettait de me faire découvrir un tout autre aspect des choses. Mais à ce stade de l’histoire, ce comportement avait conduit à une situation explosive, incompréhensible.

Théorisation en termes de double contrainte

La redécouverte de cette pseudo-tentative de viol, ce quiproquo apparemment anecdotique, me facilite grandement l’écriture depuis quelques mois (27 mai 2018). En effet, cette anecdote cristallise parfaitement l’injonction contradictoire ou la « double contrainte » que m’imposait alors la société yéménite.

Dans le premier cas, je me mettais en défaut par rapport à la société que je prétendais étudier ; dans le second, je me mettais en défaut par rapport à l’organisation bureaucratique (fondée sur l’écrit) dont je participais. Finalement, cette situation me confrontait d’emblée à ma condition hybride d’humain domestiqué par l’État : capable de « sentir » mes semblables dans un pays de culture tribale, mais en même temps parasité par le logos, encombré de mes propres catégories. À travers cette intrigue, la société Taezie m’initiait à sa vision du monde, marquée en dépit des apparences par la culture tribale et la segmentarité (c’est-à-dire « la stratégie politique de groupes tribaux soucieux d'éviter, autant que possible, l'emprise de l'État. »)9. Pour saisir la portée de cette distinction entre logos et segmentarité, je renvoie à mon texte « Incertitude et insécurité dans le Yémen des années 2000 » (SPw2_incertitude&insecurite.html), et plus largement à mes analyses sur Taez dans l’histoire yéménite10.

Toute l’histoire de mon enquête, c’est comment j’ai progressivement appris à distinguer ces thèmes classiques de l’anthropologie, dans une réalité sociale qui ne se donnait pas a priori pour « tribale », à travers mes observations en situation de ce que je nommais alors « l’homoérotisme » de la sociabilité masculine. Mais en 2003, à la fin du mois de septembre, je n’en étais évidemment pas là. Mon problème était de surmonter cette double contrainte, que je subissais sans savoir la nommer. Encore une fois, je croyais vraiment que Nabil avait tenté de me violer - puisque tous mes interlocuteurs voulaient que je le croie - pour autant je n’avais pas peur, sans savoir expliquer pourquoi, et j’avais l’impression de devenir fou.

Par ailleurs, la date du retour s’approchait : j’allais me retrouver en France, enfermé de facto dans mes propres représentations. Dans ce contexte, je recherchais désespérément « l’Idée », avec un grand I… : la clé qui résoudrait l’énigme de mon séjour, qui me permettrait de garder mémoire de toutes mes observations. Cette Idée (avec un grand I) que je recherchais, elle ne s’est manifestée à moi que bien des années plus tard, sous la forme d’Allah (avec un grand A), « mon lecteur dans le ciel » (cf supra mes considérations sur l’ethnographie). Mais pour cela, pour concevoir de m’en remettre à cet « Être suprême », il fallait évidemment au préalable que je me sois totalement embarqué dans une aventure intellectuelle. Il fallait être passé à l’écriture, que l’écriture ait pris possession de ma vie, et qu’ait néanmoins subsisté en moi la mémoire de l’Idée, sous la forme d’un sentiment de honte (et je parle ici de l’année 2007 : ma culpabilité au moment de la mort de Nabil, et face à l’internement du héros de ma maîtrise)11. Car dans l’épistémologie dualiste qui était la mienne initialement, du fait de mon éducation cartésienne, je ne pouvais nourrir d’autre espoir que celui-ci : trouver l’équation fondamentale m’assurant la maîtrise des phénomènes observés. Or la société yéménite se dérobait : plus personne ne voulait me parler vraiment, de ce dont je savais avoir été témoin autour de Ziad, sauf des individus pas vraiment sérieux, ou que je ne sentais pas vraiment - et ce Waddah pas plus qu’un autre, à l’origine…

Je restais donc agrippé à mon terrain - tel une souris cernée de souricières, et tétanisée à l’idée de faire son choix.

Octobre 2003

L’informateur providentiel

Mais voici que le 30 septembre dans l’après-midi (juste après ma confrontation avec Nabil au lendemain de l’incident), on m’informe que ma prof d’arabe est de passage au Centre Français de Sanaa. Voilà qui tombe à pic, j’avais justement besoin de prendre l’air ! Je monte donc à Sanaa le 1er octobre, initialement pour quelques jours seulement. Le 2 octobre, je profite de ma présence dans la Capitale pour recontacter le « second Za’îm » en vue d’un entretien. Mais l’entretien se prolonge, tant Waddah s’avère motivé. Waddah semble disposé à m’expliquer la vie sociale de son quartier dans ses moindres secrets - par nostalgie peut-être, dans l’espoir à travers moi d’en être encore un peu. L’entretien se prolonge l’après-midi et une première soirée, passée dans le local d’un de ses amis, où logent une demi-douzaine de célibataires. Au lever la discussion reprend, qui se poursuivra encore la journée entière (3 octobre). Je commence à respirer mieux, à pouvoir enfin mettre des mots sur ce que j’ai vécu - les mots qui, dans les mois suivants, feront leur chemin jusqu’à mon mémoire de maîtrise. Nous nous sommes repliés dans la maison où je loge, prêtée par des amis français alors partis en vacances, et nous travaillons là jusque tard dans la nuit. Mais à l’aube du troisième jour, le 4 octobre, voilà que Waddah m’appelle depuis la porte de ma chambre. Il se confond en excuses, tandis que je me frotte les yeux, mais il doit me poser une question. Je prends Waddah par la main et l’entraîne vers le salon, où nous tenterons encore une fois de nous expliquer.

Ce déplacement de l’interaction vers l’intime, à la fin de mon premier terrain, avait quelque chose d’inévitable. Il était inscrit dans la configuration d’une situation où, l’un et l’autre, nous voulions continuer à parler. Car ni Waddah, ni moi-même, n’avions les moyens discursifs de gérer cette situation sur le fond - contrairement peut-être à la relation avec Ziad, fondée dès l’origine sur le partage d’un langage formel. Nous y étions acculés par un mensonge collectif, manifesté notamment par cette pseudo-tentative de viol attribuée à Nabil, auquel toute la société locale avait contribué (voir mon chantier « scène primitive »), donc un mensonge dont la genèse s’étalait sur deux mois, que nous n’étions plus en position de désamorcer. Plus fondamentalement encore, un mensonge adossé à l’histoire longue des rapports entre l’Europe et l’islam, à travers la structure même des régimes arabes républicains, adossé à la distance de nos visions respectives du monde, vers lesquelles nous étions voués à retourner, au moins à très court terme. Un mensonge, pourtant, duquel aucun de nous deux ne pouvait concevoir d’être complice. Déplacer l’interaction sur le terrain corporel, dans ce contexte, était la seule manière de sauver la face l’un à l’autre. Sur le long cours, cela n’a pas empêché Waddah d’assumer ses responsabilités, cela ne m’a pas empêché d’écrire le meilleur mémoire de maîtrise possible, et de poursuivre les années suivantes mon travail d’élucidation, engagé par une sorte de pacte, qui m’a finalement conduit jusqu’à l’islam, et à une forme de clairvoyance sociologique très générale.

D’ailleurs, cette intimité nouvelle n’était associé à aucun sentiment de honte, au contraire : nous nous promenions main dans la main, nous étions très fiers, et tout l’ordre social yéménite allait dans le sens de cette fierté – y compris à Taez, avec mes interlocuteurs de l’université12. Cette relation achevait d’inscrire ma présence, pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu, dans la complicité de la mauvaise foi collective13. Seul Waddah avait honte, en lui-même.

Un effondrement intime

Instinctivement, j’ai cessé de tenir mon carnet de terrain14 à partir de ce matin-là, jusqu’à mon retour en France (23 octobre). Et pendant presque quinze ans, je n’ai pas parlé dans mon travail de ce que j’avais vécu aux côté de Waddah. Pour autant, mon cheminement ultérieur a éprofondément marqué par ce dont j’ai alors été témoin, que je n’avais aucun moyen de comprendre à l’époque. J’ai en effet vu un homme s’effondrer, psychiquement, en voulant se croire victorieux, pour oublier qu’il m’avait lui-même contraint à entrer dans cette interaction. J’ai vu un homme se débattre dans ses contradictions, me sommant de me convertir à l’islam, pour s’effondrer l’instant d’après dans la débauche, en vidant les bouteilles d’alcool laissées par mes amis français. Bientôt, Waddah s’avoue vaincu : il fait les démarches en vue d’obtenir un rendez-vous avec un grand Cheikh, un certain Abdelmajid al-Zindani15. Le cheikh est connu pour avoir découvert le remède du Sida, il va bien pouvoir remettre le Français sur le droit chemin ! Pour ma part je me laisse faire, assez dubitatif. De toute façon le bureau du cheikh n’a jamais rappelé…

Waddah réalise qu’il va devoir porter seul cette histoire. Bouleversé de me comprendre de plus en plus intimement, il est contraint en même temps d’admettre qu’il m’a fermé la porte de l’islam, de ce qui lui importe le plus dans sa propre société. Il ne peut l’oublier qu’en se noyant dans mon regard, une lumière qu’il perçoit tout de même dans mon ignorance. Mais dès qu’il s’éloigne, sa mauvaise conscience le rattrape : quelques heures plus tard ou le lendemain il revient vers moi, avec de grands ultimatums qui n’ont pour moi aucun sens. Si Waddah veut rompre et ne plus me voir, je retournerai à Taez, voilà toutWaddah ne peut plus se désintéresser de mon enquête dorénavant. Sans le vouloir, je l’ai pris dans mes filets. Ou plutôt, Waddah s’est pris les pieds dans un filet qui traînait là, et il est venu s’effondrer à mes pieds.

En voulant s’impliquer dans les intrigues tissées autour de moi par ses amis d’enfance, Waddah a commis une erreur fatale. Déjà lors de son passage à Taez, il voulait jouer le « chevalier blanc », s’inquiétant à son tour du comportement de Nabil avec moiEt lorsqu’il m’a vu arriver à Sanaa, Waddah na pas contesté que ce dernier ait pu tenter de me violer. Mais ce qu’il voulait surtout comprendre, c’est la nature de mes rapports avec Ziad. Waddah était persuadé que Ziad m’avait fait des avances. À force d’insistance, il a fini par avoir la réponse à sa question. En imaginant quelque chose de sexuel dans ma relation avec le Za’îm, Waddah a sali son propre passé.

Encore que subjectivement, il le protégeait…

Un « pacte homoérotique », ou la rançon de Galilée

En poussant un peu plus loin la subtilité, on entrevoit la cohérence plus profonde de nos conduites respectives, qui ne relève plus d’un malentendu. Waddah protégeait son propre passé contre la vulgarité de mon regard, et je lui en étais reconnaissant parce qu’au passage, il protégeait aussi mon histoire avec son cousin. En assumant la trivialité concupiscente de nos rapports, Waddah m’offrait la possibilité de blanchir ma relation avec Ziad - ce qu’aucun interlocuteur jusque là n’avait accepté de faire - et rendait ainsi possible l’écriture. Waddah rendait possible une première étape de la modélisation, dont je savais qu’elle en appellerait nécessairement une seconde, une troisième, etc.. C’est pourquoi Waddah est toujours resté solidaire de ma démarche, même quand j’abordais la sociabilité masculine yéménite en termes « d’homoérotisme ». Me voyant construire un mythe autour du Za’îm, Waddah a toujours su qu’il en était l’un des artisan. Un mythe qui combinait en fait plusieurs thèmes : mythe de l’enfance ; mythe du premier contact avec le terrain ; mythe d’une rédemption révolutionnaire à venir, d’ordre politique, ou intellectuel.

En ce qui concerne ma propre subjectivité, il faut se replacer dans une démarche inspirée de la physique et de la camaraderie scientifique transculturelle dont j’avais fait l’expérience dans mes études, ainsi que par mon père16. Il fallait que mes textes fondent une communauté intellectuelle, et l’écriture n’était donc possible qu’en tant que prolongement d’une aventure intersubjective : l’aventure d’un lâcher prise, d’une rupture avec le sens commun qui seule rend possible la démarche scientifique

[Sur ce point, je renvoie à l’excellente vulgarisation produite par Etienne Klein
à partir de
la figure de Galilée. Voir par exemple cet extrait (5 min.)
d’une conférence de mai 2014, intitulée : « De quoi Galilée est-il le nom ? »,
https://youtu.be/hTamod3RByU ]

C’est cette expérience que j’avais faite avec Ziad deux mois plus tôt, à la faveur de notre affinité intellectuelle, qui avait rendu possible ma socialisation, jusqu’à ce que Ziad soit contraint de se retirer dans son village sous la pression générale. Au moment de ma rencontre avec Waddah, mon seul problème était de maintenir et de prolonger cette interaction : de rester fidèle, au-delà même de ma relation avec Ziad, à l’esprit de ce processus vivant, ce petit « printemps arabe » que je ne savais pas encore nommer. Il me fallait faire en sorte que cette expérience survive au retrait de Ziad. Waddah m’offrit instinctivement la solution, sous la forme de ce pacte homoérotique : une relation dont nous savions l’un et l’autre qu’elle pouvait passer de l’extérieur pour une relation homosexuelle, mais dont confusément nous savions aussi l’un et l’autre qu’elle ne l’était pas. Elle ne l’était pas, dans le sens où cette interaction n’avait rien à voir avec le désir (shahwa), un appel du corps auquel nous aurions succombé. Et ce, ni à l’origine, ni par la suite dans les mécanismes qui nous ramenaient périodiquement l’un vers l’autre, au cours de cette courte période (du 4 au 23 octobre 2003). Au contraire, la stabilité de cette relation découlait directement de notre engagement dans nos sphères publiques respectives : elle était la traduction en acte d’un engagement sur l’honneur.

Tout cela a perdu son évidence par la suite, justement à cause du passage à l’écriture17, et des ré-élaborations théoriques successives. Mais chaque année, je recontactais Waddah presque à ma descente de l’avion : nous passions un peu de temps ensemble avant que je ne prenne le car pour Taez, tandis que je menais les formalités pour le permis de recherche. On ne saurait trop insister sur la cohérence épistémologique profonde de ce pacte. Certes, je restais prisonnier de cette expérience, mais c’est ce que nous avions voulu quelque part, et cela sous-tendait une véritable alliance d’enquête. On peut le qualifier de « pacte homoérotique », dans le sens où cette alliance était conditionnée par ma capacité à voir au-delà des apparences d’homosexualité. Chaque année instinctivement, dans ce qui était devenu comme une sorte de rituel, c’est cela que je rappelais à Waddah.
Parallèlement, je gardais mémoire de l’intuition théorique qui m’avait guidé, cette rupture avec le sens commun, fondatrice de la démarche scientifique. Dans les premières années de ma thèse, je m’appropriais justement la thématique de « l’homoérotisme »18, et je trouvais finalement refuge dans les théories du genre : cette rupture avec le sens commun, postulant une décorrélation entre l’évidence du sexe et l’emprise délocalisée de la binarité sexuelle. Sauf qu’en me réfugiant dans les théories du genre, j’acculais Ziad à la folie19. Et en se réfugiant dans la folie, Ziad m’acculait à l’islam. Ma conversion à l’islam acculait Ziad au christianisme, dans le prolongement de sa psychose, et finalement à l’identification à Jésus20, après l’irruption des Printemps Arabes.
Cette mystérieuse corrélation de nos trajectoires respectives se comprend aisément à partir de la « structure qui relie »21, au croisement de l’histoire des sciences, de la théologie et de l’anthropologie fondamentale. Ziad et moi sommes comparables à deux états atomiques intriqués, qui le restent par delà la distance et le temps. Waddah contemple impuissant, témoin de la cohérence de cette histoire, sans pour autant savoir l’expliquer. Mais encore une fois, tout découle d’une exigence : prolonger une aventure intersubjective, qui est la science-même. Tout comme la psychose de Ziad, conçue pour maintenir l’interaction avec ses contemporains, mes propres gesticulations théoriques sont conçues pour fonder une communauté intellectuelle. Par delà le paradoxe des circonstances historiques, il n’a jamais été question d’autre chose.

Épilogue

D’une révolution à l’autre

Au début de l’année 2011, Waddah est le seul qui ait pris l’initiative de me contacter, de tous mes interlocuteurs yéménites - le seul en tous cas pour me dire cela : « Tu avais raison ». Malheureusement à l’époque, je n’avais pas besoin qu’il me le dise. J’avais posé un voile pudique sur cette histoire depuis tant d’années, je pensais encore pouvoir faire sans lui. Mais par la suite, j’ai été confronté à ma propre impuissance discursive et intellectuelle, incapable de faire entendre mes analyses dans le monde académique et parmi les spécialistes du pays, face à l’enlisement de la transition politique. À chaque prise de parole, mes interlocuteurs lisaient à travers moi ce secret que je leur cachais, ou que j’avais appris à leur montrer pudiquement, plus exactement, tant au fil des années ce secret était devenu indissociable de ma dignité. Confusément, j’ai su alors qu’il me faudrait dénouer ce nœud. Mais pas sur la scène académique, ce n’était pas possible : plutôt de manière concertée avec la communauté musulmane, en négociant avec elle la prise en charge de mon histoire, jusque nous ayons trouvé les bons mots.

Pendant ce temps, le drame yéménite suivait son cours. Pendant toute cette période, depuis l’année 2011 jusqu’à l’intervention saoudienne en 2015, j’ai refusé d’envisager la possibilité que le Yémen ne sombre dans une guerre civile, comme le prédisaient tant d’experts internationaux. De mon point de vue, la chute du Régime avait levé les contraintes systémiques qui expliquaient la tournure de mon enquête, aussi bien que les clivages structurels dans la société locale, auxquels j’avais été inlassablement confronté. J’étais persuadé qu’avec la Révolution, les Yéménites allaient enfin pouvoir se réunir autour de mon histoire, et en premier lieu ses principaux protagonistes. Or c’est exactement l’inverse qui se produisit.

J’avais quitté Taez à la fin de l’année 2010, quelques semaines avant les premiers cortèges, en ayant enfin atteint le point de rupture avec Yazid22. Celui-ci avait finalement reconnu mon rôle dans la folie de son frère et avait pris sur lui la responsabilité de me chasser, en échange de quoi il s’engageait tacitement à ne plus renvoyer Ziad en prison. L’irruption des Printemps Arabes, de mon point de vue, ouvrait la voie à notre réconciliation, mais Yazid ne le voyait pas de cette manière. Cette dernière phase de mon enquête avait représenté pour moi une sorte d’aboutissement, dans ma maîtrise intellectuelle des différents paramètres, mais Yazid avait géré notre interaction à l’instinct, de manière beaucoup plus immédiate, et le piège n’en avait été que plus violent. Yazid refusait obstinément toute interaction avec moi malgré la Révolution, mais je prenais patience. J’étais persuadé qu’il finirait un jour où l’autre par revenir sur sa décision.  De toute façon, je ne pouvais envisager de revenir au Yémen sans avoir obtenu son accord. J’approfondissais d’autres aspects plus théoriques de mon enquête, comme l’épistémologie des sciences ou l’histoire de la théologie musulmane. Je me tenais pudiquement à distance, de sorte que la cohérence de cette période m’échappe un peu jusqu’à aujourd’hui.

Dans le courant de l’année 2012, j’appris que Waddah s’en était pris à Ziad : lors de l’un de ses passages à Taez, il l’avait agressé avec un couteau et lui avait endommagé les tendons de la main. Symboliquement, Waddah rompait ainsi le lien qui les avait toujours liés dans cette histoire. Dans les échanges écrits que j’ai pu avoir avec lui par la suite, il considérait que Ziad était malade, et toute l’histoire s’expliquait à ses yeux par sa perversité. Bien entendu, cette version des faits était indissociable d’une lecture plus large de la situation politique du pays, et des causes de l’enlisement de la transition. Bien qu’il avait participé à la révolution à Sanaa en 2011, il semble que Waddah ait adopté ensuite un positionnement idéologique plus favorable aux forces de l’Ancien Président (qui s’allieraient deux ans plus tard avec les rebelles houthis). Yazid de son côté restait impliqué à Taez dans les rangs de la Révolution, sans affiliation idéologique aux Frères musulmans ni aux mouvements salafistes, simplement accroché à sa fonction locale de shérif du Hawdh al-Ashraf. Malgré l’éloignement des deux cousins, sur le plan géographique et clientélaire, il n’y avait pas d’incompatibilité majeure entre leurs positionnements sur le fond. Pour autant, Yazid et Waddah entretenaient deux versions divergentes de notre histoire : l’un attribuait la perversité à l’Occidental, coupable d’avoir rendu fou son frère, tandis que l’autre l’attribuait à son cousin. Quant à Ziad lui-même, il se prenait dorénavant pour Jésus, et déambulait dans les rues en annonçant pour Taez la venue du Jour Dernier. Je ne restais finalement en contact qu’avec la mère de Ziad et surtout sa tante Fawzia, avec laquelle j’avais noué un rapport particulier (voir arbre de parenté). Sachant bien que seule ma réussite économique mettrait tout le monde d’accord, je redoublais d’efforts pour convaincre le monde académique. Et pour pouvoir affronter les aspects les plus dérangeants de cette histoire, je m’efforçais parallèlement de négocier un soutien intellectuel dans la communauté musulmane.

Un réquisitoire

02/01/19. Cette partie n’est pas satisfaisante, d’une virulence excessive, sans rapport avec les échanges réels que j’ai pu avoir depuis dix ans avec des diplômés musulmans de tous horizons. Ça m’intéresse d’adopter ce positionnement anti-réformiste, vers lequel je tends depuis longtemps, mais je n’oublie pas pour autant la complexité des expériences migratoires diplômées, auxquelles j’espère un jour pouvoir rendre justice. Voir les récits de la section auto-analytique, notamment sur mon ami Mohammed.

 

Depuis l’année 2009, je vivais replié chez ma mère pour rédiger ma thèse, et je fréquentais une communauté d’étudiants musulmans dans une résidence universitaire, étrangers pour la plupart. J’ai trouvé là beaucoup d’interlocuteurs, qui sont devenus des amis, mais j’étais tout de même confronté dès cette époque à un blocage structurel. Les sciences sociales n’étaient pas leur spécialité, sans parler d’ethnographie réflexive… Mais même sur le fond à vrai dire, l’étrangeté de ma démarche et de mon cheminement vers l’islam semblait irréductible. Quant aux jeunes chercheurs de confession musulmane, au sein de mes institutions de rattachement, il faudrait écrire tout un roman. Il ne leur était simplement pas possible de prendre en charge ma réflexion de la manière que j’aurais souhaité.

Longtemps j’ai pris sur moi, en idéalisant la noblesse d’âme de mes interlocuteurs. Dans le prolongement d’une remise en question longue d’une décennie, je considérais que mon analyse était encore trop objectivante, trop intrusive, signe d’un enracinement spirituel insuffisant. Il me fallait encore acquérir la pudeur nécessaire dans l’exercice des sciences sociales, mais j’étais persuadé que mes interlocuteurs diplômés finiraient un jour par attester de ma pudeur, par me reconnaître parmi eux comme un chercheur musulman. Cependant avec le recul, je dois bien envisager une forme de lâcheté intellectuelle chronique des musulmans diplômés. Au terme de cinq années d’une réflexion bien plus générale sur les problèmes associés à l’islam dans la société française, menée depuis mon déménagement à Sète en 2014, je ne peux plus éluder ce constat.

Quelle que soit la richesse de nos échanges intellectuels préalables, aucun interlocuteur musulman n’a jamais consenti à entendre mon propos. Systématiquement, mes interlocuteurs préféraient se rabattre sur une conception obscène de l’histoire, comme si j’étais venu leur faire confession d’un flirt homosexuel, pour me tenir invariablement le même discours, en décalage total avec ce que je tentais d’expliquer :

« Tu ne dois pas en parler. Nous sommes tous faillibles, chacun fait des erreurs, mais tu dois te taire, maintenant que tu es sur le droit chemin… ».

Les Yéménites exilés en France, et en fait chaque musulman diplômé que j’ai tenté d’aborder depuis 2011, a projeté sur cette histoire sa propre perception subjective - en fait son propre fantasme homosexuel - et il m’a ainsi contraint à faire machine arrière. Aucun musulman diplômé n’a voulu entendre ce dont il était vraiment question. Aucun n’a consenti à en rire, aucun n’a été capable d’accueillir cette histoire dans sa vision du monde : d’accueillir à la fois le jeune homme que j’étais à 23 ans et les jeunes Yéménites qu’étaient Ziad et ses cousins, lorsque le Français tomba du ciel dans leur quartier. Aucun n’a voulu me suivre dans la redécouverte de cette histoire, cette contemplation rétrospective qui me nourrit depuis tant d’années intellectuellement, spirituellement - qui me fait toujours autant rire, surtout…

Que cela soit difficile à admettre, pour des sociologues restés plus à distance de la société yéménite, c’est tout à fait compréhensible. Que des diplômés musulmans projettent dans cette histoire un flirt homosexuel, cela est par contre inexcusable. C’est d’abord une insulte pour moi, pour l’ampleur et la cohérence de mon engagement. C’est ensuite une insulte pour Waddah, et au fond pour tous les Yéménites qui ont été mes interlocuteurs, qui ont appris laborieusement à interagir avec moi, depuis le pays du Sud où ils sont assignés par la politique des visas, assumant ainsi malgré tout la responsabilité du témoignage. Venant de personnes qui circulent constamment entre les rives nord et sud de la Méditerranée, cela a même quelque chose de tragique. Cela indique une forme de sclérose intellectuelle, débouchant finalement sur une forme d’autisme - une incapacité chronique à prendre en compte la subjectivité de l’autre, à se représenter les malentendus qui structurent l’ordre du monde. Cela témoigne de musulmans diplômés qui ne savent simplement plus dans quel monde ils vivent, ayant perdu contact avec la réalité anthropologique sous-jacente aux concepts qu’ils manient quotidiennement. Des diplômés qui naviguent à vue, se laissent guider par leurs seuls raisonnements : la constatation auto-satisfaite de leur toute puissance intellectuelle, sous-tendue par un ordre épistémologique qu’ils ont cessé de percevoir et qu’ils contribuent ainsi à reproduire, émancipés de toute responsabilité quant au regard qu’ils portent sur le monde.

En quoi un diplômé musulman peut-il se sentir subjectivement menacé par l’histoire que je raconte ? N’est-ce pas qu’en Waddah l’exilé, il pourrait se reconnaître lui-même, tentant de préserver dans l’interaction une vision du monde fondée sur la dialectique de la virilité arabe et de l’efféminement européen, ce dogme tautologique islamo-nationaliste qui fait office de religion ? Mais cette idéologie du viol n’est pas celle de l’islam, ni celle de la société yéménite, elle a toujours émergé à l’interface de l’islam et de l’Europe : dans les Régimes des états-nations post-coloniaux, donc, mais d’abord et surtout au coeur des subjectivés diplômées, exilées dans les anciennes métropoles, et si promptes à en rejeter sur d’autres la responsabilité.

[Voir dans mon texte « Pourquoi je suis gilet jaune »,
la section
« Une révolte à venir »]

Cette idéologie du viol est la marque des intellectuels pseudo-musulmans : un rapport prédateur aux idées européennes, constitutif de leur intellectualisme, qui fonde leur épistémologie. Se voulant aux avant-postes de la « modernité musulmane », ils sont exilés en réalité de l’islam lui-même. Exilés et même bannis, de plus en plus, en vertu de leur échec à protéger la société dont ils sont issus. Telle est la découverte amère, ces dernières années, de tant de diplômés yéménites ou syriens exilés23. Et telle est la découverte que fit Waddah ce 4 octobre 2003 et les jours suivants, puis au fil des mois et des années. Découverte dont il a depuis porté la honte, seul, aux côtés de son cousin qui entendait des voix.

Mon ultime cartouche

Au début de l’année 2013, un colloque sur le Yémen fut organisé par la British-Yemeni Society à la School of Oriental and African Studies de Londres, sur le thème « Yémen : challenges for the future ». Ma proposition avait été acceptée, en dépit de mon isolement dans le monde académique français. Je sentais qu’une telle occasion ne se reproduirait pas, et je décidai donc au dernier moment de recentrer mon intervention sur Ziad. Mon papier s’organisait autour de l’extrait vidéo présenté au début de ce texte, que je n’avais jamais utilisé dans le monde académique. Je voulais qu’à travers moi, Ziad s’adresse directement à l’institution académique, le véritable « metteur en scène » de notre histoire. Ma démarche était suicidaire du point de vue des normes académiques, mais elle avait le mérite d’aller à l’essentiel.


Cliquer pour la vidéo sous-titrée (ici pour la version écrite).

Après le colloque, je postais cet enregistrement sur Youtube et sur Facebook, dans l’espoir que des Yéménites s’approprieraient notre histoire, et feraient médiation pour atteindre sa résolution. Sans doute des Yéménites firent leur petite enquête, et se trouvèrent confrontés à l’imbroglio décrit ci-dessus, avec Yazid refusant obstinément de me parler.

Trois mois plus tard en avril 2013, je reçois un message énigmatique de Yazid sur mon répondeur téléphonique : il m’annonce que le sang a coulé, et me met au défi de revenir dans la semaine. Je m’imagine d’abord que Ziad a tué Waddah, seul geste encore concevable, mais je finis par avoir de plus amples détails : Ziad a pris pour cible un homme de son quartier, Bassam, qu’il a pris par surprise pour lui mutiler la mâchoire à la jambiyya, de manière évidemment délibérée.

Ici je dois dire, c’est moi qui ai été lâche : je n’ai pas voulu revenir à Taez dans ces conditions. Cela était encore possible, il aurait juste fallu négocier un visa avec une organisation quelconque. Mais j’étais à la marge du milieu des études yéménites, complètement désocialisé, et mon dernier financement remontait à 2009. J’ai préféré penser que de meilleurs conditions se présenteraient pour revenir, mais ces conditions ne sont jamais venues.

Quelques jours plus tard, dans un contexte déjà chaotique où la police n’intervenait plus, Yazid faillit tuer son propre frère en tentant de l’arrêter pour le remettre en prison. Sachant que Ziad allait se défendre comme un lion, son homme de main Ramzi avait appelé à la rescousse son propre grand frère. Mais la main de Yazid ayant tremblé au dernier moment, c’est ce dernier qui fut grièvement blessé à la tête : un certain Wa’il, celui-là même qui, dix ans plus tôt, m’avait présenté Waddah comme « le second Za’îm ». Quant à Bassam, il avait été l’un des premiers à trahir la mise en scène du Za’îm, et Ziad savait que je lui avais consacré un développement dans mon mémoire de maîtrise24. À travers Bassam, Ziad s’en prenait symboliquement à tous les informateurs, à tous les diplômés opportunistes, les véritables responsables à ses yeux. Il affirmait ainsi sa propre lecture de l’histoire. Et de fait cette lecture est depuis devenue la mienne, par d’autres chemins.
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1On peut voir ces autres images, jamais utilisées dans le monde académique, dans mes archives vidéo récemment mises en ligne, « Mes adieux filmés au Hawdh » en 29:50 et 33:54 (accès direct).

2Il n’a été concevable de publier ces images sur youtube, en janvier 2018, qu’en les publiant dans leur intégralité. Par rapport au rush de départ (https://youtu.be/Aw-swoTF6B4), j’ai simplement réorganisé les séquences selon un plan thématique, pour les enrichir de courtes séquences dont je disposais par ailleurs.

3Je la relate alors dans le cadre d’une discussion où je tiens tête à Ziad. Scan, retranscription et analyse de ces pages dans mon texte SPw3_ConduitAuHawdh.html > « Un ultime saut dans le vide » (accès direct).

4Je reprends ici à dessein le terme de « stigmate », autour duquel s’organisait mon premier mémoire. Je faisais alors l’hypothèse (un peu faible) d’un stigmate sociologique frappant cette population. Vincent Planel, « Le “Za’im [Leader]” et les frères du quartier. Une ethnographie du vide. Ta’izz, Yemen. » (Mémoire de maîtrise d’ethnologie, Université Paris X-Nanterre, 2004), https://www.academia.edu/2396682/.

5J’exprime très distinctement ce sentiment d’impasse dans mes notes du 25 septembre 2003 - voir C025 (accès restreint).

6La remarque est de de Wa’il, un personnage bien particulier de mon enquête de maîtrise (voir p.68 et suivantes), qui entretenait une certaine distance à l’autorité de Ziad. (Wa’il est le grand frère de Ramzi, qui deviendra plus tard l’homme de main de Yazid…).

7Cette question est déjà traitée dans mon texte « Qui m’a conduit au Hawdh ? » (SPw3_ConduitAuHawdh.html).

8Voir ici mon texte « Incertitude & insécurité dans le Yémen des années 2000 » (SPw2_incertitude&insecurite.html).

9Jeanne Favret-Saada, Algérie 1962-1964: essais d’anthropologie politique (Saint-Denis: Bouchène, 2005), 21; Ernest Gellner, Les Saints de l’Atlas, Bouchène 2003 pour la traduction française, 1969.

10Vincent Planel, « Le réveil des piémonts : Taez et la révolution yéménite », in Le Yémen, tournant révolutionnaire, éd. par Laurent Bonnefoy, Franck Mermier, et Marine Poirier (CEFAS / Karthala, 2012), 125‑41. https://www.academia.edu/1103380/

11Par contre en octobre 2003, parler d’un sentiment de honte dans ma relation avec Waddah, serait une projection rétrospective absurde (voir plus loin).

12Voir dans SPw3_ConduitAuHawdh.html, l’anecdote de mon « retour à la colocation » chez Taher.

13« On ne peut manquer de ressentir comme un scandale ou une provocation la prétention de celui qui, en proclamant la convertibilité du repas en monnaie, trahit le mieux et le plus mal gardé des secrets, puisque tout le monde en a la garde, et qui viole la loi du silence assurant à l'économie de la bonne foi la complicité de la mauvaise foi collective. » Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique ; précédé de trois études d’ethnologie kabyle. (Paris: Seuil 2000, 1972), 352.

14À part quelques notes prises en réunion, où Waddah et Nashwan voulaient justement que je fixe les résultats de notre échange. Je note aussi la teneur de mes derniers échanges avec Ziad, lorsque je retourne prendre mes affaires à Taez (où il apparaît qu’à mes yeux, la tentative de viol de Nabil ne fait plus aucun doute…).

15Sur la place d’Abdelmajid Al-Zindani dans le régime politique d’Ali Saleh, voir : Laurent Bonnefoy et Fayçal Ibn Cheikh, « Le Rassemblement yéménite pour la réforme (al-Islâh) face à la crise du 11 septembre 2001 et la guerre en Afghanistan. Une diversité idéologiquement assumée », Arabian Humanities. Revue internationale d’archéologie et de sciences sociales sur la péninsule Arabique, no 9 (1 juillet 2001), https://doi.org/10.4000/cy.73  

16Voir les textes du volet réflexif : SPw4_psychanalyse.html et SPw4_EnAmont_1999-2002.html.

17Voir le début du texte SPw0_ScenePrimitive.html, où je raconte ma conversion subjective à l’homosexualité un an plus tard, après la soutenance de ma maîtrise, au moment de repartir sur le terrain.

18À laquelle ma directrice de thèse venait d’apporter une importante contribution : Jocelyne Dakhlia, L’empire des passions. L’arbitraire politique en Islam (Paris: Aubier, 2005); Jocelyne Dakhlia, « Homoérotismes et trames historiographiques du monde islamique », Annales HSS 62, no 5 (2007): 1097‑1122.

19Le basculement s’effectue en mars 2006, au début de mon troisième terrain (cf SPw1_Enquete&Destin.html). Il faut noter que je ne commence à assumer localement la problématique de « l’homoérotisme », qu’à partir du moment où Ziad m’y accule, en me chassant de sa pièce. Ce qu’on peut nommer « décompensation psychotique », sous un angle psychiatrique étroit, était donc un processus éminemment concerté. Ziad se trouvant enfermé dans cette histoire, finit par prendre une part active à la construction du mythe.

20Ce qui nous amène à la situation présente, évoquée dans SPw0_Ziad_1979-2018.html.

21Dans son testament intellectuel La nature et la pensée, Gregory Bateson conçoit cette expression au croisement de l’épistémologie biologique et de l’anthropologie (voir https://old.taez.fr/sites/2018-2020/sete-citations-bateson.html#lsqr) ; j’ai tenté pour ma part de la tirer vers la théologie et l’histoire des sciences.

22Ces ultimes développements, en gros de la vidéo de 2008 jusqu’à mon départ en 2010, sont exposés dans l’introduction à mon texte « L'expédition à Hammam Kresh : une ethnographie de la Miséricorde sociale » https://www.academia.edu/35391925/

23Si je pense surtout aux « frères musulmans », cette expérience particulière du déracinement est évoquée aussi par des intellectuels « laïques ». Voir par exemple ce documentaire sur l’écrivain syrien Yassin Haj Saleh : Ziad Homsi et Mohammad Ali Atassi, Our Terrible Country, 2014, https://www.mediapart.fr/studio/documentaires/international/notre-terrible-pays-l-eprouvant-voyage-dun-dissident-syrien.

24Voir page 45 de mon mémoire : « Le "Za’im" et les frères du quartier. Une ethnographie du vide ».

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