Ziad al-Khodshy
(1979-2018)
Ziad en 2004 portant un keffieh

J’ai appris la mort de Ziad le 15 novembre 2018 - il y a trois jours selon le comput romain. Figure charismatique locale dans le secteur est de la ville de Taez au Yémen, Ziad avait subi durant l’été 2003 un minuscule printemps arabe, alors qu’il tentait de m’initier à la vie sociale de son quartier. Dans ma maîtrise d’anthropologie rédigée au cours de l’année universitaire suivante (2003-2004), j’avais proposé une analyse plus distanciée et un récit de cette étrange affaire. Très en colère initialement en quittant Taez, j’étais revenu fermement décidé à poursuivre cette collaboration.

Expert comptable de génie, Ziad n’exerça sa profession pas plus de quelques années. Il venait de recevoir son diplôme au moment de notre rencontre en 2003, mais déjà en 2006 lors de mon troisième séjour, Ziad refusait d’aller travailler : à cause de la corruption, disait-il, mais dans une grande confusion psychique à l’évidence, et ayant perdu tout crédit aux yeux de son entourage. Brièvement interné en clinique psychiatrique au printemps 2007, il se vengea en mettant le feu à la maison familiale le 19 août, jour de mon retour à Taez pour un quatrième séjour. J’entrais alors en troisième année de thèse, mais je décidai de repenser entièrement ma problématique afin de rendre compte du rapport de mon enquête à cette schizophrénie. C’est dans ce projet que je reçus en 2009 l’encouragement du Prix Michel Seurat du CNRS.

En novembre 2010, à l’issue de mon septième et dernier séjour, j’avais obtenu de son frère Yazid qu’il cesse d’envoyer Ziad en prison, en contrepartie tacite de mon départ. Et toutes les années suivantes, nous nous sommes conformés à ce contrat : j’ai suivi depuis la France la Révolution de 2011, tandis que Ziad déambulait dans les rues de Taez en annonçant la venue du Jugement Dernier. Dans un contexte devenu particulièrement chaotique à l’échelle locale et internationale, mes propres tentatives pour attirer l’attention du monde académique ne reçurent pas plus de succès, et je fus contraint d’abandonner ma thèse en 2013. Reste que tous les développements ultérieurs (l'échec du Dialogue National, le coup d'État houthi et finalement la guerre), de mon point de vue naturellement, s’inscrivent dans la continuité de cette configuration particulière, déjà bien en place en amont de l’année 2011.


Ziad en conversation téléphonique avec le metteur en scène, il y a très exactement dix ans
(extrait de mes Adieux au Hawdh, le 17 novembre 2008).

Ziad et moi sommes toujours restés liés par une connivence intersubjective, bien que les raisons ultimes de sa folie m’échappaient - ou, plus exactement, bien que je n’arrivais pas à en rendre compte d’une manière considérée comme recevable, du point de vue du monde académique et des musulmans diplômés.

Je n'ai jamais pu me faire à l’idée que cette expérience commune ne soit pas entendue. Car de cette connivence, par delà l’éloignement, découlait un point de vue bien particulier sur ce monde que nous avions en partage. Chaque évolution ces dernières années, du contexte yéménite mais aussi français et international, me conduisait donc à interroger cette histoire à nouveau frais. Et ce, jusqu'à ce qu'un tournant se produise finalement il y a quelques mois, dans ma compréhension de toute cette affaire. Le 27 mai 2018, j’ai pris conscience d'une « scène primitive » logée dans ma mémoire depuis quinze ans : un quiproquo dont Ziad fut témoin dès l’origine, et c’est probablement ce qui l’a conduit progressivement jusqu’à la folie. Je renvoie aux pages mises en ligne ces dernières semaines, conçues pour explorer ce quiproquo dans toutes ses dimensions (chantier « scène primitive »).

Depuis l’été 2013, Ziad s’était retiré à la campagne. Il vivait sous un abri de fortune, construit sur un terrain hérité de son père dans la vallée d’al-Shuwayfa, et se rendait chaque jour au souk dans la ville voisine d’al-Rahida, pour y mendier de quoi s’alimenter. L’été dernier, suite au remplacement du chef de milice Houthi en charge de ce secteur - et peut-être aussi en lien avec mes tentatives pour le joindre - Ziad fut considéré comme un espion et arrêté. Il semble qu’il ait été victime d’une exécution arbitraire.

Ziad est survécu par son frère ’Âqil Yazid, entré en politique en 2009 comme shérif du Hawdh al-Ashraf ; par son neveu Taher réfugié en Arabie Saoudite ; par sa tante Fawzia et par ses cousins, réfugiés dans la capitale Sanaa ou dans les villages de la Hujariyya. Il est survécu par moi-même, et dans mes notes de terrain, plus vivant que jamais.




Texte rédigé à Sète, dans la matinée du 17 novembre 2018 (acte I de la mobilisation des "gilets jaunes"), et posté directement sur ma page d'acceuil. L'avant-veille sur Whatsapp, Yazid m'avait anoncé le décès de Ziad, que je redoutais depuis longtemps. Je ne lui avais pas parlé directement depuis de très nombreuses années : la dernière fois, c’était en 2012, au téléphone. Il fallait ménager sa folie, donc je traitais presque toujours avec Yazid. Ce fonctionnement était en place entre nous depuis l’incendie d’août 2007. En fait moi-même, je ne considérais pas Ziad comme une personne pleine et entière : je parlais toujours de lui au passé - comme d'ailleurs dans les textes présentés ici…
Finalement le lendemain après-midi (dimanche 18 novembre), Yazid m'annonce qu'il a réussi à joindre Ziad, dans une prison à Ibb, et il m'envoie un enregistrement audio de leur échange téléphonique.
Pourquoi Yazid m'a fait cette mauvaise blague? Je ne saurais trop le dire encore. Peut-être pour me faire prendre conscience de la guerre, que je cesse de le considérer comme responsable de son frère… Peut-être aussi était-ce une réponse à mon chantier "scène primitive" (mis en ligne trois semaines plus tôt), à ce que j'ai pu en partager avec lui. Le message est passé en tous cas, j’ai réalisé que les deux frères ne vivent plus dans le même pays.

Photo de Ziad le 22 novembre 2018
Ziad réapparu, le 22 novembre 2018
dans la prison houthie de Ibb.

Nous nous efforçons maintenant de faire sortir Ziad, avec d'autres membres de la famille qui sont côté Houthi. Le 26 novembre, le directeur de la prison était prêt à le libérer, à condition qu'il prononce la profession de foi musulmane dans son bureau. Ziad était d'accord, mais il a fait machine arrière au dernier moment : il a dit qu'il était chrétien, et qu'il était Jésus (comme il le dit depuis 2011). D'après la tante de Ziad (7 décembre), il devrait tout de même sortir bientôt, pour la rejoindre à Sanaa - et nous verrons bien si son état s'arrange…