Ma biographie de gilet jaune

Sète, 7-9 décembre 2018

gilet jaune
AVERTISSEMENT
En bon gilet jaune, je me permets des jugements à l’emporte-pièce, mais qui sont toujours situés et assumés.
L'un des bienfaits de ce mouvement est de rendre enfin possible ce passage par le nombrilisme, un moment nécessaire de toute réflexion sur le monde social, comme nous l'apprend l'anthropologie réflexive.
Tant mieux si ça dérange : « Qu’ils viennent me chercher! » comme dit l'autre, et on en discutera.
Merci d'avance.

I. Le décalage horaire (2000-2007)

Bien sûr à l’origine, je fais partie des privilégiés. Fonctionnaire à 20 ans dès septembre 2000, en tant qu’élève normalien, payé à faire mes études avec un salaire de professeur des écoles, j’ai eu toute la liberté d’apprendre l’arabe en marge de mes études de physique, et même de me reconvertir finalement aux sciences sociales dans d’excellentes conditions. J’ai eu presque automatiquement ma bourse de thèse en 2005, bien que mon mémoire de DEA n’avait pas totalement convaincu, et cette bourse m’a conduit jusqu’en 2008. Pendant près d’une décennie, j’ai ainsi joui des privilèges de la haute aristocratie scolaire, mais je ne crois pas pour autant avoir volé l’argent de l’État.

À partir de 2003, j’ai alterné de longs séjours d’immersion dans la société yéménite, et de non moins longs séjours d’immersion dans le monde universitaire parisien ou aixois. En me soumettant simultanément aux logiques de ces deux mondes, j’ai laissé le travail intellectuel envahir toute ma vie. Cela s’est avéré profondément déstabilisant, beaucoup plus impliquant que je ne pouvais l’imaginer au départ. Mais progressivement, j’ai appris à encaisser les décalages horaires, à garder la tête sur les épaules et à rester à l’écoute. J’ai su rester sensible à l’intelligence des deux camps - contrairement, il faut bien le dire, à la plupart des chercheurs en sciences sociales patentés. C’est ce qui fait de moi un anthropologue aujourd’hui.

Parce que j’avais une véritable formation scientifique, j’ai choisi de ne pas fétichiser des pratiques de collecte ou des paradigmes théoriques auxquels je ne croyais pas. J’avais renoncé à faire une thèse en physique fondamentale, ce n’était pas pour écrire un récit de voyage lénifiant, inséré dans de jolis paysages. Donc j’ai toujours inversé le problème, privilégiant d’abord les relations intellectuelles symétriques, pour trouver ensuite les paradigmes me permettant de tenir l’interaction.

Celui qui avait été mon principal interlocuteur, de 2003 à 2006, fut interné en 2007 dans une clinique psychiatrique. Quelques mois plus tard, Ziad mit symboliquement le feu à la maison de sa famille, le jour de mon retour dans son quartier pour mon quatrième terrain. Dans ces conditions, maintenir l’interaction devenait une obligation morale, et en même temps une terrible responsabilité : une contradiction que j’ai relevé en devenant musulman.

II. L’enlisement d’une thèse (2008-2013)

Ma bourse arrivait à son terme et j’avais encore un gros chantier devant moi, pour rédiger une thèse susceptible de rendre justice à cette histoire. Je n’ai pas touché mes droits au chômage, comme font l’immense majorité des thésards en sciences humaines : avec ma conversion à l’islam, je savais que l’on me l’aurait reproché. Surtout, je voulais être libre de tracer mon cap sans rien devoir à l’État, pressentant que cela faciliterait mes interactions avec Ziad et sa famille. Je me suis donc rapatrié chez ma mère en région parisienne et j’ai vécu comme un moine, en payant mon ticket de métro un ou deux jours par semaine pour me rendre en séminaire à l’EHESS ou au laboratoire de l’ENS. Pour seul loisir, me rendre à pieds jusqu’à la Résidence Universitaire voisine, à la rencontre d’étudiants musulmans étrangers. Et les 15 000 euros du Prix Michel Seurat du CNRS, obtenu au printemps 2009, pour payer mes derniers voyages au Yémen.

J’ai vécu comme ça pendant cinq ans, de 28 à 33 ans : dix heures par jour devant mon ordinateur, à retourner dix mille fois ma plume dans l’encrier, tendu dans la perspective d’un échange mensuel de quelques minutes avec ma directrice de thèse. Sollicitant aussi périodiquement d’autres interlocuteurs académiques, ténors d’une autre génération, repus d’une bienveillance toujours plus gâteuse envers des doctorants toujours plus jeunes et ingénus. Rien à espérer non plus des post-doctorants précaires, cette communauté à la vision du monde si particulière : cassant constamment du sucre sur l’institution mais ayant parfaitement intégré le principe de la file d’attente, qui trompaient l’ennui en s’enivrant de perspectives révolutionnaires dans l’entre-soi des soirées parisiennes. Ce monde universitaire déconnecté tenait ma vie en otage, tandis que je tenais en otage celle de mes interlocuteurs au Yémen, assignés à résidence dans leur pays. Les paradoxes de cette prise d'otage réciproque m'ont nourri, m'ont fait grandir. Mais de leur point de vue, ces paradoxes ne les concernaient pas - ni à vrai dire la société yéménite, qui faisait alors sa révolution.

Tout était pourtant en place pour une thèse magistrale, centrée sur la déconstruction d’un cas de schizophrénie : son inscription dans la systémique familiale (1), dans les structures de l’ordre interactionnel local (2) et l’histoire sociale de cette région particulière (3), sans oublier les ambiguïtés inhérentes à la méthode ethnographique (4). À travers les interactions de mes derniers séjours, de 2008 à 2010, j’apportais en outre la preuve expérimentale du caractère absolument transparent pour les Yéménites de cette configuration ethnographique, qui enlevait toute pertinence au diagnostique de schizophrénie (5). Les seules zones d’ombre concernaient telle ou telle mésaventure personnelle, remontant à mon premier terrain lorsque je comprenais à peine ce qui m’arrivait, et que je dissimulais pudiquement, faute de savoir encore en rendre compte totalement (6). Mais mes interlocuteurs académiques, naturellement, ont toujours trouvé là un alibi rêvé pour décréter le caractère excessif de mon « implication personnelle ». Or cette histoire en réalité n’a jamais rien eu de personnel, n’ayant jamais eu pour cadre que la place publique : elle s’est toujours déroulée aux yeux de tous, dans l’arène de la sociabilité masculine yéménite. Mais dans l’arène de la domesticité académique, les yeux de tous ne valent rien. Quant à l'arène révolutionaire yéménite, elle pensait pouvoir se construire à distance de cette domesticité. Sans doute aussi notre histoire était-elle porteuse d’un trop mauvais présage, que personne n’avait envie d’affronter.

III. Faux départs (2014-2018)

À 33 ans, je finis par m’inscrire au chômage et pars m’installer à Sète, pour tourner la page. Je pars à la rencontre d’une société française que j’ai l’impression de ne pas vraiment connaître, surtout la réalité vécue d’une communauté musulmane que jusque là, par pudeur, je ne voulais pas embêter avec mes histoires. J’ai bon espoir d’être utile quelque part, de trouver ma place, et de pouvoir enfin faire venir du Yémen des personnes qui me sont chères. Mais je vais réaliser progressivement que les mêmes contradictions, déjà constatées entre le Yémen et Paris, structurent l’ordre du concevable à tous les niveaux de la société française.

Le socio-Q

D’abord, je dois accepter que je ne pourrai jamais intervenir dans le champ du travail social et socioéducatif (et je parle maintenant avec cinq ans de recul). J’ai beau donner des gages de mes meilleures intentions, on me voit venir comme le loup blanc : pas question d’entamer la moindre esquisse d’objectivation, quant aux rapports de l’institution avec ses « collaborateurs », ce savant mélange de complaisance et d’aveuglement. Mieux vaut endurer le mépris d’une municipalité de droite et l’insolence des populations bénéficiaires, quitte à produire sur fonds publics des générations d’enragés, pour lesquels la langue française ne saurait jamais servir qu’à faire des courbettes. Forcément dans ces conditions, quelle pourrait bien être l’utilité d’un anthropologue ??

Auchan

Je finis par prendre un travail dans la grande distribution, par l’intermédiaire d’un ami de la mosquée. Mohammed est né au fin fond du Maroc et est arrivé en France à la fin de l’adolescence. Nous faisons de la mise en rayon entre 4h et 11h30 du matin. Il n’y a que des femmes et des Arabes dans ce job, plus des étudiants dans la période estivale, et enfin Stéphane notre chef d’équipe, qui nous galvanise pendant la pause de 8h avec les chiffres des ventes de la veille. Mais je ne fais pas attention à tout ça : je ne suis pas là pour écrire une thèse sur « l’intersectionnalité entre le genre, la race et la classe sociale… ». Je m’efforce surtout de tenir la cadence, pour ne pas faire partie de ceux qui seront remerciés dès les premiers jours de l’automne. C’est un tel bonheur d’avoir un travail, d’être socialisé… Quatre ans se sont écoulés depuis mon dernier voyage au Yémen, et les souvenirs s’estompent peu à peu. Je sais bien que je ne vais pas faire ça toute ma vie, mais j’entretiens le rêve un peu naïf d’évoluer dans le service des ressources humaines, et de trouver dans le privé l’épanouissement que m’a refusé l’Université. Comme je prends de l’aisance dans le travail, je recommence peu à peu à réfléchir et à analyser. Mon attention se porte alors sur un acteur que je n’avais pas remarqué au départ, un sous-chef, juste en dessous de Stéphane. Il fait de la mise en rayon lui aussi, mais en plus il surveille les cadences des uns et des autres et gère les job d’été. Il trouve toujours le bon doigté, pour faire bosser les étudiantes et les étudiants,  un mélange de séduction et d’intimidation, il électrise l’ambiance. Il s’appelle Wahib, il est né en France celui-là, et il a beaucoup de talent. Je l’aime bien, mais je ne sais pas si c’est réciproque. Un jour il me hurle dessus, je lui réponds sans me laisser faire, en accélérant tout de même la cadence, et il s’en va. Mais il m’a parlé tellement mal, je n’arrive plus à tenir mes boites de gâteaux. Je monte à l’étage voir Stéphane dans son bureau, et je lui demande si je peux évoluer vers un autre poste où je serais plus à ma place. Quelques jours plus tard, mon mini-contrat se termine, et j’apprends que cette fois je ne serai pas renouvelé. Ça a duré juste deux mois. Depuis, j’évite de faire mes courses à Auchan avant 11h30.

Acadomia

Après avoir connu Auchan, je me résous à enseigner les maths - ce qui représente pour moi l’ultime régression. D’abord à domicile et en agence de soutien scolaire, puis en lycée professionnel à Béziers, en tant que contractuel de l’Éducation Nationale. Pour me motiver, j’ai fait de l’histoire des maths. J’ai repris toute l’affaire de la « transmission arabe d’Aristote », à partir de la question du statut des mathématiques. Au passage, j’ai acquis un peu d'une culture classique dont on ne m’avait jamais doté, étant de formation scientifique. Tout ça m’apparaît maintenant limpide, et m’aide à situer les cas rencontrés.

En tant que prof particulier, l’intrusion dans les familles me mettait mal à l’aise, car les difficultés scolaires sont souvent le symptôme d’autre chose. Il fallait accepter de travailler avec un élève une heure dans la semaine, payée de 11 à 13€ (en fonction de la distance et du coût de l’essence), d’être porté aux nues comme le prof providentiel, puis remercié abruptement quelques semaines plus tard, après un exercice de géométrie sur la table de la cuisine, sans vraiment comprendre où s’était joué le déclic. Avec chaque enfant une rencontre intense, étalée sur un mois, me rapportant à peine 50€ en tout.

L’Éducation Nationale

Avec les lycées pro par contre, j’avais trouvé ma vocation ! Une vingtaine d’heures de cours par semaine, avec un vrai salaire, et le plaisir de déjeuner tous les midis avec des gens cultivés - autant que l’élite parisienne, en moins arrogant. Je dois gérer des cohortes d’adolescents, le rebus de la distinction scolaire en proportions industrielles, qui confondent encore l’addition et la multiplication. Une fois refermée la porte de la classe, je n’ai aucun objectif à atteindre - « ils sont trop nuls de toute façon ». Si j’arrive à leur remettre le cerveau à l’endroit, en jouant sur la dynamique de la classe, ce sera déjà énorme, et ça me plaît ! Dans cette période, mon numéro de téléphone est supprimé accidentellement par mon opérateur et j’en profite pour couper tout contact avec le Yémen, qui s’est enfoncé entre temps dans la guerre. Je prépare le concours et me projette dans une vie de prof, peinard, me laissant suffisamment de temps libre pour refaire le monde avec les Marocains de Sète. Hélas à l’oral de pratique pédagogique, je tombe sur un sujet traitant directement du contexte sécuritaire, au terme d’une année marquée par les attentats du 13 novembre : "Un élève perturbe le cours avec une remarque d'ordre politique. Comment réagissez-vous?", associé à un exercice traitant de la chute des corps, qui mentionne Aristote et Galilée. Je réponds en évoquant la portée pédagogique de l’histoire des sciences, surtout pour le lycée professionnel, mais ma réponse jette un froid. En réfléchissant après coup au malaise ressenti dès mon entrée dans la salle, je réalise que le jury a été mis au courant de mon parcours « original » - mais comment aurais-je pu le deviner?? Ils attendaient simplement de moi que je montre patte blanche : que je m’engage à m’appuyer exclusivement sur les ressources mises à disposition sur le site internet du Ministère - dont j’ignorais malheureusement l’existence - pour répondre aux interrogations existentielles des élèves…

Le jury a néanmoins la délicatesse de m’attribuer des notes spectaculaires : 20 à l’écrit de maths, et 1 à cet oral. Je tiens enfin mon diplôme de musulman radical, celui-là même que les sciences sociales ont refusé de me décerner. Je vis cet échec avec une sorte de soulagement, au fond. J’annule mon voyage au Maroc et je passe l’été à écrire.

La formation à la laïcité

À la rentrée suivante, je me tourne vers la Faculté de Droit de Montpellier, pour y suivre un programme de déradicalisation - euh pardon : un Diplôme Universitaire sur « Religions et société démocratique » - en compagnie de l’imam de la ZUP. Je suis également des cours à l’Institut Protestant de Théologie, en auditeur libre. Et cette fois, je n’ai aucun scrupule à demander mes droits au chômage - sans doute un signe de ma radicalisation… C’est dans ce contexte que j’assiste à la fermeture de la mosquée du centre-ville de Sète, au début de l’année 2017, pour une stupide affaire de coup de filet antiterroriste, montée en sauce par la presse locale, face à une équipe d’analphabètes dépassés par les évènements (voir mon récit ici).


Extrait du journal régional de France 3, le 12 février 2017. La rumeur d'attentat à la Saint Louis était démentie le jour même, mais cet emballement médiatique ne fait l'objet d'aucune protestation. La mosquée de Sète est fermée deux mois plus tard.

Depuis une bonne quinzaine d’années au moins, l’antiterrorisme sert d’alibi à la violence des politiques économiques et à l’autoritarisme de nos gouvernants. Et les musulmans sont les premières victimes de cette situation, si l’on en croit les sociologues et les médias « progressistes ». Eh bien je vais pouvoir juger sur pièces, en suivant personnellement cette affaire. Il s’agit de la mosquée historique de Sète, qui existe au centre ville depuis plus de trente ans, et que l’on accuse (à tort) d’avoir appelé au djihad armé. Mais dans la notabilité musulmane locale, et même parmi les jeunes diplômés, personne n’envisage de s’engager pour blanchir l’honneur de la Communauté. Personne ne peut se mouiller, parce qu’ils se savent déjà mouillés au départ : chacun préfère préserver ses rapports avec le Maire, avec le Consulat marocain, ou avec leurs aînés, l’opposition municipale, tel ou tel service social, ou qui sais-je encore. Une religion théoriquement sans clergé, mais plombée en contexte minoritaire par sa conscience extra-lucide des situations. Que la mosquée s’institue en véritable association cultuelle, et se donne ainsi les moyens de son indépendance, cela n’est simplement pas concevable.

Une révolte à venir

Il faudrait que les musulmans français s’engagent dans la voie d’une révolte qui n’a pas encore de nom, contre le « mondialisme » de leurs propres élites religieuses. Je ne parle pas ici des diplômés de la seconde génération, issue d'une immigration économique qui est majoritaire à Sète - ceux dont les parents quittèrent les marges déshéritées des pays du Sud pour des marges urbaines dans les pays du Nord, dont ils peinent aujourd’hui à sortir. Je parle plutôt d’une minorité issue des centres urbains de la rive Sud, qui atterrissent directement dans les centre-villes de la rive Nord pour leurs études supérieures, après avoir été scolarisés dans le système éducatif d’un pays indépendant. Et ceux-là se permettent de donner des leçons de « modernité musulmane » à la majorité silencieuse.
Note : Pour un exemple extrêmement révélateur sociologiquement, je renvoie à la croisade menée par le youtubeur anonyme Basile Blandine contre le linguiste et imam comorien Mohamed Bajrafil. Afin de démonter les discours lénifiants de Bajrafil, assénés avec l’aplomb de l’héritier et l’éloquence de l’universitaire - mais sans véritable validation par les pairs en réalité, du fait de la démission intellectuelle de tous - Basile Blandine déploie depuis deux ans une inventivité conceptuelle et une opiniâtreté digne des gilets jaunes…

Dans le champ intellectuel dominé de l'islam français, cette minorité occupe systématiquement des positions dominantes, par le jeu de leur cooptation tacite par l’Humanisme institutionnel d'élites non-musulmanes, qui affirment par là tantôt leur vocation caritative, tantôt l’expertise qu’ils revendiquent sur leur objet d’étude. À tous les niveaux de la société française, ces configurations récurrentes empêchent les musulmans de défendre leur dignité, les contraignent à faire le jeu de l’autoritarisme ambiant. C'est aussi sans doute grâce à ces mécanismes que, dans l’intellectualisme "hors-sol" du monde académique, des musulmans réussissent à trouver intelligemment leur place – un talent que je n'ai pas eu. Toutes ces prédispositions au macronisme sont redoublées par la soi-disant « réforme de l’islam », un serpent de mer qui théorise et diffuse le plus souvent des valeurs de soumission intellectuelle - ou plus exactement, l’opportunisme intellectuel constitué en devoir religieux (sur le réformisme musulman comme macronisme, voir mon réquisitoire à la fin de « La solitude de Waddah » [et mon chantier plus théorique : « Anthropologue-musulman. Une défense intellectuelle de l'islam et de laïcité »]).

Les diplômés musulmans sont donc finalement les premiers complices de cet anti-terrorisme érigé en mode de gouvernement, en tous cas les principaux artisans, peut-être à leur insu. Et je commence à savoir l’expliquer, grâce à l’anthropologie et à l’histoire des sciences, l’épistémologie et la théologie monothéiste comparée. En attendant, au second tour de mai 2017, je glisse dans l’urne un bulletin marqué « Le Pen ». Même au nom du moindre mal, je ne pensais pas passer par là un jour.

Épilogue

Au mois de mai dernier (2018), mes droits au chômage sont arrivés à épuisement : je suis ce qu’on appelle un chômeur de longue durée. Mais dans la vraie vie, je suis anthropologue. Je me lève tous les matins à l’aube et je me mets au travail. À 12h30 je m’arrête pour déjeuner en écoutant le journal de France Culture. Parfois je n’arrive pas à m’arrêter, je pousse encore une heure ou deux, le temps que le podcast soit mis en ligne. J’ai la vie réglée d’un chercheur au CNRS, sauf que je suis au RSA. De toute façon, j’ai la chance d’être propriétaire de mon logement, et si j’avais de l’argent à dépenser, je n’aurais nulle part ailleurs où aller. Si un jour je trouve un boulot, j’irai payer mon couscous aux Marocains de la ZUP ; en attendant, je préfère rester chez moi. Après ma sieste, je monte à la croix du Mont Saint-Clair, à la forêt des Pierres Blanches, ou bien je rends visite à un ami, converti comme moi, qui vit sous neuroleptiques depuis dix ans. Je me rends aussi parfois à la médiathèque, emprunter des DVDs que je ne regarde jamais : je préfère me coucher tôt. J'approche des quarante ans. Peut-être un jour, la guerre au Yémen sera terminée, j’essaierai alors d’aller vivre là-bas. Grâce à Whatsapp, je reste en contact quotidien avec mes amis - ceux sur lesquels j’écris tous les matins, et le soir encore, en les imaginant dans une ville qui n’existe plus. Je sais aussi qu’ils ont faim, mais ils n’en parlent pas. De toute façon, la faim n’est pas chose qui s’imagine.


Extrait de l’émission « Dossier Tabou », diffusée sur M6 le mercredi 5 décembre.

Mais voici que cette femme de la classe moyenne fait irruption dans ma vie. Elle pleure parce qu’elle n’a pas de quoi changer son canapé. En regardant le cuir troué de l’accoudoir, j’ai l’impression de regarder ma propre vie, mon propre petit confort subjectif et mes petites habitudes intellectuelles, que je croyais pourtant invincibles, rompues à toujours plus de flexibilité. De tous les intellectuels qui se relayent depuis cinq ans dans mon poste de radio, aucun ne m’a jamais renvoyé, dans ma langue maternelle, à ce que cette femme énonce avec dignité, en détournant son visage de la caméra, et qui nous concerne tous en réalité. Je voudrais l’embrasser, la remercier, la prendre dans mes bras. Je veux rencontrer d’autres de ces visages, puiser un peu de leur force. Alors moi aussi, je sors me mettre en travers de la voie. Sur un rond-point à l’entrée d’un centre commercial, je renoue avec l’expérience de la honte et je réfléchis à ce texte, en freinant les automobilistes.



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Ziad en 2004 gilet jaune Waddah à Aden en octobre 2003