Qui m’a conduit au Hawdh ?

Version au 10 novembre 2018

[Dans la seconde moitié, j’ai collé des parties plus anciennes. C’est encore à harmoniser mais ça se tient]

 

La colocation (31 juillet – 17 août 2003)

Le double visage du Hawdh

Mes notes du 17 août 2003

L’analogique et le digital

Comment le Régime m’a fait vivre (23 août – 3 septembre)

Al-Za’îm, ou Ziad rattrapé par le stigmate (mi-septembre)

Un ultime saut dans le vide (29 septembre – 4 octobre)

Retour à la colocation

La tique et l’ethnographe

 

 

« La larve de la tique grimpe à un arbre et attend sur une brindille extérieure. Si elle sent de la transpiration, elle se laisse tomber et atterrit, éventuellement, sur un mammifère. Mais si, après quelques semaines, elle ne sent pas de transpiration, elle se laisse tomber et s'en va grimper à un autre arbre. »

Gregory Bateson, La nature et la pensée, p. 53

Quelle main invisible m’a conduit jusqu’au carrefour du Hawdh al-Ashraf ? Pendant toutes ces années, je n’ai pas vraiment su le dire. À cet endroit, j’avais connu un « coup de foudre » pour Ziad, la rencontre intellectuelle que je recherchais. Pourtant, ce n’est pas lui qui m’a conduit là en premier… Quel rôle Taher a-t-il joué dans ce coup de foudre ? Quel rapport y a-t-il avec la centralité historique du lieu ? Et avec sa centralité dans le conflit actuel ?

(à lire dans la continuité du texte : La bataille de Taez : topologie et enjeux)

(version au 31 octobre 2018)

 

La colocation (31 juillet – 17 août 2003)

Avant mon départ pour le Yémen, j’avais déjà en France de bons amis yéménites qui nous enseignaient l’arabe à l’Ecole Normale Supérieure, mais aucun malheureusement n’était originaire de Taez. À travers eux, j’avais néanmoins pu entrer en contact avec Tarek, un autre Yéménite étudiant à Paris, qui avait étudié le français à l’université de Taez, et qui allait justement y être pendant les vacances d’été. Tarek était là à ma descente du car, le soir du 31 juillet 2003. Nous prîmes un taxi, qui s’arrêta devant un immeuble, et nous montâmes jusqu’à un bel appartement meublé. Spontanément, Tarek m’avait conduit jusqu’à l’appartement de fonction du Directeur du département de français de l’Université, un coopérant dépêché par l’Ambassade de France dans le cadre des accords bilatéraux de coopération linguistique. Dans cet appartement, il y avait aussi Taher, le secrétaire du département, qui faisait en quelque sorte partie des meubles. Comme j’allais le découvrir peu à peu, Taher était bien plus qu’un secrétaire : une sorte d’homme à tout faire, qui réglait tous les problèmes que le directeur rencontrait, essuyait toutes ses colères, et dormait dans le salon. Non pas que Taher se soit imposé, non, mais comme ça le directeur se sentait moins seul, d’ailleurs il aimait bien Taher, il avait appris à l’apprécier, et finalement c’était plus simpleQuoi qu’il en soit, le Directeur était alors en vacances en France. Ça tombait bien, disait Tareq : j’allais pouvoir rester dans cet appartement le temps que je trouve quelque chose ! Nous sortîmes tous les trois manger un sandwich, puis Tarek me confia aux bons soins de Taher et s’en retourna chez lui.

Cette situation avait quelque chose de paradoxal : j’étais venu pour mener une immersion dans la société yéménite, et on m’assignait à une position typiquement « néocoloniale », du genre que les anthropologues cherchent toujours à éviter. Pour autant, j’étais un peu responsable de cette situation, ayant choisi de faire mon enquête à Taez, la capitale yéménite de l’éducation et de la culture, plutôt que dans un village reculé, aux marges du pouvoir de l’État. Je me doutais bien que l’on ne m’accueillerait pas facilement dans une famille, à cause de la séparation des sexes et de la protection jalouse de la sphère domestique qui caractérisait la société yéménite. Mais je rêvais tout de même de quelque chose comme une « colocation » avec des étudiants de mon âge. Cette colocation représentait pour moi la situation la plus propice à l’établissement de rapports symétriques, et d’une collaboration intellectuelle authentique. Dès le lendemain donc, je me mis à parcourir la ville en quête de la fameuse « colocation », en suivant différentes pistes et différents contacts que j’avais pu recueillir avant mon arrivée. Taher m’accompagnait patiemment dans ces démarches, alors que rien ne l’y obligeait. Je réalisai assez rapidement que ce ne serait pas si facile, même de trouver un simple logement, à moins de m’enfermer dans une villa luxueuse ou dans un hôtel. Et peu à peu, je me fis à l’idée de rester avec Taher dans cet appartement.

 

En fait, il existait bien un équivalent yéménite des colocations étudiantes : les dukkân (pl. dakâkîn), ces locaux commerciaux situés aux rez-de-chaussée des immeubles, donc donnant directement sur la rue, de sorte qu’on peut les louer à n’importe quels hommes célibataires. Il m’est arrivé par la suite d’occuper ce genre de logements, où cohabitent des travailleurs isolés, parfois jusque sept ou huit, souvent dans une certaine promiscuité. À ce stade, je ne voyais simplement pas cette réalité. Taher m’accompagnait dans mes recherches sans remettre en question mon projet, sans tenter s’opposer à moi, sans prétendre à aucun moment qu’il savait mieux ce qui était bon pour moi. Je continuais donc d’imaginer que les étudiants yéménites vivaient dans des appartements, du moins ceux qui n’étaient pas issus de familles citadines, et qu’il pourrait y avoir une chambre pour moi quelque part. Mais je sentais aussi, confusément, que personne ne prendrait l’initiative de m’accueillir nulle part de son propre chef. J’étais assigné à vivre avec Taher, et Taher lui-même n’y était pour rien. Il valait mieux en prendre mon parti.

Taher était originaire de Qadas, une région située au coeur du massif d’Al-Hujariyya, près de la petite ville d’Al-Turba (exactement au Sud de Taez, à 60 kilomètres environs), qui surplombe directement Aden par des falaises presque infranchissables.1 C’est un fief du parti nasserien yéménite2, assez hostile au régime d’Ali Abdallah Saleh, comme autrefois au pouvoir de l’imam Ahmed. La région de Qadas est très investie dans l’éducation, et particulièrement représentée dans l’Université. Qadas représente en quelque sorte une extrapolation de l’identité Taezie : elle apparaît presque à part dans ces caractéristiques, dont pourtant toute la région s’enorgueillit.
En présence d’un observateur occidental, il faut toujours un Yéménite qui prend la pose, et un Yéménite qui vend la mèche. Si j’étais parti faire mon enquête dans une région tribale des Hauts Plateaux, j’aurais sans doute profité aussi de l’aide d’interlocuteurs Taezis, selon ce triangle interactionnel récurrent, qui est au fondement de « l’enchantement »3 ethnographique. Avec Taher d’une certaine manière, ce triangle interactionnel se réimposait à moi, au sein même de la société Taezie.

Il y avait quelque chose d’énervant dans ce mariage forcé - et même pour les directeurs successifs du Département de Français, avec lesquels il s’était sans doute passé la même chose. Taher le Qadassi était censé s’occuper de toutes les tâches subalternes, nécessaires au bien être de l’expatrié. Moyennant quoi les autres Yéménites du département, issus d’autres régions de Taez, pouvaient se concentrer sur la « politique », promener le directeur à droite à gauche comme la Reine d’Angleterre, au rythme de leurs séances de qat. Cette répartition des tâches était une manière de maintenir l’Occidental à sa place, de le maintenir aussi dans l’ignorance. Si je me laissais enfermer dans ce système, mon immersion allait être un échec, très clairement. Mais je sentais aussi, instinctivement, qu’il y avait là une contrainte avec laquelle je devrais composer de toute façon. La meilleure manière d’y échapper, n’était pas de me mettre Taher à dos : plutôt de nouer avec lui une relation personnelle, puisque nous étions condamnés à cohabiter, et d’en faire un allié. Porteur d’un permis de recherche validé par l’État Yéménite, je n’avais rien à voir en principe avec l’université, et rien ne m’obligeait à vivre dans cet appartement. Rien n’obligeait Taher à m’aider non plus. Je faisais délibérément abstraction du rapport de subordination tacite qu’il me semblait observer entre Tarek et Taher, comme avec les autres enseignants de Français. À l’évidence, Taher avait dû faire profil bas, afin d’obtenir cette place de secrétaire auprès du Directeur. Mais moi, je n’étais pas le directeur. Taher et moi discutions à bâtons rompus, et nos rapports échappèrent assez rapidement à Tarek, qui me connaissait en fait très peu. C’était bien une sorte de colocation finalement - en tous cas, je décidai de la considérer comme telle.

Le double visage du Hawdh

D’un point de vue strictement factuel, Taher est la première personne qui m’a conduit au Hawdh al-Ashraf, quelques jours avant ma rencontre avec Ziad. Ce devait être pour manger un poulet aux épices à la mode hadramie, et rendre visite à ses amis commerçants. En effet, Taher avait travaillé là pendant ses études, dans un magasins de vêtements qui appartenait alors à une connaissance de son village. C’était très fréquent à Taez : parallèlement à leurs études, les étudiants tenaient une boutique, éventuellement dans laquelle ils dormaient, qui était pour eux une source de revenu et un point de rattachement en ville. Du fait de la proximité de l’Université des Lettres (situé vers l’ancien palais de l’imam), ces étudiants-boutiquiers recevaient souvent la visite de leurs collègues, et ils faisaient alors salon : soit à l’intérieur de la boutique, derrière le comptoir avec un peu de qat, soit avec des chaises posées sur le trottoir, pour goûter la fraicheur du soir en sirotant un thé. On contemplait le passage incessant des voyageurs, mais aussi des travailleurs journaliers ou des simples badauds : tout cela faisait du Hawdh un lieu public, partiellement soustrait au pouvoir citadin. C’est là que Taher avait débarqué de son village, au début de ses études supérieures. Bien que le magasin de vêtements ait changé entre temps de propriétaire, il restait lié aux boutiquiers voisins, dont plusieurs étaient originaires de Qadas. N’ayant pas grandi à Taez et n’étant pas marié, il n’y avait que sur le carrefour du Hawdh que Taher se sentait un peu chez lui.

Taher et moi parlions souvent de notre attachement au Hawdh al-Ashraf, de cette vie sociale que nous trouvions si douce, et que j’avais fini par prendre pour objet. Pour moi cependant, le Hawdh était d’abord le lieu où j’avais rencontré Ziad, dans les ruelles d’un petit quartier, logé entre le carrefour et l’enceinte de la Préfecture, lors du mariage d’Abderrahman, un autre professeur de Français qui vivait à Aden. Si le carrefour du Hawdh m’intéressait, c’était surtout parce qu’il était proche du quartier de Ziad et de sa maison. Car des carrefours, il y en avait beaucoup à Taez, qui se ressemblaient un peu tous, avec ces alignements interminables de boutiques, où un Français comme moi était toujours le bienvenu. Je pouvais donc supposer que des carrefours, il en existait d’autres comme celui du Hawdh, et que si Ziad avait habité ailleurs, c’est là-bas qu’il m’aurait retenu. Mais le Hawdh n’était pas un endroit comme les autres, je le sentais bien. D’ailleurs la famille de Ziad, à l’évidence, ne s’était pas retrouvée là par hasard.

La famille Al-Khodshy est originaire de la vallée de Shuwayfa, à l’Est du massif de la Hujariyya près de la petite bourgade d’Al-Rahida, sur l’axe naturel et stratégique reliant Taez à Aden. Ayant fait fortune dans le commerce du qat avec Aden au cours des années 1960, la famille s’était installée dans une maison de la vieille ville, juste au pied de la Forteresse Surplombante, où elle accueillait parfois les réunions de la cellule locale du Congrès Général du Peuple (l’ancien parti unique). C’est là que naquit Nabil en 1975, de la fille aînée de ce marchand, mariée à son homme de confiance Abdelghani. Mais la famille déménagea assez vite dans le nouveau quartier du Hawdh al-Ashraf, à proximité immédiate de la Préfecture, encore entourée à l’époque de terres cultivées. C’est là que naquirent sa sœur Wafa et ses deux frères, Ziad et Yazid. Nabil fit donc partie de la première génération élevée dans ce quartier moderne, qui en avait fait son territoire. Ziad suivit le même chemin, avec moins d’enthousiasme et de spontanéité. Pour le benjamin Yazid, cette vocation de chef de bande n’avait plus du tout la même attractivité.

Yazid s’est lancé en politique bien des années plus tard, en tant que représentant local de l’administration : ‘âqil, qui veut dire littéralement « sage » ou « réfléchi » - une sorte de « shériff ». Yazîd était en partie contraint par le décès de Nabil (31 décembre 2006) et la folie de Ziad. Ces évolutions inattendues le plaçaient dans une position de chef de famille à laquelle rien ne l’avait préparé. Il s’est lancé au printemps 2009, apparemment encouragé par le fait que j’obtienne le Prix Michel Seurat du CNRS, que je venais de lui annoncer quelques jours plus tôt. Aujourd’hui au Hawdh Al-Ashraf, il est ‘Âqil Yazid : l’une des rares figures de cette petite notabilité urbaine locale qui n’a pas fui la guerre, et reste non alignée sur telle ou telle faction.

Avant le développement vertigineux de l’activité commerciale, le Hawdh avait été le lieu d’implantation d’une petite notabilité citadine, sensible au caractère stratégique de cet emplacement. Avant d’attirer des commerçants, des étudiants et des petits entrepreneurs, le Hawdh avait attiré des entrepreneurs de contrôle social. Une partie de cette notabilité avait poursuivi ensuite son ascension sociale vers les nouveaux lieux du pouvoir, vers des quartiers plus chics, voire vers la capitale Sanaa ; les immeubles situés au Hawdh al-Ashraf étaient alors loués, à une population de travailleurs ou de commerçants. Cependant, certaines familles et certaines branches étaient restées là, pour des raisons diverses souvent liées à une forme de déclassement, ou en tous cas de stagnation sociale. Ces quartiers menaient une vie sociale recroquevillée sur les ruelles intérieures, presque une vie de village, cachée derrière les façades des avenues. Une vie conçue pour ignorer l’afflux des commerçants et des voyageurs sur le carrefour, au-delà d’un seuil farouchement défendu. Pour un Français comme moi, il était loin d’être anodin de s’enfoncer dans une de ces ruelles, d’y être invité, d’y avoir une attache, un jeune homme que je considérais comme mon frère. C’était loin d’être anodin, peut-être précisément parce que Taher n’était plus chez lui, parce qu’alors je m’avançais seul…

Je me souviens précisément de l’instant je suis retourné dans le quartier de Ziad au lendemain des festivités du mariage, le 16 août 2003 en début d’après-midi. Taher et moi avions décidé de nous rendre au Hawdh. Nous avions emprunté une ligne de minibus qui, partant du centre-ville, montait vers l’ancien palais de l’imam et l’université des lettres, puis redescendait vers le Hawdh al-Ashraf. Les minibus empruntaient alors une ruelle du quartier de Ziad, seulement dans ce sens-là : ils descendaient le long de l’usine de retraitement des eaux, puis le long du mur arrière de la Préfecture, tournaient devant la maison de Ziad, puis débouchait sur l’avenue. Et c’est seulement là, bien entendu, qu’ils déposaient les voyageurs, dont la plupart se dirigeaient vers le carrefour. Mais moi, sitôt descendu du minibus, je m’étais retourné vers l’intérieur du quartier de Ziad. Taher avait à peine eu le temps de m’appeler - il protestait, il voulait que nous allions d’abord au souk - mais déjà un jeune homme m’appelait (c’était probablement son cousin Ammar) pour me rabattre vers la pièce de Ziad.

Mes notes du 17 août 2003

https://old.taez.fr/sites/2018-2020/ScenePrimitive/docs-SP/SP_17aout2003.pdf

L’analogique et le digital

Tout au long de mon premier terrain à Taez, j’ai été écartelé entre deux alliances et entre deux mondes : d’un côté, Ziad et ses amis à l’intérieur du quartier ; de l’autre, mes interlocuteurs du département de français, et leurs relais parmi les commerçants du carrefour du Hawdh. La tentation était grande d’expliquer cette situation par un antagonisme de « classe », et je n’ai pas toujours su y résister. En réalité, le clivage était beaucoup plus profond : c’était un clivage entre deux types d’alliances possibles avec l’Occidental. Les commerçants n’hésitaient pas à me parler des autres, tandis que Ziad s’y refusait presque toujours. Ceux qui étaient complices de notre alliance m’informaient essentiellement sur des questions d’honneur : ils cherchaient à qualifier la relation qui me liait à leur chef, ce qui les liait à lui, et finalement ce qui nous liait les uns aux autres, dans ce petit quartier où nous vivions comme dans un monde à part. À l’inverse, les commerçants m’aidèrent à élaborer une vision externe de ce petit quartier, une appréhension « sociologique », d’une réalité sociale « objective » dont je ne faisais pas partie. Deux épistémologies, complémentaires à vrai dire, mais complètement aveugles l’une à l’autre, comme le codage analogique au codage digital. J’ai tenté autant que possible de rester fidèle au Royaume de Ziad, mais je restais aussi lié par une connivence obligée avec ces interlocuteurs extérieurs, que je ne pouvais me mettre à dos. Presque mécaniquement, cette dialectique devait me conduire à la solution adoptée à l’écrit dans mon mémoire de maîtrise : faire de Ziad un saint, et de Nabil une figure repoussoir. Sur le terrain en réalité, mon positionnement avait été beaucoup plus cohérent : je savais très bien gérer les deux épistémologies, les deux points de vues, comme les Yéménites eux-mêmes.

Dans ce texte où je m’efforce de comprendre comment je suis arrivé au Hawdh en lien avec « l’esprit du lieu », j’ai déjà expliqué ce qui lie Taher et Ziad à ce lieu, à travers leurs trajectoires respectives et celles de leurs familles. J’ai aussi suggéré une sorte d’affinité sous-jacente, la complémentarité du rôle joué dans mon enquête par les deux personnages. Dans la démarche d’anthropologie symétrique que je prétendais mener, je ne pouvais évidemment pas me contenter de m’allier avec Taher, qui était déjà « l’homme à tout faire » d’un autre expatrié - bien que la pratique soit courante : on se refile les informateurs… Ce n’était pas la manière dont je voulais travailler, je savais peut-être au fond de moi que j’allais m’échapper à un moment donné, mais cela ne m’a pas empêché de nouer un lien authentique avec Taher. Et d’une certaine manière, l’alliance avec Taher m’a préparé au « coup de foudre » avec Ziad. Elle m’a rendu disponible, y compris par les frustrations que je ressentais dans cette alliance, les limites de ce qu’elle me donnait à voir de la société yéménite. Et quand intervient finalement ce « coup de foudre », bien que je ne l’ai pas totalement anticipé, je suis en terrain connu : j’ai conscience de reproduire le type d’expérience sociale que je suis venu chercher, vécue cinq ans plus tôt en classe préparatoire (cf SPw4_EnAmont_1999-2002.html - d’où le fait que j’ouvre mes notes du 17 août 2003 en évoquant Brice et Momo). Le type d’expérience sociale qui doit me conduire à l’élucidation du Mystère, précisément parce qu’elle est, comme la physique, une émulation sociale aux prises avec les formes, combinant pensée analogique et digitale, négociant leur intrication toujours plus profonde.

L’enjeu de ce texte est pour moi de restituer la connivence de Taher dans cette affaire, et de lui rendre ainsi justice. Taher pouvait difficilement trouver sa place dans le Royaume de Ziad, et je ne le lui demandais pas, mais il n’a pas basculé pour autant dans la médisance unilatérale. Or j’ai souvent eu tendance à assimiler son comportement à celui des commerçants qu’il m’avait présenté, qui étaient beaucoup plus « bavards ». Je reléguais ainsi son action à un rôle secondaire, sans commune mesure avec son investissement : comme si Taher n’avait pas eu lui-même un Royaume - dans le petit monde des enseignants de français, à l’université, et au-delà - dont j’avais aussi profité. En réalité, il y avait quelque chose de mesuré dans les informations qu’il me donnait. Il y avait une sorte de respect, de retenue, et en même temps une bienveillance. Il est clair qu’à un certain stade, Taher a compris que l’histoire allait mal finir, et il n’a pas mâché ses mots contre Nabil : « C’est un grand voleur » - je me souviens de sa phrase, qu’il tenait manifestement à me dire en français… « Si c’est pour ton enquête, c’est bien. Mais fais attention… ». Mais c’était plus tard, sans doute vers le milieu du mois de septembre. Je sais aussi que Taher a eu des échanges avec Nabil, qu’il m’a rapporté aussi - Nabil lui disait à propos de moi : « c’est un sacré bonhomme que tu nous as ramené… ». Et ce devait être aussi au cours du mois de septembre, à un stade où je m’étais révélé aux côtés de Ziad. La connivence de la société yéménite était beaucoup plus grande que je n’ai jamais su le dire. Comme il fallait décrire et produire une histoire, j’ai eu fatalement tendance à expliquer mes déboires par les contradictions internes de la société yéménite - selon le principe même de la réflexivité d’enquête. Mais j’ai toujours eu conscience aussi du caractère problématique de cette démarche, et j’en avais conscience déjà sur le terrain.

Au fond, la cohésion de la société yéménite était indissociable de la dignité qu’ils me reconnaissaient, de l’honneur même. Et l’honneur oblige. Ce que je voudrais montrer, c’est à quel point l’issue de cette première enquête a été socialement négocié. Cette issue n’a pas été le résultat « mécanique » d’une collision entre deux milieux antagonistes, entre lesquels j’aurais voulu me positionner par une sorte de vocation christique. Cette issue fut plutôt le produit d’un processus de négociation tacite quant aux limites du langage, aux limites de la collaboration avec l’observateur étranger. Jusqu’à un stade très avancé, la société yéménite a assumé collectivement de manière cohérente cette négociation, qui fut menée les yeux dans les yeux. Mais je ne pouvais pas avoir totalement conscience de ce que je prétendais négocier, de ce que déjà j’étais en train de vivre, et à un certain stade il fallait bien l’admettre.

 [les 3 § suivants sont de septembre 2018, en cours d’harmonisation]

Comment le Régime m’a fait vivre (23 août – 3 septembre)

En replongeant dernièrement dans mes carnets de 2003, j’ai identifié le rôle décisif d’une période particulière, du 23 août au 3 septembre, en amont des matériaux qui donnèrent lieu à mon mémoire de maîtrise proprement dit. En effet après ma rencontre avec Ziad lors d’un mariage (du 13 au 15 août 2003), celui-ci tente d’abord (à partir du 18) de m’attirer dans la Capitale, sans me le dire vraiment. Mais il échoue : le face-à-face avec Ziad m’angoisse, surtout en présence des milieux expatriés que je fréquente dans la Capitale. Je veux revenir à Taez, où j’ai posé les jalons de mon enquête. Le 23 je redescends donc, un peu sur un coup de tête : Ziad est censé redescendre ce jour-là lui aussi, et je décide de le croire. En fait il ne reviendra que le 3 septembre : il se fait « désirer » pendant une dizaine de jour, ou plutôt il me laisse en observation, comme une sorte de quarantaine. Dans ces pages de mon carnet [B018 à B053], je perçois clairement aujourd’hui les traces d’une négociation avec le Régime : une activité sociale en arrière plan pour négocier les conditions de ma présence, d’une manière qui puisse être validée par les relais locaux de l’administration.

Dans ma prise de note, je ne perçois absolument pas ce qui se trame, mais je note un changement après mon retour de Sanaa : je me sens vivant, j’ai beaucoup plus de facilité à socialiser, à entrer dans des interactions riches et des discussions profondes. Mais j’interprète ce changement comme un phénomène d’ordre « psychologique », comme si le fait d’être « amoureux de Ziad » avait des retombées « hormonales », qui me mettent plus en phase avec la société yéménite.

Bref, c’est dans cette période que je m’épanouis subjectivement, et que la thématique des sentiments commence à prendre de l’importance. Elle sera centrale dans l’histoire du Za’îm, sans que je puisse concevoir encore ce que ces « sentiments » recouvrent d’enjeux politiques tangibles. L’essentiel est que cette méthodologie ethnographique, largement inspirée de la critique féministe4, me met aux prises avec ces dynamiques. Et c’est à ce titre que les Yéménites spontanément me socialisent, reconnaissant chez moi un « sens de l’honneur ».

Al-Za’îm, ou Ziad rattrapé par le stigmate (mi-septembre)

Dans mon mémoire de maîtrise, je faisais le portrait d’une génération mue par l’espoir de « devenir clean ». Certains aspects de la narration étaient directement transposés de la sociologie des quartiers populaires d’Europe occidentale : Ziad lui-même, à travers son « Royaume » et à travers l’enquête, tentait de s’émanciper d’un « stigmate ». Pourtant à mon retour, je réalisai que son milieu était en fait plus proche de la notabilité citadine que le milieu des petits commerçants. Dans un article rédigé l’année suivante, je tentais de reprendre l’histoire du Za’îm en cernant mieux cette question5. Mais la contradiction restait irrésolue, et elle demeura le problème essentiel de mon enquête : il fallait « faire le pont » entre sociologie et anthropologie, entre les « problèmes sociaux » internes à la ville de Taez et les « données anthropologiques objectives » censées régir le reste du pays. Je n’y suis jamais vraiment parvenu, si ce n’est par des hypothèses iconoclastes formulées à la faveur du Printemps Yéménite, sur un « tribalisme taezi »6 dont je n’ai jamais pu établir la solidité.

En fait dans mon premier travail, l’hypothèse du stigmate m’était indispensable pour rendre compte du déroulement de mon enquête : je racontais comment Ziad, dans un premier temps, avait tenté de me dissimuler son passé tumultueux, qui l’avait progressivement rattrapé. Sauf qu’en réalité - et je le savais au fond de moi - c’est dans mon propre regard que Ziad avait acquis ce caractère sulfureux. Après quoi, le stigmate était retombé sur la société toute entière. J’ai donc fait le portrait d’une « jeunesse stigmatisée », mais paradoxalement, stigmatisée par ses propres efforts pour « devenir clean », essentiellement aux yeux de l’ethnologue.

Il faut dire qu’à l’époque de mon premier terrain, je n’étais absolument pas capable d’appréhender le type d’incertitude qui caractérisait le monde dans lequel j’évoluais, et dont je faisais l’expérience sans le savoir, à l’instinct. Quelques semaines après avoir pris en note la remarque de Fuwwaz sur la « corruption » [B052/notes du 2 septembre 2003], j’ai moi-même émis l’hypothèse selon laquelle Ziad était corrompu, l’idée selon laquelle il agissait dans notre histoire en rapport avec des intérêts propres, en déployant toutes les ressources de sa « perversité ». Je ne saurais vraiment dire qui, en premier, émit l’idée selon laquelle Ziad était « malade ». Toujours est-il que cette idée, placée dans ma bouche, suffit à elle seule à provoquer l’effondrement de notre alliance, par une brusque condensation de toutes les ambiguïtés qui la rendaient possible.

Le basculement s’opère vers la mi-septembre (2003), au moment où je formule le fait que Ziad « ne me respecte pas ». À l’origine, je ne fais qu’émettre cette idée dans le cadre de nos discussions, et dans le cercle restreint des fidèles de Ziad, simplement pour qualifier le malaise avec lequel je me débats. J’ai même le sentiment alors de m’exprimer sous l’injonction tacite de Ziad, qui est lui-même dépassé et n’arrive pas à m’expliquer la situation. Constitué essentiellement de voisins, amis de Ziad depuis l’enfance, le Royaume de Ziad avait précisément cette fonction : il était une arène expérimentale, sur laquelle nous portions les impasses de notre échange philosophique. Et dans ce cadre, les compagnons de Ziad se livraient à l’introspection - Fuwwaz par exemple constatait : « C’est nous qui sommes malades. Car c’est nous qui faisons de Ziad ce qu’il est… » Mais le Royaume de Ziad était aussi un lieu public, fréquenté par des observateurs susceptibles de rapporter les paroles qui y étaient prononcées, en les sortant de leur contexte. Cette phrase placée dans ma bouche, « Tu ne me respectes pas », malgré tous les guillemets dont j’avais pris soin de l’entourer, trahissait le fait que je n’étais pas conscient de la situation. J’avais beau tenter de redresser la barre l’instant suivant, de réaffirmer ma fidélité et mes sentiments envers Ziad, la phrase était dite. C’est de cette manière que « l’opinion » finit par avoir raison de mon alliance avec Ziad.

J’ai vécu tout mon séjour comme la constitution progressive d’un dossier à charge, par des observateurs extérieurs à notre alliance, constituant à mon corps défendant une vision des choses rendant cette alliance impossible, impensable. J’étais tenté de redresser la barre, en réaffirmant ma fidélité à Ziad par l’expression d’un sentiment d’allégeance, d’un sentiment amoureux. Je tentais ainsi de défendre ma cohérence morale, comprenant que se jouait là le succès de mon immersion. Mais d’une part, cette posture me mettait en danger psychiquement, et d’autre part elle plaçait Ziad dans une double contrainte… La mise en scène de la société islamique idéale, à laquelle il m’avait convié dans son Royaume avec la complicité de ses amis d’enfance, s’était peu à peu transformée en une réflexion collective sur la pathologie mentale et la « corruption » du Za’îm, présidée par le Za’îm lui-même, acculé en l’occurence dans une sorte de mutisme. C’est en réaction à cette situation que Ziad, dans un sursaut de dignité, avait tenté de me chasser du quartier, donnant prise aux quolibets de tous ceux qui craignaient de me voir entre ses mains. Par ailleurs, Ziad avait entrevu la cohérence de mon projet intellectuel, il se savait le seul témoin de ma bonne foi sur le fond. S’il me laissait tomber, il perdait dans mon regard ; mais s’il persistait à interagir avec moi, il perdait aussi dans le regard des autres. Ziad tergiversa encore quelques semaines, et choisit finalement de se retirer dans son village, me laissant aux bons soins de son frère Nabil et de ses cousins…

Un ultime saut dans le vide (29 septembre – 4 octobre)

L’ensemble de cette configuration explique le psychodrame collectif, et que l’histoire du Za’îm soit allée si loin. Mais au bout d’un moment, Ziad est contraint de se retirer, par réalisme. Sans le savoir encore, il m’accule alors à l’homosexualité. Évoluant dans la complaisance spontanée de mes autres interlocuteurs, auxquels échappe le nœud de l’affaire, je finirai par y aboutir par tâtonnement, pour sauver ma vision du monde de sa « perversité ».

J’accompagne Ziad dans son village le 21 septembre, mais il me reste encore un mois jusqu’à mon vol, et il est hors de question de m’enterrer là-bas : je tiens à revenir à Taez où est mon enquête, et où j’ai encore beaucoup de choses à comprendre. À mon retour, mes interlocuteurs constatent avec satisfaction que je commence à croire à leurs mises en garde, aussi bien dans le quartier que sur le carrefour. D’ailleurs la frontière se brouille, les jeunes semblent pouvoir se mélanger aux commerçants, la société locale communie dans la peur, chacun y allant de sa mise en garde. Pourtant, je ne vois toujours que manières enjouées, surenchères de prévenances jusqu’à la séduction, jusqu’à la suggestion… et je mouline toujours en arrière plan pour donner sens à tout cela. Nos échanges se fixent sur Nabil, qui devient en quelques jours le Grand Méchant Nabil - et voilà qu’en effet, ses manières m’apparaissent suspectes.

Ainsi dans l’après-midi du 29 septembre, quelques heures avant l’incident, je passe dans la pièce de Ziad où je trouve Nabil, en train de s’entretenir avec une connaissance. Nabil s’emploie alors joyeusement à mettre en scène notre familiarité, à l’intention de son ami, en suggérant que nous serions prêts à entretenir des rapports d’argent. J’apparais pour ma part sur la défensive, prêtant à Nabil des arrières-pensées sexuelles quasi-assumées [C042] :

Vers 8h, passe au mamlaka [la pièce de Ziad]. Nabil [est] avec un copain inconnu :

- « Ahlan ! [«Bienvenue»] Où est Ziad ? »

Veut que je reste.

- « Où étais-tu hier, je t’ai cherché… ».

- « Pourquoi ? »

- « Je voulais que tu me passes de l’argent. »

- « Je suis pas la banque. D’ailleurs j’ai décidé hier que je coupais toutes les transactions avec les amis. »

- « Ouais, mais moi c’est différent. Tiens, tu veux 10 000, je te les passes. Quand tu veux, tu demandes… »

Dans le commentaire que j’ajoute sur la page de gauche, je fais clairement le lien avec l’incident survenu quelques heures plus tard : 

Je réalise que mon insertion était dangereuse. Trop focalisé, et surtout pas de contact diversifiés au sein du milieu d’interconnaissance.

=> je suis la créature des Khodshy, ils font ce qu’ils veulent avec moi.

Or en réalité, Nabil ne faisait ici que mettre en scène nos rapports pour son interlocuteur, en soulignant ma position de dépendance à son égard, ma position de client, mais de manière très innocente… Seulement, je ne connais pas assez Nabil, et je perds confiance : ce qu’on me dit de lui semble se réaliser dans nos interactions.

Et puis, voilà enfin qu’arrive la chose tant redoutée. Le soir du 29 septembre, alors que je mène un entretien avec plusieurs jeunes dans le haut du quartier, un jeune cousin de Ziad (Ammar) vient vers nous en courant : il affirme que Nabil a bu, qu’il l’a vu sortir avec son pistolet et qu’il a en tête de me violer… Les jeunes déguerpissent, Ammar et Nashwan me font monter précipitamment dans l’appartement de ce dernier, et nous nous cachons dans l’ombre. Nous restons là plusieurs heures, et joignons Ziad au village, auquel j’annonce que Nabil a tenté de me violer, en lui demandant de revenir à Taez. Je me sens coupable, je suis confus mais je ne peux pas douter, on ne me le pardonnerait pas.

Le lendemain, je rédige le récit de la journée, puis je reviens dans le quartier vers l’heure du déjeuner. Dans la pièce de Ziad, je retrouve mes camarades Walid et Nashwan [cousin et voisin de Ziad respectivement]. Je m’assois avec eux, lorsque Nabil arrive, manifestement très en colère. Mais cette fois, c’est moi qui « noie le poisson » en déplaçant les questions sexuelles vers des questions d’argent [C049] :

Arrive Nabil, accompagné de Wâ’il. Me demande quel est le Pb ? Pourquoi j’ai téléphoné à Ziad ?

[inscrit sur la page de gauche] stress…

Je dis que je ne suis pas à l’aise ici, que il y a beaucoup de ragots, [en dialecte] que je n’entends pas, que vous jouez avec moi, et je sais pas quel est votre but, derrière l’amitié. Donc j’ai eu discussion avec… [pour prendre de nouvelles résolutions]. Je ne suis pas عرطة [un benêt], vous croyez mais…

Nabil se calme. Il fait un peu la morale aux jeunes [et puis] ils sortent directement, Wa’il me dit juste que s’il y a des problèmes, parles-en directement.

Nashwân et Walid me félicitent [d’avoir ainsi fait profil bas devant Nabil, et de m’être replacé sous sa protection]. « Il va te faire respecter dans le quartier… »

La réaction des Yéménites est complètement incompréhensible, mais je navigue à vue. Je me débats dans des relations cordiales, qui comportent une part totalement obscure. Ainsi quelques heures plus tard, ces jeunes tentent de m’intimider [C049] :

Ammar et Abdallah m’emmènent faire un tour, acheter une glace, [ils tentent de se montrer] intimidant de mes 2… « On va te tuer » « Tu as déjà tué… ? »

Abdallah est énervé contre moi. Faut dire je suis sur de moi et je lui fais sentir.

Mais la veille encore, le même Ammar me testait par des suggestions sexuelles [C044] :

Quand on sort, [Ammar] me dit « tu veux que je reste avec vous chez Nashwan cette nuit ? J’ai beaucoup des bons/doux souvenirs dans cette pièce avec Nashwan… Tu sais ce que c’est des doux souvenirs ? Est-ce que tu commences à avoir confiance maintenant ? » Il insiste qu’il se sacrifierait pour moi devant Nabil… On achète qat. « Moi je veux juste un ami, sincère. »

Paradoxalement, les Yéménites n’ont jamais été aussi enthousiastes, aussi admiratifs des compétences sociales que j’ai acquises. Nos échanges n’ont jamais été aussi stimulants, porteurs d’intuitions fulgurantes sur le sens paradoxal de notre histoire, qui témoignent d’une réelle connivence. Mais en même temps, ces notes témoignent d’un retournement total de l’ordre des choses : une réalité parallèle dont j’ai appris progressivement à faire l’expérience, et que j’enregistre jour après jour dans mes carnets, mais sans vraiment le comprendre, sans vraiment avoir pu l’accorder à ma vision du monde. Elles tracent les contours d’une réalité totalement ubuesque [C050] :

Ahmed me dit : « tu reviens ? » quand je pars avec Abd et Ammar. Je blague : « tu es Gassous, Gassous ‘alal-gâssous. [Tu es un espion - sous-entendu : de Ziad -. Un espion sur l’espion] »

Ammar [est] encore assez affectueux, mais se calme un peu, par moment seulement.

Nashwan me dit que je suis très fort à qui veut l’entendre.

Salah passe, tard. [Salah est un homme assez fin mais inscrit au Parti du Congrès, que j’ai démasqué depuis longtemps comme étant « l’oeil de Moscou » : envoyé par le Régime assez tardivement, pour comprendre de l’intérieur ce qui se passe avec moi dans le quartier de Ziad] Je blague que je vais l’écraser comme une araignée.

En même temps, je vais voir Khaldoun, mon ange gardien dans le milieu des commerçants, pour lui raconter l’incident de la veille au soir [C049] :

Chez Khaldoun, je raconte l’histoire de Nabil et Ziad, Khaldoun s’énerve un peu : « Depuis le début je te le dis… »

Les protestations de Khaldoun sont tellement attendues, elles contribuent à déréaliser le danger, comme si j’évoluais dans un décor de carton-pâte. Je suis à Taez depuis deux mois, je me sens complètement en confiance, mais suis nerveusement très fatigué. Je vois bien que je joue avec des choses graves - le viol, le meurtre, le Régime… - et de manière complètement inconsciente, en apparence. S’il m’arrivait quelque chose et que l’Ambassade de France récupérait mes carnets, mon comportement apparaîtrait totalement inexcusable… Pour rien au monde je ne voudrais retourner dans la Capitale, dans ce monde des expatriés qui ne comprennent rien à rien… Je ne veux pas abandonner la partie, mais je sais aussi qu’approche la date de mon vol retour, dans trois semaines, il me faudra revenir en France. Or cet après-midi-là, juste après la confrontation avec Nabil, je pars chez Tarek (l’ancien du département de Français, qui étudie à Paris), et celui-ci m’annonce que ma prof d’arabe est de passage à Sanaa : Houda Ayoub, qui m’accompagne depuis trois ans dans ma passion pour la langue arabe ; une femme franco-libanaise au charisme et à la générosité débordante, figure tutélaire et totem du petit groupe des arabisants de l’Ecole Normale Supérieure. Houda est ici, à quelques heures de car. Je vais lui faire une surprise ! C’est une excuse toute trouvée pour aller prendre l’air.

Le lendemain donc, je me retrouve aux côtés de Houda, au bord de la birké du CEFAS7, et je lui raconte mes aventures, dans une semi-dérision. Houda semble se faire du souci pour moi, mais je la rassure comme une maman, l’embrasse sur les deux joues et repars dans la ville. Je prends alors contact avec Waddah, un cousin de Ziad qui travaille à Sanaa dans une banque, auquel j’ai été présenté lors de son passage à Taez quelques semaines plus tôt. Nous nous donnons rendez-vous, et je le bombarde de questions.

Bien sûr, Waddah ne mets pas en doute un instant le geste de l’infâme Nabil, mais il veut surtout savoir ce que Ziad a tenté avec moi. Et il y revient avec insistance… Même s’il s’agît de ses cousins, Waddah fait passer son hôte en premier : il est sérieux et factuel, me parle sans aucune mise au défi, aucun sous-entendu et aucun jeu. Il répond simplement à toutes mes questions, consciencieusement, et je noircis pendant 48h les pages de mes carnets. Mais le matin du troisième jour, Waddah qui n’a pas fermé l’oeil, me réveille depuis la porte de ma chambre, en appelant mon nom. Ce matin-là, dans les premières heures de l’aube, notre relation change de nature.

 

Dix jours plus tard, en route vers Taez pour y faire mes adieux, je fais une étape le 15 octobre dans le village de Ziad. J’ai pris des forces, je veux régler mes comptes avec lui avant mon départ. Après quelques  échanges, il propose que nous mâchions le qat, et nous nous dirigeons vers le souk. Mais j’aborde alors l’incident, lui reprochant vigoureusement de ne pas être revenu à Taez, me protéger contre Nabil. Dans mon carnet quelques heures plus tard [page C065], je noterai essentiellement mon propre réquisitoire, et certaines de ses réactions :

Ziad me propose d’aller acheter du qat, pour qater ce soir : il veut connaître les résultats de la recherche. En chemin vers le souk, j’en viens à évoquer le problème avec Nabil. Ziad me dit : - « Oui, je l’ai appelé parce que j’ai pensé que c’était la meilleure solution ».

Je rétorque : - « Non. Je ne sais pas pourquoi précisément, mais j’interprète que tu t’es laissé aller à continuer le petit jeu de compétition entre nous, tu es allé trop loin, sans responsabilité. Tu as mis en danger ma santé, mon honneur. Un type saoul, armé, qui veut me niquer, les mecs du quartier ça les effraie pas plus que ça, mais moi je suis pas habitué.

Depuis ce moment là, pas question de continuer de jouer avec toi. Je te permettrai pas que tu me chasses du quartier, que tu fasses courir des rumeurs, que tu manipules les gens derrière mon dos. Je ne suis pas revenu pour reprendre le jeu.

D’ailleurs, la logique voudrait que je ne revienne pas. Mais je me sens obligé d’être franc, bien que je sache que tu serais capable d’utiliser ce que je te dis pour faire un nouveau coup. Mais je ne veux pas garder de toi une image mauvaise. Je sais que tu as un bon fond, je veux juste en faire l’expérience avant de partir. »

(Ziad a renoncé au qat, on revient).

- « Bon, tu reviendras en France comme tu es venu, un enfant. Sans virilité. »

- « Je reviendrai avec mes mœurs. J’ai de la virilité, ça ne me fait pas vouloir enculer tout le monde. »

- « Qui t’a dit…(que la virilité c’était enculer…) ». Surpris.

- « …Moi je m’en fous de te contrôler, ou de te comprendre, de saisir ton intimité. Je demande juste du respect et de la reconnaissance. »

On voit qu’à ce stade, la perversité de Ziad ne fait plus aucun doute, ni la réalité de l’incident avec Nabil. Il me demande de partir, mais un doute commence à l’habiter. Ziad est de retour à Taez trois jours plus tard et nous avons un long échange, beaucoup plus apaisé [page C072]. Cette fois, il commence par me faire dire, avec insistance :

« Que Dieu vous excuse ! »

Et je le dis.

Cette fois manifestement, Ziad a compris. Mais qu’a-t-il compris au juste, au-delà de l’alliance avec Waddah ? Et moi qu’ai-je compris plus tard ce jour-là, quand j’ai repris ce détail dans mon carnet… ? À l’instant de la prise de note, percevais-je déjà une lumière, à l’horizon des paradoxes et de la complexité ?

Retour à la colocation

[10 novembre 2018]

Ce qui me semble important de noter ici, c’est la connivence de Taher, indice d’une connivence de la société plus largement. Au moment de mon retour à Taez aux côtés de Waddah, Taher et moi sommes installés dans un appartement au rez-de-chaussée, dans ce même immeuble de fonction de l’université, que Taher nous a négocié sans problème quand le directeur du département est revenu de France. Taher dort dans le salon avec la télé, et il m’a laissé la chambre où je peux travailler tranquille, comme c’était déjà le cas avant. Dans ces derniers jours à Taez après mon séjour à Sanaa, Waddah passe une soirée là avec nous, dans le salon, et il passe la nuit avec moi, dans la chambre. Cela se fait naturellement, je ne sais pas dire pourquoi à l’époque - et je ne me pose pas la question, puisque j’ai cessé de tenir mon carnet de terrain. Je fonctionne à l’instinct, anticipant surtout le retour dans la société française. C’est juste un détail que j’ai reconstitué de mémoire, sachant que cette soirée a eu lieu. Je me dis qu’il y a bien dû y avoir, ce soir-là, un accord tacite entre Taher et Waddah, un respect minimum. Ou même pas minimum : une conscience partagée, face à moi, et que je partageais aussi. Ce respect ne pouvait reposer que sur la reconnaissance de ce que Taher et Waddah avaient tous deux leur place : du fait des contradictions de la société yéménite et, indissociablement, des contradictions de la pensée occidentale, il se retrouvaient là l’un et l’autre. En insistant plus sur les contradictions occidentales, on pourrait dire que Taher et Waddah remplissaient auprès de moi des fonctions différentes. Ici aussi, clairement, l’un prenait la pose et l’autre vendait la mèche8. Mais ils vendaient aussi la mèche l’un de l’autre, le secret de leurs poses respectives. J’ai encore du mal à le croire, mais tout cela tenait, loin du langage, par notre pudeur et notre respect réciproque, l’unité dans la division.

Taher et Waddah ont été assis à la même table. Je ne sais si aujourd’hui, je pourrais les y asseoir à nouveau. De toute façon, Taher a émigré en France en 2006 : il travaille depuis à l’Éducation Nationale, dans les collèges et lycées marseillais. Waddah vit à Sanaa, donc sous les bombes Made in France de la coalition arabe, et le lavage de cerveau iranien. Mais justement, ça vaut la peine d’essayer.

La tique et l’ethnographe

[conclusion antérieure, octobre 2018]

« La larve de la tique grimpe à un arbre et attend sur une brindille extérieure. Si elle sent de la transpiration, elle se laisse tomber et atterrit, éventuellement, sur un mammifère. Mais si, après quelques semaines, elle ne sent pas de transpiration, elle se laisse tomber et s'en va grimper à un autre arbre.

La lettre qu'on n'écrit pas, les excuses qu'on ne présente pas, la nourriture qu'on ne donne pas au chat : voilà des messages qui peuvent être suffisants et efficaces parce que zéro, en contexte, peut être significatif ; et c’est le destinataire du message qui crée le contexte. Cette faculté de créer le contexte, c’est l’aptitude du destinataire : une fois acquise, elle forme à elle seule la moitié de la coévolution mentionnée ci-dessus.

Gregory Bateson, La nature et la pensée, p. 53-54

 

Quelle main invisible m’a conduit sur le carrefour du Hawdh al-Ashraf ? Le privilège de l’anthropologue est de l’apprendre sans vraiment chercher à le savoir. L’anthropologue est comme la tique. Il perçoit un ordre, se positionne, et il construit ainsi son objet, mais il n’a pas besoin de le savoir. Les justifications viennent toujours a posteriori.

L’anthropologue est libre. On fait l’effort d’apprendre une langue, de quitter son pays pendant de longues périodes, pour trois mois, six mois. On finit par revenir complètement différent, pour retrouver des amis qui ne vous comprennent plus, c’est un gros engagement. Mais au moins, l’anthropologue est libre de définir sa recherche comme il l’entend. On appelle ça « la construction de l’objet ». L’objet de ma recherche s’appelait le carrefour de Hawdh al-Ashraf. J’y étudiais les dynamiques de la sociabilité masculine, et l’histoire sociale par le bas, à partir des interactions. Essentiellement, j’apprenais à comprendre les blagues sexuelles et à les reproduire en variant les paramètres, en les transposant d’un milieu à un autre. J’ai aussi appris le respect, en suivant la même méthode. Entre 2003 et 2010, lors de sept séjours de terrain successifs, j’ai séjourné en tout 24 mois, essentiellement à cet endroit.

Quelle main invisible m’a conduit au Hawdh al-Ashraf ? Pendant longtemps, j’en revenais toujours en définitive à l’intelligence de Ziad, à ma propre formation scientifique antérieure et à la convergence intellectuelle insoupçonnée qui s’était déclarée entre nous. Bien qu’au fil des années, je comprenais de mieux en mieux où le hasard m’avait fait atterrir, j’ai toujours eu besoin de cette explication ultime, cette explication « magique », sur laquelle je finissais par me rabattre face à l’incrédulité de mes interlocuteurs. En réalité, mon ancrage au Hawdh al-Ashraf n’a rien d’un hasard : c’est le résultat d’un processus, dont la convergence s’explique en définitive par l’intégrité des différents acteurs, notre fidélité à soi. Mon ancrage au Hawdh, c’est la rencontre de la méthode et du destin.

S’il est sincèrement acquis aux principes de l’anthropologie symétrique et de la réflexivité, le chercheur sait qu’aucune vérité n’est absolue, qu’aucune forteresse n’est imprenable, et il est dans la nature des choses qu’un anthropologue recherche les selles de cheval. C’est la seule stratégie permettant d’espérer être utile un jour. Cela ne m’a pas empêché de me demander pendant près de quinze ans, parfois avec angoisse, pourquoi je restais échoué là. N’était-ce pas simplement, en dépit de toutes mes dénégations, le fait d’y avoir découvert mon « homosexualité » ? Plutôt d’avoir découvert là une école du courage, comme j’ai appris à le montrer peu à peu, une école du courage intellectuel. Et l’islam n’est pas autre chose.

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1Qadas est au coeur de la zone aujourd’hui tenue par les forces loyalistes. Voir supra page 2, note n°1

2La famille de Taher vit dans la même vallée que Sultan Al-Atwani, chef de file du parti socialiste depuis plusieurs décennies, qui joua un rôle important sous la présidence d’Abdulrabboh Mansour Hadi.

3Je reprends ici la notion d’enchantement développée par le sociologue Erwin Goffman.

4J’ai notamment en tête la figure de Jeanne Favret-Saada, référence inégalée de l’ethnographie réflexive d’expression française, qui cristallise pour moi à la fois un certain « féminisme méthodologique », associé à l’ethnographie réflexive, et une certaine « spiritualité laïque », associée aux sciences sociales plus largement.

5« “Zayd, Za’îm al-hâra” : analyse sociologique d’un charisme de quartier », Chroniques yéménites 12 (2005): 81‑102. https://www.academia.edu/1529218/

6Vincent Planel, « Le réveil des piémonts : Taez et la révolution yéménite », in Le Yémen, tournant révolutionnaire, éd. par Laurent Bonnefoy, Franck Mermier, et Marine Poirier (CEFAS / Karthala, 2012), 125‑41.Taez et les ambiguïtés de la modernité yéménite »).

7Le Centre Français d’Archéologie et de Sciences Sociales de Sanaa, encore installé à l’époque au coeur de la ville dans une maison traditionnelle.

8Théorème de l’enchantement ethnographique, au centre de mon travail depuis 2008.

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