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Comprendre la césure de 2011
(mon petit théorème de l'enchantement ethnographique)
« En présence d’un observateur européen,
il y a toujours un Yéménite qui prend la pose
et un Yéménite qui vend la mèche »
Point méthodo : l’enquêteur sur le terrain
Les sciences sociales aussi ont leurs « médiateurs sociaux », auxquels ils ont recours sur leurs terrains divers et variés. La méthodologie rigoureuse (par exemple Beaud & Weber 1997) nous invite à y prendre garde, et conserve les termes de l’époque coloniale pour mieux s'en souvenir. Sur le terrain, un anthropologue a toujours deux types d’interlocuteurs :
- « l’indigène » est celui que j’observe pour ce qu’il est, pour son comportement authentique.
- « l’informateur » est celui auquel je pose des questions : celui qui comprend la logique de mon travail, et qui est disposé à me parler des autres.
Bien sûr c’est l'observateur qui, par sa présence, induit artificiellement cette distinction. À charge pour lui de reconstituer ensuite une réalité cohérente, sans postuler l’existence de deux « ethnies », comme au temps des colonies : l’une co-optable car « intelligente », l’autre réfractaire car plus « authentique »…
Malheureusement, cette exigence réflexive n’a vraiment cours que dans les études menées sur le territoire national - et encore, à condition qu’il ne soit pas question d’islam. Car au Moyen-Orient, ce fonctionnement « hybride » a longtemps été constitutif de régimes autoritaires, où le « modernisme » n’était que le langage du pouvoir. Au fond jusqu’à 2011, la pression était trop grande sur les chercheurs étrangers : tout au plus pouvions-nous soupçonner ce marché de dupes, mais en aucun cas passer outre.
Le cas spécifique du Moyen-Orient
Le théorème de l’enchantement ethnographique est une hypothèse de travail que j’ai formulée au début de l’année 2008, après mon quatrième voyage (soit quinze mois de présence sur le terrain). C’était aussi quatre années avant la vague des Printemps Arabes. Poser ce petit théorème avait presque valeur de provocation.
L'objectif était précis : mieux analyser les interactions de mon enquête sur la sociabilité masculine, et plus largement les ambivalences de la modernité yéménite. Fondée sur les outils de la sociologie interactionniste (Goffman 1973 / Winkin 1998), cette hypothèse devait me conduire à une révision des certitudes dominantes dans la recherche sur le Yémen, notamment le clivage supposé quasi-ethnique entre le Bas Yémen (“modernes et éduqués”) et les Hauts Plateaux (“tribaux et traditionnels”). Mais je n’ai pas pu mener cette révision jusqu’à son terme (si ce n'est dans la compréhension de ma propre histoire - voir vidéo ci-dessous). M'en a empêché le tabou auquel je m'attaquais, au coeur du fonctionnement des études arabes, et au-delà.
« Islamo-gauchisme » : vers une définition scientifique rigoureuse ?
En fait ce fonctionnement hybride est caractéristique de notre époque post-coloniale. Il est omniprésent mais je ne l’ai réalisé qu’à Sète, bien des années plus tard. Car en 2011, alors que je n’avais pas encore finalisé ma thèse (et que j'avais encore "le nez dans le guidon"), cette petite règle du jeu a brusquement cessé d’être opérante. Et paradoxalement, les sciences sociales sortirent de l’année 2011 renforcées dans leurs certitudes. Avec l’effondrement de ces régimes et la mise sous tutelle internationale, elles présidaient maintenant directement à la destinée des peuples… avec les résultats que l’on sait.
Au sein de la société française, le même quiproquo historique s’est joué en 2012 dans l’approche de l’affaire Merah par le nouveau pouvoir socialiste. Au coeur des dysfonctionnements de cette affaire survenue à la fin du quinquennat Sarkozy, il y avait aussi une forme de triangulation : entre le jeune terroriste, l'ambition de la Direction Centrale du Renseignement Intérieur, et le malaise du Renseignement Territorial (voir le rapport parlementaire). Les socialistes ont eu l’imprudence de rejeter ces contradictions d’une part sur les sarkozystes, d’autre part sur d’hypothétiques réseaux islamistes pilotés depuis l’étranger (voir les déclarations des ministres successifs) - bref de privilégier l’idéologie sur le réel… avec les résultats que l’on sait.
Le fond du problème est que les sciences sociales n’ont toujours pas pris acte de l’effondrement du pacte postcolonial, qui avait placé le monde arabe entre leurs mains après la disgrâce de l’Orientalisme. Avec l’effondrement de ces régimes, la réalité nous saute au visage. Le djihadisme et l’afflux de réfugiés mettent à mal le consensus national jusque dans les situations ordinaires, sur les lieux de travail et les institutions, où cette crise trouve nécessairement un écho. C’est ce qui explique, dix ans plus tard, l’extrême polarisation de la sphère publique entre « islamophobes » et « islamogauchistes ».
Puisqu'on la cherche ces jours-ci, qu'on me permette de proposer cette définition scientifique rigoureuse de « l'islamo-gauchisme » : la permanence dans certains milieux intellectuels de l'enchantement ethnographique, par-delà son effondrement dans l'ordre politique régional. Pour ma part, je mets en lumière cette répartition tacite des rôles, non pas pour la dénoncer (comme héritage colonial non-soldé), pas plus pour la justifier (par la supériorité de l’universalisme européen), mais pour la comprendre et la transcender.
L’effondrement du Moyen-Orient est un défi pour notre citoyenneté à tous, un défi que les réponses doctrinales ou sécuritaires ne sauront jamais relever : c’est un défi pour l’intelligence. Loin de renforcer l’assignation identitaire, mes interventions reconstruisent l’intelligibilité du monde que nous avons en commun. Elles réinscrivent nos expériences présentes dans les grandes structures anthropologiques, bien en amont de l’histoire coloniale. Pour affronter aujourd’hui une géopolitique nouvelle, c’est une écologie monothéiste sous-jacente qu’il nous faut redécouvrir, en exploitant toutes les ressources de la laïcité.
Mars-avril 2021
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