Orient consulting

Le Making Of d'un vaudeville yéménite

(8 décembre 2020)

Qu’un chercheur au Moyen-Orient soit confronté à une mésaventure d’ordre sexuel dans ses premières pérégrinations, cela n’a rien d’exceptionnel - c’est même quelque part un passage obligé. Ce qui est plus rare, c’est la volonté d’être aussi lucide que possible sur cet incident et sur ses effets, qu’on a plutôt l’habitude de balayer sous le tapis. Ayant prétendu relever ce défi de la réflexivité, je ne pouvais pas y couper : je devais un jour porter l’explicitation jusqu’à son terme.

Si vous consultez mes textes les plus récents à propos du Yémen (2018 et 2020), vous verrez qu’ils tournent souvent autour d’un imbroglio sexuel survenu à la fin de mon premier séjour (octobre 2003) : une petite histoire impliquant plusieurs acteurs, avec une pseudo-tentative de viol suivie d’un vrai passage à l’acte inattendu, de sorte que l’on ne sait plus très bien in fine qui a violé qui dans cette affaire. De cette expérience, j’ai réussi ces dernières années à faire une histoire drôle et tendre, une sorte de vaudeville yéménite : Qui veut violer l’ethnographe français ?… L’histoire permet d'entrer d'emblée dans le vif du sujet, elle sert de métaphore à mon enquête toute entière, au rapport des Yéménites aux sciences sociales, et peut-être de révélateur sur les sciences sociales elles-mêmes, plus généralement. Je n'ai pas fini d'en découvrir les subtilités et d'en dégager les implications, comme un diamant que je taille patiemment, pour le rendre plus accessible et transparent. Je crois que je n'en comprendrai toutes les facettes que le jour où nous serons à nouveau réunis, les acteurs de cette histoire et moi, dans ce monde ou le suivant. À vrai dire, j'ai bon espoir que cette histoire contribue à nous réunir ici-bas.

Pourtant à l’origine, c’est une affaire que j’ai mise sous le tapis moi-aussi. Revenant de ce premier long séjour de trois mois, j’avais suffisamment de matériaux pour rédiger ma maîtrise et écrire un bon vaudeville, rien qu’avec les péripéties des deux premiers mois, sans évoquer cet épilogue humiliant. Mais une fois ce travail terminé, malgré ce qui s’était passé et que j’avais tû, j’étais plus décidé à repartir que jamais. Alors ma vie en France s’est effondrée, et j’ai passé les dix années suivantes à remuer les cendres de cette histoire dans ce même quartier de Taez, auprès des mêmes interlocuteurs, qui m’ont toujours accompagné dignement. Évidemment, il n’était pas question à l’époque de revenir sur cette expérience. En fait je n’étais même plus capable de penser ce qui s’était passé, donc on ne trouve pas un mot dans mes écrits, même pas un mot dans mes analyses personnelles.

Certes à un certain stade de mon enquête (2006), j’ai commencé à spéculer sur la dimension « homoérotique » des rapports sociaux yéménites. Un livre venait d’être publié sur le sujet par l’historienne et anthropologue Jocelyne Dakhlia, qui était devenue entre temps ma directrice de recherche. Du point de vue de mon cheminement dans la société yéménite, ça s’inscrivait aussi dans un contexte bien spécifique : en réaction d’une part aux rumeurs infamantes diffusées sur mon compte dans la petite société yéménite francophone, d’autre part aux comportement paradoxal de Ziad (l’interlocuteur principal de ma première enquête) qui commençait à devenir fou. Un an plus tard j’étais devenu musulman, donc c’est avec encore plus de précautions que j’évoquais la thématique de « l’homoérotisme ».

Quand bien même j’aurais su raconter ce qui s’était passé en octobre 2003, je considérais que ça n’apportait rien : ça se jouait hors-champ, loin du quartier, par définition. C'était mon premier arrachement au terrain, mon premier passage à l'écriture, ça touchait à la limite du connaissable… Faire de cette expérience un objet d'analyse, socio- ou anthropologique, ça n'avait aucun sens. Moyennant quoi, on avait beau jeu de me trouver pas clair, que je cachais quelque chose, tout en me reprochant aussi d’en dire trop. Pour mes interlocuteurs à Taez, ma posture était parfaitement cohérente et c'est tout ce qui importait.

 * * *

Seulement après l’assassinat d’Ali Abdallah Saleh le 4 décembre 2017 - soit sept ans après mon dernier séjour, j’ai commencé à re-venir sur le dénouement de mon premier terrain. Cette fois le Yémen avait vraiment touché le fond. Le régime ne se relèverait pas, les sciences sociales elles-mêmes étaient en déroute, et ma pudeur n’avait plus aucun sens.

J’ai commencé par mettre en ligne mes ébauches de chapitres, instinctivement : des textes non-aboutis faute d’interlocuteurs, mais composant l’essentiel d’une très bonne thèse, et que je continuais de cacher jusque là, pour le jour où. Cinq ans après l’abandon de ma thèse, je restais encore inhibé par l’espoir de satisfaire aux exigences académiques. Rien que de mettre en ligne ces textes inachevés, j’avais le sentiment de me mettre à nu. C’était le cap le plus difficile à franchir.

« Publication unilatérale de ma thèse » (Décembre 2017)

Juste après j’ai voulu monter un film, à partir des rares vidéos dont je dispose. Une seule fois j’étais sorti avec une caméra, pour avoir des souvenirs personnels : le 17 novembre 2008 à la fin de mon cinquième terrain, jour de ma seule et unique « fête de départ », organisée par le quartier de ma toute première enquête… Des images intimes, dont je n’aurais jamais fait usage dans mon travail. Je n’imaginais pas que le monde académique finirait par m’avoir à l’usure, et qu’il ne me resterait finalement que ces images entre les mains. Je n’imaginais pas plus qu’un jour cette ville insouciante n’existerait plus. Je ne réalise toujours pas à vrai dire, même si j'ai des images, pour moi ce quartier ne peut pas disparaître. Bien sûr sur Youtube, la vidéo a fait un tabac…

« Mes adieux filmés au Hawdh al-Ashraf » (24 janvier 2018)

En fouillant dans mes archives, j’ai aussi découvert un enregistrement audio, peu après mon retour en mars 2006, où un jeune du quartier évoque explicitement cette histoire d'octobre 2003 devant Ziad et moi. L’enregistrement est humiliant parce que je parle vraiment très mal arabe, et j’y vais vraiment avec mes gros sabots de sociologue. Mais en même temps, quand Abdallah lâche finalement le morceau, on m’entend presque sourire - apprenant laborieusement à conjuguer le verbe « baiser », j'entrevois soudain des perspectives insoupçonnées… - et on entend aussi Ziad hurler de douleur. Toute l’histoire est renfermée dans cet enregistrement de deux minutes, alors je l’ai placé au milieu de mon film, à la 23ème minute (sur cet extrait je viens d'ajouter les sous-titres, à activer en bas de l'écran).

Deux mois plus tard j’ai voulu transformer l’essai : 26 minutes face-caméra où je raconte la tentative de viol, le passage à l’acte, et qu’en fait tout ça n’était qu’une mise en scène…

« Ce qui m’est arrivé en 2003 » (29 mars 2018)

Et puis encore deux mois plus tard (mai 2018), j’ai eu une révélation en re-visionnant cette vidéo, en me regardant moi-même parler de cette histoire. J’ai réalisé qu’en fait ce n’était même pas une mise en scène, que tout s’était construit entre moi et mes interlocuteurs, la projection de leurs espoirs et de leurs fantasmes, sur l’écran de ma subjectivité. J’ai été très ému en réalisant que Nabil (décédé fin 2006) n’avait en fait jamais tenté de me violer, qu’il n’avait même pas cherché à m’intimider. J’ai cherché à comprendre comment cette scène avait pu rester si longtemps gravée dans ma mémoire. Ça a donné un chantier d’écriture, intitulé « scène primitive ».

« Scène primitive. Un chantier ethnographique du Yémen d'avant-guerre »
(Sur une révélation du 27 mai 2018. Première mise en ligne le 28 octobre 2018).

Juste après, les Gilets Jaunes faisaient irruption dans le paysage français, le 17 novembre 2018 (dix ans jour pour jour après les images de ma fête de départ…). Pour moi ça voulait dire : les sciences sociales enfin contestées sur leur propre sol ! J’ai rejoint le mouvement, timidement d’abord (voir ici), puis j’ai trouvé ma place dans les AGs et j’ai cessé d’écrire. J’ai passé l’année 2019 à écrire pour les autres, une année riche en socialisation militante : d’abord avec les Gilets Jaunes, puis dans un mouvement pour les municipales, dont j’ai vécu aux premières loges la débâcle annoncée. Après cette expérience (c’est-à-dire pendant le premier confinement), j’ai eu besoin d’écrire à nouveau, cette fois sur le versant français de cette histoire. J’y raconte les premières années de ma vie d’adulte, de 18 à 23 ans, jusqu’à la révélation de mon « homosexualité », une certaine nuit de juin 2004…

« Déconfinement. Récit autobiographique (1998-2004) et essai de généalogie familiale »
(Rédigé du 4 avril au 11 mai 2020)

En juillet 2020, j’ai également mis en ligne les pages correspondantes de mon journal de terrain, retranscrites et annotées. Dans ces pages en fait il n’y a  pas grand-chose à voir, c’était juste une manière de clore définitivement ce chantier. Je me suis fait ce cadeau, le jour de mes 40 ans.

« Le verbatim de mon agression sexuelle (Document exclusif BFMTV !) »
(15 juillet 2020)

Voilà les circonstances dans lesquelles cette expérience d’octobre 2003 est devenue un objet d’écriture, petit à petit, sous des angles différents. Un jour peut-être, lorsque les conditions politiques auront changé, il sera possible d’en faire une seule et même histoire, d'en tirer quelques enseignements, et de vivre à nouveau dans le même monde. En attendant les textes sont là, vous pouvez vous y promener.

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