Un pur matheux
Science, société, islam et alphabétisation

En cours d’élaboration. Version au 4 janvier 2019

Ce texte propose quelques clés épistémologiques et structurales pour saisir la cohérence de mon parcours. Pour un récit plus complet des circonstances de mon cheminement en amont de mon premier séjour à Taez, je renvoie à mon texte SPw4_EnAmont_1999-2002.html.

 

Je me souviens de mes échanges avec Mohammed, le camarade tunisien de classe préparatoire avec lequel j’ai commencé à apprendre l’arabe il y a vingt ans, lors de l’année scolaire 1998-1999, au coeur du cinquième arrondissement de Paris. Mohammed était un pur matheux, j’étais un pur physicien. Nous étions capables l’un comme l’autre de briller scolairement dans les deux matières, mais nos « théologies » différaient profondément. Pour ma part, j’entretenais une sorte de mystique de l’intuition, qui organisait mes enthousiasmes et mes efforts scolaires, toujours à la lisière entre monde sensible et son appréhension mathématique. Mohammed ne comprenait pas ces valeurs, que j’investissais de manière préférentielle dans certains types de problèmes intellectuels. En physique, il était capable de se montrer très « bête », surtout par ennui et désintérêt pour la matière, et il disait la même chose de moi en mathématiques. Mohammed semblait attiré plus volontiers par l’aspect proprement formel, une plongée directement aux prises avec les formes, précisément là où mon intérêt s’émoussait rapidement, n’y voyant pour ma part que de stériles jeux de l’esprit, auxquels je vouais même un certain mépris (« des trucs de matheux… »). Bien que confrontés aux mêmes exercices, nous entretenions deux esthétiques différentes, largement étrangères l’une à l’autre. Nous nous amusions de ce constat, qui alimentait nos railleries réciproques, et l’équilibre du couple que nous formions au sein de la classe.

Avec le recul, je crois mieux comprendre le fonctionnement de ce tandem, et l’intérêt qu’il suscitait pour les autres élèves. En fait ce fonctionnement se rapportait directement à nos expériences scolaires respectives, radicalement contrastées en fait, mais je n’en avais pas conscience à l’époque, ignorant largement le monde social dont il était issu. Mohammed venait des lycées pilotes, une branche du système éducatif tunisien réservé aux « petits génies », proposant un profil d’excellence axé sur les matières scientifiques, assez différent de celui des lycées français. Symboles de l’indépendance nationale, les lycées pilotes étaient relativement en phase avec la société tunisienne. Fils de deux instituteurs dans la ville secondaire de Sfax, Mohammed avait acquis le goût des « promenades mathématiques » (riyadiyât en arabe) dans un climat affectif plutôt protecteur, naturellement porté en quelque sorte par les espoirs d’une société. Pour ma part, c’était à peu près l’inverse. Je suis l’enfant d’un couple issu de la bourgeoisie intellectuelle parisienne ayant fait le choix de s’installer en banlieue au début des années 1980 - pas seulement pour des raisons économiques, sans doute aussi pour mettre une distance au moment de fonder une famille recomposée, à une époque où elles n’étaient pas si fréquentes. La banlieue parisienne de mon adolescence (années 1990), était marquée par un contexte de stagnation économique et de creusement des inégalités, non résolue encore par la résurgence des consciences de classe, qui déboucherait ensuite sur une véritable stagnation éducative. Autant dire que l’expérience de l’inégalité scolaire, la honte associée au statut de premier de la classe, n’y avait pas du tout le même sens. Par l’effet du collège unique, les performances scolaires étaient devenues l’unique point de fixation d’enjeux sociaux de tous ordres. Sans doute mon passage par l’institution scolaire correspond-il à un pic d’anxiété maximale sur les résultats scolaires, avant la décrédibilisation de l’institution scolaire elle-même et la réémergence d’une certaine polarisation sociale1. Or pour ma part, cette anxiété m’était complètement étrangère : j’ai vécu ma scolarité dans un décalage permanent, incapable de dire ce qui me valait d’être premier de la classe, et constamment inquiet de garder prise avec le réel des autres élèves. D’où sans doute une certaine tournure d’esprit, une certaine éthique intellectuelle, associée au refus absolu du bachotage. Il fallait que ma réussite soit naturelle, sinon j’étais prêt à rejoindre la fronde du dernier rang - ce qui est arrivé à quelques reprises.

De fait, une fois dans cette prépa d’excellence, où d’anciens premiers de la classe se retrouvaient soudain mis en compétition, la fronde n’était jamais très loin. Mon alliance avec Momo, sans doute le plus décalé socialement d’entre nous tous, formait une sorte de catalyseur et d’exutoire pour les élèves les plus déstabilisés. Et pour moi, indépendamment de mes résultats scolaire, il y avait là une sorte de réalisation existentielle. Je n’étais pas porté par la carotte et le bâton, je ne savais même pas pourquoi j’avais envie d’entrer à l’ENS à vrai dire : essentiellement parce que c’était naturel, je ne me voyais pas vivre ailleurs.

Pour Momo, c’était sans doute très différent. Momo avançait en terrain inconnu. Jusque là pour lui, l’institution scolaire avait formé un contexte bien identifié, une parenthèse dans le flot de la vie. Mais une fois isolé à Paris, dans cet internat, au coeur d’une société parisienne hermétique et pas franchement accueillante, Momo avait perdu contact avec cette réalité rassurante. Sans doute y avait-il quelque chose de passablement déstabilisant pour lui, dans cette petite bulle de la prépa, cet épanouissement social paradoxal dont nous faisions l’expérience ensemble. Cette expérience était trop stimulante, trop riche d’implications sociales et affectives non-balisées. Instinctivement, Momo sut qu’il lui fallait se marier. Il le fit d’une manière très pudique et réservée, tout à fait logique avec le recul, mais qui nous paraissait complètement ubuesque. Au lieu d’avoir une petite copine, comme certains d’entre nous, il prit par la main une jeune fille de l’internat, et il l’emmena à la Mairie du cinquième arrondissement. Une jeune fille que nous ne connaissions même pas, une élève de prépa littéraire : longtemps par pudeur, Momo protégea cette relation du regard de ses camarades, et nous apprîmes son existence seulement l’année suivante. « En fait, Momo est marié… » : la rumeur lancinante enflait d’année en année, et finit par arriver aux oreilles de ses parents en Tunisie. Nous étions spectateurs de ce drame, sans bien en comprendre les enjeux. D’ailleurs cette histoire reste assez mystérieuse pour moi jusqu’à ce jour. Mais ce n’est sans doute pas un hasard si Momo a rencontré son épouse cette année-là, tandis que je vivais à ses côtés un épanouissement existentiel fugace, à travers mes premiers pas dans l’apprentissage de l’arabe. Dans ce moment très particulier, je crois comprendre que j’ai été pour lui une sorte de chaperon, sans que je le sache, sans que je puisse en avoir conscience. Notamment parce que la dynamique de notre amitié fut brusquement bouleversée par le décès de mon père, et par l’intrusion des fantômes de sa propre histoire, dont j’ai en quelque sorte hérité [SPw4_psychanalyse.html]. Un brusque changement de météo, et Momo dut faire avec.

Les années suivantes, nous ne comprenions pas vraiment le choix de Mohammed, cette relation avec sa future épouse qui l’était peut-être déjà (nous n’avons jamais très bien compris…). Au-delà des qualités de cette jeune fille et de sa personnalité propre, nous ne comprenions pas ce que cette relation impliquait pour lui de fidélité à soi, de fidélité à son histoire, et aussi en fait à notre histoire commune. D’ailleurs j’ai été bien incapable d’assumer le rôle de témoin qu’il aurait voulu me voir adopter, encore bien des années après, lorsque ses parents ont fini par accepter cette union. La fête en Tunisie eut lieu en août 2008, précisément au moment où Ziad allait sortir de prison. C’était aussi le moment, un an après ma conversion, de faire découvrir le Yémen à ma propre famille, et ça a été ma priorité. J’avais été le témoin de Mohammed lors de la cérémonie civile, dix-huit mois plus tôt, mais il fallait que je sois au Yémen cet été-là.

Mohammed non plus, finalement, n’a pas su être témoin de mon histoire au Yémen, se soucier véritablement des gens qui m’importaient là-bas, bien qu’il se soit réjoui au départ de ma conversion. Notre dernier échange remonte à l’été 2012, quelques années après leur déménagement en Tunisie. Vers la fin de l’été, Mohammed m’a fait signe car ils étaient de passage à Paris. C’était l’époque où je me débattais pour sauver ma thèse, six mois après ma rupture avec ma directrice, tout en suivant de loin le fiasco de la situation au Yémen, tant à l’échelle de mon quartier qu’à l’échelle du pays. Dans ce contexte, j’ai demandé à le voir seul. Peut-être n’ai-je pas été assez diplomatique dans cette demande, toujours est-il qu’il n’a pas supporté, et Mohammed n’a jamais voulu renouer.

 

Mais il y a une dimension structurelle dans cette histoire. J’ai constamment essuyé le même refus, ces dernières années, de la part de tous les musulmans diplômés avec lesquels j’ai tenté de partager mon histoire [voir mon réquisitoire, dans « la solitude de Waddah »]. Qu’ils soient pratiquants ou pas d’ailleurs, là n’est pas la question : il existe une expérience commune, structurelle, des personnes accédant à des études supérieures après avoir été élevés dans l’islam. Ces diplômés ont tendance à généraliser leur propre expérience subjective, à l’identifier à l’islam lui-même.

Toujours est-il que mon histoire à Taez s’est constituée en réaction à cette expérience structurelle des diplômés musulmans : à travers mon camarade Mohammed, puis à travers Ziad, mais aussi auparavant à travers mon oncle tunisien (le beau-frère de mon père), à travers une histoire familiale dont j’ai hérité sans la comprendre. Si bien que mon travail, par construction-même, touche au coeur de ces contradictions.

La socialisation universitaire a des conséquences épistémologiques et spirituelles, dont les déterminants historiques2 et le caractère structurel apparaissent de moins en moins clairement, à mesure que progresse l’entreprise (inconsciente) des sciences sociales pour « noyer le poisson » [voir mes considérations sur « l’anthropologie de l’islam comme fait social total »]. Donc presque nécessairement, les diplômés muslmans sont emportés par un « vécu », qui leur ferme l’accès à leur propre tradition religieuse. Mais de plus en plus de diplômés musulmans, se contentent d’ignorer le problème et de traiter leurs coreligionnaires d’arriérés, au nom d’un prétendu « réformisme ».

 

La spécificité de mon enquête est de s’être organisée autour d’une question fondamentale sur le statut ontologique des sciences sociales : les sciences sociales sont elles le langage de la vie, ou bien seulement le langage de l’État ? Si l’on adopte cette seconde option, alors ma démarche d’anthropologie symétrique n’a simplement pas de sens : il n’y a pas lieu de faire d’une recherche en sciences sociales le lieu d’une rencontre. Dans ce cas, tous les comportements des Yéménites contre lesquels je me suis insurgé, sont parfaitement légitimes.

Cette question reproduit en fait le clivage évoqué plus haut entre la physique et les mathématiques, et nos expériences scolaires respectives, à Mohammed et à moi. Pour Mohammed, les mathématiques étaient une parenthèse bien délimitée dans la vie sociale. Pour moi, la physique débouchait sur des questions existentielles fondamentales.

Mais cette question s’articule aussi à deux autres niveaux :

- Dans l’histoire des idées monothéistes, à travers la grande question question de la philosophie médiévale : les rapports entre Raison et Révélation, al-‘aql wal-naql en arabe - cf la grande rupture que constitue la réintroduction d’Aristote dans la théologie chrétienne, via Thomas d’Aquin (1224-1274) et le commentaire d’Averroès, alors que le sunnisme avait rejeté cette option quatre siècles plus tôt, au moment de la victoire d’Ibn Hanbal contre l’Inquisition Mu’tazilite (848). Sur ce plan, donc, l’islam semble pencher pour l’extériorité du logos.

- Dans l’histoire sociale du processus d’alphabétisation et de la transition démographique. À cette échelle plus courte, le sens de l’histoire penche plutôt pour la réintroduction du logos dans la vie sociale : c’est le sens du moment démocratique de l’année 2011.

Tout l’intérêt de mon histoire, c’est que ces deux postures logiques se sont toujours renvoyées l’une à l’autre. Les conversions successives de Ziad répondait aux miennes, et chacune avait toujours sa part de vérité.

 

À suivre… Je dois encore formuler dans ce cadre cette fameuse « condition du musulman diplômé ». Mais j’ai l’impression que je tiens le bon bout !

 

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1L’interprétation que j’avance ici est fortement marquée par le contexte de la mobilisation des Gilets Jaunes, et par l’éclairage de l’anthropologue et démographe Emmanuel Todd. Pour la France, Todd situe au milieu des années 1990 le point d’inflexion de la stratification éducative : le moment où la part des éduqués supérieurs cesse d’augmenter. Emmanuel Todd, Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine (Le Seuil, 2017), 33.

2Je renvoie à cette courte vidéo qui résume l’exposition présentée en 2013 à l’Institut du Monde Arabe : « Lumières de la sagesse. Écoles médiévales d’Orient et d’Occident ». Entre les madrassas et les universités qui naissent vers le XIème siècle, l’historien Eric Vallet dit bien le point de divergence (même s’il préfère pour sa part ne pas insister) : « Dans le monde latin, à partir du XIIème siècle, se multiplient les écoles urbaines, et cette multiplication va conduire assez rapidement à un nouveau type d’organisation, sur le modèle de ce qui se faisait ailleurs dans la ville : la corporation. Et c’est la naissance de ce qu’on appelle depuis ce temps-là les universités, c’est-à-dire ces sortes de syndicats de maîtres et d’étudiants. »

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