Sur l’expression « scène primitive » en psychanalyse
1er novembre 2018, 6h-11h
« Scène primitive », c’est l’expression qui m’est venue quand j’ai découvert le pot-aux-roses : que pendant quinze ans, j’avais vécu avec cette tentative de viol logée dans un coin de ma tête. Malgré mes inlassables efforts pour dissiper les brumes du fantasme, à travers l’analyse systématique et circonstanciée des interactions, elle était restée là.
Selon le Vocabulaire de la psychanalyse de Jean Laplanche et J.-B. Pontalis (PUF 1967), le concept de « scène primitive » désigne :
Car il existe par ailleurs des approches psychanalytiques des sociétés arabes, et de leur « problème ». Ce que dit le Tunisien Fethi Benslama, par exemple, est loin d’être inintéressant. Mais le plus souvent, on applique la psychanalyse aux Arabes de manière surplombante, loin de toute situation clinique. Il y a là une perversité bien singulière, quoi que bien dans l’ère du temps. Pour rappel, un psychanalyste ne peut aider l’autre que dans la mesure où il est lui-même au clair, que dans la mesure où il a mené sa propre auto-analyse suffisamment loin. Or ce n’est évidemment pas le cas des Européens à l’échelle collective, vis-à-vis de l’islam en général.
Dans ces conditions, je ne vois pas l’intérêt d’utiliser les outils de la psychanalyse dans l’analyse de populations musulmanes. C’est quelque chose que je n’ai jamais fait, bien qu’on m’a souvent prêté une telle démarche. On trouverait peut-être la trace de quelques dérapages, dans mes carnets ici et là, concernant Ziad surtout, dont j’essayais de comprendre la maladie. Mais globalement, au contact de la société yéménite, c’est toujours moi qui m’allongeais moi-même sur le divan. C’est ce que j’ai fait tout au long de cette enquête, pour être un meilleur chercheur en sciences sociales, et ne pas avoir à y allonger les autres. Cela a toujours été très clair dans ma tête. Parce que dans ma vie avant le Yémen, j’avais eu tendance à « allonger » mes meilleur(e)s ami(e)s, malgré eux et malgré elles, et c’était une source de grand malheur.
Je crois d’ailleurs avoir le même respect à l’égard des autres chercheurs - bien que je viens de commettre hier un texte sur François Burgat (« Le "Ça" de François Burgat »), mais à vrai dire je ne suis pas allé bien loin (et il n’y en avait nul besoin, parce que sa démarche est pleinement assumée de ce point de vue). Il y a un besoin urgent d’appliquer la psychanalyse à l’économie libidinale des sciences sociales face à l’islam, mais chacun doit le faire pour son propre compte. Et il faudrait aussi pour cela que les musulmans eux-mêmes soient disposés à venir à la barre, à témoigner, dans le sens le plus profond du terme (shahâda). C’est ce dont j’ai pris conscience surtout ces dernières années, à Sète notamment. J’espère que les musulmans intelligents qui s’adonnent à la spéculation complotiste - ils sont loin d’être aussi nombreux qu’on le croit, mais c’est un phénomène indéniable - sauront un jour méditer sur le martyr de Ziad, en toute impartialité. Mais là encore, cela les concerne : Dieu seul connaît le secret des poitrines (Coran 64:4).
Pour conclure, je pratique la psychanalyse comme Obelix, étant tombé dans la marmite quand j’étais petit. Mais l’enjeu personnel de mon travail a toujours été de m’échapper, moins d’une histoire familiale particulière que du piège civilisationnel dont Freud est le produit.
Lorsqu’il m’est arrivé d’adjoindre à mon travail des éléments d’auto-analyse personnelle, c’était toujours dans l’espoir de dénouer le particularisme, pour souligner la portée générale d’une situation. Quand on est issu des milieux intellectuels parisiens, comme c’est le cas de l’extrême majorité des Normaliens, on ne peut pas dire qu’il soit exceptionnel d’avoir un père physicien et une mère psychanalyste. Si l’on faisait l’anthropologie de ce petit monde, ce serait même un mariage préférentiel - l’équivalent chez les Arabes du mariage avec la cousine parallèle patrilinéaire. Et à la génération précédente, les problématiques familiales n’ont rien d’exceptionnel non plus. Côté maternel, un milieu de bourgeois provinciaux, plutôt de droite, famille de militaires et d’avoués : un arrière-grand père traumatisé par sa propre lâcheté pendant la première guerre, et un grand-père passant dans sa fratrie pour le pacifiste de service, en devenant physicien (genre Professeur Tournesol) et en épousant à la fin des années 1930 une jeune femme diplômée en biologie, rencontrée dans le milieu catholique de gauche. Union dont sortiront une brochette de femmes exemplaires, mes tantes : une chercheuse à la Nasa ; une universitaire biologiste admirablement dévouée pour ses étudiants ; une spécialiste d’économie sociale et solidaire privilégiant l’engagement de terrain ; et enfin ma mère, la dernière du lot, arrivée suffisamment tard pour comprendre que quelque chose ne tournait pas rond, qui se fit psychiatre et psychanalyste.
Si je me permets d’étaler ainsi mes titres familiaux de noblesse républicaine - de manière fort peu républicaine peut-être - c’est d’abord par un souci de symétrie, eut égard à ce que je raconte de la famille de Ziad et d’autres interlocuteurs de mon enquête. C’est aussi et surtout pour insister que mon histoire émane du coeur le plus légitime de nos institutions, de leurs angles-morts et contradictions les plus structurelles. La tragédie de mon enquête est d’avoir misé sur un tandem entre ethnographie réflexive et anthropologie historique, entre Florence Weber et Jocelyne Dakhlia - la première ayant été ma tutrice à l’ENS lors de ma reconversion (c’est elle qui dirigea officieusement mon mémoire de maîtrise), la seconde ayant dirigé mes recherches à partir de 2004. D’un point de vue théorique, je crois avoir su faire fonctionner assez bien ce tandem, qui m’a finalement lâché vers 2012-2013, face à l’ampleur des enjeux associés aux Printemps Arabes.
La tragédie ethnographique que je raconte ici est indissociable d’une crise dans ma propre famille, tout aussi douloureuse et profonde qu’elle l’a été dans la famille de Ziad. Dans cette crise, ma mère s’est toujours identifiée à Florence Weber et ma tante à Jocelyne Dakhlia, qu’elle connaissait personnellement. Si cette histoire doit avoir une origine psychanalytique, c’est qu’il y a certainement deux manières pour une femme de s’affirmer dans sa propre famille : prendre le pouvoir ou s’allier avec « l’ennemi ». Lorsqu’une société n’est plus capable de rendre ces deux démarches intelligibles l’une à l’autre, elle cesse d’être une civilisation.
1Voir dans mon texte l’Enquête et le Destin, la partie « Flash back 2004 ».
2Je renvoie à un avant-propos de sept pages rédigé en décembre 2017, lors de la mise en ligne de mon texte « L’expédition à Hammam Kresh » : www.academia.edu/35391925/L'expédition_à_Hammam_Kresh :_une_ethnographie_de_la_Miséricorde_sociale
3Voir la vidéo postée il y a quelques jours par Tahir Nabil depuis Jeddah, en soutien de son tonton du Hawdh al-Ashraf, qui continue d’affronter vaillamment les difficultés…
4Ces notes sont accessibles à deux endroits, soit par le versant auto-analytique, soit par le versant processuel.
5Ma tante a fondé un Institut de Recherche en sciences sociales sur le Maghreb Contemporain (IRMC), installé à Tunis. Je renvoie aux nombreux hommages qui lui ont été rendus à l'occasion des vingt ans de l'Institut : La lettre de l’IRMC no 11 (mai 2013) - notamment pp. 16 à 18 : « Lettre à Anne-Marie Planel, par Pierre-Noël Denieuil ».
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