Qui m’a conduit au Hawdh ?
Version au 10 novembre 2018
[Dans la seconde moitié, j’ai collé des parties plus anciennes. C’est encore à harmoniser mais ça se tient]
« La larve de la tique grimpe à un arbre et attend sur une brindille extérieure. Si elle sent de la transpiration, elle se laisse tomber et atterrit, éventuellement, sur un mammifère. Mais si, après quelques semaines, elle ne sent pas de transpiration, elle se laisse tomber et s'en va grimper à un autre arbre. »
Gregory Bateson, La nature et la pensée, p. 53
Quelle main invisible m’a conduit jusqu’au carrefour du Hawdh al-Ashraf ? Pendant toutes ces années, je n’ai pas vraiment su le dire. À cet endroit, j’avais connu un « coup de foudre » pour Ziad, la rencontre intellectuelle que je recherchais. Pourtant, ce n’est pas lui qui m’a conduit là en premier… Quel rôle Taher a-t-il joué dans ce coup de foudre ? Quel rapport y a-t-il avec la centralité historique du lieu ? Et avec sa centralité dans le conflit actuel ?
(à lire dans la continuité du texte : La bataille de Taez : topologie et enjeux)
(version au 31 octobre 2018)
Il y avait quelque chose d’énervant dans ce mariage forcé - et même pour les directeurs successifs du Département de Français, avec lesquels il s’était sans doute passé la même chose. Taher le Qadassi était censé s’occuper de toutes les tâches subalternes, nécessaires au bien être de l’expatrié. Moyennant quoi les autres Yéménites du département, issus d’autres régions de Taez, pouvaient se concentrer sur la « politique », promener le directeur à droite à gauche comme la Reine d’Angleterre, au rythme de leurs séances de qat. Cette répartition des tâches était une manière de maintenir l’Occidental à sa place, de le maintenir aussi dans l’ignorance. Si je me laissais enfermer dans ce système, mon immersion allait être un échec, très clairement. Mais je sentais aussi, instinctivement, qu’il y avait là une contrainte avec laquelle je devrais composer de toute façon. La meilleure manière d’y échapper, n’était pas de me mettre Taher à dos : plutôt de nouer avec lui une relation personnelle, puisque nous étions condamnés à cohabiter, et d’en faire un allié. Porteur d’un permis de recherche validé par l’État Yéménite, je n’avais rien à voir en principe avec l’université, et rien ne m’obligeait à vivre dans cet appartement. Rien n’obligeait Taher à m’aider non plus. Je faisais délibérément abstraction du rapport de subordination tacite qu’il me semblait observer entre Tarek et Taher, comme avec les autres enseignants de Français. À l’évidence, Taher avait dû faire profil bas, afin d’obtenir cette place de secrétaire auprès du Directeur. Mais moi, je n’étais pas le directeur. Taher et moi discutions à bâtons rompus, et nos rapports échappèrent assez rapidement à Tarek, qui me connaissait en fait très peu. C’était bien une sorte de colocation finalement - en tous cas, je décidai de la considérer comme telle.
https://old.taez.fr/sites/2018-2020/ScenePrimitive/docs-SP/SP_17aout2003.pdf
Dans ce texte où je m’efforce de comprendre comment je suis arrivé au Hawdh en lien avec « l’esprit du lieu », j’ai déjà expliqué ce qui lie Taher et Ziad à ce lieu, à travers leurs trajectoires respectives et celles de leurs familles. J’ai aussi suggéré une sorte d’affinité sous-jacente, la complémentarité du rôle joué dans mon enquête par les deux personnages. Dans la démarche d’anthropologie symétrique que je prétendais mener, je ne pouvais évidemment pas me contenter de m’allier avec Taher, qui était déjà « l’homme à tout faire » d’un autre expatrié - bien que la pratique soit courante : on se refile les informateurs… Ce n’était pas la manière dont je voulais travailler, je savais peut-être au fond de moi que j’allais m’échapper à un moment donné, mais cela ne m’a pas empêché de nouer un lien authentique avec Taher. Et d’une certaine manière, l’alliance avec Taher m’a préparé au « coup de foudre » avec Ziad. Elle m’a rendu disponible, y compris par les frustrations que je ressentais dans cette alliance, les limites de ce qu’elle me donnait à voir de la société yéménite. Et quand intervient finalement ce « coup de foudre », bien que je ne l’ai pas totalement anticipé, je suis en terrain connu : j’ai conscience de reproduire le type d’expérience sociale que je suis venu chercher, vécue cinq ans plus tôt en classe préparatoire (cf SPw4_EnAmont_1999-2002.html - d’où le fait que j’ouvre mes notes du 17 août 2003 en évoquant Brice et Momo). Le type d’expérience sociale qui doit me conduire à l’élucidation du Mystère, précisément parce qu’elle est, comme la physique, une émulation sociale aux prises avec les formes, combinant pensée analogique et digitale, négociant leur intrication toujours plus profonde.
L’enjeu de ce texte est pour moi de restituer la connivence de Taher dans cette affaire, et de lui rendre ainsi justice. Taher pouvait difficilement trouver sa place dans le Royaume de Ziad, et je ne le lui demandais pas, mais il n’a pas basculé pour autant dans la médisance unilatérale. Or j’ai souvent eu tendance à assimiler son comportement à celui des commerçants qu’il m’avait présenté, qui étaient beaucoup plus « bavards ». Je reléguais ainsi son action à un rôle secondaire, sans commune mesure avec son investissement : comme si Taher n’avait pas eu lui-même un Royaume - dans le petit monde des enseignants de français, à l’université, et au-delà - dont j’avais aussi profité. En réalité, il y avait quelque chose de mesuré dans les informations qu’il me donnait. Il y avait une sorte de respect, de retenue, et en même temps une bienveillance. Il est clair qu’à un certain stade, Taher a compris que l’histoire allait mal finir, et il n’a pas mâché ses mots contre Nabil : « C’est un grand voleur » - je me souviens de sa phrase, qu’il tenait manifestement à me dire en français… « Si c’est pour ton enquête, c’est bien. Mais fais attention… ». Mais c’était plus tard, sans doute vers le milieu du mois de septembre. Je sais aussi que Taher a eu des échanges avec Nabil, qu’il m’a rapporté aussi - Nabil lui disait à propos de moi : « c’est un sacré bonhomme que tu nous as ramené… ». Et ce devait être aussi au cours du mois de septembre, à un stade où je m’étais révélé aux côtés de Ziad. La connivence de la société yéménite était beaucoup plus grande que je n’ai jamais su le dire. Comme il fallait décrire et produire une histoire, j’ai eu fatalement tendance à expliquer mes déboires par les contradictions internes de la société yéménite - selon le principe même de la réflexivité d’enquête. Mais j’ai toujours eu conscience aussi du caractère problématique de cette démarche, et j’en avais conscience déjà sur le terrain.
Au fond, la cohésion de la société yéménite était indissociable de la dignité qu’ils me reconnaissaient, de l’honneur même. Et l’honneur oblige. Ce que je voudrais montrer, c’est à quel point l’issue de cette première enquête a été socialement négocié. Cette issue n’a pas été le résultat « mécanique » d’une collision entre deux milieux antagonistes, entre lesquels j’aurais voulu me positionner par une sorte de vocation christique. Cette issue fut plutôt le produit d’un processus de négociation tacite quant aux limites du langage, aux limites de la collaboration avec l’observateur étranger. Jusqu’à un stade très avancé, la société yéménite a assumé collectivement de manière cohérente cette négociation, qui fut menée les yeux dans les yeux. Mais je ne pouvais pas avoir totalement conscience de ce que je prétendais négocier, de ce que déjà j’étais en train de vivre, et à un certain stade il fallait bien l’admettre.
[les 3 § suivants sont de septembre 2018, en cours d’harmonisation]
En replongeant dernièrement dans mes carnets de 2003, j’ai identifié le rôle décisif d’une période particulière, du 23 août au 3 septembre, en amont des matériaux qui donnèrent lieu à mon mémoire de maîtrise proprement dit. En effet après ma rencontre avec Ziad lors d’un mariage (du 13 au 15 août 2003), celui-ci tente d’abord (à partir du 18) de m’attirer dans la Capitale, sans me le dire vraiment. Mais il échoue : le face-à-face avec Ziad m’angoisse, surtout en présence des milieux expatriés que je fréquente dans la Capitale. Je veux revenir à Taez, où j’ai posé les jalons de mon enquête. Le 23 je redescends donc, un peu sur un coup de tête : Ziad est censé redescendre ce jour-là lui aussi, et je décide de le croire. En fait il ne reviendra que le 3 septembre : il se fait « désirer » pendant une dizaine de jour, ou plutôt il me laisse en observation, comme une sorte de quarantaine. Dans ces pages de mon carnet [B018 à B053], je perçois clairement aujourd’hui les traces d’une négociation avec le Régime : une activité sociale en arrière plan pour négocier les conditions de ma présence, d’une manière qui puisse être validée par les relais locaux de l’administration.
•Dans un premier temps (26 août), je me retrouve chez Nabil (dans la pièce de Ziad) en compagnie de deux anciens du Département de Français : celui qui vient de se marier (Abderrahman) et celui avec lequel j’avais pris contact à Paris via un ami commun, mon seul contact à mon arrivée à Taez (Tarek). La rencontre semble cordiale, mais manifestement le courant n’est pas passé car la rencontre ne se reproduira pas. Eux-mêmes en réalité ne savent pas vraiment « d’où je sors », et ne peuvent pas assumer ma démarche.
•Suit alors une période de flottement (28-31 août), et les jeunes cousins de Ziad font « n’importe quoi » avec moi (l’un d’eux notamment m’accule à lui faire un cours sur l’anatomie du prépuce…) [B035*]. Manifestement Nabil tente de se débarrasser de moi, mais je ne le comprends pas vraiment, ou je ne veux pas comprendre : je sens surtout qu’il y a là matière à une vraie intégration, et je m’obstine.
•Finalement début septembre, l’enthousiasme revient chez Nabil et l’entourage de Ziad, où l’on semble prêt à m’accueillir (notamment Fuwwaz, le jeune diplômé - notre discussion sur la corruption s’inscrit dans ce contexte [B052]). C’est alors que Ziad se décide à redescendre, et peut enfin commencer l’histoire du Za’îm, qui durera tout le mois de septembre.
Dans ma prise de note, je ne perçois absolument pas ce qui se trame, mais je note un changement après mon retour de Sanaa : je me sens vivant, j’ai beaucoup plus de facilité à socialiser, à entrer dans des interactions riches et des discussions profondes. Mais j’interprète ce changement comme un phénomène d’ordre « psychologique », comme si le fait d’être « amoureux de Ziad » avait des retombées « hormonales », qui me mettent plus en phase avec la société yéménite.
•D’autres acteurs aussi prennent de l’importance dans cette période : les commerçants du Hawdh al-Ashraf rencontrés via Taher, le secrétaire du Département avec lequel j’habite, et qui se veut mon ange gardien. Ils seront les relais de sa « bienveillance » au Hawdh al-Ashraf : notamment Khaldoun, qui me fait parler longuement de mon séjour à Sanaa avec Ziad, et qui devient de ce fait quelqu’un d’important pour moi. Ziad ne manquera pas de le lui faire remarquer à son retour : « Tu as pris de l’importance dans son coeur… » [B056], phrase dont je perçois l’ironie étrange et que je note, parce qu’elle me met mal-à-l’aise…
En fait dans mon premier travail, l’hypothèse du stigmate m’était indispensable pour rendre compte du déroulement de mon enquête : je racontais comment Ziad, dans un premier temps, avait tenté de me dissimuler son passé tumultueux, qui l’avait progressivement rattrapé. Sauf qu’en réalité - et je le savais au fond de moi - c’est dans mon propre regard que Ziad avait acquis ce caractère sulfureux. Après quoi, le stigmate était retombé sur la société toute entière. J’ai donc fait le portrait d’une « jeunesse stigmatisée », mais paradoxalement, stigmatisée par ses propres efforts pour « devenir clean », essentiellement aux yeux de l’ethnologue.
Il faut dire qu’à l’époque de mon premier terrain, je n’étais absolument pas capable d’appréhender le type d’incertitude qui caractérisait le monde dans lequel j’évoluais, et dont je faisais l’expérience sans le savoir, à l’instinct. Quelques semaines après avoir pris en note la remarque de Fuwwaz sur la « corruption » [B052/notes du 2 septembre 2003], j’ai moi-même émis l’hypothèse selon laquelle Ziad était corrompu, l’idée selon laquelle il agissait dans notre histoire en rapport avec des intérêts propres, en déployant toutes les ressources de sa « perversité ». Je ne saurais vraiment dire qui, en premier, émit l’idée selon laquelle Ziad était « malade ». Toujours est-il que cette idée, placée dans ma bouche, suffit à elle seule à provoquer l’effondrement de notre alliance, par une brusque condensation de toutes les ambiguïtés qui la rendaient possible.
Le basculement s’opère vers la mi-septembre (2003), au moment où je formule le fait que Ziad « ne me respecte pas ». À l’origine, je ne fais qu’émettre cette idée dans le cadre de nos discussions, et dans le cercle restreint des fidèles de Ziad, simplement pour qualifier le malaise avec lequel je me débats. J’ai même le sentiment alors de m’exprimer sous l’injonction tacite de Ziad, qui est lui-même dépassé et n’arrive pas à m’expliquer la situation. Constitué essentiellement de voisins, amis de Ziad depuis l’enfance, le Royaume de Ziad avait précisément cette fonction : il était une arène expérimentale, sur laquelle nous portions les impasses de notre échange philosophique. Et dans ce cadre, les compagnons de Ziad se livraient à l’introspection - Fuwwaz par exemple constatait : « C’est nous qui sommes malades. Car c’est nous qui faisons de Ziad ce qu’il est… » Mais le Royaume de Ziad était aussi un lieu public, fréquenté par des observateurs susceptibles de rapporter les paroles qui y étaient prononcées, en les sortant de leur contexte. Cette phrase placée dans ma bouche, « Tu ne me respectes pas », malgré tous les guillemets dont j’avais pris soin de l’entourer, trahissait le fait que je n’étais pas conscient de la situation. J’avais beau tenter de redresser la barre l’instant suivant, de réaffirmer ma fidélité et mes sentiments envers Ziad, la phrase était dite. C’est de cette manière que « l’opinion » finit par avoir raison de mon alliance avec Ziad.
J’ai vécu tout mon séjour comme la constitution progressive d’un dossier à charge, par des observateurs extérieurs à notre alliance, constituant à mon corps défendant une vision des choses rendant cette alliance impossible, impensable. J’étais tenté de redresser la barre, en réaffirmant ma fidélité à Ziad par l’expression d’un sentiment d’allégeance, d’un sentiment amoureux. Je tentais ainsi de défendre ma cohérence morale, comprenant que se jouait là le succès de mon immersion. Mais d’une part, cette posture me mettait en danger psychiquement, et d’autre part elle plaçait Ziad dans une double contrainte… La mise en scène de la société islamique idéale, à laquelle il m’avait convié dans son Royaume avec la complicité de ses amis d’enfance, s’était peu à peu transformée en une réflexion collective sur la pathologie mentale et la « corruption » du Za’îm, présidée par le Za’îm lui-même, acculé en l’occurence dans une sorte de mutisme. C’est en réaction à cette situation que Ziad, dans un sursaut de dignité, avait tenté de me chasser du quartier, donnant prise aux quolibets de tous ceux qui craignaient de me voir entre ses mains. Par ailleurs, Ziad avait entrevu la cohérence de mon projet intellectuel, il se savait le seul témoin de ma bonne foi sur le fond. S’il me laissait tomber, il perdait dans mon regard ; mais s’il persistait à interagir avec moi, il perdait aussi dans le regard des autres. Ziad tergiversa encore quelques semaines, et choisit finalement de se retirer dans son village, me laissant aux bons soins de son frère Nabil et de ses cousins…
Ainsi dans l’après-midi du 29 septembre, quelques heures avant l’incident, je passe dans la pièce de Ziad où je trouve Nabil, en train de s’entretenir avec une connaissance. Nabil s’emploie alors joyeusement à mettre en scène notre familiarité, à l’intention de son ami, en suggérant que nous serions prêts à entretenir des rapports d’argent. J’apparais pour ma part sur la défensive, prêtant à Nabil des arrières-pensées sexuelles quasi-assumées [C042] :
Vers 8h, passe au mamlaka [la pièce de Ziad]. Nabil [est] avec un copain inconnu :
- « Ahlan ! [«Bienvenue»] Où est Ziad ? »
- « Où étais-tu hier, je t’ai cherché… ».
- « Je voulais que tu me passes de l’argent. »
=> je suis la créature des Khodshy, ils font ce qu’ils veulent avec moi.
Le lendemain, je rédige le récit de la journée, puis je reviens dans le quartier vers l’heure du déjeuner. Dans la pièce de Ziad, je retrouve mes camarades Walid et Nashwan [cousin et voisin de Ziad respectivement]. Je m’assois avec eux, lorsque Nabil arrive, manifestement très en colère. Mais cette fois, c’est moi qui « noie le poisson » en déplaçant les questions sexuelles vers des questions d’argent [C049] :
Arrive Nabil, accompagné de Wâ’il. Me demande quel est le Pb ? Pourquoi j’ai téléphoné à Ziad ?
[inscrit sur la page de gauche] stress…
Je dis que je ne suis pas à l’aise ici, que il y a beaucoup de ragots, [en dialecte] que je n’entends pas, que vous jouez avec moi, et je sais pas quel est votre but, derrière l’amitié. Donc j’ai eu discussion avec… [pour prendre de nouvelles résolutions]. Je ne suis pas عرطة [un benêt], vous croyez mais…
La réaction des Yéménites est complètement incompréhensible, mais je navigue à vue. Je me débats dans des relations cordiales, qui comportent une part totalement obscure. Ainsi quelques heures plus tard, ces jeunes tentent de m’intimider [C049] :
Ammar et Abdallah m’emmènent faire un tour, acheter une glace, [ils tentent de se montrer] intimidant de mes 2… « On va te tuer » « Tu as déjà tué… ? »
Abdallah est énervé contre moi. Faut dire je suis sur de moi et je lui fais sentir.
Mais la veille encore, le même Ammar me testait par des suggestions sexuelles [C044] :
Quand on sort, [Ammar] me dit « tu veux que je reste avec vous chez Nashwan cette nuit ? J’ai beaucoup des bons/doux souvenirs dans cette pièce avec Nashwan… Tu sais ce que c’est des doux souvenirs ? Est-ce que tu commences à avoir confiance maintenant ? » Il insiste qu’il se sacrifierait pour moi devant Nabil… On achète qat. « Moi je veux juste un ami, sincère. »
Paradoxalement, les Yéménites n’ont jamais été aussi enthousiastes, aussi admiratifs des compétences sociales que j’ai acquises. Nos échanges n’ont jamais été aussi stimulants, porteurs d’intuitions fulgurantes sur le sens paradoxal de notre histoire, qui témoignent d’une réelle connivence. Mais en même temps, ces notes témoignent d’un retournement total de l’ordre des choses : une réalité parallèle dont j’ai appris progressivement à faire l’expérience, et que j’enregistre jour après jour dans mes carnets, mais sans vraiment le comprendre, sans vraiment avoir pu l’accorder à ma vision du monde. Elles tracent les contours d’une réalité totalement ubuesque [C050] :
Ahmed me dit : « tu reviens ? » quand je pars avec Abd et Ammar. Je blague : « tu es Gassous, Gassous ‘alal-gâssous. [Tu es un espion - sous-entendu : de Ziad -. Un espion sur l’espion] »
Ammar [est] encore assez affectueux, mais se calme un peu, par moment seulement.
Nashwan me dit que je suis très fort à qui veut l’entendre.
Salah passe, tard. [Salah est un homme assez fin mais inscrit au Parti du Congrès, que j’ai démasqué depuis longtemps comme étant « l’oeil de Moscou » : envoyé par le Régime assez tardivement, pour comprendre de l’intérieur ce qui se passe avec moi dans le quartier de Ziad] Je blague que je vais l’écraser comme une araignée.
En même temps, je vais voir Khaldoun, mon ange gardien dans le milieu des commerçants, pour lui raconter l’incident de la veille au soir [C049] :
Chez Khaldoun, je raconte l’histoire de Nabil et Ziad, Khaldoun s’énerve un peu : « Depuis le début je te le dis… »
Les protestations de Khaldoun sont tellement attendues, elles contribuent à déréaliser le danger, comme si j’évoluais dans un décor de carton-pâte. Je suis à Taez depuis deux mois, je me sens complètement en confiance, mais suis nerveusement très fatigué. Je vois bien que je joue avec des choses graves - le viol, le meurtre, le Régime… - et de manière complètement inconsciente, en apparence. S’il m’arrivait quelque chose et que l’Ambassade de France récupérait mes carnets, mon comportement apparaîtrait totalement inexcusable… Pour rien au monde je ne voudrais retourner dans la Capitale, dans ce monde des expatriés qui ne comprennent rien à rien… Je ne veux pas abandonner la partie, mais je sais aussi qu’approche la date de mon vol retour, dans trois semaines, il me faudra revenir en France. Or cet après-midi-là, juste après la confrontation avec Nabil, je pars chez Tarek (l’ancien du département de Français, qui étudie à Paris), et celui-ci m’annonce que ma prof d’arabe est de passage à Sanaa : Houda Ayoub, qui m’accompagne depuis trois ans dans ma passion pour la langue arabe ; une femme franco-libanaise au charisme et à la générosité débordante, figure tutélaire et totem du petit groupe des arabisants de l’Ecole Normale Supérieure. Houda est ici, à quelques heures de car. Je vais lui faire une surprise ! C’est une excuse toute trouvée pour aller prendre l’air.
Bien sûr, Waddah ne mets pas en doute un instant le geste de l’infâme Nabil, mais il veut surtout savoir ce que Ziad a tenté avec moi. Et il y revient avec insistance… Même s’il s’agît de ses cousins, Waddah fait passer son hôte en premier : il est sérieux et factuel, me parle sans aucune mise au défi, aucun sous-entendu et aucun jeu. Il répond simplement à toutes mes questions, consciencieusement, et je noircis pendant 48h les pages de mes carnets. Mais le matin du troisième jour, Waddah qui n’a pas fermé l’oeil, me réveille depuis la porte de ma chambre, en appelant mon nom. Ce matin-là, dans les premières heures de l’aube, notre relation change de nature.
Dix jours plus tard, en route vers Taez pour y faire mes adieux, je fais une étape le 15 octobre dans le village de Ziad. J’ai pris des forces, je veux régler mes comptes avec lui avant mon départ. Après quelques échanges, il propose que nous mâchions le qat, et nous nous dirigeons vers le souk. Mais j’aborde alors l’incident, lui reprochant vigoureusement de ne pas être revenu à Taez, me protéger contre Nabil. Dans mon carnet quelques heures plus tard [page C065], je noterai essentiellement mon propre réquisitoire, et certaines de ses réactions :
Ziad me propose d’aller acheter du qat, pour qater ce soir : il veut connaître les résultats de la recherche. En chemin vers le souk, j’en viens à évoquer le problème avec Nabil. Ziad me dit : - « Oui, je l’ai appelé parce que j’ai pensé que c’était la meilleure solution ».
Je rétorque : - « Non. Je ne sais pas pourquoi précisément, mais j’interprète que tu t’es laissé aller à continuer le petit jeu de compétition entre nous, tu es allé trop loin, sans responsabilité. Tu as mis en danger ma santé, mon honneur. Un type saoul, armé, qui veut me niquer, les mecs du quartier ça les effraie pas plus que ça, mais moi je suis pas habitué.
Depuis ce moment là, pas question de continuer de jouer avec toi. Je te permettrai pas que tu me chasses du quartier, que tu fasses courir des rumeurs, que tu manipules les gens derrière mon dos. Je ne suis pas revenu pour reprendre le jeu.
D’ailleurs, la logique voudrait que je ne revienne pas. Mais je me sens obligé d’être franc, bien que je sache que tu serais capable d’utiliser ce que je te dis pour faire un nouveau coup. Mais je ne veux pas garder de toi une image mauvaise. Je sais que tu as un bon fond, je veux juste en faire l’expérience avant de partir. »
(Ziad a renoncé au qat, on revient).
- « Bon, tu reviendras en France comme tu es venu, un enfant. Sans virilité. »
- « Je reviendrai avec mes mœurs. J’ai de la virilité, ça ne me fait pas vouloir enculer tout le monde. »
- « Qui t’a dit…(que la virilité c’était enculer…) ». Surpris.
- « …Moi je m’en fous de te contrôler, ou de te comprendre, de saisir ton intimité. Je demande juste du respect et de la reconnaissance. »
On voit qu’à ce stade, la perversité de Ziad ne fait plus aucun doute, ni la réalité de l’incident avec Nabil. Il me demande de partir, mais un doute commence à l’habiter. Ziad est de retour à Taez trois jours plus tard et nous avons un long échange, beaucoup plus apaisé [page C072]. Cette fois, il commence par me faire dire, avec insistance :
« Que Dieu vous excuse ! »
Et je le dis.
Cette fois manifestement, Ziad a compris. Mais qu’a-t-il compris au juste, au-delà de l’alliance avec Waddah ? Et moi qu’ai-je compris plus tard ce jour-là, quand j’ai repris ce détail dans mon carnet… ? À l’instant de la prise de note, percevais-je déjà une lumière, à l’horizon des paradoxes et de la complexité ?
Taher et Waddah ont été assis à la même table. Je ne sais si aujourd’hui, je pourrais les y asseoir à nouveau. De toute façon, Taher a émigré en France en 2006 : il travaille depuis à l’Éducation Nationale, dans les collèges et lycées marseillais. Waddah vit à Sanaa, donc sous les bombes Made in France de la coalition arabe, et le lavage de cerveau iranien. Mais justement, ça vaut la peine d’essayer.
[conclusion antérieure, octobre 2018]
Gregory Bateson, La nature et la pensée, p. 53-54
Quelle main invisible m’a conduit sur le carrefour du Hawdh al-Ashraf ? Le privilège de l’anthropologue est de l’apprendre sans vraiment chercher à le savoir. L’anthropologue est comme la tique. Il perçoit un ordre, se positionne, et il construit ainsi son objet, mais il n’a pas besoin de le savoir. Les justifications viennent toujours a posteriori.
L’anthropologue est libre. On fait l’effort d’apprendre une langue, de quitter son pays pendant de longues périodes, pour trois mois, six mois. On finit par revenir complètement différent, pour retrouver des amis qui ne vous comprennent plus, c’est un gros engagement. Mais au moins, l’anthropologue est libre de définir sa recherche comme il l’entend. On appelle ça « la construction de l’objet ». L’objet de ma recherche s’appelait le carrefour de Hawdh al-Ashraf. J’y étudiais les dynamiques de la sociabilité masculine, et l’histoire sociale par le bas, à partir des interactions. Essentiellement, j’apprenais à comprendre les blagues sexuelles et à les reproduire en variant les paramètres, en les transposant d’un milieu à un autre. J’ai aussi appris le respect, en suivant la même méthode. Entre 2003 et 2010, lors de sept séjours de terrain successifs, j’ai séjourné en tout 24 mois, essentiellement à cet endroit.
Quelle main invisible m’a conduit au Hawdh al-Ashraf ? Pendant longtemps, j’en revenais toujours en définitive à l’intelligence de Ziad, à ma propre formation scientifique antérieure et à la convergence intellectuelle insoupçonnée qui s’était déclarée entre nous. Bien qu’au fil des années, je comprenais de mieux en mieux où le hasard m’avait fait atterrir, j’ai toujours eu besoin de cette explication ultime, cette explication « magique », sur laquelle je finissais par me rabattre face à l’incrédulité de mes interlocuteurs. En réalité, mon ancrage au Hawdh al-Ashraf n’a rien d’un hasard : c’est le résultat d’un processus, dont la convergence s’explique en définitive par l’intégrité des différents acteurs, notre fidélité à soi. Mon ancrage au Hawdh, c’est la rencontre de la méthode et du destin.
S’il est sincèrement acquis aux principes de l’anthropologie symétrique et de la réflexivité, le chercheur sait qu’aucune vérité n’est absolue, qu’aucune forteresse n’est imprenable, et il est dans la nature des choses qu’un anthropologue recherche les selles de cheval. C’est la seule stratégie permettant d’espérer être utile un jour. Cela ne m’a pas empêché de me demander pendant près de quinze ans, parfois avec angoisse, pourquoi je restais échoué là. N’était-ce pas simplement, en dépit de toutes mes dénégations, le fait d’y avoir découvert mon « homosexualité » ? Plutôt d’avoir découvert là une école du courage, comme j’ai appris à le montrer peu à peu, une école du courage intellectuel. Et l’islam n’est pas autre chose.
1Qadas est au coeur de la zone aujourd’hui tenue par les forces loyalistes. Voir supra page 2, note n°1
2La famille de Taher vit dans la même vallée que Sultan Al-Atwani, chef de file du parti socialiste depuis plusieurs décennies, qui joua un rôle important sous la présidence d’Abdulrabboh Mansour Hadi.
3Je reprends ici la notion d’enchantement développée par le sociologue Erwin Goffman.
4J’ai notamment en tête la figure de Jeanne Favret-Saada, référence inégalée de l’ethnographie réflexive d’expression française, qui cristallise pour moi à la fois un certain « féminisme méthodologique », associé à l’ethnographie réflexive, et une certaine « spiritualité laïque », associée aux sciences sociales plus largement.
5« “Zayd, Za’îm al-hâra” : analyse sociologique d’un charisme de quartier », Chroniques yéménites 12 (2005): 81‑102. https://www.academia.edu/1529218/
6Vincent Planel, « Le réveil des piémonts : Taez et la révolution yéménite », in Le Yémen, tournant révolutionnaire, éd. par Laurent Bonnefoy, Franck Mermier, et Marine Poirier (CEFAS / Karthala, 2012), 125‑41.Taez et les ambiguïtés de la modernité yéménite »).
7Le Centre Français d’Archéologie et de Sciences Sociales de Sanaa, encore installé à l’époque au coeur de la ville dans une maison traditionnelle.
8Théorème de l’enchantement ethnographique, au centre de mon travail depuis 2008.