Qui je suis
(une trajectoire française)

Sète, le 20 avril 2021

Lors de l’année 1998-1999, dans l’ambiance scolaire étouffante de classe préparatoire d’un grand lycée parisien, je vivais l’amitié la plus excitante de ma courte vie, avec un petit génie des mathématiques qui nous venait tout droit du sahel tunisien. Momo m’apprenait l’arabe au dernier rang, nous faisions ensemble les quatre cent coups, et nous avons souvent frôlé l’exclusion. Mais nous cartonnions dans nos résultats, et comme cette institution ne connaissait aucune valeur au-dessus de la réussite aux concours, nous étions intouchables. Nous donnions ainsi un peu d’air à des élèves plus en difficulté, qui nous en étaient reconnaissants.

Je rentre à l’ENS en 2000, mais ma vie a été bouleversée entre temps par la mort de mon père, foudroyé par le cancer à 51 ans. Chercheur engagé en physique des semi-conducteurs, mon père nouait des partenariats depuis les années 1980, avec des laboratoires dans ce qu’on appelait alors le tiers-monde, auxquels il envoyait par la poste des échantillons de couches atomiques, pour permettre à des étudiants de faire leur thèse. À mon tour je suis un cursus de physique, mais l’époque n’est plus la même. En septembre 2001, je suis en stage de maîtrise à Orsay sur une manip d’atomes froids, quand des avions de ligne s’écrasent sur les tours de New York. Deux mois plus tôt avec la classe d’arabe de l’ENS, j’ai découvert le Yémen, un pays dont j’ignorais même la position sur une carte. Je décide de me reconvertir à l’anthropologie.

À l’été 2003, je pars faire mon premier terrain dans une ville mineure, Taez, considérée comme la ville des premiers de la classe. Méprisée à ce titre par les tribus des Hauts Plateaux, elle l’est un peu aussi par les chercheurs étrangers, qui la voient comme peu « authentique ». Moi je cherche à retourner la table, en nouant des rapports de camaraderie scientifique que les littéraires ne pourront ignorer. Après quelques semaines je rencontre Ziad, un jeune premier au profil assez similaire, et je vis à ses côtés une première immersion décoiffante, pour nous tous : quelque chose que nous ne pouvons pas encore nommer, un Printemps Arabe dans un verre d’eau.

Les années suivantes, je peux m’appuyer sur des alliances très fortes, dans différents milieux qui ont été témoins de ma première enquête. Jusqu’en 2010, je me débats ainsi avec la complexité de l’histoire et de la sociologie locale, aussi avec les paradoxes de l’interaction d’enquête, grâce à une étude centrée sur le rôle de la vulgarité dans cette ville pourtant si cultivée. Cette démarche est très valorisée dans le contexte d’alors, où les études arabes sont confrontées au verrouillage politique préoccupant de ces sociétés, et j’obtiens un prix du CNRS en 2009. Mais je suis confronté par ailleurs aux retombées psychologiques pour mes principaux interlocuteurs, et les Taezis en France me prennent globalement pour un fou.

En 2011, cette situation s’inverse car Taez se retrouve brusquement au centre du jeu. Mais à l’heure où des islamistes arrivent au pouvoir, plus personne n’a vraiment envie de relire mon travail, et on me conseille poliment d’écrire un roman. Parmi les jeunes universitaires de ma génération, la mode est aux études décoloniales et à la dénonciation de « l’islamophobie », sur des bases intellectuelles que je ne partage ni en tant qu’anthropologue, ni en tant que croyant. Quant aux rares Yéménites insérés dans le système, globalement assommés par les évènements dans leur pays, ils voient bien que ma recherche n’a aucun poids. À Taez, Ziad ère dans les rues en proclamant l’imminence du Jugement Dernier. Fin 2013, rendu quasiment fou moi-même par le monde académique, je finis par jeter l’éponge.

Début 2014 je m’installe à Sète, pour prendre un nouveau départ là où j’ai un peu de famille. La communauté musulmane locale m’accueille et me cajole comme un oiseau tombé du nid. Grâce à leur soutien, je finis par me résoudre à travailler comme prof de maths, car à l’évidence je ne peux trouver ma place nulle part ailleurs. Cette activité s’avère stimulante - et je me lance parallèlement dans un grand rattrapage de ma culture générale, à travers le rôle des mathématiques dans l’histoire des idées. Mais je ne peux pas vraiment faire abstraction de la tragédie yéménite, ni des drames qui frappent la société française dans ces mêmes années. Remercié tacitement par l’Éducation Nationale en 2016, je décide avec soulagement de retourner à mes recherches, et de me former en droit de la laïcité.

Le Yémen touche le fond en décembre 2017, avec l’assassinat de l’ancien président Saleh. Je sais que les Yéménites, orphelins, peuvent désormais me comprendre : je décide de dissiper les dernières zones d’ombre de mon enquête, et je rétablis sur cette base un canal diplomatique avec la communauté des spécialistes. Là-dessus arrive la révolte des Gilets Jaunes, qui me redonne une certaine fierté d’être Français. Après une année 2019 riche en re-socialisation militante, et un premier confinement en mode grand déballage familial, je reprends peu à peu le chemin de l’entreprise.

Ces derniers mois, l’accompagnement de la BGE Ouest-Hérault m’a permis de préciser les contours de mon activité, compte-tenu des contraintes du monde professionnel. J’ai peu à peu abouti à la nécessité d’une distinction claire entre deux structures :

PS. Beaucoup s’imaginent que Mansour est mon nom de converti. Il n’en est rien. Houda Ayoub, légendaire prof d’arabe à l’Ecole Normale Supérieure, avait l’habitude de baptiser « Mansour » tous les Vincent qui passaient par son cours (selon une tradition des chrétiens d’Orient). Quand je retourne au Yémen pour faire du terrain, je découvre l’intérêt d’avoir un prénom arabe à peu près prononçable. Mansour, je l’associe au privilège du sociologue qui tombe du ciel avec son passeport occidental, auquel s’ouvrent chaque jour de nouvelles portes. Paradoxalement, je l’associe à une forme d’enfermement, de travestissement forcé, dont j’ai su m’extraire quelques années plus tard - précisément pour redevenir Vincent.

Une pensée pour Houda (1954-2017)


médaillon montrant le Yémen sur un globe terrestre au dessus de Sète
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