Taez, ou l’effondrement de la matrice sociologique


31 mars - 2 avril 2020

Chers amis confinés,

Pour mieux comprendre le moment historique que nous traversons, j’aimerais vous emmener dans le Yémen des années 2000, pour y contempler une situation ethnographique1 à partir de quelques photographies. Cette situation peut paraître assez éloignée de nous dans l’espace et le temps, mais j’aimerais vous convaincre du contraire. En ces temps de confinement, le Yémen est plus proche de nous qu’il ne l’a jamais été.



Préliminaires

D’un cataclysme à l’autre

Troisième ville du pays située entre Sanaa et Aden, Taez a l’époque était une ville d’un million d’habitants, siège de grands groupes et des principales industries agro-alimentaires. Souvent présentée comme la capitale culturelle du Yémen, au sens de la culture et de l’éducation moderne, Taez était la ville des intellectuels, des fondateurs d’ONG et des journalistes. Tout cela a été balayé par la guerre qui a éclaté en 2015. On pourra visionner un documentaire diffusé sur Arte en 2018, qui parle de Taez dans sa partie centrale (de 18:42 à 35:00).

capture d'écran docu


Comme Alep en Syrie, Taez est aujourd’hui la ville-martyr d’un conflit structuré par les contradictions occidentales. Et c’est bien de ces contradictions que je veux vous entretenir : essentiellement celles des classes moyennes occidentales, et de leur devenir à l’heure du coronavirus.

D’ici quelques décennies, quand les historiens envisageront rétrospectivement la période que nous traversons, j’ai la certitude qu’ils replaceront ces différents évènements dans une même séquence historique, et l’épidémie de coronavirus n’apparaitra alors que comme le catalyseur d’un processus plus large. Un processus en germe depuis la chute de l’Union Soviétique, évident depuis le 11 septembre 2001, qui a connu une brusque accélération depuis les Printemps Arabes de 2011, et une accélération plus spectaculaire encore ces jours-ci. Ce contexte géopolitique est connu de tous les analystes, qui le nomment à leur convenance, selon leurs spécialités et leurs méthodes de travail. Pour ma part, je qualifierais volontiers ce processus de démantèlement de la matrice sociologique (en rapport avec une sorte d’épistémologie multi-située que je pratique depuis de longues années, inspirée des travaux de l’anthropologue Gregory Bateson).

Si je vous emmène au Yémen, ce n’est pas pour insister sur les implications de ce phénomène pour le destin du pays, car je l’ai suffisamment fait par le passé. La priorité aujourd’hui est plutôt de montrer la matrice sociologique à l’oeuvre dans la société française que nous connaissons, dans le monde que nous connaissons, et dont nous ne savons pas ce qu’il adviendra au sortir de cette crise. Je pense pour ma part qu’en France, les mêmes causes auront les mêmes effets. Encore faut-il décrire ces causes et ces effets de manière suffisamment précise, pour pouvoir les transposer ici. Mais le démantèlement de la rationalité sociologique est un processus au long cours, déjà largement avancé, en fait inéluctable.

La matrice à l’heure du Covid-19

Par définition, il est difficile d’apercevoir cette matrice lorsque l’on se situe encore en son sein. Pour ma part, j’ai été contraint en 2013 d’abandonner mon travail sur le Yémen, et d’atterrir contraint et forcé à Sète dans la société française ordinaire - après une décennie où j’évoluais essentiellement dans le petit monde universitaire parisien ou aixois, outre de longs séjours d’immersion dans la société yéménite. J’ai ainsi pu rapatrier en France les intuitions que je m’étais forgé là-bas. Et à vrai dire, cette chose que j’appelle matrice sociologique est constitutive de l’impasse démocratique que nous vivons en France depuis de nombreuses années.

Ce contexte pèse lourdement sur notre expérience actuelle, d’un confinement particulièrement brutal et anxiogène. Pourquoi la France n’a-t-elle pas pu faire comme la Corée du Sud, affronter le virus à travers des dépistages, des mises en quarantaine ciblées, et surtout une mobilisation générale de tous les secteurs de la société ? Les commentateurs pointent du doigt le gouvernement, se perdent en polémiques sur des commandes de masques et sur la chloroquine, échouant à nommer la raison plus structurelle de cet état de fait.

On constate depuis longtemps, dans le monde universitaire, une forme de sclérose intellectuelle des sciences sociales, qui rejaillit à tous les niveaux de la société française. À moins que ce ne soit l’inverse : paralysie de la société dans une conjoncture historique particulière, se traduisant dans les institutions par une forme de sclérose, un conformisme intellectuel chronique. Quoi qu’il en soit, cette matrice est un « fait social total », ancré dans la subjectivité des classes moyennes diplômées, et qui s’auto-alimente, à travers la validation perpétuelle de sa propre vision du monde auto-réalisatrice.

Or l’État ne peut qu’avoir peur de ce phénomène, étant donné ce qu’une crise sanitaire peut occasionner de désorganisation, débouchant sur des phénomènes collectifs incontrôlables. D’où cette gestion de la crise strictement biologique et sécuritaire, à l’exclusion de toute autre dimension collective. D’où ce face-à-face terrible entre l’État et les personnels de santé, où les seconds doivent soudain laisser mourir au nom de la raison du premier, tandis que les autres corps sociaux restent confinés chez eux, réduits à ressasser des revendications convenues en faveur du financement de l’Hôpital Public - comme si cela pouvait répondre aux questions fondamentales et existentielles posées par cette situation. En vous parlant du Yémen, de l’ordre du monde et de son histoire, j’aimerais vous offrir un autre os à ronger.

Quand un anthropologue s’aventure à l’autre bout du monde, c’est toutes les ressources de sa culture qu’il emporte avec lui, qu’il mobilise chaque soir et de longues journées confiné chez lui, afin de donner sens à l’expérience du dehors. Puis de retour dans son pays, lorsqu’il se retrouve seul avec ses carnets, à des milliers de kilomètres d’une réalité qu’il s’efforce de faire revivre. Et enfin troisième étape, lorsque le chercheur retourne, en rapportant cette réalité vivante en lui dorénavant, au contact de la réalité qu’elle est censée représenter, et il s’agit alors de les faire coexister2.

I. Mise en évidence dans la société yéménite (à partir de deux photos)

Deux photos seulement me permettront d’illustrer ce que j’entends par « matrice sociologique », et comment cette matrice opère sur la réalité sociale, qu’il s’agisse de la société yéménite ou de la société française. Une seule photo aurait pu suffire, mais la deuxième me permettra en outre d’expliquer la situation d’enquête qui m’a permis de mettre cela en évidence.

Ethnographie et schizophrénie

Cette situation d’enquête s’organise autour d’un cas de « schizophrénie » - ou en tous cas ce qui s’y apparente chez Ziad : un jeune expert comptable rencontré en 2003 lors de mon premier séjour, qui a été au centre de mon premier mémoire3, et auquel j’ai toujours continué d’entretenir un rapport intellectuel privilégié. Bien sûr, cette situation n’est pas banale, mais toutes les enquêtes reposent en réalité sur des alliances, et l’essor de l’ethnographie réflexive4 nous encourage à en tenir compte, au moins depuis les années 1980. Ce qui n’est pas banal, c’est que cette alliance n’ait pas pu être reconnue par le monde académique - d’où le cas de schizophrénie. « Il serait devenu fou de toute façon », me disaient mes interlocuteurs académiques encore dix ans plus tard, à un stade où je m’étais retiré du pays depuis longtemps, par égard pour cette famille, comme s’ils n’avaient rien écouté de la situation que je leur décrivais à longueur de chapitres… La phrase est de Florence Weber, qui pourtant a toujours été une relectrice des plus attentives, et qui m’avait soutenu quelques années plus tôt pour le prix Michel Seurat du CNRS, où j’expliquais précisément cette situation. En fait ce n’était pas cette démarche en soi qui posait problème au monde académique, mais plutôt le constat d’impasse auquel cette démarche nous confrontait, que les institutions étaient incapables d’assumer. Je parle d’une période, vers 2012, où Ziad déambulait dans les rues en annonçant que le Jugement Dernier se déroulerait à Taez, et que c’était pour bientôt… Bien sûr pour mes interlocuteurs, c’était beaucoup plus facile d’attribuer mon échec à un « problème de rédaction »5. Mais la cause du blocage était ailleurs : ceux-là envisageaient l’histoire à partir de la matrice, quand Ziad et moi la prenions pour objet.

portrait Ziad
Ziad le 27 mars 2006

Les deux photos sont prises à quelques jours d’intervalle, les 31 mars et 3 avril 2006, un mois après mon arrivée pour mon troisième séjour. À ce stade, il n’est pas encore question de schizophrénie6, il est juste question de conflits sociaux entre les commerçants et les citadins, différentes composantes de la société locale, qui entretiennent différentes relations au Régime. Telles sont les questions, sociologiquement constituées, aux prises avec lesquelles je pense évoluer. Bien sûr il est aussi question d’un jeune chercheur français, qui vient séjourner dans ce quartier depuis quelques années, mais que l’on soupçonne à présent d’être homosexuel (des rumeurs infamantes circulent sur mon compte, fabriquées par les Yéménites étudiant en France).

Depuis mon arrivée un mois plus tôt, je cohabite avec Ziad. J’ai déjà conscience qu’il est mon seul véritable allié, et que jamais je ne pourrai construire mon enquête sans assumer cette relation (pour le cheminement théorique qui me permet de comprendre cela, voir plus loin). Mais ma présence sur le terrain, en réalité, est régie par des contraintes politiques dont j’ai à peine conscience. Ziad à ce stade est complètement isolé, les notables locaux envoient leurs mouchards pour nous espionner toute la journée, bref il n’a absolument pas les moyens de m’accompagner dans mon travail. Donc il prend la décision que je dois partir - mais il ne me l’annoncera que le lendemain.

Photo 1 : Ziad et ses idoles pré-islamiques

Ziad et ses idoles pré-islamiques

En cette dernière journée, le 31 mars 2006, Ziad semble d’humeur légère. La veille au soir, il a mis à bas le mur d’enceinte devant sa pièce, et a élevé des sortes de colonnes, semblables à des idoles pré-islamiques (asnâm). À présent, il passe la journée à répondre aux passants intrigués.

Pour saisir la cohérence de ce comportement, il faut bien comprendre que Ziad s’exprime simultanément dans deux contextes d’élocution. Il y a d’une part le Régime Yéménite dont il fustige l’hypocrisie, la société des notables locaux, dont fait partie son propre grand frère Nabil. Car clairement je pose problème au Régime : ma présence maintient en alerte les réseaux de surveillance, et il y a une injonction très forte sur Ziad, tacite ou peut-être même explicite, afin qu’il règle le problème en établissant un rapport sexuel avec moi.

De fait une semaine plus tôt, avec pudeur, j’ai finalement parlé à Ziad de mon « homosexualité » (que je croyais alors avoir découvert). Et les Yéménites le voient bien, même s’ils n’en laissent rien paraître. Ils voient bien que je considère Ziad comme mon maître à présent, ils voient bien que je pourrais m’offrir à lui, si seulement Ziad voulait. Mais Ziad ne veut pas. Contrairement à moi, Ziad se rappelle parfaitement des circonstances dans lesquelles j’ai été confronté à l’homosexualité pour la première fois, à la fin de mon premier séjour. Il se souvient comment déjà je me débattais dans la « matrice », à travers ma prise de note chaque soir sur mes cahiers. Et comment les Yéménites ne faisaient que m’y enfoncer, du fait même de leur bienveillance et de leur modernisme, de leur disposition spontanée à jouer les informateurs…

Donc implicitement, le comportement de Ziad s’adresse aussi au monde académique, simultanément7. Avec ses idoles pré-islamiques, Ziad s’adresse directement à la matrice et lui tend un miroir, par-dessus la situation yéménite en quelque sorte. Ce qui fait que les Yéménites ne comprennent rien - on le voit très bien sur une autre photo prise au même moment, où l’on voit aussi le malaise de Ziad. Moi par contre, je sais très bien que Ziad n’est pas fou : son geste s’inscrit dans la relation de connivence qui est la notre depuis plusieurs années. Je suis incapable de l’analyser au moment où je prend la photo, mais je connais Ziad, et je sais jouer instinctivement ma propre partition.

C’est d’ailleurs pourquoi la rupture sera violente pour moi, et particulièrement humiliante. Le fonctionnement de notre relation est tel que, lorsqu’il me demande de partir, j’ai l’impression qu’il me fait payer des avances que je ne lui ai même pas faites, et c’est comme si je me retrouvais soudain tout nu devant tout le monde…

Photo 2 : L’histoire de ma moustache

photo avec les ouvriers ruraux sur le carrefour

La seconde photo est prise quelques jours plus tard, le 3 avril 2006. Elle est prise sur le carrefour - mais à cinquante mètres à peine de la maison de Ziad : je pose cette fois avec des ouvriers ruraux, qui figuraient deux ans plus tôt parmi les protagonistes de ma seconde étude8. Je sors alors du coiffeur, auquel j’ai demandé de raser ma moustache. Il faut dire que pour un homme dans la société yéménite, se raser la moustache est un geste scandaleux, qui passe pour une volonté délibérée d’efféminement. Ce jour-là l’un des notables du quartier, ancien immigré aux Etats-Unis, me lancera avec mépris et dans un américain parfait : « You look like you’re selling crack… ».

Mais ça m’est égal. Je suis en train d’adopter une nouvelle posture, tournant délibérément le dos aux salons de la notabilité citadine. À partir de l’espace public du carrefour, je m’installe dans une connivence d’un autre ordre, beaucoup plus transversale en réalité. Bien sûr, beaucoup de gens seront choqués s’ils me rencontrent pour la première fois, en m’entendant jurer comme un arracheur de dents, ou glisser des sous-entendus sexuels à mes camarades9. Mais à travers cet apprentissage - qui ne dure en réalité que quelques semaines - je construis les matériaux qui me permettront de mettre en évidence la cohérence de la société taezie, son unité sous-jacente, au-delà des clivages induits par la matrice sociologique.

À ce stade, tout se passe en fait comme si ma revendication « d’homoérotisme » était synonyme d’une dignité, tacitement reconnue par la société locale, dont il me faudra des années avant de démêler les raisons profondes. Au fond, l’homoérotisme me place aux prises avec une dimension tribale latente, que les Taezis refoulaient à cette époque par fierté moderniste, mais qui restait en même temps le lieu de leur dignité10. Et cette compétence consistant à tutoyer la matrice, qu’auparavant je n’attribuais qu’à Ziad, je réussis les années suivantes à la mettre en évidence expérimentalement chez des Yéménites ordinaires11.

Les dommages collatéraux

Pour la famille de Ziad cependant, les retombées de ma démarche ne se font pas attendre. Dès le mois de mai 2006, après que Ziad s'est finalement marié, il s’avère qu'il souffre d’impuissance (même si je ne l’apprendrai réellement que l’année suivante). Son grand-frère Nabil décède quelques mois plus tard dans un accident de voiture. Lorsque Ziad refuse de reprendre son poste, sa famille se retourne contre lui et l’interne en hôpital psychiatrique. Le 19 août 2007, Ziad se venge en mettant le feu à la maison, le jour de mon retour à Taez pour mon quatrième séjour. Converti à l’islam quelques semaines plus tard, je nouerai l’année suivante (2008) une alliance renouvelée avec sa famille, notamment son jeune frère Yazid. Mais à partir de 2009, cette alliance apparaît intenable et ne tarde pas à lui causer des problèmes à lui aussi. En échange de son engagement tacite à laisser Ziad hors de prison, je me retire définitivement en novembre 2010, quelques semaines avant le démarrage des Printemps Arabes.

Toute cette histoire est parfaitement relatée dans mon texte de 2012 : « L'ethnologue et les trois frères de Taez, ou la chute des figures charismatiques urbaines dans le Yémen des années 2000 ». J’expose parfaitement dans ce texte les spécificités de la famille de Ziad, fondée autour d’une lignée de femmes qui s’estimaient lésées au sein de leur patrilignage (voir l'arbre de parenté) - ce qui explique la vulnérabilité de mes interlocuteurs masculins, et en même temps leur sensibilité à ma cause. Mais rien de tout cela n’a ému la matrice.

Ce que nous allons voir maintenant, c’est que le problème n’a rien de spécifiquement yéménite. Il est plutôt inscrit dans les sciences sociales, dans leur fonctionnement institutionnel, et au fond dans l’anthropologie des sociétés occidentales. D’ailleurs la matrice n’a pas plus été capable, au cours de la décennie écoulée, d’apporter les réponses adéquates aux défis internes à la société française - qu’il s’agisse de l’affaire Merah et de ses suites, ou même du mouvement Gilets Jaunes.12

II. Le volet français de l’affaire

Souvenez-vous, c’était il y a presque vingt ans. Les avions étaient cloués au sol, les médias étaient obsédés par le ralentissement économique, on affirmait que le monde ne serait plus jamais comme avant. Des hommes qui apprennent à piloter des avions, pour les projeter dans des tours ! Il est difficile de reconstituer l’effroi provoqué par cette attaque, venue du coeur de notre modernité, comme si le sol s’effondrait soudain sous nos pieds. Il semble que nous nous soyons accoutumés…

Ce mardi 11 septembre 2001, je me trouvais au troisième sous-sol de l’institut d’optique d’Orsay, dans une cave où des chercheurs s’amusaient à isoler des atomes dans un piège dipolaire, par refroidissement magnéto-optique. J’avais 21 ans à l’époque, et je ne voulais pas vraiment devenir physicien (…)

[En suivant ce lien, je vous laisse éventuellement poursuivre la lecture de ce texte un peu littéraire, rédigé il y quelques jours, pour évoquer ce moment de notre histoire collective.]

Ici, je veux me concentrer sur l’aspect épistémologique du problème, pour aborder ensuite l’aspect institutionnel. Où l’on verra que ma mise en évidence expérimentale de la matrice sociologique reposait sur une « usine à gaz », qui n’a rien à envier aux manips d’optique quantique…

Une intuition physicienne des sciences sociales

Ce n’est absolument pas un hasard en réalité, si ma recherche en sciences sociales m’a conduit à mettre en évidence une « matrice sociologique ». Cela découle directement de ma formation antérieure de physicien, de l’obsession qui est toujours celle d’un physicien dans son travail : que le modèle théorique ne soit jamais confondu avec la réalité.

Ce qui caractérise l’ethos d’un physicien, c’est l’intuition du système étudié. Contrairement au matheux, le physicien ne recherche pas la beauté formelle du modèle pour elle-même ; contrairement à l’ingénieur, le fait que le modèle « marche » n’est pas une réussite en soi. Le physicien n’a pas vraiment l’ambition de « recréer » le réel, il a surtout d’en avoir l’intuition. Il n’oublie jamais que tous les modèles solubles mathématiquement reposent sur de grossières approximations : tout l’enjeu est de comprendre dans quelles conditions ces approximations sont raisonnables. Cela implique d’entretenir une relation d’un autre ordre avec la réalité, par delà le modèle mathématique. L’intuition est une relation non-verbale, indissociablement liée à la confrontation corporelle avec le système expérimental : il faut se retrousser les manches et se confronter à la manip, il faut se confronter aux résultats contre-intuitifs, jusqu’à les apprivoiser en quelque sorte13. Voilà « l’intuition », cette qualité à laquelle les chercheurs entretiennent un rapport quasi-mystique, qui fait un grand physicien.

Pour ma part, j’ai baigné dans cette éducation à travers mon père, qui était chercheur en physique des semi-conducteurs (et aussi à travers mon grand-père maternel, plus indirectement). Cet élément biographique joue un rôle décisif dans la genèse de ma recherche, à deux moments précis :

  • Au printemps 1999, je commence l’apprentissage de l’arabe avec un camarade tunisien de classe préparatoire. Mon père est alors en chimiothérapie à l’institut Curie, traité pour un cancer qui l’emportera quelques mois plus tard [récit plus détaillé ici].

  • En juin 2004, après le dépôt de mon premier mémoire et alors que j’anticipe mon retour « à froid » sur le terrain, j’élabore la théorie selon laquelle mon père était homosexuel, et que c’est en refoulant sa « vraie nature » (sa fitra diraient les musulmans), qu’il a développé son cancer. Cette « révélation » m’aide à repartir à Taez le coeur léger - même si je n’assumerai véritablement mon « homosexualité » qu’un peu plus tard, dans le courant de l’année 2005 [Voir mon texte récent « le jeune Yéménite et la petite amie »].

Autrement dit, je me convertis à l’homosexualité par filiation paternelle - ça a beaucoup intrigué un psychanalyste à Marseille, que j’avais consulté au printemps 2007… Cet élément explique un peu le rapport que j’ai construit avec la tribalité « refoulée » de la société taezie, tel que je l’ai décrit plus haut. Pour autant, je suis vite passé outre cette théorie un peu farfelue, et ce « trauma » psychanalytique n’explique pas en lui-même l’échec de ma thèse. Je crois plutôt qu’il existe une masculinité propre du chercheur en sciences sociales, entretenant un rapport ambivalent aux sciences dites « dures », peu disposée à se frotter à la vision du monde d’un physicien.

À part chez quelques très bons vulgarisateurs, cette dimension du travail de physicien apparaît rarement pour le grand public. Les journalistes scientifiques cherchent plutôt à attirer leurs lecteurs avec des rêves de maîtrise, qui ne correspondent pas du tout aux valeurs réelles du monde de la physique, qui sont plutôt des valeurs d’humilité. Le même malentendu se reproduit avec les disciplines littéraires, dans ce qu’elles s’imaginent qu’un scientifique est susceptible de leur apporter. Le scientisme est tellement répandu dans les sciences sociales et les sciences du comportement, qu’un physicien honnête a très peu de chances a priori de s’y faire des amis. J’ajoute que le soutien de deux chercheuses plutôt imposantes, Jocelyne Dakhlia et Florence Weber, a toujours été à double-tranchant. C’est plutôt cela qui explique que je n’aie jamais pu trouver ma place dans les institutions.

Je n’ai jamais oublié les circonstances bien particulières dans lesquelles on m’a autorisé à passer aux sciences sociales : parce que j’étais entré à normale sup par la physique, parce que je parlais l’arabe, et aussi parce que c’était à l’automne 2001, dans les semaines et les mois qui ont suivi les attentats de New York et de Washington, une période où l’on voulait croire que « plus rien ne serait jamais comme avant ». J’étais encore relativement jeune, vraiment passionné par l’arabe, donc j’ai appris à fonctionner en sous-marin, en intégrant cette contrainte qu’il valait mieux ne pas parler de modèles scientifiques.

Au fond, je me suis construit une intuition des sciences sociales, comme je l’aurais fait de n’importe quelle machinerie complexe. Chaque fois que j’étais confronté à une description de telle ou telle parcelle de vie sociale, je considérais que cette description engageait nécessairement un modèle théorique sous-jacent : c’est toujours ce modèle que j’ai cherché à identifier, tout au long de ma formation. Et dans le même mouvement, j’ai appris le vocabulaire critique adéquat, pour pointer les généralisations abusives et les transferts conceptuels irréfléchis.

Mais bien entendu, j’appliquais cette exigence d’abord à mon propre travail. Même l’adoption de « l’homoérotisme » comme problématique de recherche, en fait, découlait déjà de cette exigence.

D’une interlocutrice à l’autre : les déterminants académiques d’un vrai-faux « coming out »

Le contentieux qui m’oppose aux sciences sociales trouve sa source à un stade précis de ma recherche à Taez : ma première année de thèse (2005-2006), au cours de laquelle j’introduis dans mon travail la problématique de « l’homoérotisme », et plus généralement la perspective des « études de genre ». Jusque là j’étais plutôt méfiant vis-à-vis de ces approches, que je ne trouvais pas très rigoureuses du point de vue de ma formation scientifique antérieure - à quoi s’ajoutait une sorte de pudeur masculine instinctive. Donc il faut recontextualiser les circonstances de ce grand saut, en termes de relations institutionnelles et humaines - en termes de genre justement.

À ce stade j’ai déjà fait deux terrains de trois mois, à l’été 2003 et l’été 2004, et j’ai rédigé deux mémoires, pour la maîtrise et pour le DEA. Ces deux mémoires sont de facture plutôt sociologique, essentiellement du fait de l’influence de Florence Weber, qui a été ma tutrice à l’ENS lors de ma reconversion, et avec laquelle je trouve une vraie entente intellectuelle, notamment sur les questions de réflexivité d’enquête. À travers une relecture attentive de mes textes, Florence Weber s’est impliquée personnellement dans l’élaboration de ma maîtrise, mon premier travail sur le Yémen, la première « sociologisation ». Elle n’est pas officiellement directrice de mon travail, mais c’est tout comme, et Jean-Charles Depaule ne s’en formalise pas lors de la soutenance - en gros la réflexivité d’enquête, c’est pas son truc, même s’il est très admiratif. Naturellement l’année suivante je quitte Nanterre, où j’ai fait ma licence et ma maîtrise d’Ethnologie, pour rejoindre le DEA de Sciences Sociales ENS-EHESS. Mais Florence Weber veut repasser le bébé à un vrai anthropologue, et elle me renvoie à Alban Bensa. Sauf que Bensa est en train de prendre ces distances avec Florence Weber (il est en train de fonder l’IRIS avec Didier Fassin). Du coup, il « botte en touche », et me renvoie finalement à Jocelyne Dakhlia de l’EHESS, qui ne fait pas partie de la même « bande », mais qui au moins est spécialiste de l’islam.

Je vois vite que Dakhlia est une très grande chercheuse, exigeante, avec laquelle j’ai peu d’atomes crochus en termes théoriques, a priori : elle cite Ricoeur dans ses bouquins, c’est un peu rude pour un ancien physicien… En même temps, outre son érudition évidente, quelque chose m’inspire profondément confiance dans le regard qu’elle porte - peut-être parce qu’elle est franco-tunisienne - j’ai le sentiment qu’elle voit clair dans le problème du scientisme, quelque chose comme une mauvaise foi structurelle des chercheurs en sciences sociales vis-à-vis de l’islam. D’ailleurs ça ne manque pas : lors de la soutenance de mon DEA (septembre 2005), elle me reproche d’être arque-bouté sur mes réflexions théoriques, de ne pas renoncer à mon extériorité - et je sais qu’elle a parfaitement raison. Du coup je réaffirme tout de même mon souhait de m’inscrire en thèse sous sa direction, et elle accepte.

Si ça m’intéresse de me soumettre à l’exigence de Jocelyne Dakhlia, c’est précisément parce que je suis physicien : j’aspire à ce que dans mon travail, le modèle théorique ne soit jamais confondu avec la réalité - ce qui était déjà l’obsession de mon travail antérieurement.

L’histoire sociale depuis le caniveau

Déjà en juin 2004, au terme de la rédaction de mon premier mémoire14, tous mes souvenirs du terrain étaient reformatés selon une logique de sociologisation. J’anticipais le retour à froid dans le quartier de mon enquête, n’ayant plus entre les mains que cette reconstruction, dont je me rendais bien compte qu’elle ne collerait plus avec l’expérience sociale ordinaire. Du coup dans mon travail de DEA15, mes efforts ont consisté à déconstruire cette première sociologisation, pour appréhender ce qui échappait à ce modèle, notamment en explorant l’histoire sociale locale - d’où mon travail sur les vagues migratoires et le statut social des ouvriers journaliers ruraux16. Il n’était pas question de me transformer en historien, seulement de pratiquer une sorte d’épistémologie située : j’essayais de comprendre à quel moment les Yéménites portaient un regard sociologique sur la réalité sociale, et d’identifier d’autres formes d’expérience. Les journaliers par exemple (shuqât) entretenaient à l’évidence un tout autre rapport au monde, sur le carrefour de Hawdh al-Ashraf. Mais ce qui m’intéressait, c’était de comprendre la coexistence de ces différentes logiques, ainsi que leur transformation : à l’échelle des processus d’apprentissage individuels, mais aussi la transformation des cadres collectifs de l’interaction, à l’échelle du temps historique17.

Voilà peu ou prou mon projet intellectuel à la fin de mon DEA : un projet tout à fait en phase avec ma formation pluridisciplinaire en sciences sociales - et également avec la physique des transitions de phases, qui était un peu mon domaine de prédilection en physique. J’ai toujours gardé ce projet en tête, et j’ai trouvé par la suite les moyens de le mettre en œuvre, de fait, à travers ma réflexion sur les boutades et la vulgarité. Mais à ce stade (automne 2005), j’étais tout de même dans une impasse.

Il y avait d’une part un problème d’approche et de culture scientifique. J’étais confiant quant à la cohérence de mes réflexions sur le point de vue sociologique et l’histoire sociale - je tâtonnais en fait vers des modèles théoriques que j’ai identifié plus tard chez Gregory Bateson18 - mais je les déployais de manière encore très maladroite. Il apparaissait difficile de trouver des interlocuteurs en sciences sociales disposés à me suivre, a fortiori parmi l’ensemble plus restreint des chercheurs compétents sur le monde musulman.

Et d’autre part, quand bien même j’aurais trouvé un tel interlocuteur, celui-ci n’aurait pas manqué d’identifier un problème d’ordre ethnographique, relatif à ma position sur le terrain. Pour ma soutenance de DEA (septembre 2005), j’avais sollicité comme second lecteur Paul-André Rosental, un historien-démographe de l’EHESS, dont j’avais beaucoup apprécié les réflexions méthodologiques19. Dans une démarche inspirée de la microhistoire italienne, Rosental avait pris pour objet les habitants d’une rue, dans la banlieue lilloise, dont il avait suivi les trajectoires entre 1866 et 1926. Dans mon projet sur le carrefour du Hawdh al-Ashraf, je me sentais encouragé par cette manière de travailler, microscopique mais rigoureuse - plus rigoureuse que beaucoup d’anthropologues, prompts à verser dans des considérations généralisantes sur la « culture » de leurs interlocuteurs. Rosental fit l’effort d’entrer dans ma démarche, et il me fit cette remarque tout à fait judicieuse : « Avec vos ouvriers journaliers qui stationnent sur le rond-point, vous travaillez sur des perdants… ». Autrement dit, je ne pouvais pas prétendre reconstituer le champ des possibilités migratoires et économiques, à partir d’un échantillon constitué de personnes qui, pour ainsi dire, se retrouvaient « dans le caniveau ». Consciemment ou pas, Rosental pointait là un problème fondamental de ma recherche, à savoir que ma propre socialisation était en panne. Pour mener à bien ce projet d’histoire sociale « par le bas », il m’aurait fallu nouer de nouvelles alliances, avec des personnes représentatives de trajectoires sociales variées, et plutôt en ascension si possible. Or je n’étais simplement plus capable de nouer de telles alliances. Si je me retrouvais moi-même « dans le caniveau », c’était pour une raison bien précise, qui n’apparaissait nulle part mais que je pouvais ignorer.

Homoérotisme et anthropologie historique

En juillet 2006, au terme d’un troisième séjour à Taez qui cette fois a duré six mois, j’adresse à ma directrice de thèse un bilan de mes avancées. Dès les premières pages, je lui parle d’un incident survenu trois ans plus tôt : une expérience homosexuelle vécue en octobre 2003, tout à la fin de mon premier terrain, avec Waddah un cousin de mes interlocuteurs exilé à Sanaa. Je ne suis pas capable à l’époque de mieux expliquer le rapport avec mes réflexions jusque là. Aujourd’hui avec le recul, je sais combien cette expérience a été indissociable de mon premier arrachement au terrain, de mon premier passage à l’écriture - autant dire de la première sociologisation20 Mais à l’époque, je suis bien incapable de re-contextualiser cet épisode : je sais juste que je l’ai vécu et que je dois en parler dans ma recherche, fut-ce de manière détournée.

À vrai dire, Jocelyne Dakhlia doit s’y attendre un peu. L’automne précédent, avant mon départ sur le terrain, nous avons échangé brièvement sur le livre qu’elle venait de faire paraître : L’empire Des Passions. L’arbitraire Politique En Islam (Aubier, 2005). L’ouvrage traite de l’épisode bien connu de la chute des Barmécides dans le Baghdad du IXème siècle, en tant que topos de la culture politique arabe classique, dont Dakhlia étudie les mutations au fil de l’histoire, jusqu’à sa disqualification à l’aube du vingtième siècle. En somme, elle évoque cette part « homoérotique » de la culture politique arabe, mise sous le tapis sous l’effet du nationalisme arabe.

À la lecture de cet ouvrage, j’ai soudain retrouvé le script de mes mésaventures de 2003 (aux mois d’août et septembre). J’ai soudain compris comment l’affinité élective qui s’était déclarée entre Ziad et moi - que pour ma part, je n’attribuais qu’au fait qu’il était comme moi un fort en maths… - avait pu faire sens politiquement pour l’ensemble de nos interlocuteurs. D’où leurs invitations récurrentes à exprimer mes sentiments « amoureux » envers Ziad, voire à les mettre en scène, jusqu’à ce que la faveur du monarque ne se retourne brusquement, qu’il me bannisse de son quartier, et que cela finisse dans une zizanie généralisée…

Jusque là, j’avais reconstitué ces évènements en tant que manifestation d’un « clivage sociologique », entre des jeunes de quartier faisant l’objet d’un « stigmate », et des jeunes commerçants plus établis. Et j’avais beau avoir affiné le modèle l’année suivante, en évoquant l’histoire sociale, ça ne restait pas très convainquant… Mais avec cette thématique de « l’homoérotisme » - et tous ses prolongements anthropologiques relatifs à l’histoire longue des rapports entre l’Europe et l’Islam21 - j’avais une chance de renouveler entièrement ma recherche.

Je viens à peine de terminer la lecture lorsque Jocelyne Dakhlia vient présenter son livre à l’IDEMEC d’Aix-en-Provence, qui est dorénavant mon laboratoire de rattachement (entre temps j’ai été parachuté à l’Université Aix-Marseille, avec ma bourse et mon monitorat de normalien). Au moment des questions, j’évoque brièvement ces résonances avec mon expérience de terrain, en évoquant des prolongements éventuels sur le mode de l’ethnographie réflexive. Cela me vaut une remarque cinglante de Christian Bromberger, du genre « Vous vous prenez pour le Grand Mamamouchi… ». Encore un chercheur masculin qui ne peut pas m’encadrer - et qui n’est autre que le grand ponte de l’anthropologie à Aix-en-Provence, ce qui augure mal de mon avenir dans ce laboratoire22… Mais peu importe, je suis trop naïf pour le voir, et je crois trop à la pertinence de mon projet : croiser l’anthropologie historique et l’ethnographie réflexive, l’apport de Florence Weber et celui de Jocelyne Dakhlia. Cette fois, je retourne à Taez en étant certain de me réconcilier avec Ziad, sur le fond.

Cette fois encore cependant, il me faudra composer avec la réalité de mes interlocuteurs sur le terrain. Quand je débarque en février 2006, Ziad a décidé de refuser la corruption et de cesser de travailler. Il est en conflit avec son grand frère Nabil, qui accumule les déboires dans son travail à la police des souks… Cette famille n’a simplement pas les moyens de m’aider ou de m’accompagner, et Ziad doit me le faire comprendre, tout en sachant bien l’importance qu’il a pour moi…

Nous voilà revenu au point de départ : le tournant « homoérotique » du printemps 2006 dans ma posture d’enquête, que j’expose à ma directrice au début de l’été.

Pendant ma seconde année de thèse, passée ma charge d’enseignement du premier semestre, je m’installe dans cette problématique. En juin 2007, je présente au colloque Ethnografeast de Lisbonne une intervention en anglais, intitulée : « Ethnographes voilés. Angles morts réflexifs et ségrégation des genres au Yémen ». J’attends beaucoup de cette rencontre, mais c’est une déception là encore22bis. Je repars à Taez, et c’est là que Ziad met le feu. À ce stade, j’ai compris que je ne dois rien attendre du monde académique. Et j’en tire les conclusions, quelque part, à travers ma conversion à l’islam.

22bisEncore une histoire d’égo et de masculinités… La précédente édition d’Ethnografeast avait eu lieu au Boulevard Jourdan, mais là j’arrive après la bataille, entre temps Loïc Wacquant et Florence Weber ont pris leurs distances. Je suis accepté au colloque, mais programmé avant l’arrivée des participants…


> III (en chantier) La matrice sociologique éclairée par la théologie monothéiste (et réciproquement)


La conversion de Ziad

L’histoire que je viens d’exposer, au Yémen et en France, pose un certain nombre de paradoxes, dont j’aimerais montrer qu’ils se résolvent dans la théologie.

Le premier paradoxe, c’est le fait qu’à l’instant où je me convertis à l’islam, Ziad se convertit au christianisme. C’est l’une des premières choses qu’il me dit lorsque je viens le voir en prison, deux mois environ après l’incendie (octobre 2007) : « Ah oui, tu t’es converti à l’islam ? Moi je suis de plus en plus convaincu par le christianisme… » Il paraît alors assez confus, et s’exprime avec prudence, peut-être avec pudeur.

Pourtant la première chose que je me suis dit quelques semaines plus tôt, au moment où j’aperçois depuis le carrefour la fumée qui monte dans le ciel au-dessus du quartier de Ziad, c’est : « Il a fait ça pour que je me convertisse… ». Mais à ce moment je sais très peu de choses du drame que Ziad a vécu dans sa propre famille, et je comprends encore moins le lien avec la mort de Nabil. En réalité, Ziad a fait ça pour appeler à l’aide : il en appelle à Dieu d’une certaine manière, mais il n’y a rien de confessionnel dans son geste. Sauf qu’à ce stade je suis incapable de le comprendre : le regard que je porte sur le monde est bien trop auto-centré, bien trop structuré par le dualisme cartésien. Ziad est depuis toujours celui qui lit dans mes idées, c’est à ce titre qu’il me persécute, et je ne peux concevoir l’enjeu de ses actes que dans la sphère du témoignage. D’ailleurs j’attendrai quelques semaines avant de faire le pas moi-même, j’attendrai d’être sûr que ma décision est indépendante de Ziad, que je ne me convertis pas par attachement pour un fou, ou pour une personne particulière quelle qu’elle soit. Il y a là une sorte de pudeur, tout à fait symétrique finalement1.

Les années suivantes jusqu’au Printemps Arabe, la conviction de Ziad reste assez discrète, et se limite au refus de faire la prière. Mais il se justifie plutôt en arguant qu’il en est dispensé par la juridiction musulmane, du fait de sa folie. Ses conversations téléphoniques avec le metteur en scène n’ont semble-t-il aucun rapport avec Dieu. (VIDEO de 2008)

À partir de 2011, et surtout semble-t-il après l’enlisement du mouvement révolutionnaire, il exprime cette croyance au grand jour. Fréquemment, il affirme aussi être lui-même Jésus (‘Isa fils de Maryam), ce qui peut apparaître comme contradictoire. J’évite d’interagir avec lui directement depuis mon départ, mais je lui ai parlé une fois au téléphone en septembre 2012, et mon appel l’a surpris dans un état de grande confusion. Ziad voulait savoir si ma sœur accepterait de l’épouser, ajoutant qu’ainsi son fils serait Dieu. Il a aussi insisté qu’il pouvait me faire venir au Yémen en un clin d’oeil, comme si je représentais à ses yeux une sorte de Saint Esprit… Pour ma part je l’appelais dans un but bien plus prosaïque : j’espérais qu’il devienne raisonnable, afin d’intervenir auprès de son frère et de faciliter mes rapports avec sa famille. J’ai tenté de rappeler à nouveau quelque jours plus tard, mais il n’a pas voulu décrocher.

J’ai re-tenté de le joindre au téléphone en juillet 2018, dans un contexte évidemment très différent. La campagne où il s’était retiré depuis 2013 faisait partie de la zone sous contrôle des rebelles houthis. Ziad n’avait pas de téléphone, il fallait laisser un message auprès de l’épicier et attendre qu’il me rappelle. La communication était mauvaise, j’avais finalement laissé tomber. Quelques semaines plus tard, Ziad avait disparu. Son frère a finalement retrouvé sa trace à l’automne, dans une prison houthie. Cette fois, on lui reprochait clairement de prêcher le christianisme. Pour sortir, il aurait suffi à Ziad de prononcer la double profession de foi musulmane, mais il refusait obstinément. Finalement, un bakchich permit de le faire sortir. Entre temps, les Houthis s’étaient rendus compte qu’aucun réseau de bienfaisance occidental ne s’émouvait du sort de Ziad.

En fait plus les années passent, et plus je réalise que la situation est transparente pour les Yéménites, qu’elle l’a toujours été. Ziad est simplement victime de s’être fait embobiner par les caprices d’un Occidental, d’y avoir laissé sa dignité et sa santé mentale. Et mes collègues en sciences sociales doivent penser peu ou prou la même chose. Une histoire tout à fait ordinaire en somme.



Les uns comme les autres restent aveugles à la profonde cohérence épistémologique de cette situation. Et c’est ce que j’aimerais approfondir dans la suite. Je voudrais dire d’abord que la conversion religieuse, qu’elle soit chrétienne ou musulmane, ne pose absolument pas problème du point de vue de la modélisation du monde social. Que celle-ci ne déroge absolument pas à l’esprit des sciences sociales, à sa règle laïque et à l’éthique élémentaire de la pratique ethnographique. Mais que par contre, une réflexion épistémologique rigoureuse en sciences sociales débouche toujours peu ou prou sur la théologie.

Ceci était un premier jet rapide (4 avril 2020), mais voilà mon chantier en gros pour cette troisième partie



1Le premier qui m’a fait remarquer cette symétrie, après avoir lu notre histoire, s’appelle Olivier Abel, de l’Institut de Théologie Protestante à Montpellier. C’était au printemps 2017. J’étais très ému car pour ma part j’étais incapable de m’en apercevoir.

Conclusion

(Pour l'instant ce sont des bribes)

Confinement d’anthropologue, confinement citoyen

J’ai eu le privilège de vivre cette époque où le Yémen était accessible, à 7h d’avion, sans compter les lignes intérieures « low cost » (pour nous) qui facilitaient encore le trajet : le maximum atteint depuis son ouverture au monde dans les années 1960. C’est ce qui m’a permis de vivre, à titre personnel, cet enfermement subjectif de la rationalité sociologisante, et d’élaborer quelques recettes pour m’en extraire.

Mais dans mes histoires, vous découvrirez peut-être vos propres recettes, selon ce que sont vos propres engagements. Pour ma part mon plus grand privilège est d’avoir trouvé au Yémen des interlocuteurs, qui m’ont appris par leur dignité à me retirer, dans un confinement librement choisi, avant que la dégradation sécuritaire ne m’y oblige. Tant pis si cette démarche ne plaisait pas au monde académique, l’histoire me donne raison aujourd’hui. Que chacun médite ainsi sur ses privilèges dans le monde d’avant, et nous sortirons grandis de cette crise.



Le confinement est une situation favorable, qui vous place en fait peu ou prou dans la situation d’un anthropologue. Vous pourriez vous convaincre, par exemple, que ce confinement comporte un enjeu sous-jacent, au-delà de vaincre la maladie : qu’il s’agit d’euthanasier progressivement cette matrice. Comme une sorte de « jinn » qui n’a jamais cessé, dans le monde d’avant, de vous accompagner dans vos pérégrinations, et de vous susurrer certaines choses à l’oreille… Vous pourriez tenter d’anticiper, de vivre sans ce jinn, ce que cela peut vouloir dire.

Fatalement, on retombe rapidement sur des logiques religieuses. Personnellement je ne pense pas que la société française puisse s’en sortir sans mobiliser aussi ces ressources, le plus intelligemment possible. Mais pour ma part, mes réflexions se situeront toujours sur un plan strictement laïque - c’est l’avantage de s’inscrire dans une réflexion de sciences sociales.

Mon propos n’est pas du tout de prédire l’effondrement d’une matrice culturelle, si étroitement liée aux racines historiques de l’Europe, mais d’appeler au démantèlement de certains prolongements. Des prolongements nuisibles, parce qu’émancipés justement de toute racine culturelle et de toute éducation honnête : voilà ce que j’appelle « matrice sociologique » - quelque chose que je crois indissociable d’un rapport pathologique à l’Orient, inscrit dans les structures de la Cinquième République. J’appelle à un démantèlement nécessaire, collectivement négocié, et s’appuyant sur les ressources collectives de la laïcité.

Pour le reste, je m’engage dans cette aventure un peu en tâtonnant, confiant qu’entre mes « matériaux » yéménites et notre situation présente, apparaîtront peu à peu des parallèles éclairants.


Retour accueil confinement






Notes :

1Ethnographique = relatif à la situation d’enquête, à l’acte d’enregistrement (graphein) des pratiques dans un lieu social particulier (ethnos). Au sein de l’anthropologie (et des sciences sociales plus généralement), l’ethnographie désigne un courant méthodologique particulièrement en vogue depuis les années 1980 - depuis l’épuisement relatif des grands paradigmes englobants, tels que le marxisme et le structuralisme. Ce courant porte une attention particulière sur la réflexivité d’enquête et l’épistémologie, c’est-à-dire les conditions d’écriture du monde social. La recherche présentée ici s’inscrit pleinement dans ce courant.

2Cette dernière étape est la plus difficile, et à vrai dire elle est souvent « squeezée »… Beaucoup de chercheurs se contentent de parcourir le monde, jouissant des privilèges associés au kérosène et à leur passeport dans l’ordre international dominant. Ceux-là moissonnent des territoires toujours nouveaux pour le compte de telle ou telle « chapelle » théorique, où l’on ouvre rarement les fenêtres et qui sent le renfermé… C’est précisément cette pratique, à la racine historique de nos Humanités, qui donne naissance à la matrice sociologique : des chevaliers qui se contrefichent de l’ordre religieux auquel ils sont censés appartenir… Mais au Moyen-Orient, il y a toujours eu des monastères… En ce sens la révolution Malinowskienne - le fait que l’anthropologue-théoricien parte vivre lui-même sur le terrain, au lieu de rester dans son cabinet en métropole - n’a pas lieu d’être pour cette aire culturelle. Mais on a tout mélangé au moment des Indépendances, avec la disgrâce de l’Orientalisme (qui était sous la coupe des ordres religieux), et toute cette subtilité a été mise sous le tapis…

3« Le « Za’im » et les frères du quartier. Une ethnographie du vide », Maîtrise d’Ethnologie à l’Université Paris X – Nanterre (2004). Voir aussi l’article rédigé l’année suivante : « Zaïd, Za'im al-hara [Zaïd, leader du quartier] : analyse sociologique d'un charisme de quartier », Chroniques Yéménites 12 (2005), pp. 81-102.

4Je renvoie à l’enseignement de Florence Weber, à son Guide de l’enquête de terrain (La Découverte 1998 - publié avec Stéphane Beaud) que connaissent tous les étudiants, et surtout à son recueil d’articles Manuel de l'ethnographe (PUF, 2009).

5J’ai mis en ligne en décembre 2017 (juste après l’assassinat de l’ancien Président Saleh par ses alliés Houthis), un certain nombre de textes ou « proto-chapitres », qui auraient composé une thèse plus qu’excellente. Sans compter mes publications et mes interventions existantes (voir en ligne mon CV académique), on conviendra que je n’ai jamais eu le moindre « problème de rédaction »…

6Le diagnostique ne sera posé qu’au début de l’année 2007, par un psychiatre sans doute formé en Occident. Mais les Yéménites n’utilisent pas ces catégories médicales, et ce diagnostique constitue un tournant surtout pour moi : tout à coup, je ne suis plus le seul responsable du malheur de cette famille…

7La remarque vaut également pour les conversations de Ziad avec le « metteur en scène », une forme de communication « psychotique » dans laquelle il s’installera deux ans plus tard, à sa sortie de prison en 2008. Cette séquence est enregistrée la veille de mon départ le 17 novembre 2008 (insérée ici dans une intervention de janvier 2013, lors du colloque international « Yemen : Challenges for the future »).

8Voir mon article : « Les hommes de peine dans l'espace urbain : spécialisations régionales et ordre social à Taez », Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée 121-122 (2008), pp. 145-161.

9On pourra visionner mes quelques archives vidéo personnelles (mises en lignes en janvier 2018), qui illustrent clairement ce type d’interactions.

10Je renvoie à mon texte sur les ambiguïtés de la modernité taezie, que j’ai pu faire paraître grâce aux cortèges du Printemps Yéménite, qui avaient pris de court tous les spécialistes : « Le réveil des piémonts : Taez et la révolution yéménite », in Le Yémen, tournant révolutionnaire. Édité par Laurent Bonnefoy, Franck Mermier & Marine Poirier, CEFAS / Karthala, pp. 125-141.

11Je renvoie à mon texte « l’expédition à Hammam Kresh », travaillé au printemps 2010 à partir de matériaux de septembre 2008. Outre quelques rituels ordinaires de la sociabilité masculine yéménite, le texte décrit la naissance de mon alliance avec Yazid, le dernier frère de Ziad, qui prendra fin en 2010.

12Je renvoie à mon site personnel, qui propose un certain nombre de réflexion sur ces affaires.

13Voir un texte que j’ai osé rédiger en février 2014, qui correspond à mon « coming out » de physicien au sein des sciences sociales : « De la physique au terrain, et du terrain à l'islam. Pudeur et construction de l'objet dans les sciences expérimentales ».

14« Le « Za’im » et les frères du quartier. Une ethnographie du vide », Maîtrise d’Ethnologie à l’Université Paris X – Nanterre (2004).

16Voir l’article publié en 2008, mais rédigé plutôt vers 2006, dans ma première année de thèse : « Les hommes de peine dans l'espace urbain : spécialisations régionales et ordre social à Taez », Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée 121-122 (2008), pp. 145-161.

17Je renvoie à l’article rédigé cette année-là, dans lequel je revisite l’objet de ma maîtrise de manière beaucoup moins binaire. Dans ma maîtrise, je postulais l’existence d’une frontière sociologique entre deux milieux sociaux, l’un dominant et l’autre dominé. Dès l’année suivante, j’avais reconstruit cette différence comme découlant de positions différentes dans l’histoire migratoire locale : « Zaïd, Za'im al-hara : analyse sociologique d'un charisme de quartier », Chroniques Yéménites 12 (2005), pp. 81-102.

18La révélation s’opère sur le tome 2 de Vers une écologie de l’esprit, à l’automne 2008 : non pas sur les études sur la schizophrénie (que je trouve assez décevantes) mais à la lecture de son article fondamental « Le rôle des changements somatiques dans l’évolution des espèces » - exactement le modèle que je recherche, en termes d’économie de la souplesse.

19Paul-André Rosental, “Construire Le ‘Macro’ Par Le ‘Micro’ : Fréderic Barth et La Microstoria.,” in Jeux d’échelles. La Micro-Analyse à l’expérience. (Paris: Seuil / Gallimard, 1996), 141–59.

20Voir mon texte : « le jeune Yéménite et la petite amie », pour une version rédigée ces derniers jours, et tout mon chantier « scène primitive » de 2018, où j’explique longuement le rapport avec une vraie-fausse tentative de viol survenue quelques jours plus tôt.

21Voir l’article de synthèse : Jocelyne Dakhlia, “Homoérotismes et Trames Historiographiques Du Monde Islamique,” Annales HSS 62, no. 5 (2007): 1097–1122.

22À sa décharge, je dois dire que Christian Bromberger était sur le retrait : il venait de céder la direction à Dionigi Albera, et n’a pas été témoin de mes efforts réels pour contribuer à la vie de ce laboratoire, durant les trois années suivantes. Encore une de ces situations typiques d’impossible succession charismatique. À quinze ans d’intervalle, on pourrait superposer mon expérience avec « l’Alternative Sétoise »… (LOL)