La scène primitive de l'ethnographe
Une tragédie ethnographique dans le Yémen des années 2000

Version au vendredi 9 novembre 2018

 

Une scène primitive

Quinze ans plus tard…

Partie 1. Malédiction de l’ethnographe en terrain musulman

La rupture de la décolonisation

Le parrainage des idoles

L’hypnose de l’immersion

Partie 2. L’énigme du Régime

Entre épistémologie et théologie : shirk et concret mal placé

Un captif amoureux

« Nul n’est plus malin qu’un rural qui s’urbanise… »

Partie 3. L’énigme de l’Histoire

Un repli instinctif

Nulle ombre que la Sienne

Sciences politiques ou écologie de l’esprit

 

Une scène primitive

Le 29 septembre 2003 au soir, Nabil n’a pas tenté de me violer. Même pas en rêve, même pas sous l’effet de la colère ou de l’alcool. Pourtant je l’ai cru, et Nabil restait depuis à mes yeux celui qui ce soir-là était devenu incontrôlable. Il avait fallu me faire monter en vitesse dans un appartement, où j’étais resté caché dans le noir tandis que mon camarade répondait à Nabil depuis le balcon : « Le Français ? Non, il est rentré chez lui… ». Nous étions restés là deux heures au moins, puis mes anges gardiens m’avaient exfiltré dans la nuit noire, à travers les ruelles du quartier, jusqu’aux avenues où j’avais trouvé un taxi. J’étais revenu dans le quartier le lendemain et j’avais revu Nabil, qui se montrait sous son jour normal. Il avait peut-être oublié… Pas moi. Quelques heures plus tard dans l’après-midi, j’étais monté dans le bus pour la capitale, et ç’avait été fini. Je n’étais revenu à Taez que pour prendre mes affaires et dire au revoir, quelques jours avant mon vol retour, le 23 octobre. Puis l’année universitaire avait suivi son cours normal.

Huit mois plus tard, je soutenais à l’Université Paris X mon mémoire de maîtrise d’anthropologie, intitulé : « Le "Za’im" et les frères du quartier. Une ethnographie du vide ». J’y parlais d’une ville pauvre dans un pays pauvre, rongée par la crise économique et la corruption endémique. Une ville néanmoins transformée en un gigantesque souk, grâce à l’argent de l’émigration : des kilomètres de boutiques alignées sur les avenues, écoulant les produits Made in China vers les campagnes environnantes. Mais à l’arrière de ces boutiques, dans les ruelles étroites d’un quartier particulier, j’avais découvert une autre vie, insouciante et romanesque : une petite société de jeunes hommes, amis depuis l’enfance, animée par une figure charismatique locale, un Za’îm. Ziad était un expert comptable récemment diplômé, et il avait tenté de me faire entrevoir la richesse de cette vie sociale. Mais sous la pression générale de l’opinion, scandalisée qu’un Occidental s’attarde dans un tel quartier, Ziad avait été contraint d’abandonner la partie. Dans l’épilogue de ce récit, le geste de son grand-frère Nabil n’occupait même pas une ligne (p. 110) :

 

« Le “Za’im [Leader]” et les frères du quartier. Une ethnographie du vide. Ta’izz, Yemen. » (Mémoire de maîtrise d’ethnologie, Université Paris X-Nanterre, 2004), p.110 [https://www.academia.edu/2396682/].

 

Je ne mentionnais donc pas la tentative de viol de Nabil dans cette première étude, et on peut le comprendre aisément. Je sentais bien que l’incident n’était pas représentatif de la société yéménite, qu’il était lié à mon enquête, et aussi à mon obstination dans celle-ci. Ce dénouement marquait en fait les limites de ma démarche d’immersion - longuement problématisées dans mon mémoire par ailleurs, mais cet incident-là devait rester entre moi et mes partenaires. Où alors je détruisais le contrat qui pouvait encore nous lier… Bref, je mettais un point d’honneur à ne pas y croire sur le papier, mais quelque part j’y croyais d’autant plus, en mon for intérieur.

Dans ce mémoire sociologique qui respectait tous les canons du genre, le mensonge était structurel. Je minorais la dimension sexuelle des mises au défi, quitte à majorer le danger. Je n’étais pas capable d’assumer les aspects les plus dérangeants de mon expérience, et cela me conduisait à suggérer un monde rongé par la violence et par la pauvreté. J’avais dramatisé aussi cette « domination symbolique à laquelle je n’étais pas habitué » - à laquelle pourtant j’avais été prêt à me soumettre, afin d’être initié au fonctionnement de cette société, mais seulement jusqu’à un certain point… De tout cela à vrai dire je me rendais compte, confusément. C’est pourquoi il me fallait repartir, en laissant derrière moi ce mémoire. En laissant aussi derrière moi celle qui m’accompagnait depuis plus d’un an dans cette aventure, une relation contaminée dorénavant par le mensonge. Il me fallait être libre, pour remettre entièrement l’ouvrage sur le métier.

Peu après la soutenance, je m’apprêtais donc à repartir à Taez, et j’avais peur. Je ne parvenais plus à comprendre ce qui m’attirait encore dans cette société, que j’avais décrite comme une mer infestée de requins. C’est dans ce contexte que s’installa dans mon esprit, pour la première fois de ma vie, l’idée que j’étais homosexuel. Et j’en conçus un étrange soulagement. Paradoxalement peut-être, l’homosexualité m’apparaissait en juin 2004 comme une sorte de talisman1, un sauf-conduit pour traverser cette mer, en évitant les mésaventures de l’année précédente. Ce que j’appelais alors le désir, instinctivement, me reliait à la société yéménite, et reliait cette société à elle-même. « Fais attention à ton désir, et tout ira bien ». Entre 2003 et 2010, j’ai effectué sept séjours au Yémen, soit vingt-quatre mois en tout, et essentiellement dans le quartier du Hawdh al-Ashraf. Je n’ai jamais reparlé de cette pseudo-tentative de viol que je pensais avoir subi.

 

Le Mensonge est une rivière tumultueuse, issue d’un lac d’altitude qui est la Vérité. Dorénavant, j’allais nager à contre-courant dans cette rivière du mensonge, porté par l’espoir illusoire de rejoindre les eaux calmes et profondes où je voguais naguère, dans le Bassin des Saints (Hawdh Al-Ashrâf).

Quinze ans plus tard…

Le 4 décembre dernier, l’ancien président Ali Abdallah Saleh était tué par ses alliés Houthis, deux jours après avoir tendu la main à l’Arabie Saoudite. Il avait dirigé le Yémen de 1978 jusqu'à 2012, et son ombre continuait de planer depuis sur le processus de transition politique. Les Yéménites persistaient à croire, pour le déplorer ou pour s’en réjouir, que le Yémen finirait par lui retomber entre les mains. Ils le crurent jusqu’aux dernières heures, et lorsqu’Ali Saleh finit par tendre la main à l’Arabie Saoudite - comme les analystes n’avaient pas manqué de le prédire depuis plusieurs années - beaucoup crurent qu’avait sonné l’heure de la « reconquête arabe »… En réalité, Saleh fut assassiné deux jours plus tard, avec plusieurs cadres de son parti. Cette disparition scellait l’effondrement ultime de son camps.

Mais étrangement, cette disparition me libère! Au cours du mois de décembre, je mets en ligne à tour de bras, des textes que je faisais lire à droite à gauche depuis des années2. Je m’attèle aussi à rédiger un texte sur l’incident survenu à la fin de mon tout premier séjour, mais à cette date je ne trouve pas encore les mots… Le 22 janvier 2018, sur un coup de tête, je mets en ligne l’intégralité de mes archives vidéos personnelles, façon « rien à cacher »3. La vidéo fait le buzz - les images d’avant-guerre ne sont pas si fréquentes - du coup, j’ai tout de même un peu honte… Je ressens alors le besoin de m’exprimer en arabe, à l’oral : pendant plusieurs semaines, je prépare des allocutions en parlant tout seul devant mon ordi, que je fixe dans un français simple, pour mieux les retraduire au vol en sens inverse4. Finalement, je ne mettrai en ligne qu’une seule de ces vidéos, dans laquelle je tente de vider mon sac sur toute cette affaire. Postée le 28 mars 2018, elle s’intitule « Ce qui m’est arrivé en 2003 » [https://youtu.be/UD0dr_399og]. Mais à cette date encore, je présente cette tentative de viol comme une mise en scène collective, dont Nabil lui-même aurait été complice, et même le premier instigateur.

Ce n’est que deux mois plus tard, le 27 mai 2018 dans la matinée, que je comprends soudain. Je poste immédiatement ce message à Yazid, le dernier frère de Nabil et de Ziad, qui vit encore au Hawdh al-Ashrâf :

 

- « Eurêka j’ai compris, à l’instant ! La tentative de viol de Nabil, c’était une histoire que Ammar a inventé dans l’instant, pour éviter qu’il ne lui passe un savon devant moi. Regarde à 9:58 : https://youtu.be/UD0dr_399og?t=9m57s »

Et Yazid répond :

- « Oui, j’ai vu quand tu me l’as envoyé, il y a un mois ou plus, j’ai tout de suite compris… »

Yazid ne comprend pas vraiment l’importance que prend à mes yeux cette révélation. Il sait que dans mon enquête, un soupçon a toujours pesé sur son frère et sur sa famille, mais il n’en connaît pas l’origine, et cela s’inscrit aussi dans la nature des rapports sociaux dans la société yéménite [voir mon texte « Incertitude & insécurité dans le Yémen des années 2000 »]. C’est quelque chose avec lequel il a appris à vivre lui aussi, depuis qu’il s’est engagé politiquement (2009). Mais pour moi, outre l’aspect affectif, c’est une question théorique décisive pour mes analyses.

Jusque là j’étais persuadé que ce 29 septembre 2003, le « Régime » avait « fait pression » pour que notre histoire s’arrête. Je pensais que Nabil avait repris les ordres à son propre compte, d’une manière ou d’une autre. Or ce soir-là, Nabil était simplement sorti nous dire de ne pas traîner dans la rue, pour ne pas gêner les voisins ou quelque chose de cet ordre… Sauf qu’il menaçait ainsi de faire intrusion dans notre histoire, celle que nous nous racontions, moi et les jeunes de ce quartier - et même tous mes interlocuteurs quel que soit leur milieu5, finalement tombés d’accord sur une histoire qui s’écrivait sur le dos de Ziad. L’histoire racontait comment tous, nous nous étions émancipés collectivement de l’esprit de domination qu’il tentait de nous imposer. Une fraternité nouvelle et insoupçonnée avait fait jour entre nous, et Ziad s’était finalement retiré, mais nous craignions des représailles de la part de son frère Nabil…

Bien sûr, je n’avais pas vraiment cru à toute cette mise en scène. Mais une fois rentré en France, il était plus facile de croire à l’existence du « Régime ». Je croyais au Régime au titre d’une hypothèse que j’entendais un jour déconstruire, dont je ne parlais donc jamais dans mon travail, mais avec laquelle je devais tout de même composer. C’était le Yémen des années 2000 : je rentrais et sortais du Yémen comme bon me semblait avec mon passeport français, je me promenais comme je voulais dans les villes et dans les campagnes, grâce à un permis de recherche délivré par Sanaa, pendant que les drones lâchaient leurs bombes. Et les Yéménites étaient toujours gentils, généreux et dignes - sauf certains comportements, liés justement à ce « Régime ». Depuis quinze ans, j’avais déployé tous mes efforts pour déconstruire cette notion, pour ne pas reporter sur la « réalité sociale » les impensés de l’interaction d’enquête. Mais autour de cette affaire-là, un non-dit avait persisté, et le Régime de ce fait continuait d’exister à mes yeux, à l’arrière-plan de mon expérience. Jusqu’à ce 27 mai 2018 : jour où véritablement pour moi, le Régime yéménite est tombé.

Partie 1. Malédiction de l’ethnographe en terrain musulman

La rupture de la décolonisation

Depuis un peu plus d’un demi-siècle, la décolonisation a changé la nature des rapports entre la science européenne et les pays arabes musulmans. Jusque là, l’intérêt pour l’Orient - ce qu’on appelait l’Orient - était cadré par l’institution de l’Orientalisme : une discipline centrée sur l’étude des textes, qui rapportait systématiquement à « l’islam » toutes les situations sociales observées. Mais avec les Indépendances, les « sciences sociales » sont entrées en scène. Après le verdict sans appel prononcé sur l’Orientalisme par Edward Saïd, un universitaire américain d’origine chrétienne palestinienne, nos rapports avec les pays arabes sont entrées dans une nouvelle ère. Une ère de bonheur, d’échange, de compréhension mutuelle et de prospérité.

Pourquoi cela a-t-il mal tourné ? C’est la question que je me pose depuis maintenant quinze ans - à titre personnel, quant à la tournure de mon enquête au Yémen. Je me pose aussi la question à titre collectif, bien que j’ai souvent l’impression de me la poser tout seul. Car pour les sciences sociales, aussi étrange que cela puisse paraître, rien n’a encore mal tourné. Les sciences sociales étaient habituées à penser qu’elles n’avaient rien à voir dans l’émergence des régimes autoritaires qui ont rapidement pris le contrôle des nations indépendantes. Et très naturellement, elles pensent n’avoir rien à voir dans la situation actuelle, la destruction du Moyen-Orient qui découle de leur déstabilisation. Il y a bien sûr quelques réflexions ça et là : tantôt sur le rôle néfaste des experts, tantôt sur la parenté cachée entre culturalisme et fondamentalisme musulman. Mais vous ne verrez jamais un colloque organisé sur ce thème, posé de manière franche et globale. Soyons réalistes : il existe un seuil minimum vital de complaisance, en dessous duquel l’exercice des sciences sociales n’est plus possible. En fait, cela ne peut évoluer que si des musulmans européens se saisissent de cette question, comme d’une question existentielle. Mais là aussi, la complaisance est souvent de mise : il est toujours plus facile, plutôt que de se mettre au travail autour d’une table, soit de casser du sucre sur le dos des « fondamentalistes », soit d’intenter des procès en « islamophobie savante », posés de manière caricaturale et grossière - de nous refaire le coup d’Edward Saïd, dans un contre-temps historique aux effets particulièrement tragiques sur la société française.

Prise de manière globale, cette situation découle directement d’une décorrélation entre théologie et sciences sociales. Le problème se pose pour l’islam de manière bien spécifique, mais on ne peut l’imputer unilatéralement à l’influence hanbalite (« salafiste » ou « wahhabite ») ; il faut surtout prendre en compte la place spécifique de l’islam dans l’histoire universelle des idées6, dont découle un problème bien particulier pour les sociologues de l’islam (j’utilise « sociologue » comme un synonyme de « chercheurs en sciences sociales »). D’une manière générale, les sciences sociales ont longtemps contribué à imposer des définitions de plus en plus étriquées du « fait religieux ». Donc face à la religiosité musulmane, les sociologues ont préféré « botter en touche » : ils ont pris l’habitude de croire que leurs analyses se déployaient dans une sphère autonome. Quant aux musulmans diplômés, ils entretiennent souvent des croyances équivalentes, un déni qui alimente un complotisme latent : plutôt que de prendre en compte la structuration du monde social par les idées religieuses, on affirme en sous-main que sociologues et journalistes seraient de mauvaise foi.

Entre les enjeux liés à l’islam et ceux liés à l’unité des sciences sociales dans le monde contemporain, il existe une intrication extrêmement profonde. Le problème est qu’aujourd’hui, ni chez les sociologues, ni chez les musulmans, on ne trouve le moindre début de prise de conscience sur ce fait. Un tel déni structurel mérite en lui-même une explication.

Le parrainage des idoles

Revenons donc aux fondamentaux : à ce que la théologie musulmane appelle le péché d’association (shirk), le fait d’associer un autre dieu au Dieu unique. Dans le champ lexical monothéiste de la langue française, on appelle ça « l’idolâtrie », l’adoration des idoles. Dans les corpus fondamentaux juifs et chrétiens, c’est exactement la même chose, sauf que les Européens ne savent plus ce que cela signifie. Les intellectuels notamment ont perdu contact avec la réalité épistémologique de cette problématique, et cette amnésie définit la conscience subjective européenne au moins depuis la réintroduction d’Aristote dans l’Église romaine, par Thomas d’Aquin (1225-1274). Elle est consubstantielle aux universités, qui ont été fondées à cette époque, et aux dogmes scientifiques élaborés par la suite, sur lesquels reposent toutes les disciplines modernes. Pour autant les Européens demeurent des monothéistes, d’un point de vue anthropologique : de l’intérieur de ces institutions, il n’est question que de destruction des idoles, des idoles intellectuelles. La discipline intellectuelle d’un universitaire n’est pas autre chose, mais elle s’adosse à une sédimentation historique complexe : avec l’hybridation des apports juifs et protestants, catholiques et libres-penseurs, des couches de réformes et de contre-réformes entremêlées de manière complexe, dont les acteurs n’ont pas conscience, pas plus que les nouveaux venus de culture musulmane à ce jour7. Mais encore une fois, tout découle de ce que les Européens nomment improprement « la transmission arabe d’Aristote », qui n’avait rien d’une « transmission » - cinq siècles de travail intellectuel aux prises avec les textes grecs - et dont les auteurs n’étaient pas juste des « Arabes » - plutôt des musulmans et des monothéistes. Une manière plus adéquate de pointer ce fait historique massif, c’est que l’Islam (avec un I majuscule, en tant que civilisation) est un métacontexte de l’histoire des idées européennes, et des sciences sociales elles-mêmes8.

À travers mon histoire, le problème qui nous occupe est la rencontre entre ce monde universitaire européen et une société musulmane massivement alphabétisée - telle qu’était alors la société yéménite dans la région de Taez, depuis quelques générations. Et ce, dans le contexte post-orientaliste que j’ai décrit, après suspension de l’exception universitaire antérieurement associée à l’islam. Dorénavant, les sciences sociales sont la discipline ayant autorité pour aller à la rencontre des sociétés musulmanes, comme de toute autre société du monde. Ainsi, les outils élaborés pour la compréhension des épistémologies non-occidentales, qui habitent l’anthropologie et la sociologie depuis leur fondation, vont être utilisés au contact d’une société monothéiste, en toute inconscience de par et d’autre. Ce qui conduit directement à la situation suivante : les Yéménites voient arriver en face d’eux un être qui, à l’évidence, manipule des catégories païennes, qui adore ses propres idoles et invite les Yéménites à interagir avec lui dans ce cadre. Invitation à laquelle les Yéménites vont répondre résolument, pour démontrer leur hospitalité, leur ouverture d’esprit et leur « modernité ».

Sauf que l’ethnographe, en réalité, sait au fond de lui qu’il fait du monothéisme. Au travers de ces outils, dont il invite l’Autre à se saisir, l’ethnographe se sait capable de comprendre la population qu’il s’est donnée pour objet. Et cette démarche d’anthropologie symétrique représente la quintessence-même du monothéisme, qu’il ne sait concevoir autrement. En recherchant un dialogue de vérité, il incite ouvertement au mensonge, mais sans en avoir conscience. Ainsi voit-il chacun de ses interlocuteurs se saborder face à lui, l’un après l’autre, afin d’accueillir cette vérité qu’il avance, dont lui-même ne connaît pas très bien les contours. Cette vérité, il la cherche dans la rencontre avec une société qui se dérobe perpétuellement. La même expérience se répète et, peu à peu, constitue à ses yeux le défi qu’il finira par relever - qu’il ne saura relever que de la manière la plus intime, la plus inconcevable : pour accueillir la vérité de l’autre, prendre sur lui la responsabilité du mensonge.

L’hypnose de l’immersion

Reprenons donc l’intrigue du Za’îm et des frères du quartier, ma première enquête, que j’intitulerai plus tard : « une ethnographie du vide ». C’était l’histoire d’un jeune homme brillamment diplômé, qui prétendait imposer son autorité charismatique à ses amis d’enfance, à l’occasion de la venue d’un visiteur étranger. Mais peu à peu, le tableau unitaire s’était fissuré : l’enquête s’était transformée en une véritable révolution, étroitement enclose dans les limites de ce petit quartier. Dans un accès de fraternité insoupçonnée, mes camarades avaient tenu à célébrer l’idole qui parrainait déjà tous nos échanges : idole de la « liberté », du « droit à s’exprimer sans contrainte », pour « résister à la tyrannie » - toutes choses très sympathiques par ailleurs, mais que mes interlocuteurs ne maniaient pas très sérieusement. Tout cela restait attaché à un contexte : l’interaction avec l’Occidental…

Au fond, je n’ai jamais vraiment cru à cette mise en scène. J’y croyais pour être avec mes interlocuteurs, qui voulaient manifestement que j’y croie. Mais je passais aussi de longues heures dans l’appartement à tenir mon carnet de terrain, à revisiter chaque anecdote de la journée écoulée, en consignant si possible le moindre détail que je parvenais à sauver de l’oubli. En faisant cela, j’affirmais mon propre regard sur cette société : chaque jour, je trouvais une manière de rester moi-même, et c’est cette personne-là que les Yéménites voyaient revenir vers eux, chaque jour un peu plus forte. Je parlais encore assez mal l’arabe, je ne comprenais quasiment pas le dialecte, chaque mot devait être appuyé par un échange de regards, toujours d’une grande intensité. En fait j’étais comme un bébé, qui ne grandit que dans la mesure où on lui parle. De ce qui se disait autour de moi, j’arrivais à attraper au mieux quelques mots, le sujet de la conversation. Je vivais immergé dans un bain rassurant et stimulant, mais hypnotisé surtout par ma propre activité psychique, avec le bonheur de sentir les Yéménites réunis autour de moi.

Sauf que plus mon aisance augmentait, plus des incohérences commençaient à se faire sentir. J’étais désarçonné de voir les Yéménites si proches, et pourtant étrangement incohérents. Je sentais leurs regards si compréhensifs, et en-même temps la société se dérobait constamment. Tout le monde me parlait, et pourtant j’étais seul. Au fond, les Yéménites avaient fait de moi une idole. Confusément je m’en rendais compte9, mais comment lutter ? Je parlais encore si mal arabe, et j’étais bien forcé de m’en remettre à l’interaction : cela faisait partie de ma démarche d’immersion… Les Yéménites étaient fort sympathiques de toute manière, et j’allais bien voir où cela me mènerait !

Quelques semaines plus tard, les Yéménites m’avaient rendu fou. Il y eut cet incident avec Nabil - ou ce pseudo-incident - je montai donc à Sanaa, et là, j’ai fait une erreur. J’ai fait une erreur avec Waddah, un cousin de Ziad exilé dans la Capitale, où il travaillait comme employé de banque. Une erreur, car je sais aujourd’hui que lui-même s’est trouvé pris au piège [voir mon texte : « Pourquoi j'ai dû croire? »], mais à l’époque j’avais le sentiment que tous les Yéménites pratiquaient allègrement l’homosexualité. Je n’en parlai pas dans mon mémoire mais de mon point de vue, c’est cela qui leur avait permis de me rendre fou… Et finalement moi-aussi, je m’étais laissé emporter par ce vent de folie, que nous ne nommions pas encore un Printemps Arabe… Or à mon retour, la Révolution avait disparu !

Partie 2. L’énigme du Régime

Entre épistémologie et théologie : shirk et concret mal placé

Pour beaucoup de musulmans ordinaires, il existe un rapport étroit entre le péché d’association (shirk) et les régimes autoritaires. Le Coran insiste d’ailleurs à plusieurs reprises :

« Dieu ne change pas la condition d’un peuple tant qu’ils ne changent pas ce qui est en eux-mêmes »10.

Avec ces régimes tyranniques, les sociétés arabes paient leur manque de sincérité, notamment dans l’interaction avec l’étranger, et elles le savent parfaitement. En même temps, ces régimes empêchent le témoignage sincère par leur fonctionnement, et il est difficile que cet aspect des choses affleure à la conscience occidentale, par la construction-même des rapports entre l’Europe et l’islam. Le plus souvent, les spécialistes de sciences politiques ne voient simplement pas comment la notion de shirk pourrait s’intégrer au registre des sciences sociales. En langue française, « l’idolâtrie » est un mot poussiéreux : au sortir de ce séjour, j’étais à mille lieues de soupçonner que ces questions aient pu être liées à mon expérience, de quelque manière que ce soit. Ce que Ziad pouvait vouloir me dire en répétant que je n’étais « pas logique » (« لا تفكر بمنطق »), je l’avais complètement perdu de vue.

Par contre, j’étais tout de même confronté à un problème. Je voyais bien que mon passage à l’écriture11 avait complètement effacé mon aisance, ma capacité à interagir. Mais je ne savais pas concevoir d’autres réponse qu’intellectuelle : mes représentations n’étaient pas les bonnes. J’étais tellement perdu, tellement confondu de ne plus rien savoir, que je me mis à envisager très différemment l’expérience de mon premier séjour. Contrairement à la manière dont je viens d’en rendre compte (cf supra : « L’hypnose de l’immersion »), cette explication nouvelle reposait sur le postulat de mon ignorance : je reconstruisais la scène avec l’idée qu’au moment des faits, j’avais été là sans vraiment y être, sans vraiment sentir ce que sentaient mes interlocuteurs Yéménites, ignorant même ma propre ignorance. Dans cette perspective, le comportement des Yéménites était une manière de « gérer » ma présence, de gérer mon ignorance. Il avait fallu me faire peur avec une tentative de viol, pas juste à cause d’un individu dangereux mais pour une autre raison : un contexte, que les Yéménites percevaient et que je ne percevais pas, et qui s’imposait contre leur gré. Ce contexte s’appelait « le Régime ». Élaborée après coup, cette explication est restée installée dans mon esprit pendant presque quinze ans.

« Je suggère (…) d'habituer les savants à (…) faire des nœuds à leurs mouchoirs, chaque fois qu'ils laissent quelque chose d'informulé, c'est-à-dire leur apprendre à consentir à laisser cela tel quel, pendant des années, mais en marquant d'un signe d'avertissement la terminologie qu'ils utilisent ; de telle sorte que ces termes puissent se dresser non pas comme des palissades, dissimulant l'inconnu aux visiteurs à venir, mais comme des poteaux indicateurs où l'on puisse lire : « INEXPLORÉ AU-DELÀ DE CE POINT. »

Gregory Bateson12, « Comment penser sur un matériel ethnologique : quelques expériences » (1940)

Pendant près de quinze ans, je n’ai pas eu conscience d’avoir halluciné la tentative de viol de Nabil. Par contre, la dimension collective de l’incident ne faisait pour moi aucun doute. Il y avait là une expérience fondamentale, qui me vaccinait contre toute tentative de traiter le Régime comme une chose. Par défaut, je considérais donc que le Régime était en jeu dans chacune de mes interactions avec les Yéménites, et dans leur propension-même à collaborer avec les sciences sociales. Et les sciences sociales elles-mêmes, incitaient à composer avec des contextes sous forme de choses. La problématique du shirk était là, même si je ne la nommais pas encore de cette manière :

« Ce jour-là, les meneurs [idoles] renieront ceux qui les auront suivis, et toute attache sera rompue entre eux, à la vue du supplice… » (Coran 2:166)

Voilà ce qu’était le Régime : un contexte avec lequel nous avions préfécomposer sous forme d’une chose - et qui s’était rappelé à nous de la façon la plus désagréable. C’est en réfléchissant à ces paradoxes que j’ai fini par intégrer Dieu : un contexte se donnant sous forme d’une relation, surplombant aussi bien ma pratique théorique que mon positionnement de terrain. Mais à ce stade, je commençais seulement à comprendre qu’il y avait un problème, et pour remettre à l’épreuve mes catégories, j’ai bien sûr commencé par m’en remettre à la société yéménite

Un captif amoureux

Mon second séjour de trois mois, à l’été 2004 dans ce même quartier de Taez, fut beaucoup moins spectaculaire. J’étais encombré par mes questionnements sociologiques, et un peu sur la défensive. Cette fois j’avais choisi de loger sur place, dans le grand immeuble qui surplombe les avenues, au-dessus de la banque Al-Tadhamon, où je louais une simple pièce non meublée. J’avais posé un matelas sur le sol, une chaise et une sorte de table pour écrire, ma valise ouverte avec un tas de vêtements autour. Ça ne ressemblait vraiment à rien et il m’arrivait souvent, au milieu de la nuit, de me croire endormi sur le carrefour, dans une échoppe. Chaque fois, je prenais le tas de vêtements pour un Yéménite endormi à côté de moi - sans doute un serveur qui gardait ainsi la boutique, étendu sur le seuil, contre le rideau métallique entrouvert. Et chaque fois je me disais : « Suis-je bien sérieux, de m’endormir ainsi sur le carrefour… ? » ; je me souciais de mon passeport, de mon enregistreur numérique, mais je finissais toujours par me rendormir, en toute confiance. J’étais réveillé par la lumière du jour, car il n’y avait pas de rideaux dans ma pièce, et je redécouvrais mon tas de vêtements. Alors je redescendais sur le carrefour, parmi les commerçants et les chauffeurs, les ouvriers qualifiés et les travailleurs migrants.13

Je continuais aussi de fréquenter Ziad, et les jeunes de ce petit quartier adjacent où j’avais mené ma première étude. Je voyais donc aussi Nabil. Je ne lui en voulais pas spécialement, mais nos interactions étaient très limitées. Nabil travaillait pour le Régime, à la municipalité de Taez. Je n’étais pas confronté directement à lui, car le secteur du Hawdh al-Ashraf ne relevait pas de sa responsabilité, mais je savais que notre interaction devait en rester là. Sans doute l’avait-il senti lui-même, confronté à un mur à chaque tentative pour m’emmener en ballade, ou restaurer entre nous une sorte de familiarité. En fait, Nabil était la seule personne dans le secteur du Hawdh al-Ashrâf que je ne cherchais pas à comprendre, à laquelle je ne pouvais m’identifier.

À chaque instant sur le carrefour, je me demandais ce que mes interlocuteurs percevaient de ma position, du secret qui me liait au quartier de Ziad, et de ce viol qui n’en était pas vraiment un. Si je restais en ce lieu, c’est que je percevais une connivence : cette histoire que je ne savais plus dire, que je ne comprenais plus, je sentais que les gens ne l’avaient pas oubliée… Certes, je culpabilisais par rapport à mes interlocuteurs académiques, de me trouver échoué dans un tel lieu, de ne pas aller et venir comme font les autres chercheurs. Mais à vrai dire, je ne voyais pas d’intérêt scientifique ou intellectuel à ce genre de collectes. Peu à peu, j’ai appris à nommer ce qui me retenait là. À cet endroit seulement, mon ambivalence me donnait accès à celle des autres. Finalement, nous étions tous des « captifs amoureux » (Jean Genet) : tous un peu complices quelque part, d’un ordre politique fondé sur le désir et l’amour.

 

« Nul n’est plus malin qu’un rural qui s’urbanise… »

ما اخطر من قروي لو تمدن…

(parole recueillie sur le rond-point du Hawdh)

 

 

Figure tirée de mon DEA (2004) : localisation du harâg, souk informel du travail journalier, entre les deux milieux de ma socialisation.

À mon retour en 2004, la société s’était fermée comme une huitre. J’essayais de comprendre comment et pourquoi. Car l’ethnographe est tel un grain de sable, une impureté : expulsée de l’huitre, il aspire à y retourner, pour devenir une perle nacrée… Je voudrais expliquer ici comment je m’y suis pris sur le rond-point du Hawdh al-Ashraf, de 2004 à 2007 : entre le moment où j’ai été expulsé de l’huitre, et celui où l’huitre a cédé.

Dans les pages précédentes, j’ai raconté deux expériences très différentes de la société yéménite. Dans la première, j’évoque l’expérience d’un « être au monde », une communion quasi-fusionnelle avec l’environnement social. Dans la seconde au contraire, je rends compte d’une expérience sociologique du monde social, au sens premier donné par Durkheim : une expérience qui « traite les faits sociaux comme des choses ». J’ai été extrêmement frappé par ce contraste à l’été 2004, lorsque je suis revenu à Taez après la rédaction d’un premier travail. J’étais déstabilisé, ne sachant par quel bout reprendre ma recherche. Mon mémoire de DEA14, rédigé l’année universitaire suivante, était obsédé par cette question du « regard sociologique ». En quelque sorte, j’essayais de faire une anthropologie de ce « regard sociologique », que j’identifiais à l’oeuvre ailleurs qu’en moi-même, dans le regard des citadins sur la diversité sociale. Le jury ne vit pas bien où je voulais en venir, et c’est pourquoi ensuite j’ai changé radicalement de problématique au cours de ma première année de thèse, en abordant explicitement le thème de « l’homoérotisme »15. Ou du moins, la formulation avait changé, car la problématique sous-jacente restait la même. J’avais le sentiment d’avoir vécu une sorte de « chute », liée au passage à l’écriture et à la honte, indissociablement. Tout cela était confusément lié à cette tentative de viol, dont le souvenir restait gravé dans ma mémoire. Je désirais ardemment retrouver l’expérience sociale que j’avais faite l’année précédente, mais j’avais aussi conscience de ne pas être à ma place, de gêner, d’être encombré par mes analyses et mon rationalisme d’Occidental. Je me sentais comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, paralysé, tellement j’avais conscience de mon désir envers cette société. Car je n’avais pas oublié non plus l’expérience fusionnelle de mon premier terrain : je savais que cette société existait, elle continuait de me tendre les bras, bien que dissimulée…

Voici comment se posait à l’époque le mystère de cette huitre. J’avais face à moi deux milieux - comme deux coquilles :

  1. (1)les jeunes du quartier ; 

  2. (2)les commerçants du carrefour. 

Deux milieux qui avaient toujours semblé antagonistes l’un à l’autre. Les premiers avaient été complices de mon alliance avec Ziad, tandis que les seconds m’avaient toujours mis en garde contre lui et contre son milieu. Mais il ne m’avait pas échappé qu’à un certain stade, ces deux milieux s’étaient tout de même mis d’accord pour me retourner contre Ziad, pour me faire croire à cette tentative de viol de Nabil, juste le temps que je m’en aille… À présent, je contemplais l’huitre de l’extérieur, et elle semblait à nouveau composée de ces deux milieux antagonistes. Mais j’avais bien remarqué comment l’huitre s’y était prise pour m’expulser : ces deux milieux, je les savais liés l’un à l’autre par une sorte de connivence, qui était le « Régime ».

Cette année-là en 2004, je me suis rapproché spontanément d’une troisième population : des hommes ruraux qui peuplaient aussi ce quartier de Hawdh al-Ashraf - souvent de jeunes célibataires ou des hommes isolés de leur famille, qui cherchaient là du travail en tant qu’ouvriers journaliers. Une population (3) que je n’avais pas vu l’année précédente, pour ainsi dire.

Si j’ai ressenti le besoin d’aller vers cette troisième population et de leur consacrer mon second travail, c’était dans l’espoir de contourner un malaise que je ressentais avec les citadins - toujours ce « Régime », ce contexte qu’ils percevaient et que je ne percevais pas… Je m’identifiais à ces jeunes ruraux, effarouchés par cette ville dont ils n’avaient pas les clés. Leur compagnie chaleureuse me donnait une contenance, très prosaïquement, un poste d’observation. J’essayais de puiser en eux le courage de tenir le cap que je m’étais fixé pour comprendre. Mais je m’identifiais aussi quelque part aux hommes plus âgés, vieux migrants transnationaux refoulés par l’Arabie Saoudite lors de la crise du Golfe de 1990 et échoués aussi finalement sur ce carrefour, à quelques dizaines de kilomètres seulement de leur village. J’essayais de comprendre le « Régime » dont faisaient l’expérience les uns et les autres au sein de cette population : comment certains finissaient enlisés sur le bord de la route, précisément là où d’autres s’élançaient à la conquête de la ville. Ce travail prit par endroits des accents « marxistes », bien que je ne dominais absolument pas la situation dans laquelle je me trouvais pris16Avec le recul, cette stratégie de recherche m’apparait cohérente surtout en termes de positionnement tactique : afin de forcer l’évolution d’une situation.

Partie 3. L’énigme de l’Histoire

Un repli instinctif

Nabil est décédé le 1er janvier 2007 dans un accident de voiture, survenu sur la route d’Aden le lendemain de l’Aïd. Lorsque j’appris la nouvelle depuis Marseille, je ne me souviens pas d’avoir su penser quoi que ce soit en particulier, je me souviens juste comme le monde était lourd. Comme un pressentiment de cataclysmes à venir, que bientôt rien ne serait plus comme avant. Je revins à Taez l’été suivant, et réalisai qu’entre temps Ziad avait été interné en clinique psychiatrique. Je restai encore assez à distance cette année-là, par pudeur, mais je savais déjà au fond de moi ce que signifiaient ces drames. La société yéménite était en train de me faire une place. Ce qui est le fantasme de tout anthropologue, pour moi, était en train de se réaliser. Je n’osais encore le penser, mais je l’avais compris dès mon retour sur le carrefour du Hawdh, et aussi les jours suivants, en parlant avec Yazid. J’étais tétanisé, pris d’un mélange de colère et de honte. Une urgence que je ne pouvais plus canaliser dans mes réflexions, et en même temps partager avec les autres. Il me fallait choisir, un choix impossible, alors l’islam est venu faire médiation.

 

« Vous avez l’air de savoir où vous allez… », me dit à l’automne ma directrice de thèse, Jocelyne Dakhlia - manière diplomatique de me dire qu’elle ne le voit pas… Mais je ne le sais pas moi-même en réalité. Je m’accroche à la cohérence de mon expérience intellectuelle, ma conscience d’être à certaines relations… Instinctivement, je comprends que je ne peux être lucide dans cette histoire qu’en ayant moi-même quelque chose à y perdre - selon un principe admis de l’ethnographie réflexive17. Et aussi que je n’aurai quelque chose à perdre qu’en donnant quelque chose qui m’est cher, comme il est dit dans le Coran :

« Vous n’atteindrez la piété qu’en donnant de ce que vous aimez. Et quelque aumône que vous fassiez, Dieu en est parfaitement Informé. » (Sourate de Imrân 3:92)

Donner de ce que j’aime, c’est-à-dire non pas de l’argent, non pas du temps - ni même une vie personnelle et amoureuse dont je ne perçois plus la valeur - mais donner de cette passion intellectuelle qui me fait vivre. Donc je ne prétends plus rien savoir, surtout dans cette phase-là de mon enquête - mais j’apprends à ne plus noter, à suspendre l’objectivation par défaut, à débrayer l’appareillage théorique que j’ai élaboré jusque là. Il faut que la cohérence globale de mon travail intellectuel soit suspendue à quelque chose qui m’échappe - comme on le lit dans ce message de septembre 200818, au début de mon cinquième séjour à Taez. Installé cette fois dans un appartement un peu à l’écart, je me démenais pour lancer la rédaction de ma thèse, et me rendais régulièrement au chevet de Ziad :

« Salut [mon amie]! ca me fait plaisir de te lire. Je pense souvent a toi ici. Le demarrage de Ramadan est un peu dur pour moi. Je suis remue par mes eniemes deconfitures avec Ziad, qui etait sorti de prison la semaine derniere et dont un moment j'ai vraiment cru qu'on allait finalement se trouver, s'entendre, se soutenir... Et puis en fait je m'apercois que mes mouvements vers lui le menacent et alimentent sa psychose, il s'imagine que l'occident m'envoie pour faire de lui un ministre. Moi je ne peux rien pour lui, et c'est dur a accepter. J'ai decide que je ne pouvais plus supporter ca, cette ambiance de complot autour de moi, que pourtant j'ai accepte toutes ces annees, dans laquelle j'ai grandi ici... Un cote obscur vers lequel je suis toujours retourne, annee apres annee, pour lequel j'aurais tout vendu... J'essaie d'analyser tout ca, ca marche pas mal, il se passe des choses, un plan commence a sortir... mais vraiment a des moments j'ai des poussees d'angoisses dans mon appartement, je me dis que je m'en sortirai jamais, que je vais mourir etouffe dans des decombres de mes delires. Alors je me pousse au cul, je me force a avoir la foi, je me leve avec l'envie de vomir et je fais mes prieres de la journee, midi, 15h.. je tiens a peine sur mes jambes quand je fais mes prieres. Oh la la non, depuis deux jours ca va pas du tout. En meme temps je lis Bateson, le tome 2 de "vers une ecologie de l'esprit", qui me galvanise, je veux ecrire un truc genial comme lui. Je devrais etre plus modeste, commencer par decrire pedestrement... Enfin, j'ai surtout besoin de me reposer et de rentrer dans le rythme. mais tu vois j'avais besoin de parler, ca m'a fait du bien d'ecrire. »

Pour protéger Ziad, le « sanctuariser », j’apprends à démanteler progressivement ma thèse, pour ne garder que l’essentiel : la conscience des situations, surtout de la situation qui m’a mené ici, jusque dans l’islam. Conscience qui s’ouvrira alors, peu à peu - également grâce à une implication renouvelée des acteurs de l’histoire. Deux semaines après la rédaction de ce message, il se produit un tournant dans mes rapports avec Yazid19, qui ouvre la voie à une réconciliation générale avec le quartier. C’est dans ce contexte que s’inscrivent les images de Mes adieux au Hawdh al-Ashraf, le 17 novembre 2008 - le fait même que je sorte la caméra participait de cette réconciliation.

وداعاً يا حوض الأشراف : Mes adieux filmés au Hawdh (17/11/2008), enrichis de documents antérieurs, 2018, https://youtu.be/TGeLsf6XFfA.

Dans ces archives vidéos, les trois milieux sont évoqués dans l’ordre où ils apparaissaient dans le film initial, soit :

- (2) Les commerçants, dans les treize premières minutes ;

- (3) Les journaliers ruraux, entre 13:30 et 15:15, puis à nouveau brièvement vers 27:56, où l’on voit la (non)interaction avec les jeunes du quartier, et aussi en 36:30 ;

- (1) Les jeunes du quartier de Ziad, après la dix-septième minute (où l’on entend parler le fils de Nabil).

 

C’est aussi dans ce contexte que je rédige ma candidature au Prix Michel Seurat, qui me sera accordé quelques mois plus tard par le CNRS20. Mais pour ma part, je n’ai pas conscience des implications ultimes de ce défi. Je n’ai pas conscience de défier l’Histoire. J’espère juste que Ziad ira mieux, pouvoir vivre ma petite histoire au Yémen, poursuivre mon petit chemin intellectuel. Je n’ai pas conscience qu’en lui-même, notre défi annonce la destruction de cette société à moyen terme.

Nulle ombre que la Sienne

J’ai dit plus haut comment j’avais fini par intégrer Dieu : un contexte se donnant sous forme d’une relation, surplombant aussi bien ma pratique théorique que mon positionnement de terrain. En vertu de ce caractère surplombant, cette conversion ne changeait en rien les règles du jeu, dans ma pratique des sciences sociales. Elle postulait simplement l’existence d’un point de convergence entre mes structures mentales et le monde, qu’auparavant j’avais pu placer dans la physique atomique ou dans les solides de Platon21, en vertu de la continuité païenne de nos sciences modernes. En 2007, mon enquête associait déjà ethnographie réflexive et anthropologie historique, et ma conversion à l’islam était simplement un pari sur la cohérence de cette démarche. C’était une manière de m’arracher au terrain, cette fois de manière propre. Il n’y avait donc aucune enfreinte aux principes de scientificité ou de laïcité, bien que cette démarche coïncide là encore avec une sagesse islamique :

« Parmi ceux qui profiteront de l'ombre de Dieu, le jour où il n'y aura d'autre ombre que la Sienne (…) deux hommes qui s'aiment en Dieu, qui se rencontrent et se séparent pour Lui » (Parole prophétique attestée par le Sahîh d’al-Bukhârî, 1423).

Mais étrangement, ni les sociologues de l’islam, ni les musulmans diplômés, n’ont trouvé ma démarche légitime à ce jour. Tous trouvaient bien plus « rationnel » de considérer que je n’étais pour rien dans la folie de Ziad, sans même parler de la mort de Nabil. Et ma pensée elle-même, bien sûr, avait effacé derrière elle toute trace de cette implication. Pour autant, je sentais bien qu’il y avait un lien, que j’ai découvert les années suivantes - par la grâce du « contexte surplombant », qui versait dorénavant Sa lumière sur notre histoire22. Mais dans la communauté des sciences sociales, je fis l’expérience d’un refus structurel d’envisager mes résultats. Dans la mesure où je n’ai jamais utilisé d’autre langage ni d’autres principes que ceux des sciences sociales, ce refus relevait d’une infraction flagrante aux principes de laïcité et de neutralité religieuse. Mais l’histoire de mon interaction avec Ziad s’inscrivait en contradiction avec « l’ordre des choses » culturaliste, et représentait surtout un « mauvais présage », sur lequel personne n’avait envie de s’attarder.

Entre mon enquête et les malheurs de la famille de Ziad, le lien était indirect, bien sûr, mais pas si complexe que ça. Quand je l’ai eu découvert, j’ai eu honte. J’ai définitivement quitté le Yémen à la fin de l’année 2010 : indépendamment de toute considération politique ou sécuritaire, mais sur un dernier conflit avec Yazid, et par respect pour lui. En contrepartie de mon retrait, Yazid s’engageait tacitement à ne plus renvoyer Ziad en prison. C’est ainsi qu’en 2012, après l’enlisement de la Révolution, Ziad se mit à déambuler dans les rues de Taez en annonçant la venue du Jugement Dernier.

Yazid et moi n’avons renoué qu’à l’été 2013. C’est largement cette situation douloureuse qui m’a empêché de rédiger ma thèse, dans les années décisives du Printemps Yéménite. Mon lien avec cette famille, du fait-même qu’il s’était noué dans le cadre d’un terrain, restait une relation honteuse, du point de vue professionnel et du point de vue privé. Au fil des années, j’avais laissé cette passion envahir ma vie, cette passion qui me rendait étranger, aussi bien aux Français qu’aux Yéménites, aussi bien aux sociologues qu’aux musulmans. Que Nabil ait pu être un violeur, je m’étais habitué à l’idée, il faut croire. Mais je ne lui en voulais pas, je ne lui en avais jamais vraiment voulu. Cette indulgence structurelle, mes interlocuteurs la repéraient tout de suite : on voyait bien qu’il s’était passé quelque chose, et je ne pouvais pas le nier. Pendant quinze ans, j’ai porté la honte de mon attachement à cette famille, où l’on avait tenté de me violer.

Mais combien de chercheurs, de chercheuses, combien d’autres enquêtes sont restées prisonnières d’une première rencontre et d’errements de jeunesse ? Un demi-siècle après les Indépendances, n’est-ce pas précisément ce phénomène qui, à l’échelle démographique, aboutit à ce climat détestable de non-dit et de complaisance dans la communauté des sciences sociales, empoisonnant l’islam sur le sol français, emprisonnant le destin politique du Moyen-Orient ?

Sciences politiques ou écologie de l’esprit

Nous sommes aujourd’hui en 2018. J’ai 38 ans et je suis musulman depuis plus d’une décennie, pourtant mon histoire ne passe toujours pas. Ni chez les musulmans diplômés, ni chez les spécialistes de l’islam, on n’arrive à comprendre comment l’homosexualité a pu être une étape de mon cheminement - avant que l’islam ne fasse sens, et pour qu’il fasse sens finalement, une étape nécessaire. On n’arrive pas à comprendre et on ne veut pas. Ethnographie réflexive ou pas, on considère qu’il y a là une question personnelle. Et plus j’affronte ce refus, plus il m’apparait comme le symptôme d’un déni : déni d’un ordre pourtant flagrant, d’une « structure qui relie », où l’unité et la cohérence du monde contemporain se donnent à voir et à penser. Refus d’entendre mon témoignage sur le monde, refus d’en concevoir la part de nécessité - c’est-à-dire au fond : refus d’envisager l’existence sociale de l’islam, au-delà de ce que les sciences sociales peuvent en dire, au-delà et au-dessus. On pourrait donc traiter l’islam comme une chose, ou bien comme l’appartenance confessionnelle de certains chercheurs, mais jamais comme l’une et l’autre à la fois. De ce pacte tacite entre sociologues et musulmans diplômés, découle la fermeture de tous nos horizons.

Pour ma part, je m’oppose à la thèse de Laurent Bonnefoy et de François Burgat, selon lesquels la situation au Yémen serait le produit d’une contre-révolution menée par « l’État profond » derrière Ali Abdallah Saleh23. Cette thèse apparaît contradictoire avec l’effondrement de facto de son camps, apparu en pleine lumière en décembre 2017. Et comme Burgat le dit lui-même, le comportement de l’ancien président après sa destitution était tout à fait logique. J’ai fait la même chose en 2004, à une toute autre échelle, en m’alliant avec les déshérités ruraux dans mes tentatives pour « rallumer le feu » - et je tentais seulement d’exister ! Donc la perversité est ailleurs : « L’État profond » en question est en fait aussi une rémanence cognitive, entretenue par des intellectuels (frères musulmans et autres) qui en avaient besoin pour se définir en surplomb. Forts de leur cooptation par les sciences politiques, ceux-ci ont fait le jeu de l’ingérence internationale. Et ils ont ainsi fait sombrer leur pays, dans un chaos sans équivalent pour les révolutions européennes du XIXème siècle. D’où l’intérêt de réfléchir à la rémanence de la notion de « Régime », par analogie avec ma « scène primitive », le quiproquo de cette pseudo-tentative de viol.
Au sein de l’anthropologie la plus générale et la plus fondamentale, ce genre de phénomène perceptif a été largement problématisé, notamment par l’anthropologue britannique Gregory Bateson (1904-1980). Il fut l’un des précurseurs de l’ethnographie moderne avec Naven (1936)24, son oeuvre de jeunesse sur les chasseurs de tête de Nouvelle Guinée. Il travailla ensuite sur beaucoup d’autres choses, notamment en psychiatrie (double contrainte) et en psychologie de l’apprentissage (apprendre à apprendre). Vers la fin de sa vie, il développa une critique épistémologique très générale, appelée Écologie de l’esprit, qui me semble une alternative précieuse à l’islamo-scientisme. Bateson disait par exemple, à propos de l’erreur du concret mal placé :
« Un cas courant d'explication vide est le recours à ce que j'appelle le principe dormitif : j'emprunte ce mot "dormitif" à Molière. Le final en latin macaronique du Malade imaginaire met en scène un examen médiéval, oral et doctoral. Le premier docteur demande au candidat pourquoi l'opium fait dormir. A quoi le candidat répond, avec un air de triomphe : "Parce que, éminents docteurs, il contient une vertu dormitive. »25

Le mot « régime » (nizâm en arabe) est un exemple typique de concept dormitif, et ce n’est pas le moindre des problèmes actuels du Moyen-Orient. Les plus diplômés, qui en parlent le plus éloquemment, ont rarement conscience dudit « Régime » dans sa dimension épistémique, liée aux structures des sciences occidentales :

« Je m’en prenais récemment aux insuffisances de l’éducation occidentale : dans une lettre à mes confrères du Conseil d’administration de l’Université de Californie, j’avais glissé la phrase suivante : "Si l’on brise la structure qui relie entre eux les éléments de l’apprentissage, on en détruit nécessairement toute la qualité." (…) Quelle est la structure qui relie le crabe au homard et l’orchidée à la primevère ? Et qu’est-ce qui les relie, eux quatre, à moi ? Et moi à vous ? Et nous six à l’amibe, d’un côté, et au schizophrène qu’on interne, de l’autre ?26

Rédigées dans les années 1970 à propos de « l’éducation occidentale », ces lignes me semblent directement transposables aux mouvements islamistes de musulmans diplômés et à leur débandade généralisée depuis 2011. Bateson poursuit :

« Pourquoi les écoles n’enseignent-elles presque rien de la structure qui relie ? Est-ce parce que les professeurs se savent porteurs du baiser de la mort, qui ôte la saveur à tout ce qu’ils touchent, qu’ils refusent ainsi d’aborder ou d’enseigner les choses réellement importantes de la vie ? Ou bien sont-ils porteurs du baiser de la mort justement parce qu’ils n’osent rien enseigner de ces choses-là ? Quel est donc leur problème ? »

Chez beaucoup de musulmans diplômés, les défaillances structurelles de l’éducation occidentale se traduisent par une forme dislamo-scientisme : un mélange tragique d’assurance spirituelle et de positivisme, conduisant à des accès de condescendance envers le peuple inculte et les élites infidèles. D’où je crois mes difficultés à dialoguer avec les partisans du réformisme islamiste, bien au-delà des obstacles d’une pudeur légitime. Ce sentiment surplombant à l’égard du « Régime » leur rend inconcevable une histoire comme la mienne : qu’à travers Nabil, Ziad et Yazid (mais aussi Ammar et Waddah)27, le « Régime » m’a initié à l’islam, et à l’écologie de l’esprit. Une conversion intellectuelle que décrit très exactement cette dernière citation de Bateson, tirée d’une conférence de 197728 :

« J'aimerais, pour finir, essayer de vous donner un aperçu de ce que je ressens, ou de préciser le genre de différences que cela provoque en moi, quand je regarde le monde du point de vue de l'épistémologie que je viens de décrire, lorsque j'abandonne la façon dont je le voyais avant - et dont la plupart des gens le voient toujours, je crois. (…) Le mot « objectif » tombe tout doucement en désuétude et, en même temps, le mot « subjectif », qui habituellement vous confine à l'intérieur de votre peau, s'évanouit également. Je pense que c'est là le changement le plus important, ce démantèlement de l'objectivité. Le monde n'est plus « là, dehors » comme il semblait l'être auparavant. Sans en être pleinement conscient, sans y penser tout le temps, je sais quand même toujours que les images (…) sont « miennes » et que j'en suis responsable d'une manière assez particulière. »

Cet été seulement, j’ai réalisé l’importance de Taez dans la guerre actuelle. La honte, là encore, m’avait empêché depuis trois ans d’en prendre conscience. Le Hawdh al-Ashraf, où Yazid vit toujours aujourd’hui, est devenu une sorte de « Check-Point Charlie » Yéménite, où les deux camps se font face par dessus une zone minée. À l’échelle du Yémen, l’importance de ce lieu n’est nullement un hasard [Voir mon texte : « La Bataille de Taez : topologie et enjeux »]. Taez ou Alep sont d’abord des villes carrefour, et de telles tragédies ne peuvent reposer que sur un non-dit d’ordre mondial, adossé à la structure des rapports entre l’islam et l’Europe, elle-même inscrite dans la « structure qui relie » la plus générale. Faute d’aborder cette dimension, au croisement de la théologie, de l’anthropologie fondamentale et de l’épistémologie, les études arabes sont devenues un grand concours d’explications dormitives29. La crise yéménite est une tragédie ethnographique, dont l’écriture s’est jouée en bien d’autres lieux. Mais du Hawdh al-Ashraf - si Dieu le veut - nous remonterons en nous-mêmes jusqu’à son dénouement.

 

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1Cette conversion à l’homosexualité était surtout une réconciliation avec la mémoire de mon père, décédé cinq ans plus tôt : sortant d’un rapport infantile au couple qu’il formait avec ma mère, je m’identifiais à lui, et j’appelais cela « homosexualité ». Cet aspect de l’histoire est traité dans le volet auto-analytique, en version courte [Sur l’expression « scène primitive » en psychanalyse] ou plus en longueur [En amont (1999-2002)].

2Voir la section dédiée sur ma page academia.edu : https://independent.academia.edu/VincentPlanel/Cargaison-décembre-2017

3Le lien se trouve un peu plus loin dans le texte, où j’explique le contexte de ces images.

4La langue arabe est pour moi une langue de l’oralité, celle de l’expérimentation interactionnelle, car je faisais très peu usage des sources écrites dans mon enquête. J’ai pas mal lu la presse en ligne après 2011, mais le Coran est le seul livre arabe dans lequel je me sois jamais plongé véritablement. Quant à l’écriture, je ne la pratique couramment que depuis l’arrivée de Whatsapp, et je ne me crois pas vraiment capable de rédiger un texte sérieux en arabe littéraire.

5J’ai retrouvé récemment dans mes carnets [C042] la trace d’une discussion avec Khaldoun (l’un des commerçants) en présence de Nashwan et Walid (jeunes du quartier), quelques heures avant l’incident, au cours de laquelle je dis moi-même à Khaldoun de faire attention à Nabil. C’est dire à quel point le consensus s’était établi tacitement sur cette lecture, entre tous mes interlocuteurs.

6Ou plus exactement, la « structure qui relie » (voir citation de Gregory Bateson à la fin du texte).

7On pourrait citer la figure de Mohammed Arkoun à titre d’exception, qui confirme en réalité la règle. Né en 1928, agrégé en langues et littératures arabes dès 1956, Mohammed Arkoun est un universitaire produit par la situation coloniale, qui échappe à la conjoncture intellectuelle décrite ici.

8Dans mon texte « Le "Ça" de François Burgat », j’observe certaines manifestations contemporaines de ce fait anthropologique fondamental, dont le déni cimente notamment la cooptation réciproque entre frères musulmans et sciences politiques.

9On pourra le constater à travers une compilation de courriers électroniques envoyés en 2003 [bientôt mise en ligne] - car j’ai beaucoup communiqué avec l’extérieur cette année-là (contrairement aux années suivantes). La retranscription et l’édition de mes carnets de terrain est également bien avancée, mais c’est un travail de beaucoup plus grande ampleur…

10Voir Coran 8:53 (Sourate du Butinet 13:11 (Sourate du Tonnerre).

11Bien sûr en arrière-plan, il y avait aussi ce dérapage homosexuel - auquel je ne pouvais rien changer, et qui entretenait de fait un rapport étroit avec le passage à l’écriture. Voir mon texte : « Pourquoi j'ai dû croire? ».

12Texte reproduit dans : Vers une écologie de l’esprit, vol. 1 (Paris: Le Seuil, 1977), 121.

13J’ai écrit ce paragraphe un peu en réaction à ce qu’affirmait en décembre 2017 Laurent Bonnefoy - dont je peux saluer en même temps l’honnêteté réflexive : « Les diplomates, les chercheurs et les journalistes ont au fil de la décennie 2000 perdu le fil des dynamiques politiques, se retrouvant, afin de se préserver d’une menace jihadiste qui a été de fait croissante, enfermés dans des bunkers et des voitures blindées, avant de devoir finalement plier boutique. Dès lors, ils ont été comme incapables de réellement comprendre le Yémen. » Sans doute était-ce la contrepartie positive de l’étroitesse de mon objet, mais cela n’a jamais été mon cas : je n’ai jamais entretenu ce rapport-là à la société yéménite. À certaines périodes je logeais et dormais dans des pièces ouvertes sur la rue, juste avec un coffre fermé pour mon ordinateur, jusqu’en 2010, et je n’ai jamais ressenti ce sentiment de peur - sauf à mon retour en 2007, dans des circonstances très particulières (voir mon texte « L'enquête et le destin »). Luc Mathieu et Hala Kodmani, « Laurent Bonnefoy : “Le Yémen est un laboratoire de ce qui nous occupera dans les décennies à venir” », Libération.fr, 5 décembre 2017, https://www.liberation.fr/debats/2017/12/05/le-yemen-est-un-laboratoire-de-ce-qui-nous-occupera-dans-les-decennies-a-venir_1614614.

14Vincent Planel, « Al-Gawla (le rond-point). Ethnographie et Ségrégation sur le Rond-Point des Hommes de Peine. Taez, Yémen. » (Mémoire de DEA de Sciences Sociales, ENS/EHESS, 2005).

15En lien avec l’ouvrage paru cette année-là de Jocelyne Dakhlia, ma directrice de thèse : L’empire des passions. L’arbitraire politique en Islam (Paris: Aubier, 2005).

16Voir un texte ancien : « Les hommes de peine dans l’espace urbain. Spécialisations régionales et ordre social à Taez », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée 121‑122 (2008): 147‑63 (le titre original parlait de paysage urbain, mais les éditeurs avaient du mal à concevoir l’objectivité d’une démarche épistémologique non-dualiste).

17Voir notamment le célèbre article méthodologique de Jeanne Favret-Saada, « Être affecté », Gradhiva 8 (1990), pp.3‑10 - republié dans Désorceler (éditions de l’Olivier, 2009) - que l’on trouve facilement en ligne. Il y aurait beaucoup à dire sur l’importance dans mon enquête de cette grande figure de l’anthropologie française, dont l’histoire personnelle est rarement connue, moins souvent encore comprise. Jeanne Favret-Saada est née en 1934 au Sud de la Tunisie, dans une famille juive de nationalité française. Après ses études à Paris, elle enseigne en Algérie et accompagne les premières années de l’Indépendance, où elle commence à rencontrer des difficultés en tant que juive tunisienne. Mais ce n’est qu’avec l’enthousiasme de mai 1968 qu’elle tourne définitivement le dos à l’Afrique du Nord. Elle se lance alors dans une anthropologie de la violence sorcelaire dans le bocage mayennais, qui donnera à l’anthropologie française ses outils méthodologiques les plus pertinents. Jeanne Favret-Saada représente aujourd’hui un « monstre sacré » de l’ethnographie réflexive « à la française », relativement peu exportable dans les pays anglo-saxons, car entourée d’un non-dit qui nous est propre. Notamment sur les questions de blasphème, son œuvre représente sans doute l’une des ressources décisives dont nous disposons pour nous situer aujourd’hui dans les bouleversements du monde - à condition cependant de savoir situer l’auteur dans ceux-ci…

18Fichier retrouvé par hasard hier, daté du 2 septembre 2000 - probablement écrit sur un ordinateur yéménite qui n’était pas vraiment à l’heure… - ce qui lui a permis de surnager en tête de liste dans mon disque dur.

19Voir mon texte de 2010 : « L'expédition à Hammam Kresh : une ethnographie de la Miséricorde sociale » (avec une intro de 2017). Yazid me parlait à l’époque du Qatar, vers 2009 je crois, qui cherchait à soutenir des projets à Taez. Il avait donc parfaitement conscience des enjeux. Moi ça me passait complètement au-dessus.

20« Le miel sur le rasoir. Une ethnographie du jeu et du fantasme dans la sociabilité masculine de l’urbanisation yéménite ». Texte accessible via l’url : https://www.cnrs.fr/inshs/recherche/michel-seurat2009.htm

21Pour qui souhaite prendre conscience du paganisme à l’oeuvre dans l’esprit scientifique moderne, il me semble utile de se replonger dans la théorie des quatre éléments, élaborée à partir des solides de Platon.

22Je renvoie au volet narratif (« L'enquête et le destin (2004-2007) ») ou à un texte de 2012 : « L'ethnologue et les trois frères de Taez, ou la chute des figures charismatiques urbaines dans le Yémen des années 2000 ».

23Comme François Burgat l’affirmait encore en septembre dernier : https://youtu.be/zRbMpkO4w9o?t=353. Voir aussi mon texte « Le "ça" de François Burgat ».

24Gregory Bateson, La cérémonie du Naven. Les problèmes posés par la description sous trois rapports d’une tribu de Nouvelle-Guinée (Paris: éditions de minuit, 1971).

25G. Bateson, La nature et la pensée (Paris: Seuil, 1984), 92.

26G. Bateson, La nature et la pensée (Paris: Seuil, 1984), 16.

27Voir l’arbre de parenté disponible en ligne, qui esquisse l’inscription de cette famille dans la structure sociale.

28Gregory Bateson, « Cette histoire naturelle normative qu’on appelle l’épistémologie », in Une Unité sacrée: quelques pas de plus vers une écologie de l’esprit, trad. par J. J. Wittezaele (Seuil, 1996), 304‑5.

29Voir par exemple cet entretien avec Laurent Bonnefoy, publié au lendemain du décès d’Ali Abdallah Saleh : « Le Yémen est un laboratoire de ce qui nous occupera dans les décennies à venir », Libération, 5 décembre 2017. Quelle que soit la compétence du chercheur, il y a dans cette posture quelque chose d’insupportable, et qui le dépasse, malgré quelques fulgurances d’honnêteté réflexive (voir l’avant-dernière question). https://www.liberation.fr/debats/2017/12/05/le-yemen-est-un-laboratoire-de-ce-qui-nous-occupera-dans-les-decennies-a-venir_1614614.

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