Sur l’expression « scène primitive » en psychanalyse

1er novembre 2018, 6h-11h

« Scène primitive », c’est l’expression qui m’est venue quand j’ai découvert le pot-aux-roses : que pendant quinze ans, j’avais vécu avec cette tentative de viol logée dans un coin de ma tête. Malgré mes inlassables efforts pour dissiper les brumes du fantasme, à travers l’analyse systématique et circonstanciée des interactions, elle était restée là.

Selon le Vocabulaire de la psychanalyse de Jean Laplanche et J.-B. Pontalis (PUF 1967), le concept de « scène primitive » désigne :

« Scène de rapport sexuel entre les parents, observée ou supposée d’après certains indices et fantasmée par l’enfant. Elle est généralement interprétée par celui-ci comme un acte de violence de la part du père. »

Par l’angoisse qu’elle suscite, cette scène est supposée jouer un rôle fondateur dans le développement psychique de l’enfant, tel qu’esquissé par Sigmund Freud dans L’interprétation du rêve (1900) :

« J'ai expliqué cette angoisse en indiquant qu'il s'agit d'une excitation sexuelle qu'il n'est pas à même de maîtriser en la comprenant et qui sans doute est écartée parce que les parents y sont impliqués ».

Au vu de cette définition et après réflexion, il est légitime de qualifier ce quiproquo de « scène primitive », dans le sens où l’on touche avec cette anecdote au coeur de mon propre fonctionnement psychique, à la dynamique de mon investissement dans cette enquête depuis quinze ans. À l’évidence, j’ai fait une sorte de « déplacement » sur la fratrie Al-Khodshy, déplacement dont Nabil représentait le côté obscur, et Ziad le côté lumineux. J’en ai très vite pris conscience, dès ce premier passage à l’écriture qui érigeait Ziad en héros, en constatant les retombées de ce geste sur le Ziad réel1. Mais derrière toute forme d’écriture en sciences sociales, il y a nécessairement un déplacement de ce genre. L’enjeu était d’arriver à évoluer, se remettre, que la relation survive à cette trahison de l’écriture. Ziad lui-même avait compris les enjeux de cette aventure, dont je ne soupçonnais pas la violence qu’elle représentait pour lui. Après le décès de Nabil et l’internement de Ziad, Yazid a repris cette relation à son compte, avec une intelligence extrême. C’est lui qui a finalement réussi à me convaincre de me retirer, tout à la fin de l’année 2010, indépendamment de toute considération politique ou sécuritaire. Comme j’ai pu l’expliquer ailleurs2, ce retrait unilatéral est la chose dont je suis le plus fier aujourd’hui, et je la lui dois.
Incidemment, pour qui voudra bien s’y pencher, l’histoire de mes rapports avec la fratrie Al-Khodshy apporte un démenti partiel aux théories déterministes de la sexualité infantile, perspective qui sous-tendait chez Freud le concept de « scène primitive ». En effet les trois frères, en dépit de leurs places différentes dans la famille - et donc d’expériences infantiles contrastées, ont parfaitement su se relayer en adoptant tour à tour les rôles requis par cette histoire (je pense notamment à la mue politique de Yazid, à partir de 2009)3. Si j’ai pu observer ce phénomène, c’est bien que je ne cherchais pas à inscrire mon travail positif sur la société yéménite dans les théories de la psychanalyse.

Car il existe par ailleurs des approches psychanalytiques des sociétés arabes, et de leur « problème ». Ce que dit le Tunisien Fethi Benslama, par exemple, est loin d’être inintéressant. Mais le plus souvent, on applique la psychanalyse aux Arabes de manière surplombante, loin de toute situation clinique. Il y a là une perversité bien singulière, quoi que bien dans l’ère du temps. Pour rappel, un psychanalyste ne peut aider l’autre que dans la mesure où il est lui-même au clair, que dans la mesure où il a mené sa propre auto-analyse suffisamment loin. Or ce n’est évidemment pas le cas des Européens à l’échelle collective, vis-à-vis de l’islam en général.

Dans ces conditions, je ne vois pas l’intérêt d’utiliser les outils de la psychanalyse dans l’analyse de populations musulmanes. C’est quelque chose que je n’ai jamais fait, bien qu’on m’a souvent prêté une telle démarche. On trouverait peut-être la trace de quelques dérapages, dans mes carnets ici et là, concernant Ziad surtout, dont j’essayais de comprendre la maladie. Mais globalement, au contact de la société yéménite, c’est toujours moi qui m’allongeais moi-même sur le divan. C’est ce que j’ai fait tout au long de cette enquête, pour être un meilleur chercheur en sciences sociales, et ne pas avoir à y allonger les autres. Cela a toujours été très clair dans ma tête. Parce que dans ma vie avant le Yémen, j’avais eu tendance à « allonger » mes meilleur(e)s ami(e)s, malgré eux et malgré elles, et c’était une source de grand malheur.

Je crois d’ailleurs avoir le même respect à l’égard des autres chercheurs - bien que je viens de commettre hier un texte sur François Burgat  Le "Ça" de François Burgat »), mais à vrai dire je ne suis pas allé bien loin (et il n’y en avait nul besoin, parce que sa démarche est pleinement assumée de ce point de vue). Il y a un besoin urgent d’appliquer la psychanalyse à l’économie libidinale des sciences sociales face à l’islam, mais chacun doit le faire pour son propre compte. Et il faudrait aussi pour cela que les musulmans eux-mêmes soient disposés à venir à la barre, à témoigner, dans le sens le plus profond du terme (shahâda). C’est ce dont j’ai pris conscience surtout ces dernières années, à Sète notamment. J’espère que les musulmans intelligents qui s’adonnent à la spéculation complotiste - ils sont loin d’être aussi nombreux qu’on le croit, mais c’est un phénomène indéniable - sauront un jour méditer sur le martyr de Ziad, en toute impartialité. Mais là encore, cela les concerne : Dieu seul connaît le secret des poitrines (Coran 64:4).

Bref, le principal ressort de mes mésaventures de 2003 n’est pas ma propension à analyser mes partenaires intellectuels, plutôt ma hantise de finir par le faire. On le constatera aisément en lisant les notes de ma rencontre avec Ziad (17 août 2003)4. C’est ce qui explique le crédit que j’ai pu acquérir dans ce quartier cette année-là, quelles qu’aient été les contraintes politiques et idéologiques du « Régime », et aussi que toute la charge de négativité se soit finalement reportée sur la figure de Nabil.

Pour conclure, je pratique la psychanalyse comme Obelix, étant tombé dans la marmite quand j’étais petit. Mais l’enjeu personnel de mon travail a toujours été de m’échapper, moins d’une histoire familiale particulière que du piège civilisationnel dont Freud est le produit.

Lorsqu’il m’est arrivé d’adjoindre à mon travail des éléments d’auto-analyse personnelle, c’était toujours dans l’espoir de dénouer le particularisme, pour souligner la portée générale d’une situation. Quand on est issu des milieux intellectuels parisiens, comme c’est le cas de l’extrême majorité des Normaliens, on ne peut pas dire qu’il soit exceptionnel d’avoir un père physicien et une mère psychanalyste. Si l’on faisait l’anthropologie de ce petit monde, ce serait même un mariage préférentiel - l’équivalent chez les Arabes du mariage avec la cousine parallèle patrilinéaire. Et à la génération précédente, les problématiques familiales n’ont rien d’exceptionnel non plus. Côté maternel, un milieu de bourgeois provinciaux, plutôt de droite, famille de militaires et d’avoués : un arrière-grand père traumatisé par sa propre lâcheté pendant la première guerre, et un grand-père passant dans sa fratrie pour le pacifiste de service, en devenant physicien (genre Professeur Tournesol) et en épousant à la fin des années 1930 une jeune femme diplômée en biologie, rencontrée dans le milieu catholique de gauche. Union dont sortiront une brochette de femmes exemplaires, mes tantes : une chercheuse à la Nasa ; une universitaire biologiste admirablement dévouée pour ses étudiants ; une spécialiste d’économie sociale et solidaire privilégiant l’engagement de terrain ; et enfin ma mère, la dernière du lot, arrivée suffisamment tard pour comprendre que quelque chose ne tournait pas rond, qui se fit psychiatre et psychanalyste.

En fait, c’est plutôt du côté paternel que se situe l’intrigue familiale la plus directement en cause dans mon enquête. Et c’est l’histoire d’une disparition, survenue quelques années avant ma naissance. Je n’en ai jamais vraiment eu conscience, parce que j’ignorais ce qu’avaient pu être les rapports de mon père avec sa sœur autrefois. Les deux enfants avaient grandi dans les milieux artistiques bourgeois d’après-guerre, enfants de l’Inspecteur Général à l’Enseignement de la Musique de la Ville de Paris, Grand Prix de Rome en 1933, mais qui était lui-même d’extraction beaucoup plus populaire, fils d’un marchand de musique montilien. Leur mère, épousée en 1947 après son veuvage, était elle-même professeur de musique, vouant à son mari une admiration totale, presque totalitaire. Mon père sut s’extirper de l’institution familiale grâce aux études, en rentrant à l’École Polytechnique et à travers l’engagement maoiste : il devint un physicien passionné des semi-conducteurs, tiers-mondiste et pédagogue. Sa sœur avait toujours grandi dans son ombre, et elle s'y maintient une partie de sa vie de jeune adulte, avant de prendre finalement la poudre d’escampette avec un Tunisien rencontré à la fac d’histoire (devenu entre temps prof de fac à Tunis). Mes grands-parents lui rendaient visite régulièrement, je crois que tout le monde était heureux pour elle, fiers aussi de ce qu’elle accomplissait là-bas5, mon père le premier. Mais c’est un fait que nous avons grandi mes sœurs et moi sans la voir souvent, et son compagnon nous était quasiment inconnu. En fait j’ai découvert la vie de ma tante presqu’en même temps que la langue arabe et les sciences sociales, sans vraiment comprendre le lien entre les deux (voir mon texte « En Amont (1999-2002) »).

Si je me permets d’étaler ainsi mes titres familiaux de noblesse républicaine - de manière fort peu républicaine peut-être - c’est d’abord par un souci de symétrie, eut égard à ce que je raconte de la famille de Ziad et d’autres interlocuteurs de mon enquête. C’est aussi et surtout pour insister que mon histoire émane du coeur le plus légitime de nos institutions, de leurs angles-morts et contradictions les plus structurelles. La tragédie de mon enquête est d’avoir misé sur un tandem entre ethnographie réflexive et anthropologie historique, entre Florence Weber et Jocelyne Dakhlia - la première ayant été ma tutrice à l’ENS lors de ma reconversion (c’est elle qui dirigea officieusement mon mémoire de maîtrise), la seconde ayant dirigé mes recherches à partir de 2004. D’un point de vue théorique, je crois avoir su faire fonctionner assez bien ce tandem, qui m’a finalement lâché vers 2012-2013, face à l’ampleur des enjeux associés aux Printemps Arabes.

La tragédie ethnographique que je raconte ici est indissociable d’une crise dans ma propre famille, tout aussi douloureuse et profonde qu’elle l’a été dans la famille de Ziad. Dans cette crise, ma mère s’est toujours identifiée à Florence Weber et ma tante à Jocelyne Dakhlia, qu’elle connaissait personnellement. Si cette histoire doit avoir une origine psychanalytique, c’est qu’il y a certainement deux manières pour une femme de s’affirmer dans sa propre famille : prendre le pouvoir ou s’allier avec « l’ennemi ». Lorsqu’une société n’est plus capable de rendre ces deux démarches intelligibles l’une à l’autre, elle cesse d’être une civilisation.

 

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1Voir dans mon texte l’Enquête et le Destin, la partie « Flash back 2004 ».

2Je renvoie à un avant-propos de sept pages rédigé en décembre 2017, lors de la mise en ligne de mon texte « L’expédition à Hammam Kresh » : www.academia.edu/35391925/L'expédition_à_Hammam_Kresh :_une_ethnographie_de_la_Miséricorde_sociale

3Voir la vidéo postée il y a quelques jours par Tahir Nabil depuis Jeddah, en soutien de son tonton du Hawdh al-Ashraf, qui continue d’affronter vaillamment les difficultés…

4Ces notes sont accessibles à deux endroits, soit par le versant auto-analytique, soit par le versant processuel.

5Ma tante a fondé un Institut de Recherche en sciences sociales sur le Maghreb Contemporain (IRMC), installé à Tunis. Je renvoie aux nombreux hommages qui lui ont été rendus à l'occasion des vingt ans de l'Institut : La lettre de l’IRMC no 11 (mai 2013) - notamment pp. 16 à 18 : « Lettre à Anne-Marie Planel, par Pierre-Noël Denieuil ».

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