Entrisme et confinement

Sète, le 21 mars 2020

Ah comme je ris aujourd’hui de les savoir confinés, mes petits camarades de l’Alternative Sétoise, qui me reprochaient il y a peu de faire de l’entrisme…

Bien sûr de leur point de vue, il n’y a aucun rapport. Mais c’est bien leurs petits raisonnements étriqués qui les ont entraînés dans ce piège à rats, prisonniers de l’État néolibéral, solidaires de sa stupidité chronique. Cet État qui prétend maintenir le peuple au travail tout en l’assignant à résidence - par souci de son bien-être et de sa sécurité bien sûr… Et tous ces gens raisonnables qui n’y trouvent rien à redire : la compétence est au pouvoir et tout va pour le mieux. Juste une épidémie qui passe, et la vie redeviendra comme avant…


Alors écoutez-moi tant qu’il est encore temps, apprenez de moi ce qu’est un vrai musulman, c’est maintenant ou jamais ! Je ne vous parlerai pas des palmiers et du désert, pas d’une définition culturelle ou géographique. Mais du coeur des structures anthropologiques occidentales, je vous définirai l’islam comme un lieu épistémique, une position dans la « structure qui relie ». Le musulman européen, c’est celui qui ne fait pas d’entrisme, qui en est structurellement incapable, et pour cette raison-même, il échoue à inscrire sa présence dans les institutions1.

Mon histoire dans l’Alternative Sétoise l’illustre parfaitement, et c’est l’histoire de toute ma vie, d’où le psychodrame. Mes camarades sont tout excusés de ne pas m’avoir senti, de n’avoir pas bien compris à quelle sauce j’allais les manger. Tout est pardonné - mais écoutez-moi quand même.

Les musulmans ont toujours fait partie de l’histoire de l’Europe, et leur présence a toujours été tue, parce que les pouvoirs chrétiens ne voulaient pas s’attirer la colère du peuple. Ne faites pas les innocents, vous savez très bien ce que je veux dire…


Déjà quand j’ai tenté de revenir par la fenêtre (voir mon texte « La candidate et le CRS »), c’était pour vous mettre en garde face au désastre qui vient. Mais vous ne m’avez pas entendu, vous ne pouviez pas entendre en fait, distraits par vos passions partisanes. D’ailleurs vous sentiez bien que je n’étais pas des vôtres… Le musulman, il s’en fiche de rester sur le carreau, pourvu qu’on lui laisse sa dignité. Pourvu aussi que votre distraction ne nous mène pas au désastre… alors cette fois écoutez-moi.


« Entrisme » : le mot a été dit, dans les coulisses de la quatrième votation. Il m’a été rapporté par M., dans la bouche de Véronique, ou peut-être de F. je ne sais plus. Quelqu’un a dit : « Il fait de l’entrisme, il est suivi par les RGs, ce serait mieux qu’il n’apparaisse pas sur la liste ». Et moi, j’étais tellement gêné qu’on suggère que je faisais de l’entrisme, j’ai immédiatement retiré ma proposition de candidater au nom d’EELV. J’ai bien senti que ça dérangeait M., j’ai bien senti que chez les Verts aussi, on pensait que je faisais de l’entrisme, on n’avait pas envie de m’avoir entre les pattes. Donc j’ai candidaté en tant que simple citoyen, et comme personne ne me connaît dans les milieux de la gauche sétoise, je n’ai pas été élu. Là je l’ai quand même eu mauvaise, parce que ça faisait sept ou huit mois que je m’investissais à fond. Je suis allé bouder dans la cale de l’Alternative Sétoise, avec du coton dans les oreilles (je ne reçois plus aucun mail), et c’est de là que je vous écris.

bulletin de la votation 4

Je suis extrêmement désolé de vous embêter avec mon histoire - de vous embêter avec le Yémen, les sciences sociales, l’ENS et blablabla… Mais le fait est que je ne fais pas d’entrisme. Ma différence ne vient pas d’ailleurs, elle vient de notre maison commune, de la maison où je suis né. Le fait que vous me perceviez en termes d’entrisme, moi le converti à l'islam, cela trahit votre rapport au monde, et ça en dit plus que toutes vos professions de foi humanistes.


Jugez plutôt. Si je fais le bilan2, j’ai fait de l’entrisme trois fois dans ma vie :

  • (1) quand j’ai troqué mon statut de normalien scientifique pour un statut de normalien littéraire, juste après les attentats du 11 septembre 2001.

  • (2) quand j’ai accepté l’avance homosexuelle de Waddah [précisions ici], tout à la fin de mon premier terrain (octobre 2003).

  • (3) quand je suis devenu musulman (septembre 2007).


Mais dans les trois cas j'y croyais absolument - et j'y crois toujours… Seul le cas (2) mérite vraiment la qualification d’entrisme, dans le sens où cette relation me faisait rentrer au coeur des contradictions de mes interlocuteurs, et ça allait détruire cette famille. Mais je n’en avais aucunement conscience, j’étais juste un jeune idiot, pur produit du régime libéral des sciences sociales. Et Waddah lui-même n’en avait pas conscience, il était juste un jeune idiot, pur produit du régime yéménite. Nous avions à peine 23 ans…

C’est cette histoire toute simple que les sciences sociales ont toujours refusé d’entendre (en dépit de toute leur bravoure intellectuelle, leur ouverture d'esprit sur les études de genre et blablabla…). Finalement, le communautarisme académique m’a bien fait payer mon « entrisme », et le communautarisme musulman aussi, car les diplômés musulmans n'ont jamais voulu comprendre. Et vous, vous vous rendez complices des deux à la fois, de l’islamisme et du parisianisme, les raisons-même qui m'ont fait trouver refuge à Sète.

Mais cette histoire, pensez-vous vraiment que les Sétois ne peuvent pas la comprendre ? Que le monde actuel est structuré par l’entente tacite du libéralisme et d’une forme de nationalisme arabe, pensez-vous vraiment que les Sétois ne sont pas au courant ? Pensez-vous vraiment qu’instinctivement, ils ne savent pas qui je suis ?

C’est plutôt vous que cette histoire dérange, parce qu’elle ne cadre pas avec votre idéologie, le monde dans lequel vous croyez vivre. Et c’est bien pour ça que vous êtes confinés aujourd’hui : pas à cause du covid-19, mais parce qu’Emmanuel Macron sait qu’il doit vous faire avaler une très grosse pilule : la disparition du monde que le néolibéralisme prétendait vous rendre accessible. Vous avez superbement ignoré mes analyses sur le « supplément d’âme », et ce n’est pas un hasard. Même à l’échelle de Sète, vous ne voulez pas y renoncer.


affiche voeux détournée
François Commeinhes et le "Supplément d'Âme"
(3 août 2019)

1[Au passage, cette définition me place d’emblée en désaccord avec les approches par « l’islamophobie » et sa dénonciation. Voir plutôt cet article de Jocelyne Dakhlia (ma directrice de thèse de 2004 à 2012) : « Musulmans de France, l'histoire sous le tapis », ou cette conférence audio de 2014 : « La présence musulmane en Europe, de l’Ancien régime aux Temps modernes ». Le musulman n’est pas rejeté parce qu’il est musulman, d’ailleurs il n’est pas rejeté du tout au final, c’est juste qu’il reste sur le carreau. Ce n’est pas la même chose.]

2[Ah oui, il y a aussi en 2016 quand j’ai candidaté à l’Education Nationale parce que je me plaisais bien en lycée pro, et on m’a suspecté (à juste titre) de vouloir y faire la révolution. Mais au fond ce n’était qu’une redite du cas numéro 1.]


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