Panorama du quartier de mon enquête, avec la fumée au-dessus de la maison de Ziad (19 août 2007), la carte professionnelle de Nabil (1974-2006), une belle photo de Ziad (né en 1979), et enfin l'intitulé de mon sujet de thèse : "L'histoire sociale au prisme de la sociabilité masculine. Séduction, méfiance et rapports d'honneur à Taez".

Notre histoire (récit subjectif)

Avertissement : ce récit conserve les caractéristiques liées à mon isolement ces dix dernières années.
Totalement centré sur ma subjectivité, il cherche à partager l'intuition plus générale qui m'a permis de tenir le cap, à chaque étape de cette histoire.

Résumé
L’histoire se passe à Taez, ville yéménite sans histoires, qui prendra la tête d’une révolution quelques années plus tard.

Un expert comptable découvre la corruption de sa société dans l’oeil d’un visiteur occidental.
Un héros ordinaire trouve la mort sur la route, le lendemain d’un dictateur déchu.
Un petit dernier se retrouve soudain en charge de toute sa famille.
Et un ethnographe décide de rentrer chez lui, pour mieux assumer ses contradictions.

C’est une histoire qui n’existe pas, dans une ville qui n’existe plus.
Pourtant nous sommes bien vivants, et tous sur la même planète.

Le 12 janvier 2021, à l’initiative de personnalités locales, une interview et quelques photos de Ziad sont postées sur Facebook. Il y a vingt ans, il était major de l’université de Taez en expertise comptable : un véritable crack en mathématiques, qui aidait tous ses camarades dans leurs études et s’élançait dans sa carrière de contrôleur financier. Aujourd'hui à travers une ville en ruines, il traîne toutes sortes de carcasses métalliques en vue de leur éventuel recyclage. Quelle est la logique de cet étrange gagne-pain ? Depuis l’étranger, ses anciens camarades se mobilisent. Ils disent que Ziad a été rendu fou par la « situation », par la corruption et par la guerre. Ils voient bien que Ziad n’est pas fou, qu’il a gardé toute son intelligence, et décident de lui venir en aide. Bientôt le voilà habillé, doté d’un téléphone portable, sur le point de s’élancer vers une nouvelle vie, semble-t-il. Mais dans ces nouveaux vêtements, Ziad se sent rapidement mal à l’aise. Et après quelques semaines, il retourne à son activité précédente : porter des carcasses à travers la ville.

Un mémoire de maîtrise

Ziad et moi nous sommes rencontrés à l’été 2003, lors du mariage d’un professeur de français, quelques semaines après mon arrivée à Taez pour mon premier séjour de terrain. Bien qu’à l’époque je parle encore très mal arabe, nous vivons une sorte de coup de foudre réciproque, et refaisons le monde lors de discussions interminables. Après avoir tenté de m’attirer à Sanaa, où il compte chercher du travail, Ziad accepte de me socialiser dans le quartier de son enfance. Ce sera le cadre de ma première étude, pour ma maîtrise d’anthropologie à l’Université Paris X – Nanterre.

Je vis là des péripéties rocambolesques, proprement incompréhensibles à l’époque. Ziad tente de cadrer la manière dont interagissent avec moi ses jeunes voisins, peu diplômés pour la plupart, qui lui vouent une obéissance pétrie d’admiration, de crainte mêlée d’amour. Mais à un certain stade, ceux-ci finissent par se soulever contre son autorité : ils décident d’interagir librement avec moi, s’affirment sur un mode libéral et révolutionnaire. Le leader déchu choisit alors de se retirer dans son village, et me propose de rester avec lui là-bas. Mais je suis trop fasciné par ce dont j’ai été témoin, et je veux mener des entretiens jusqu’à la fin, car la date de mon vol retour se rapproche. En l’absence de Ziad, la belle révolution se perd dans des intrigues financières et sexuelles, où je peine à me débattre : on me prend un peu d’argent, on me drague, on m’intimide, et on me regarde avec amusement perdre pied, pour sombrer dans une paranoïa généralisée. Je terminerai finalement mon séjour à Sanaa aux côtés de Waddah, un cousin de Ziad au profil bien plus raisonnable (employé dans une banque de la capitale, pour le compte d’un notable du Régime).

Du jour au lendemain je me retrouve à Paris, entre les bras de ma petite amie, le corps encore vibrant de toutes ces aventures. Malgré trois cahiers remplis de notes, longuement reprises avec Waddah, je ne sais pas expliquer ce à quoi j’ai assisté. Mais je m’en tire peu à peu en adoptant une posture sociologique. En effet, le quartier de Ziad est cerné d’avenues parmi les plus animées de la ville, de cafés fréquentés par les badauds et les étudiants, et de jeunes commerçants qui mènent parallèlement leurs études, parmi lesquels j’ai aussi quelques alliés (rencontrés via l’université). Dans mon mémoire, j’affirme que les amis de Ziad vivent à l’ombre d’un stigmate, vis-à-vis de la société environnante : un peu comme les jeunes des quartiers en France, ils s’inventent des histoires rocambolesques, pour se donner l’impression d’exister. En réalité cette explication ne tient pas : ces jeunes sont plutôt mieux intégrés à la notabilité citadine que les étudiants-commerçants - mais l’argument me permet de rédiger ce premier mémoire. À force de ré-élaborer mes observations, elles sont devenues une réalité sociologique externe. Je prétends soutenir une « maîtrise », mais j’ai perdu le fil de ma propre expérience.

Pour comprendre le cours de ce premier séjour, il faut prendre en compte l’emprise intellectuelle que Ziad avait acquise sur moi très rapidement. Ziad disait de moi que j’étais un livre, des livres, une bibliothèque. Mais il apprenait extrêmement vite, et il avait su établir une complicité intellectuelle dont il savait jouer. Ziad avait su m’attirer à Sanaa, initialement « juste pour quelques jours » - mais quand lui ne voulait pas me suivre, quand il ne voulait pas rencontrer tel ou tel autre Yéménite auquel j’avais rêvé de le présenter, il tournait simplement les talons. Alors je me retrouvais seul, confronté au regard de cet autre interlocuteur, et parfois je m’effondrais littéralement. J’avais le sentiment d’être « ensorcelé par un islamiste » - bien que Ziad n’était pas spécialement religieux, et n’avait aucune sympathie pour les frères musulmans : il avait la foi d’un point de vue intellectuel, épistémologique. Malgré tous les savoirs que j’apportais dans l’échange, Ziad avait ce domaine réservé que je ne possédais pas, et qui m’attirait irrésistiblement. Mes autres interlocuteurs n’avaient aucun moyen, et aucun intérêt non plus, à saisir la logique de notre interaction. En général, ils m’encourageaient à parler, accueillaient mes confidences avec opportunisme, puis validaient ce portrait totalement déformé que j’avais moi-même énoncé : ce Ziad n’était pas quelqu’un de bien, à l’évidence… Malgré tous les renseignements que je tirais de ces interlocuteurs, où ma conscience de l’environnement se construisait peu à peu, aucun ne pouvait me détourner de Ziad. Donc je revenais chaque fois vers lui, mais maladivement torturé, agité par une question lancinante quant à la vraie nature de cette relation. Ajoutée à cela, la culpabilité de me laisser ainsi détourner de la ville où j’étais censé mener l’enquête. « Demain on rentre à Taez », me disait Ziad presque tous les jours… Alors sur un coup de tête, je prends le bus par moi-même, pour m’affirmer un peu. Puis je réalise que Ziad n’est pas descendu, qu’il n’en a pas l’intention, et le ciel s’effondre. « Va au quartier, mon frère Nabil t’accueillera… », me dit Ziad au téléphone.

C’est ainsi que je commence à arpenter les terres de Ziad, en son absence, mais entièrement tendu vers la perspective de nos retrouvailles. À l’emprise qu’il exerçait sur moi, je ne pouvais répondre qu’en investissant son environnement, usant de mes prérogatives d’Occidental, et toute ma première enquête s’est construite sur cette triangulation. J’étais amoureux de Ziad, de son intelligence, et je l’admettais volontiers. Les Yéménites appréciaient mon honnêteté, cette franchise, qu’ils n’avaient pas forcément l’occasion de connaître chez un Occidental. C’était totalement assumé de par et d’autre, et ainsi j’ai pu toucher de près le fonctionnement réel de la société yéménite : une société très forte, où le règlement des institutions se rejoue souvent en coulisses, dans les alliances et les allégeances interpersonnelles.

J’avais trouvé mon maître, qui se trouvait avoir fait comme moi des études brillantes de mathématiques, et qui allait maintenant m’initier à la culture yéménite… Tout allait donc pour le mieux. Certes le train déraille à un certain stade, sans que je comprenne bien pourquoi. Encore une fois, je parle bien mal arabe à l’époque, et je comprends à peine le dialecte local. Lorsqu’arrive la tempête, je n’ai aucun moyen d’écouter par dessus l’épaule de mes interlocuteurs : j’entends seulement ce qu’on veut que j’entende, et je me rends bien compte que cette petite révolution s’est joué là, sur l’écran de ma subjectivité. Au moment de mon départ, je suis très en colère contre Ziad, ce dictateur et ce tyran manipulateur, qui n’a pas hésité à me livrer à la violence de son frère aîné (j’y reviendrai). Pourtant une fois en France, je reconstitue peu à peu la cohérence du tableau. Mon mémoire de maîtrise est dédicacé à Ziad, qui en est le véritable héros :

« Je remercie Ziad d’avoir rendu possible l’enquête en décidant de "faire avec" l’ethnologue.
Je le remercie d’avoir accepté l’idée que je centre mon étude sur sa personne.
Je le remercie enfin de ne pas avoir changé d’avis lorsque, après des désaccords et des disputes violentes, il est apparu évident que je n’écrirais pas la version de l’histoire qu’il aurait souhaitée.
Ziad m’a simplement demandé d’écrire avec dignité ; j’espère y être parvenu. »

Remuer les cendres (2004-2007)

Juin 2004 je dépose ce mémoire, nous faisons la fête, et dès le lendemain je quitte ma copine, instinctivement. J’ai le sentiment de m’être enfermé dans un mensonge. Passée cette formalité universitaire, je n’ai plus qu’une idée en tête : retourner à Taez, offrir à Ziad ce mauvais mémoire, et reprendre avec lui nos investigations. Mais ce ne sera pas aussi simple.

Quand je retrouve Ziad, il est prostré dans sa pièce, passablement isolé. Il avait obtenu un poste de contrôleur financier à Aden, tout le quartier était admiratif - il avait aussi pu faire entrer dans la boite son petit frère Yazid et son cousin Ammar - mais il vient de claquer la porte. Ziad parle de problèmes de corruption, mais le quartier ne lui pardonne pas une telle arrogance. Il garde seulement le soutien, à ce stade encore, de son grand-frère Nabil, qui travaille lui-même avec le régime : « T’en fais pas, ce sont des enculés… ».

Ce second séjour, je loge au grand hôtel du carrefour, et je mène l’enquête par mes propres moyens. Je m’intéresse aux ouvriers journaliers ruraux, leurs trajectoires et leur rapport à la ville. Je construis ainsi une certaine compréhension de l’histoire sociale locale, qui me permettra de revisiter ma première enquête (voir cet article). Et chaque jour j’entre dans le quartier, tenir un peu compagnie à Ziad, lui livrer mes dernières analyses et observations - mais chaque fois j’ai l’impression d’ouvrir la porte du frigo : il ne se passe plus rien dans cette pièce, et je m’exaspère de son immobilisme.

Je passe ensuite 18 mois en France, assez difficiles. Ma vie sociale n’a pas survécu à mes allers-retours au Yémen : il ne reste que ma vie intellectuelle d’étudiant en DEA de sciences sociales à l’ENS, passionnante, mais je pars un peu dans tous les sens. Après un hiver difficile, je fréquente timidement quelques associations parisiennes et je vis mon « printemps homosexuel ». Dans le petit milieu du cours d’arabe, on trouve ça super que je me sois « trouvé » au Yémen. Moi je ne suis pas si sûr de m’être trouvé, même si je donne le change. J’ai surtout besoin de repartir au Yémen, où j’espère retrouver Ziad.

En février 2006, j’ai à peine posé le pieds à Sanaa, je constate qu’une mauvaise rumeur circule sur mon compte. On m’arrête dans la rue en me félicitant pour mon mariage, le sourire aux lèvres. J’apprends finalement que je me suis marié avec un « nègre », khâdim, un membre de la caste des anciens esclaves. Bref, les Yéménites de Paris m’ont planté un couteau dans le dos. Une fois à Taez, Ziad me rassure et se montre solidaire : il n’en a jamais rien cru. Mais Ziad n’a jamais été aussi isolé. Confronté à la corruption à plusieurs reprises, il refuse maintenant d’aller travailler, et il a perdu tout crédit dans le quartier. Parallèlement son grand frère Nabil, avec son poste à la tête de la police des souks, se noie dans les difficultés. Ils sont en conflit ouvert depuis que Nabil a payé le mariage de leur petit frère Yazid. Nabil espérait que Ziad, piqué dans son honneur, se résoudrait à partir travailler, mais c’est tout l’inverse qui se produit, Ziad se sent trahi.

C’est dans ce contexte que je reviens à Taez - et cette fois le taxi me pose avec mes valises directement à l’intérieur du quartier. Ziad m’accueille dans sa pièce. Il a la voix rauque et le regard d’un fou, mais en ma présence il retrouve un peu de vie. Cette fois, je suis décidé à me faire accepter de la société citadine, dans les salons de la petite notabilité locale. Mais ce milieu m’apparaît sinistre, d’autant que Ziad replonge rapidement dans la dépression. Aussi de rares moments de délire sarcastique : Ziad me prend alors par le bras, et me promène dans le quartier en lançant des formules énigmatiques, vaguement obscènes, « On va durcir le dur ! Il faut ramollir le mou !… ».

Ziad pose avec ses "idoles pré-islamiques"
30 mars 2006. Ziad fait tomber le mur d’enceinte devant sa pièce, et élève des sortes de colonnes, à la manière des idoles pré-islamiques. Leur signification m’échappe complètement, mais c’est du pain béni pour l’ethnologue et je prends des photos…

Quand finalement Ziad me demande de partir, je le vis comme une ultime trahison. Je cède alors à l’attrait d’une sociabilité plus « libérale », auprès de mes amis du carrefour (devant à gauche sur la photo), qui m’enseignent le maniement de l’insulte, du sous-entendu sexuel et de la boutade graveleuse, « pour que je sache me défendre ». C’est la vérité officielle : je suis un pauvre petit Français qui, lors de sa première enquête, s’est fait rouler dans la farine par des voyous, et qui a maintenant rejoint le camps du Bien, le camps démocratique, de l’ouverture et de la libre-pensée. En même temps, les gens du secteur savent que les choses sont plus complexes : que personne ne m’a violé dans le quartier du haut, et que je reste profondément lié à Ziad jusque dans ces gesticulations. Des personnages interlopes viennent me trouver sur le carrefour et ils me testent, ils me font comprendre que je suis sa « chose », que j’existe par sa seule volonté. C’est évident mais je ne peux pas l’admettre, je dois me défendre subjectivement, ou alors mon enquête n’avancera jamais…

À mon départ (fin juillet 2006), j’ai réorienté ma thèse vers l’étude de la vulgarité, des boutades sexuelles, et plus généralement la dimension « homoérotique » de la sociabilité masculine. Bref, j’ai mis les pieds dans le plat. Entre temps Ziad s’est marié, mais la jeune femme repartira chez son père quelques mois plus tard. Ziad se réfugie alors dans une forme de mysticisme, prônant un dénuement radical et le refus de la modernité. Il attire à lui quelques disciples parmi ses amis d’enfance, qui m’ont confié par la suite que c’était la période la plus heureuse de leur vie. Mais Ziad fait encore scandale avec sa salle de prière alternative, où l’on ose recalculer les horaires de prière, en fonction des recherches astronomiques du Guide Suprême. Les notables locaux, qui voient leurs enfants sous influence, obligent Nabil à fermer la pièce de son frère. Nabil trouve la mort peu après sur la route d’Aden, le lendemain de l’Aïd (31 décembre 2006).


Au Hawdh al-Ashraf, Nabil était une légende. Avec Abdallah Othman (que l’on voit dans la vidéo), il faisait partie d’une génération élevée dans ce nouveau quartier, après les années fastes de la jeune République, mais avant l’afflux des populations rurales induit par le boom d’urbanisation (lié aux investissements des émigrés, non à l’activité propre de la ville). Le Hawdh était leur territoire, et ils savaient obtenir l’allégeance de toutes les bandes environnantes. Au milieu des années 1990, Nabil est recruté par la Municipalité de Taez, et devient directeur adjoint à l’inspection des souks centraux, un poste particulièrement exigeant. Nabil appelait souvent à la rescousse son frère Ziad, qui était de la même trempe, mais aussi plus réfléchi et calculateur. Pour tenir un espace envahi par les vendeurs ambulants et les devantures sauvages, Nabil devait tenir une troupe d’inspecteurs à peine rémunérés, et tous les passe-droits obtenus par les commerçants auprès de sa hiérarchie. Comme tous les grands dictateurs, il menaçait régulièrement de démissionner avec fracas. Ses supérieurs venaient toujours le chercher chez lui, car on lui devait la stabilité de l’activité commerciale.

Et ils sont là encore à son enterrement, ils font l’éloge du défunt, et veulent quelqu’un pour reprendre le poste. Seul Ziad aurait les épaules - Yazid n’a jamais exercé que des petits boulots - seulement Ziad refuse obstinément. Atterrée, la famille se laisse convaincre que la Science pourrait le faire changer d’avis. Ziad est envoyé à la clinique psychiatrique, et diagnostiqué au passage comme « schizophrène », mais les électrochocs n’y font rien. Le poste part à un cousin, et cette famille tombe dans la pauvreté. Ébranlé, Ziad craint dorénavant sa propre mère, qu’il suspecte de mettre des médicaments dans sa nourriture, et il jure de se venger un jour en mettant le feu.

* * *

En Irak, c’est l’époque de l’enlisement américain, et les décapitations d’Occidentaux se généralisent. Ces images ne me quittent plus depuis que j’ai appris la mort de Nabil, le 1er janvier, en leur présentant mes vœux au téléphone. Je vis maintenant à Marseille où je suis inscrit en thèse, et je viens de terminer un semestre d’enseignement. Ma thèse est bien en place, toutes mes analyses sur « homoérotisme et urbanisation »… J’ai déjà séjourné douze mois au Yémen, et je dispose de matériaux variés, bien suffisants pour rédiger. Mais le défi est d’écrire quelque chose qui fasse sens, qui rende justice à cette histoire. Le fait que Nabil soit mort, c’est comme si le monde allait basculer. Je n’arrive pas à poser mon plan et à entamer la rédaction. Je crois que j’ai besoin d’être sur place, de sentir la présence des Yéménites à mes côtés, derrière mon dos. Mais je sens que Ziad va faire quelque chose, et j’ai eu vent de sa « mosquée radicale ». Il pourrait s’en prendre à moi…

Ce 19 août 2007, quand je reviens à Taez après un an d’absence, j’ai décidé de rester à distance. Le taxi me dépose devant mes amis commerçants, je pose ma valise derrière le comptoir, et je reste tout l’après-midi sur le carrefour. Peu après la tombée de la nuit, il me parvient la rumeur d’un incendie dans le quartier du haut. Au coin de l’avenue, j’aperçois la fumée qui s’élève sur le ciel noir, et je comprends tout de suite : « Ziad a fait ça pour que je me convertisse ». Sur le moment, je suis incapable de penser autre chose. Il me faudra de longues années pour démêler tous les fils de cette histoire, comprendre vraiment ce que Ziad a traversé. Mais le plus frappant dans ces circonstances, c’est le silence : ce soir-là, on vient me saluer comme si de rien n’était… Je suis mort de honte, mais ils ont honte aussi. Quelques jours plus tard j’entre enfin dans le quartier. Je trouve Yazid en train de lessiver les murs, et je lui donne un coup de main. C’est le début d’une longue amitié.

La laïcité mise en abîme

Je deviens musulman quelques semaines plus tard, avec le début de Ramadan, sans rien demander à personne. Je commence à faire la prière dans ma chambre d’hôtel, pendant la première journée de jeûne. Le soir je mange chez mes amis horlogers, je rejoindrai la prière et je sais qu’ils ne me demanderont rien : Lotfi et ses frères se réclament de la liberté de conscience, et ils détestent les tartufferies. Deux jours plus tard, je pénètre pour la première fois dans la mosquée du carrefour, interdite aux « infidèles », sous les regards étonnés. Quand on vient finalement m’interroger, je prononce la double profession de foi. Il n’y a rien d’autre à dire.

En même temps que je progresse dans la foi, je m’oriente vers une nouvelle forme d’analyse, en termes de rétroaction, qui transfigure en retour mes relations sur le terrain. Car j'ai une intuition : la différenciation sociale se trouve d'abord dans l'oeil de l'observateur (à mon retour en France, j'appellerai ça le théorème de l'enchantement ethnographique - voir ici). Je m'accroche au regard surplombant de Dieu, l'Unique, qui me voit devant l'ordi et aussi sur le terrain. Logiquement si j'arrête d'observer, la société devrait cicatriser, la chair devrait se reformer autour de nous. Et ça marche.

Mais des barbus expliquent que ce n’est pas possible, qu’il faut que je sois « formé ». Ils viennent protester auprès de mes amis, mais sont éconduits par Lotfi. J’entame un dialogue respectueux. Certains font le grand numéro au converti occidental, déclamant tant et tant « qu’ils m’aiment en Allah », sans se douter qu’ils s’engagent en terrain sensible. Je veux croire en la sincérité de l’intention, mais je ne peux m’empêcher de me demander : ont-ils la moindre idée de l’amour qui m’a déjà été donné, pour que j’en arrive à ce stade ? Déjà huit ans que j’apprends l’arabe, et quatre ans que je fais « l’observation participante » de la société yéménite : si aujourd’hui je me convertis, quelque part je dois déjà savoir pourquoi… Ont-ils la moindre idée de l’incongruité de leurs paroles, en ces circonstances ? Je pourrais aussi leur expliquer que j’ai toujours été strictement laïque - y compris en refusant le culturalisme : j'ai toujours refusé d’expliquer quoi que ce soit par « l’islam », et c’est ce qui me permet d'abattre cette carte-là maintenant. Mais comment leur expliquer ? Globalement la greffe ne prend pas. De toute façon, je ne me suis pas converti pour connaître les islamistes yéménites, plutôt pour revenir dans mon propre pays.

Fonctions d'une « schizophrénie »

Quand je reviens à Taez un an plus tard (automne 2008), je ne supporte simplement plus ce carrefour. L’islam m’a changé, la solitude aussi. À présent, la complaisance des rapports me brûle le visage. Alors je pars vivre dans un autre quartier, plus anonyme. Mais Ziad vient de sortir de prison, et je me rends à son chevet tous les jours.

Au cours de l'année écoulée, suite à ma conversion à l’islam, je me suis lancé dans une révision tous azimuts de l’anthropologie et des sciences sociales - un chantier qui m’empêche de postuler sérieusement à un poste d’ATER. Pour sauver mon travail de thèse, j’ai besoin de croire en la « schizophrénie » de Ziad. Je sais bien que sur place, personne n’a vraiment cru à ce diagnostique : on a essayé comme ça, dans l’espoir de remettre Ziad au travail… Mais justement, cela me permet de mobiliser l’anti-psychiatrie. J'ai emporté avec moi le second tome de Vers une écologie de l'esprit - le tome que ne lisent pas les anthropologues… La « schizophrénie » de Ziad, paradoxalement, me permet d’envisager mon rôle dans cette affaire sans être terrassé par la honte. Et Yazid joue le jeu, avec patience, en fait il se laisse toucher.

Yazid, Mustafa et Wa'il vendent des sambossas sur un comptoir improvisé, devant le volet fermé d'un magasin.
Ramadan 2004, Yazid vend des sambossas et du jus de citron à l'entrée du souq Al-Samîl.

Yazid se sentait différent de ses deux frères : il n’avait jamais appris à se battre, ça ne l’intéressait pas de défendre son territoire, et en aucun cas il ne voulait vivre sur l’argent de Nabil. Donc jusque là, il avait toujours travaillé en s’exilant aux quatre coins du pays, comme font les Taezis : mécanicien, serveur, chauffeur ou ouvrier. Mais le voilà en charge de ses vieux parents, en plus de sa femme, d'une petite fille et un nouveau bébé en route, qui s'appellera Nabil. Désormais, Yazid est contraint de rester à Taez, d’assurer sur place une subsistance…

En cet automne 2008, une nouvelle idylle fait jour entre nous, dont Ziad tel le Saint Esprit est le témoin surplombant. Une nouvelle expérience de l’enthousiasme amoureux, que je n'avais pas revécu depuis 2003. Mais je le vis cette fois avec de la bouteille, tout mon arsenal de boutades et d'aisance « homoérotique », et en même temps la pudeur de la foi.

Dans ce contexte, Ziad développe de vrais symptômes de schizophrénie : il passe ses journées en conversation avec un metteur en scène imaginaire, qu’il insulte souvent copieusement…

Le 17 novembre 2008, dernier jour de mon cinquième séjour, je sors une caméra vidéo (visionnable ici, de 9:28 à 11:23).

En fait avec Yazid, je désapprends la vulgarité. Y compris intellectuelle. J'apprends peu à peu à me retirer, pour de vraies raisons. Faute de financement, je me replie chez ma mère en région parisienne. Je ne connais plus personne, mais Yazid passe des heures dans les cybercafés, pour parler avec moi sur Skype. Au printemps 2009, je lui annonce mon Prix Michel Seurat. Trois jours plus tard, il m'annonce qu'il s'est fait élire ‘aqil de son quartier - une sorte de shériff local, interlocuteur de l’administration. Moi bien sûr, cette idée m’effraie. De mon point de vue à l’époque, la priorité était d’entourer Ziad, plutôt que de le renvoyer en prison. Car sa rémission éventuelle aurait fait ma célébrité comme chercheur, et nous aurait tous sortis du besoin… Les deux années suivantes, ce désaccord avec Yazid ne fait que s’accentuer. Ma candeur et ma naïveté rend difficile nos rapports, mon déni devient parfois tyrannique, difficilement gérable pour Yazid, qui doit déjà se battre pour garder sa place de shériff. Après un ultime séjour, je décide de me retirer du Yémen pour préserver cette relation, en attendant des jours meilleurs : quand j’aurai soutenu ma thèse, et quand je n’aurai plus rien à attendre d’eux. Je rentre donc en France à la fin de l'année 2010. Mais quelques semaines plus tard, il apparait que l’Histoire a conçu d’autres plans…

(voir légende)
17 novembre 2008, fête de départ improvisée à la fin de mon cinquième séjour.
Installés à l'entrée du quartier avec Ziad, son frère Yazid et son cousin Waddah, les voisins passent se faire photographier devant nous (ici Omar et Mustafa). Une cérémonie très informelle, mais pour moi un moment important….

Épilogue

2011. La société arabe se montrant soudain sous son vrai jour : montrant la dignité, la bienveillance, le pacifisme - et toutes les plumes spécialistes soudain suspendues, comme prises d’effroi. Cette année-là, la société arabe a soulevé son voile, et poignardé au coeur la modernité. Les sciences sociales arrivent toujours après. Quand le mouvement s'est enlisé, elles sont revenues de plus belle, encore bouleversées par cette épiphanie… Et j'ai fait la même chose : en 2003 lors de mon premier terrain, la société yéménite s’est dévoilée à moi, et je n’ai pas su soutenir son regard. J’en ai toujours parlé pudiquement, mais rien n’y a fait : la communauté scientifique n’a jamais pu intégrer cette histoire que je tentais de nommer. Finalement en décembre 2017, j’ai voulu faire toute la lumière.


C'était fin septembre 2003, un mois avant mon vol retour. À ce stade Ziad n’avait plus aucune prise sur les évènements, et il avait préféré se retirer dans son village. Moi je voulais rester à Taez, continuer à faire des entretiens, car je commençais à peine à saisir…

Tard le soir, des jeunes profitent de la fraîcheur de la nuit dans une ruelle, et je suis assis avec eux. Soudain un cousin arrive vers nous en hâte : il dit que Nabil est sorti, qu’il est décidé à « enculer le Français ». Tout le monde déguerpit, on me fait monter dans un appartement. Effectivement un moment plus tard, Nabil est devant l’immeuble. Notre ami lui répond depuis le balcon, il dit que le Français est déjà rentré chez lui. Plusieurs heures nous restons ainsi cachés dans le noir, et les jeunes continuent de se confier à moi. Ils me parlent de leur vie, de ce Régime et de tous ces « grands frères » dont ils ne supportent plus la domination. Puis au milieu de la nuit, ils m’exfiltrent jusqu’au carrefour et je prends un taxi.

Le lendemain de cet incident, j’apprends par les yéménites francophones que Houda est de passage à Sanaa. Comme j’ai besoin de souffler, je décide de monter lui faire une surprise. Me voilà donc avec Houda au bord de la birké du Centre Français de Sanaa, en train de lui raconter mes aventures, et que je viens d’échapper à une tentative de viol par le chef de la police des souks - mais à part ça tout va bien, je gère… Deux bises, et Houda me laisse repartir dans la ville, pas vraiment rassurée.

Finalement je passerai le reste du séjour à Sanaa, avec un cousin de Ziad et de Nabil qui travaille dans une banque de la Capitale. Waddah semble un interlocuteur très sérieux, prêt à répondre à toutes mes questions. Il a grandi à Taez et connaît tous les protagonistes de mon histoire. Il entend parler de moi depuis deux mois, mais il n’a été témoin de rien. Avec lui, je peux reprendre tous mes matériaux, d’une manière que Ziad n’aurait jamais accepté de faire. Pourtant à l’aube du troisième jour, Waddah toque à la porte de ma chambre pour me réveiller : de but en blanc, il me propose d’avouer mes penchants homosexuels. Il s’est monté la tête toute la nuit, et il a décidé de me prendre au réveil, après la prière de l'aube, persuadé que je me confierai sans difficulté. Moi je me frotte les yeux, en pensant qu'il doit voir ma tête, je le sens déjà se décomposer… Alors j’interprète sa question comme une proposition, instinctivement. Je lui prends la main, et retourne avec lui vers le salon.

Bien sûr, rien de tout ça n’est évoqué dans le mémoire de maîtrise que j’ai rédigé l’année suivante. À la page 110, la description des derniers moments à Taez est plutôt lucide - mais une fois le mémoire déposé, je ne sais plus expliquer ce geste : l’écriture a tout effacé. Puisque je veux à tout prix retourner à Taez, je finis par penser que l'homosexualité est en fait ma vraie nature, et que sur le moment j'ai désiré Waddah. À l’été 2004, « homosexualité » est le nom d’une intuition profonde qui me lie dorénavant à cette société. Et c’est dans ce contexte, lors de mon retour après ce premier passage à l’écriture, que se manifeste le « blocage psychologique » de Ziad. Quant à Nabil, je l’ai mis dans une case. Je retiens qu'il est vraiment sorti pour me violer ce soir-là, et que son geste traduit une « pression » exercée par le Régime. Nabil devient la seule personne à Taez que je ne cherche pas à comprendre.

Il m'a fallu quinze ans pour comprendre ce qui s’est vraiment passé cette nuit-là : cette pseudo-tentative de viol était un fantasme collectif, projeté par les Yéménites sur l’écran de ma subjectivité. Un fantasme inscrit dans le langage que nous parlions, dans la modernité yéménite et les mots de notre rencontre. L'ambiguité était permanente : toute personne qui m'accueillait était susceptible de me violer - ou du moins fallait-il que les Yéménites me le fassent croire, faute de quoi ma présence n’était pas gérable. C’était la clé de ce régime, et sans que je m’en rende compte, toutes mes représentations s’étaient organisées à cette fin. Mais ce soir-là en réalité, Nabil était simplement sorti nous dire de faire moins de bruit, pour ne pas gêner les voisins.

Voilà l’histoire toute simple, presque anecdotique, autour de laquelle s’est construit tout mon travail. Et je n’en veux pas aux Yéménites qui ont inventé mon mariage avec un « nègre », car je ne faisais pas mystère de ma découverte vers l’année 2005, dans le petit milieu du cours d’arabe de l’ENS : c'était devenu une identité. Houda trouvait ça super que je me sois trouvé au Yémen, comme beaucoup d’autres personnes autour de moi. Puis le malheur a frappé Ziad, comme il allait frapper le Yémen dix ans plus tard - mais dix années n’ont pas été suffisantes pour clarifier ce malentendu. Ceci parce que la prise en charge de l’islam par les sciences sociales est sous-tendue par un certain écosystème relationnel, et quelles que soient les précautions prises, notre histoire l’attaquait trop frontalement. Donc Ziad - comme Yazid, Waddah et les autres - a dû apprendre à porter cette histoire pendant quinze ans. Et moi, à porter la honte d’être attaché à cette famille, où apparemment on avait tenté de me violer.

Ziad à Taez portant de la ferraille  Ziad à Taez portant de la ferraille  Ziad à Taez portant de la ferraille
Janvier 2021, Ziad traîne des carcasses en métal à travers une ville en guerre, et gagne ainsi sa subsistance. (Photos postées sur Facebook par Samir Ismail et Abdallah Othman).


Précision administrative : Deux personnes de nationalité yéménite sont inscrits en qualité de membres honoraires de l'association, bien que dans l’impossibilité de participer directement à ses activités depuis une ville en guerre :

L’association a pour objet, entre autres, d'oeuvrer pour faire reconnaître notre histoire commune.

Retour