Le Making Of
d'un vaudeville yéménite
Qu’un chercheur au Moyen-Orient soit
confronté à une mésaventure d’ordre sexuel dans ses
premières pérégrinations, cela n’a rien
d’exceptionnel - c’est même quelque part un
passage obligé. Ce qui est plus rare, c’est la volonté
d’être aussi lucide que possible sur cet incident et
sur ses effets, qu’on a plutôt l’habitude de balayer
sous le tapis. Ayant prétendu relever ce défi de la
réflexivité, je ne pouvais pas y couper : je
devais un jour porter l’explicitation jusqu’à son
terme.
Si vous consultez mes textes les plus
récents à propos du Yémen (2018 et 2020), vous verrez
qu’ils tournent souvent autour d’un imbroglio sexuel
survenu à la fin de mon premier séjour (octobre
2003) : une petite histoire impliquant plusieurs
acteurs, avec une pseudo-tentative de viol suivie d’un
vrai passage à l’acte inattendu, de sorte que l’on ne
sait plus très bien in fine qui a violé qui
dans cette affaire. De cette expérience, j’ai réussi
ces dernières années à faire une histoire drôle et
tendre, une sorte de vaudeville yéménite : Qui
veut violer l’ethnographe français ?…
L’histoire permet d'entrer d'emblée dans le vif du
sujet, elle sert de métaphore à mon enquête toute
entière, au rapport des Yéménites aux sciences
sociales, et peut-être de révélateur sur les sciences
sociales elles-mêmes, plus généralement. Je n'ai pas
fini d'en découvrir les subtilités et d'en dégager les
implications, comme un diamant que je taille
patiemment, pour le rendre plus accessible et
transparent. Je crois que je n'en comprendrai toutes
les facettes que le jour où nous serons à nouveau
réunis, les acteurs de cette histoire et moi, dans ce
monde ou le suivant. À vrai dire, j'ai bon espoir que
cette histoire contribue à nous réunir ici-bas.
Pourtant à l’origine, c’est une
affaire que j’ai mise sous le tapis moi-aussi.
Revenant de ce premier long séjour de trois mois,
j’avais suffisamment de matériaux pour rédiger ma
maîtrise et écrire un bon vaudeville, rien qu’avec les
péripéties des deux premiers mois, sans évoquer cet
épilogue humiliant. Mais une fois ce travail terminé,
malgré ce qui s’était passé et que j’avais tû, j’étais
plus décidé à repartir que jamais. Alors ma vie en
France s’est effondrée, et j’ai passé les dix années
suivantes à remuer les cendres de cette histoire dans
ce même quartier de Taez, auprès des mêmes
interlocuteurs, qui m’ont toujours accompagné
dignement. Évidemment, il n’était pas question à
l’époque de revenir sur cette expérience. En fait je
n’étais même plus capable de penser ce qui
s’était passé, donc on ne trouve pas un mot dans mes
écrits, même pas un mot dans mes analyses
personnelles.
Certes à un certain stade de mon
enquête (2006), j’ai commencé à spéculer sur la
dimension « homoérotique » des rapports
sociaux yéménites. Un livre
venait d’être publié sur le sujet par l’historienne et
anthropologue Jocelyne Dakhlia, qui était devenue
entre temps ma directrice de recherche. Du point de
vue de mon cheminement dans la société yéménite, ça
s’inscrivait aussi dans un contexte bien
spécifique : en réaction d’une part aux rumeurs
infamantes diffusées sur mon compte dans la petite
société yéménite francophone, d’autre part aux
comportement paradoxal de Ziad (l’interlocuteur
principal de ma première enquête) qui commençait à
devenir fou. Un an plus tard j’étais devenu musulman,
donc c’est avec encore plus de précautions que
j’évoquais la thématique de
« l’homoérotisme ».
Quand bien même j’aurais su raconter
ce qui s’était passé en octobre 2003, je considérais
que ça n’apportait rien : ça se jouait
hors-champ, loin du quartier, par définition. C'était
mon premier arrachement au terrain, mon premier
passage à l'écriture, ça touchait à la limite du
connaissable… Faire de cette expérience un objet
d'analyse, socio- ou anthropologique, ça n'avait aucun
sens. Moyennant quoi, on avait beau jeu de me trouver
pas clair, que je cachais quelque chose, tout en me
reprochant aussi d’en dire trop. Pour mes
interlocuteurs à Taez, ma posture était parfaitement
cohérente et c'est tout ce qui importait.
* * *
Seulement après l’assassinat d’Ali
Abdallah Saleh le 4 décembre 2017 - soit sept ans
après mon dernier séjour, j’ai commencé à re-venir sur
le dénouement de mon premier terrain. Cette fois le
Yémen avait vraiment touché le fond. Le régime ne se
relèverait pas, les sciences sociales elles-mêmes
étaient en déroute, et ma pudeur n’avait plus aucun
sens.
J’ai commencé par mettre en ligne mes
ébauches de chapitres, instinctivement : des
textes non-aboutis faute d’interlocuteurs, mais
composant l’essentiel d’une très bonne thèse, et que
je continuais de cacher jusque là, pour le jour où.
Cinq ans après l’abandon de ma thèse, je restais
encore inhibé par l’espoir de satisfaire aux exigences
académiques. Rien que de mettre en ligne ces textes
inachevés, j’avais le sentiment de me mettre à nu.
C’était le cap le plus difficile à franchir.
« Publication
unilatérale de ma thèse » (Décembre 2017)
Juste après j’ai voulu monter un
film, à partir des rares vidéos dont je dispose. Une
seule fois j’étais sorti avec une caméra, pour avoir
des souvenirs personnels : le 17 novembre 2008 à
la fin de mon cinquième terrain, jour de ma seule et
unique « fête de départ », organisée par le
quartier de ma toute première enquête… Des images
intimes, dont je n’aurais jamais fait usage dans mon
travail. Je n’imaginais pas que le monde académique
finirait par m’avoir à l’usure, et qu’il ne me
resterait finalement que ces images entre les mains. Je
n’imaginais pas plus qu’un jour cette ville
insouciante n’existerait plus. Je ne réalise toujours
pas à vrai dire, même si j'ai des images, pour moi ce
quartier ne peut pas disparaître. Bien sûr sur
Youtube, la vidéo a fait un tabac…
« Mes
adieux filmés au Hawdh al-Ashraf » (24
janvier 2018)
En fouillant dans mes archives, j’ai
aussi découvert un enregistrement audio, peu après mon
retour en mars 2006, où un jeune du quartier évoque
explicitement cette histoire d'octobre 2003 devant
Ziad et moi. L’enregistrement est humiliant parce que
je parle vraiment très mal arabe, et j’y vais vraiment
avec mes gros sabots de sociologue. Mais en même
temps, quand Abdallah lâche finalement le morceau, on
m’entend presque sourire - apprenant
laborieusement à conjuguer le verbe
« baiser », j'entrevois soudain des
perspectives insoupçonnées… - et on entend aussi
Ziad hurler de douleur. Toute l’histoire est renfermée
dans cet enregistrement de deux minutes, alors je l’ai
placé au milieu de mon film, à la 23ème
minute (sur cet extrait je
viens d'ajouter les sous-titres, à activer en bas de
l'écran).
Deux mois plus tard j’ai voulu
transformer l’essai : 26 minutes face-caméra où
je raconte la tentative de viol, le passage à l’acte,
et qu’en fait tout ça n’était qu’une mise en scène…
« Ce
qui m’est arrivé en 2003 » (29 mars 2018)
Et puis encore deux mois plus tard
(mai 2018), j’ai eu une révélation en re-visionnant
cette vidéo, en me regardant moi-même parler de cette
histoire. J’ai réalisé qu’en fait ce n’était même pas
une mise en scène, que tout s’était construit entre
moi et mes interlocuteurs, la projection de leurs
espoirs et de leurs fantasmes, sur l’écran de ma
subjectivité. J’ai été très ému en réalisant que Nabil
(décédé fin 2006) n’avait en fait jamais tenté de me
violer, qu’il n’avait même pas cherché à m’intimider.
J’ai cherché à comprendre comment cette scène avait pu
rester si longtemps gravée dans ma mémoire. Ça a donné
un chantier d’écriture, intitulé « scène
primitive ».
« Scène
primitive. Un chantier ethnographique du Yémen
d'avant-guerre »
(Sur une révélation du 27 mai 2018. Première mise en
ligne le 28
octobre 2018).
Juste après, les Gilets Jaunes
faisaient irruption dans le paysage français, le 17
novembre 2018 (dix ans jour pour jour après les images
de ma fête de départ…). Pour moi ça voulait
dire : les sciences sociales enfin contestées sur
leur propre sol ! J’ai rejoint le mouvement,
timidement d’abord (voir ici),
puis j’ai trouvé ma place dans les AGs et j’ai cessé
d’écrire. J’ai passé l’année 2019 à écrire pour les
autres, une année riche en socialisation
militante : d’abord avec les Gilets Jaunes, puis
dans un mouvement pour les municipales, dont j’ai vécu
aux premières loges la débâcle annoncée. Après cette
expérience (c’est-à-dire pendant le premier
confinement), j’ai eu besoin d’écrire à nouveau, cette
fois sur le versant français de cette histoire. J’y
raconte les premières années de ma vie d’adulte, de 18
à 23 ans, jusqu’à la révélation de mon
« homosexualité », une certaine nuit de juin
2004…
« Déconfinement.
Récit autobiographique (1998-2004) et essai de
généalogie familiale »
(Rédigé du 4 avril au 11 mai 2020)
En juillet 2020, j’ai également mis
en ligne les pages correspondantes de mon journal de
terrain, retranscrites et annotées. Dans ces pages en
fait il n’y a pas grand-chose à voir, c’était
juste une manière de clore définitivement ce chantier.
Je me suis fait ce cadeau, le jour de mes 40 ans.
« Le
verbatim de mon agression sexuelle (Document
exclusif BFMTV !) »
(15 juillet 2020)
Voilà les circonstances dans
lesquelles cette expérience d’octobre 2003 est devenue
un objet d’écriture, petit à petit, sous des angles
différents. Un jour peut-être, lorsque les conditions
politiques auront changé, il sera possible d’en faire
une seule et même histoire, d'en tirer quelques
enseignements, et de vivre à nouveau dans le même
monde. En attendant les textes sont là, vous pouvez
vous y promener.
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