Les clés de mon enquête au Yémen (2003-2018)

Le 19 août 2007 peu après la tombée de la nuit, Ziad Al-Khodshy se trouvait seul dans la maison familiale. Il rassembla les matelas et les couvertures, les entassa dans le salon, il y mit le feu et s’en alla en ayant cadenassé la porte. De retour une heure plus tard il se rendit à la police, qui l’emporta en prison.

Ce soir-là, je me trouvais à 50 mètres sur la place de Hawdh al-Ashraf, où je venais de revenir après un an d’absence. C’est là qu’en 2003 j’avais rencontré Ziad, qui avait pris l’initiative de me socialiser parmi ses voisins et amis d'enfance. J'avais consacré un premier mémoire sociologique à ce petit quartier, dont il était le héros. Deux autres séjours avaient suivi en 2004 et 2006, plutôt centrés sur la place du Hawdh et d'autres problématiques. J’entrais alors en troisième année de thèse, en tout j'avais passé douze mois à cet endroit et je revenais pour un quatrième séjour. Mais cette fois je n’étais pas allé saluer Ziad directement. D'autres interlocuteurs m'avaient prévenu depuis la France, en riant : « Ton ami est devenu barbu… » - et moi je craignais confusément qu’il ne s’en prenne à moi. J’ignorais qu’entre temps, c’est sa propre famille qui l’avait interné en clinique psychiatrique, où il avait subi des électrochocs. Ziad menaçait depuis de se venger en mettant le feu. En réalité il attendait simplement mon retour.

La nouvelle de l'incendie se propagea rapidement sur la place : on distinguait de loin la fumée qui s'élevait sur le ciel noir, au-dessus de la maison de Ziad. Mais personne ne vint m'en parler, nous faisions tous semblant de ne pas avoir remarqué la coïncidence. Pour autant quelques semaines plus tard - étant par ailleurs devenu musulman - je commençai à concevoir l’objet de ma thèse très différemment. J’avais noué une nouvelle alliance avec son frère et sa famille, et dorénavant mon objet était clos : il s’agissait juste de raconter l’histoire, de poser cette situation et d’expliquer comment nous en étions arrivés là.

Inlassablement, j’ai tenté d'expliquer en quoi la folie de Ziad concernait le monde académique. J'ai argumenté encore et encore, mais on n'a jamais voulu comprendre ce dont il s'agissait, ni relire mes chapitres de manière constructive. Les mois ont passé, puis les années, au point que je n’osais plus retourner au Yémen. J'ai suivi la révolution à distance, puis son enlisement. Dès 2012, Ziad déambulait dans les rues en clamant l'imminence du Jugement Dernier, et que ça se produirait à Taez… Finalement j’ai dû renoncer à soutenir ma thèse, et en février 2014 je suis parti vivre à Sète pour tourner la page. La guerre a éclaté quelques mois plus tard. Depuis 2015, le Hawdh Al-Ashraf est le point le plus chaud de la ligne de front, où des snipers se font face par-dessus une zone minée.

19 novembre 2019


Approche chronologique
(octobre-novembre 2019)
Approche thématique
(juillet-août 2019)

1998-2002 : Formation

2003 : Indicible expérience

2004-2005 : Premières études sociologiques

2006 : Un coming out académique

2007 : Une décompensation schizophrénique

2008-2009 : Une nouvelle alliance

2010 : Un constat d’impasse

2011-2013 : La Révolution à distance

2014-2017 : Chacun vers son destin

2018… : Une renaissance politique


Extrait de mon intervention à Exeter (juillet 2019)

1998-2002 : Formation

Début d’apprentissage de l’arabe pendant ma première année de classe préparatoire scientifique, aux côtés d’un camarade tunisien. En 2000 j’intègre l’Ecole Normale Supérieure par le concours physique.

En juillet 2001, premier contact avec la société yéménite avec la classe d’arabe de l’ENS. En septembre 2001, stage de maîtrise sur une manip d'atomes froids à l'Institut d'Optique d'Orsay. Décision de me reconvertir aux sciences sociales dans les semaines qui suivent les attentats.

2002-2003 : Licence d’anthropologie à l’Université Paris X – Nanterre. Choix de faire du terrain à Taez, troisième ville du pays et capitale de la modernité yéménite, très portée sur l’éducation.

2003 : Indicible expérience

Deux semaines après mon arrivée à Taez, je noue une alliance d’enquête avec un jeune expert-comptable. Contrairement à mes interlocuteurs francophones de l’université, plutôt d’origine rurale, Ziad est un citadin. Il a grandi juste à côté d’un grand carrefour central, où on m’a déjà conduit plusieurs fois, mais son quartier apparaît comme un autre monde…

Ziad favorise ma socialisation, mais il subira l’étrange rébellion de ses amis d’enfance : un minuscule « Printemps Arabe » avant l’heure, centré sur ma subjectivité. Ziad se retire dans son village.

Passant quelques jours à Sanaa pour souffler un peu, je retrouve un ancien du quartier, cousin éloigné de Ziad, et commence à mener avec lui un entretien-fleuve. Le matin du troisième jour, l’entretien débouche sur un incompréhensible passage à l’acte homosexuel. Je reste avec Waddah jusqu’à mon départ. Premier passage à l’écriture.

Les évènements de ce premier séjour (juillet-octobre 2003) sont le nœud autour duquel s’est construite toute mon enquête au Yémen, voire l’ensemble de mes investigations en anthropologie depuis quinze ans.

 2004-2005 : Premières études sociologiques

Je parviens à construire mon mémoire de maîtrise autour d’une intrigue sociologique attendue, largement transposée de la société française : les amis de Ziad deviennent sous ma plume une jeunesse défavorisée, qui se débat contre le stigmate que leur imposent les étudiants et les commerçants établis [article].

Mon étude de DEA redresse la barre en se focalisant sur la condition des ouvriers journaliers ruraux sur le carrefour, qui illustre la domination des milieux citadins [article]. Terrain de juillet à octobre 2004. Réflexion sur l’histoire sociale locale, combinée à des considérations épistémologiques sur l’envers de la perspective sociologique.

2006 : Un coming out académique

Livre décisif de ma directrice de thèse Jocelyne Dakhlia, L’empire des passions. L'arbitraire politique en Islam (2005), sur la place des passions dans la culture politique arabe pré-moderne. Ce livre m’ouvre les yeux sur les évènements de mon premier séjour, retrouvant la cohérence de mon alliance avec Ziad, qu’il me faut absolument restaurer lors de mon troisième séjour (février-juillet 2006).

Mais entre temps, la position de Ziad a été fragilisée par des échecs professionnels et des conflits familiaux. Ne pouvant repousser l’intrusion des agents du Régime, il me chasse quelques semaines après mon arrivée. Je me rabats sur une étude du rôle de la vulgarité parmi les commerçants du carrefour.

« Homoérotisme ». Pour beaucoup de chercheurs tout à fait sérieux, ce mot a pu servir à explorer l’histoire longue des rapports entre l’Europe et le monde musulman, faite de désirs réciproques et de malentendus récurrents. Les ouvrages les plus marquants de cette période : The age of Beloveds (Andrews et Kalpakli 2005), Women with mustaches and men without beards : gender and sexual anxieties of Iranian modernity (Najmabadi 2005), Before Homosexuality in the Arab?Islamic World, 1500–1800 (El-Rouayheb 2005). Voir aussi l’article de synthèse publié par Jocelyne Dakhlia : « Homoérotismes et trames historiographiques du monde islamique » (Annales 2007/5, pp. 1097-1120). Après mon troisième séjour (février-juillet 2006), je m’approprie à mon tour cette thématique de l’homoérotisme. Pour moi, il n’a jamais été question d’étudier « l’homosexualité » dans la société yéménite, mais les dynamiques affectives de la sociabilité masculine urbaine, en toute généralité. Le mot « homoérotisme » est une manière de parler d’homosexualité sans en parler vraiment, de la maintenir dans l’incertitude non pas d’un passé lointain, mais dans l’incertitude du rapport expérimental. Le terme désigne exclusivement ma propre expérience subjective des interactions que je tente d’analyser : l’ombre persistante de l’homosexualité sur l’ensemble de mes rapports, dont je pose par principe le caractère artefactuel. Je sais en effet que cette problématique s’est imposée dans mon enquête dans des circonstances bien particulières…



Flash-back sur un passage à l'acte

Octobre 2003 : entre le premier arrachement au terrain et le premier passage à l’écriture, un passage à l’acte homosexuel. Un pacte douteux, conclu avec un ancien du quartier exilé à Sanaa : accepter l’asymétrie d’une relation pour sauver toutes les autres, pour conserver ma subjectivité et mieux les regarder dans les yeux, lui et ses amis - notamment son cousin Ziad, qui deviendra ainsi le héros de mon premier travail. Un geste inscrit à jamais dans mon regard, mais proprement incompréhensible dans ma vie de l'époque. L'histoire ne sera jamais mentionnée dans mes travaux : d’abord du fait de ma honte, parce que je n’étais pas encore prêt à la dire, puis parce que l'Université n’était pas prête à l’entendre. Bien que j’aie « assumé mon homosexualité » comme il se doit, l’Université n’a jamais voulu reconnaître que cet incident n’avait rien à voir avec cette dernière, et tout à voir avec les structures théoriques des sciences sociales et la méthode ethnographique. Tout à voir avec les heures d’écriture passées chaque soir sur mes carnets, me débattant aux prises avec un paradoxe, une longue prise de note qui ne s’interrompit qu’avec ce passage à l’acte.

En 2003, j’étais un petit soldat de la Cinquième République : cette France amputée de son Empire, mais comptant bien subjuguer par sa rationalité sublime, et qui n’en était que plus intransigeante envers ceux qui refusent de « s’intégrer ». C’était la grande époque des manifestations contre la guerre en Irak, le discours de Dominique De Villepin à l’Assemblée des Nations Unies : nous étions le Phare de l’Humanité raisonnable. Et dans la prison d’Abu Ghraïb en ce même mois d’octobre 2003, des Irakiens contraints de se masturber l’arme sur la tempe aux côtés de GIs goguenards, qui se font prendre en photo. J’avais sincèrement cru faire la différence par à ma formation scientifique, ma foi en l’intelligence. Mais le poids des sciences sociales, la complexité des questions soulevées, avait fait céder le plancher de mon existence ordinaire. Et je me retrouvais finalement pris au piège, captif d’une relation indicible, source à la fois de honte et de fierté, dont la société yéménite était seule à détenir la clé.

Dorénavant, la société fut divisée pour moi en trois catégories :

  • Il y avait d’une part les Yéménites qui savaient, dans le petit quartier de ma première enquête.

  • Il y avait d’autre part les Yéménites ailleurs dans le pays, qui ne savaient pas et qui ne sauraient jamais.

  • Il y avait enfin les Yéménites de passage sur le grand carrefour du Hawdh, aux portes de ce quartier où l'on ne me parlait plus. Ceux-là étaient mes alliés : comme ils ne savaient pas, je pouvais les prendre par la main jusqu'au bord du précipice, où ils pouvaient m'en apprendre sur ma propre histoire.

Je suis donc revenu là plusieurs mois par an, user mes pantalons sur les trottoirs de ce carrefour. D'autant que toute la société passait par cet endroit…

Au printemps 2007, à l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy, j’avais déjà passé douze mois là-bas, et Ziad était interné en hôpital psychiatrique. À partir de là, j’ai appris peu à peu à me retirer, à me décoller de mon « objet » pour lui rendre sa liberté. Dans ma propre vie, j’ai appris à marcher avec ce caillou dans ma chaussure, puis dans ma propre société. Une éducation intellectuelle de quinze années, jusqu’à ce qu’enfin ce caillou ne s’extraie, ces tout derniers mois.

À travers ma dette à l’égard de cette famille, je cherche à faire entendre une dette de l’Europe à l’égard de l’Islam. Une dette dont notre conscience s’est émoussée depuis les Indépendances, paradoxalement, à force qu'on la réduise à la culpabilité coloniale - une illusion où se complaît la Gauche depuis un demi-siècle.

2007 : Une décompensation schizophrénique

Ma thèse s’organise dorénavant autour de la problématique de « l’homoérotisme », où se croisent mes considérations réflexives (sur les limites de l’enquêteur) et positives (sur l’histoire sociale et les interactions) [intervention]. Mais concernant Ziad, j’ai des échos que sa situation s’est encore dégradée. Quand je téléphone au lendemain de l’Aïd al-Kabir, sa mère m’apprend que son frère aîné vient de décéder dans un accident de voiture. Confusément, je crains que Ziad ne se radicalise et ne s’en prenne à moi à mon prochain séjour. Mais entre temps, Ziad a refusé de reprendre le poste de son frère aîné, il a été interné par sa famille en clinique psychiatrique et soumis aux électrochocs. En août 2007, il salue mon retour en mettant le feu à la maison. Quelques semaines plus tard je me convertis à l’islam, sans rien demander à personne.

De retour en France, j’entreprends d’adapter mon appareil conceptuel en sciences sociales à ce nouvel engagement. Au cours des années suivantes, investissement significatif dans l’épistémologie et la pensée systémique, notamment à travers l’oeuvre théorique de Gregory Bateson (1904-1980).

2008-2009 : Une nouvelle alliance

Ziad sort de prison. En rédigeant ma thèse à ses côtés, j’entends découvrir pourquoi la psychose et l’enquête font système. Une nouvelle alliance voit le jour avec Yazid, le benjamin de la fratrie, dorénavant en charge de la famille. Réconciliation générale avec le quartier de Ziad. Ma bourse de thèse est arrivée à son terme mais je demande une rallonge de financement [projet de recherche].

Le Prix Michel Seurat du CNRS m’est accordé en avril 2009. Quelques jours plus tard, Yazid se lance localement en politique comme « shérif » (‘âqil) de son quartier.

2010 : Un constat d’impasse

Yazid a renvoyé son frère en prison dès mon retour en France, et je suis mal à l’aise avec son choix de collaborer avec le Régime. Mais dorénavant cet engagement est indissociable de ma thèse, et je ne peux me résoudre à l’abandonner. En septembre 2009, je passe la fin de Ramadan à Taez, sans ordinateur ni cahiers, essentiellement pour m’entendre avec Yazid. Il me propose de construire un pied-à-terre à l’étage de la maison, qui sera un logement pour Ziad. J’envoie l’argent à l’automne, mais je me jure de ne pas revenir l’occuper avant d’avoir soutenu ma thèse, et je renoue avec le laboratoire de l’ENS.

Yazid m’appelle vers noël pour me dire que la chambre est prête, et que Ziad est ingérable. Je lui réponds qu’il patientera. Mais à la fin du mois de juin, après un semestre à me battre contre des moulins, j’ai la faiblesse de penser que j’ai droit à des vacances et je retourne m’installer à Taez. La cohabitation se passe mal, Ziad est renvoyé en prison.

Je lis à présent dans cette famille comme dans un livre ouvert. Après des disputes violentes avec Yazid, et malgré le soutien inconditionnel de son cousin Ammar, je comprends qu’il faut me retirer. J’obtiens la libération de Ziad, en contre-partie tacite de mon départ.

2011-2013 : La Révolution à distance


Les évènements de ce premier séjour (juillet-octobre 2003) sont le nœud autour duquel s’est construite toute mon enquête au Yémen, voire l’ensemble de mes investigations en anthropologie depuis quinze ans. Implicitement il s’est toujours agi, à travers la modélisation sociologique, de faire la part des choses entre mon propre consentement, et quelque chose venant de la société yéménite : une intention collective latente de violer l’observateur adossé à l’appareil des sciences sociales occidentales et au Régime, indissociablement. En défendant ma propre dignité de chercheur, je défendais aussi la cohésion de cette société - mais il n’y avait nul besoin de raconter explicitement ma propre mésaventure : quand les institutions académiques reconnaissaient la première, ils reconnaissaient aussi la seconde. D'où la force de ma position sur le terrain, en ce lieu particulier.

À partir de 2011, les sciences sociales voient soudain leur objet leur échapper pour de vrai, avec l'effondrement des régimes modernistes autoritaires. Elles ne peuvent plus m'accorder cette compréhension tacite, qui était le gage de ma dignité.

En 2011, Taez fait brusquement irruption sur la scène politique yéménite. L’évènement historique apparaît comme une version « grandeur nature » de ce à quoi j’ai assisté en 2003, qui était alors centré sur ma subjectivité. Mais Yazid refuse toujours de me parler et je ferai la révolution à distance, car je ne peux revenir sans son assentiment.

Sur Mediapart [ici et ], je négocie pieds-à-pieds la publication de mes analyses sur le rôle de la ville dans l’histoire du pays [chapitre]. À la lumière de la « Paix des Braves » vantée alors par Barack Obama (par contraste avec la tragédie syrienne), je réinterprète la chute des figures charismatiques urbaines dans le Yémen des années 2000 [article avorté]. Aucune institution ne veut parrainer ce travail.

Ma directrice Jocelyne Dakhlia a jeté l’éponge en janvier 2012. Ma tutrice de l’ENS Florence Weber accepte finalement de me reprendre – c’est elle qui est derrière mon mémoire de maîtrise, ce premier passage à l’écriture qui a lancé la machine infernale… – mais elle n’est absolument pas spécialiste de l’islam et a autre chose à faire que d’ouvrir un tel chantier.

Au Yémen, la révolution s’est enlisée. Ziad déambule dans les rues de Taez, en annonçant pour la ville le Jugement Dernier. En janvier 2013, je brûle ma dernière cartouche en présentant l’histoire de Ziad dans un colloque international [intervention]. Ziad réagit par l’agression violente d’un personnage de ma maîtrise, rédigée dix ans plus tôt. Yazid me met au défi de revenir avant de le renvoyer en prison, mais je n’ai plus les moyens de faire ce voyage.

Déjà à ce stade la police n’intervient plus, et Yazid doit arrêter son frère lui-même. Ziad se débat, Yazid tire, mais c’est le frère de son homme de main qui est grièvement blessé. Yazid renoue avec moi quelques semaines plus tard. Ziad se réfugie à la campagne sur un terrain de sa famille, où il restera jusqu’en 2018.

2014-2017 : Chacun vers son destin

En février 2014 je déménage à Sète, pour prendre un nouveau départ. Je dois renoncer à être utile comme sociologue et me résous à enseigner les mathématiques.

Pendant ce temps au Yémen, c’est la prise de pouvoir des rebelles houthis dans le Nord du pays, qui poussera peu à peu le pays vers la guerre. Quand elle éclate finalement, le conflit se concentre sur Taez et le carrefour est au coeur des combats [images]. Yazid s’accroche à son poste de « shériff », au gré des prises de pouvoir successives par les différentes factions.

Cette année-là, la France est frappée par des attentats spectaculaires, qui illustrent le dysfonctionnement chronique des discours savants. Étude de l’affaire Merah. Théologie monothéiste comparée. Formation sur la laïcité à la Fac de Droit.

2018… : Une renaissance politique

L’ancien Président Saleh est assassiné par ses alliés houthis le 4 décembre 2017, deux jours après avoir tendu la main à l’Arabie Saoudite. Jusque là, les commentateurs restaient persuadés que la situation finirait par retomber entre ses mains. Bien que moribond, le Régime continuait de polariser les discours…  Mais cet épilogue lève brusquement la contrainte qui pesait sur mon enquête, quant aux incidents de mon premier séjour.

Début 2018, je publie mes archives vidéo et commence à m’exprimer librement en arabe à travers youtube. Le 27 mai 2018, je prends conscience d’un quiproquo de quinze ans : une vraie-fausse tentative de viol survenue à Taez le 29 septembre 2003, juste avant mon départ pour Sanaa. Cette révélation éclaire d’un jour nouveau la fin de mon premier séjour et les circonstances de mon premier passage à l’écriture. Mais elle explique surtout pourquoi, pendant quinze ans, j’ai porté la honte de mon attachement à cette famille, où l’on avait supposément tenté de me violer. Afin d’expliquer la permanence de cette « scène primitive », j’opère une large relecture de mon enquête. Je travaille directement en ligne mes textes [voir ici], qui cessent pour la première fois de s’accumuler sur mon disque dur.

Au Yémen Ziad se réveille, et attire sur lui l’attention des milices houthis. Après un séjour de cinq mois dans la prison de Ibb [récit], il retourne vivre à Taez avec son frère. En avril 2019, Yazid est nommé cheikh par les autorités centrales, et nous rêvons de construire ensemble une issue pour Taez. [Le 22/2/2020, Waddah appose son commentaire public sous mes vidéos Youtube (ici et ), et accepte ainsi d'endosser son rôle.] Toute l’histoire est maintenant limpide, il nous reste seulement à convaincre d’honnêtes gens de s’y intéresser ! Mais à vrai dire depuis le 17 novembre 2018, nous jouissons en France d’un soutien inattendu…


Approche chronologique | Approche thématique

Quel que soit le texte que vous lirez, vous recroiserez constamment ces différentes dimensions de complexité :
  1. Mathématiques et intuition
  2. Taez, capitale de la modernité yéménite
  3. L’épistémologie de la situation ethnographique
  4. Hawdh al-Ashraf, mon poste d'observation
  5. Ethnographie réflexive et anthropologie historique
  6. Une décompensation « schizophrénique »
  7. Gregory Bateson et l’approche téléologique
  8. Le shériff du Hawdh Al-Ashraf
  9. Le repli sur Sète
  10. Une vraie-fausse tentative de viol
  11. Une anthropologie laïque de la modernité monothéiste
  12. Waddah ou la condition de musulman diplômé
    Liens vers mes textes
extrait de mon intervention à Exeter, diapo 6. Extrait de mon intervention à Exeter (2019)

0. « On ne pensait pas que tu reviendrais… »

« Après ton premier séjour, on ne pensait pas que tu reviendrais… »
Pourtant je suis revenu. Parce que je ne pouvais me résoudre à ce que la rencontre n’ait pas eu lieu. Parce que si je n’étais pas revenu, j’aurais perdu l’essentiel : le Yémen enquel j’avais foi, vers lequel j’étais parti au départ. Tout ethnographe défend un pays imaginaire, au fond, chaque fois qu’il s’engage encore. Ce pays, c’est peut-être celui du témoignage. À un moment donné, j’ai su que la rencontre avait bien eu lieu et que je n’avais pas su l’accueillir. Alors j’ai décidé d’assumer cette foi, d’en faire une méthodologie tout à fait sérieuse : je suis devenu musulman. Et lui, sans que je comprenne, a commencé à se dire chrétien. Timidement d’abord, puis ouvertement. Sans que je comprenne, il a commencé à annoncer pour Taez l’imminence du Jugement Dernier. La guerre était inimaginable encore, c’était il y a de nombreuses années. Je me suis retiré de ce pays par égard pour son frère et sa famille, afin que notre histoire survive. Puis la guerre est arrivée, mais pour moi elle n’a rien changé. Je suis anthropologue-musulman. Du sein des sciences sociales, je défends un pays dont je me suis retiré, que j’ai soustrait aux griffes de mes propres analyses, et qui survit encore.

caligraphie de 'Isa
Caligraphie du nom de 'Isa (Jésus).

1. Mathématiques et intuition

J’ai commencé à apprendre l’arabe pendant l’année de mes dix-huit ans (1998-1999), dans la classe préparatoire scientifique d’un grand lycée parisien. Je venais de région parisienne, et Momo débarquait directement de son Sahel natal. Mon père, qui était lui-même physicien, venait de tomber très malade. Sous son regard, je cartonnais dans mes résultats, car Momo était un soutien sans faille. Son décès coïncida avec la fin de l’année scolaire, le retour de Momo en Tunisie, la fin de cet enthousiasme un peu magique et un peu maniaque qui nous avait porté.

Je découvris le Yémen quelques années plus tard, à l’occasion d’un stage linguistique avec la classe d’arabe de l’Ecole Normale Supérieure en juillet 2001. À la rentrée suivante, je faisais mon stage de maîtrise dans une cave où l’on manipulait des atomes, quand survint l’attaque des tours jumelles. Je décidai dans les semaines suivantes de me reconvertir à l’anthropologie et aux sciences sociales. Mais de la physique, je conservai une mystique de l'intuition, définissant le type de camaraderie intellectuelle que j'allais rechercher - ce dont découle toute l'histoire.

vue de la cour Victor Hugo à Louis-le-Grand
De la physique au terrain, et du terrain à l'islam. Pudeur et construction de l'objet dans les sciences expérimentales

2. Taez, capitale de la modernité yéménite

Située à 1400 m. d’altitude, dans la région la plus fertile et la plus peuplée, Taez forme l’arrière pays du port d’Aden, ancienne colonie britannique, auquel elle a fourni l’essentiel de sa main d’oeuvre. De 1948 à 1962, Taez fut la dernière capitale du régime des imams, synonyme de l’ouverture du pays à la modernité. Sous la République (1962-2015), elle fournit les petites mains du régime : fonctionnaires, instituteurs, petits commerçants. Une ville sans histoires, qui intéressait peu les observateurs étrangers, mais qui s’est brusquement « réveillée » lors du Printemps Yéménite de l’année 2011. Dans le conflit armé qui fait rage au Yémen depuis 2015, Taez joue un rôle équivalent à celui d'Alep dans le conflit syrien. Le quartier de Hawdh al-Ashraf est devenu une sorte de « Check-Point Charlie » yéménite, où les deux camps se font face par-dessus une zone minée.

cartes du front
Images du Hawdh al-Ashraf
et explications sur la bataille de Taez

3. L’épistémologie de la situation ethnographique

Lorsqu’un Occidental enquête sur le monde arabe, l’interaction repose souvent sur une répartition tacite des rôles : il y a toujours un Yéménite qui prend la pose et un Yéménite qui vend la mèche (théorème de l’enchantement ethnographique). Traditionnellement, Taez fournissait les informateurs pour étudier les autres régions yéménites - traducteurs, intermédiaires, fondateurs d’ONG… Mon choix d’enquêter à Taez correspondait à ma volonté de trouver aussi des interlocuteurs sur le fond -la théorie du « social » la plus fondamentale - tels que j’aurais pu en avoir en physique. Instinctivement, je me suis fixé dans un des lieux les plus emblématiques de la ville, sans m’en rendre compte, tant ces clivages semblaient rattachés à mes propres contradictions. Mon enquête est toujours restée à la marge des études yéménites, du fait qu’elle ne se déployait pas dans la même « réalité ».

schéma du triangle ethnographique

4. Hawdh al-Ashraf, mon poste d'observation

Hawdh al-Ashraf est une place importante de Taez, qui correspond à l’entrée de la ville moderne. C’est essentiellement là que j’ai séjourné trois mois par an de 2003 à 2010, enquêtant auprès d’une population extrêmement diverse de commerçants, d’étudiants, de citadins et de travailleurs ruraux. Mais si je suis resté là, c’est surtout parce qu’une famille citadine en particulier, à l’intérieur d’un petit quartier d’habitation adjacent à cette place, m’a accordé une hospitalité réelle, une hospitalité intellectuelle. Ma recherche s’est toujours organisée autour de cette relation, paradoxale et souvent conflictuelle, une relation d’hospitalité impossible. Ainsi mon premier travail, rédigé lors de l’année universitaire 2003-2004, était centré sur la question : pourquoi Ziad m’a-t-il chassé, en même temps qu’il perdait l’autorité et le charisme dont il avait semblé jouir jusque là dans le quartier de son enfance ?

vur surplombante du Hawdh
Mes Adieux au Hawdh al-Ashraf
(vidéos personnelles de 2006/2008, montées en janvier 2018).

5. Ethnographie réflexive et anthropologie historique

Afin de percer l’énigme associée à ce premier séjour, je me suis d’abord intéressé à la figure du migrant dans le paysage urbain (séjour de 2004), dans l’espoir d’éclaircir ma propre position dans l’histoire sociale locale. Devant l’insuffisance de cette démarche de sociologie classique, j’ai adopté une approche plutôt centrée sur les schèmes narratifs, et l’observation des dynamiques affectives de la sociabilité masculine (séjour de 2006).

J’ai en effet travaillé sous la direction de deux personnalités intellectuelles très différentes. C’est d’abord Florence Weber qui m’a initié à l’ethnographie réflexive, m’a accompagné dans la rédaction de mon premier travail, puis à nouveau dans les dernières années (2010-2013). Entre temps c’est Jocelyne Dakhlia, historienne et anthropologue franco-tunisienne, spécialiste de l’islam méditerranéen, qui s’était vue « refiler le bébé ». Jocelyne Dakhlia a dirigé mon travail de 2004 à 2012. Je lui ai notamment emprunté son hypothèse d’une rationalité politique des passions dans la culture arabe classique, et de ses mutations successives jusqu’à l’époque moderne. Mais les implications ultimes de cette hypothèse, auxquelles j’étais confronté dans l’étude du contemporain, étaient trop difficiles à assumer pour l’une comme pour l’autre - peut-être parce qu’elles étaient prémonitoires d’un effondrement à venir.

couverture manuel de l'ethnographecouverture l'empire des passions
Deux ouvrages décisifs pour ma thèse.

6. Une décompensation « schizophrénique »

En 2007, mes tâtonnements dans l’élaboration de ma thèse sont rattrapés par les retombées pour Ziad, celui qui avait pris l’initiative en 2003 de me socialiser dans son quartier, et dont j’avais finalement renoncé à faire un interlocuteur. Déjà en 2006, Ziad a échoué dans sa carrière d’expert comptable, puis dans son mariage, et s’est réfugié dans le mysticisme, en faisant vœu de dénuement. Au début de l’année 2007, il refuse de reprendre le poste de son frère aîné Nabil, chef de la police des souks du centre-ville, qui vient de décéder dans un accident de voiture. Sa famille le confie alors aux bons soins de psychiatres yéménites, dans l’espoir que les électrochocs règlent le problème. En août 2007, à mon retour pour un quatrième séjour, Ziad disparaît en prison après avoir causé un départ de feu dans la maison familiale. Je suis alors sur le point d’entamer ma troisième année de thèse, l’heure où il me faudrait rédiger. Mais je me lance alors dans un projet un peu fou : je décide de me convertir à l’islam, de ré-interroger l’ensemble de mes perceptions et analyses antérieures, et d’élaborer ainsi une pratique musulmane des sciences sociales. La folie de Ziad devient alors le fil conducteur de mon travail. Je pressens en effet qu’entre sa psychose et ma propre élaboration, il existe une relation paradoxale, dont je m’emploie à comprendre l’origine.

extrait de mon intervention à Exeter
L'ethnologue et les trois frères de Taez,
ou la chute des figures charismatiques urbaines dans le Yémen des années 2000 (texte de 2012).

7. Gregory Bateson et l’approche téléologique

Contraint d’élaborer une analyse strictement laïque de cette situation ethnographique, je trouve un allié dans l’oeuvre de l’anthropologue britannique Gregory Bateson (1904-1980) : grand théoricien de la communication, membre fondateur des conférences Macy (1942-1953) qui donnèrent naissance à la cybernétique, père de la « double contrainte » et de « l’écologie de l’esprit ». Par rapport aux approches classiques de la causalité, l’approche cybernétique consiste à identifier les mécanismes de rétroaction responsables de la stabilité d’une observation :

« L'explication de type causal est, en général, positive. Nous disons, par exemple, que la boule de billard B s'est déplacée dans telle ou telle direction, parce que la boule de billard A l'a heurtée sous tel ou tel angle. Par contre l'explication de type cybernétique est toujours négative. Nous examinons d'abord quels sont les évènements qui auraient eu le plus de chances de se produire, pour nous demander ensuite pourquoi un grand nombre d'entre eux ne se sont pas réalisés, montrant ainsi que l'évènement particulier étudié était l'un des rares à pouvoir se produire effectivement. »

Gregory Bateson, « Explication cybernétique » (1967) in Vers une écologie de l’esprit.

En fait dès l’année 2008, toutes mes analyses sont remobilisées en vue d’expliquer la relation qui me lie à Ziad et à sa famille. Il s’agit d’apprendre peu à peu à l’assumer, à la fois vis-à-vis des Yéménites, des musulmans, et vis-à-vis des autres chercheurs en sciences sociales, d’en établir le caractère nécessaire.

À rebours d’une pratique de la recherche entretenant l’illusion de son extériorité aux phénomènes étudiés, cette démarche me place définitivement à la marge de la plupart des commentateurs, qui spéculaient sur l’éclatement du pays déjà en amont de l’année 2011. Une démarche qui accueille pourtant comme un renforcement chacune des évolutions ultérieures : l’irruption de Taez en 2011, l’échec du Dialogue National, la guerre qui éclate en 2015, et l’effondrement définitif du camps associé à l’Ancien Régime (décembre 2017). Plus la Grande Histoire se déploie, plus le lien qui me lie à Ziad apparaît comme un pont, une Arche de Noé, à laquelle semblent devoir se rallier tôt ou tard sciences sociales de l'Islam et citoyens musulmans.


+ 11 citations choisies

8. Le shériff du Hawdh Al-Ashraf

L’hospitalité intellectuelle que m’avait offert Ziad lors de mon premier séjour, sa famille me l’offre une nouvelle fois à partir de 2008, à travers son plus jeune frère Yazid - celui-là même qui avait confié Ziad aux psychiatres, n’ayant pas les épaules pour reprendre le poste de Nabil. Sans vraiment y croire lui-même dans un premier temps, Yazid accepte d’envisager l’idée que je ne sois pas étranger à ce drame. Sous la forme d’un sentiment amoureux, Yazid accepte de se laisser toucher par la cohérence profonde d’une réflexion, dont il ne maîtrise pas pour autant les prémisses, et d’offrir en retour sa propre conscience. C’est cela au fond que j’appelle hospitalité intellectuelle.

Au printemps 2009, lorsque mon travail reçoit un premier soutien académique (Prix Michel Seurat du CNRS), Yazid décide de se lancer localement en politique, en se faisant élire ‘aqil de son quartier, c’est-à-dire « shérif », ou représentant local de l’administration. Mais d’une part, cette évolution me met alors très mal à l’aise, et compte-tenu d’autre part des privilèges associés alors à ma condition d’Occidental, plus je comprends intimement cette famille, plus il m’est difficile de la respecter. Afin de préserver notre relation, je choisis de me retirer du pays à la fin de l’année 2010, sans me douter des bouleversements à venir.

À travers la révolution et la guerre, Yazid s’est accroché à son poste de shériff du Hawdh al-Ashraf, et est resté l’une des rares personnalités locales non-alignées. En avril 2019, le gouvernement yéménite le nomme cheikh du district d’al-Qâhira.

portrait Yazid
Un cheikh pas comme les autres (avril 2019).

9. Le repli sur Sète

En février 2014, dans l’incapacité de négocier auprès du monde académique la reconnaissance de cette histoire, je décide de prendre un nouveau départ dans la ville de Sète, où j’ai un peu de famille. C’est une ville accueillante, riche sur le plan culturel, et aussi un port d’embarquement pour le Maroc, où réside une importante communauté musulmane. Île singulière, Sète m’apparaît comme une société française en miniature, où j’espère pouvoir me rendre utile, et poser mes valises avec ceux qui me sont chers. Mais ce ne sera pas si simple. Au fil des années, je réalise que le blocage est bien plus structurel, touchant aux contradictions les plus profondes de notre époque. Je comprends peu à peu pourquoi le monde académique n’aurait jamais pu accueillir cette histoire, et qu’il me faut construire moi-même les conditions de sa réception. À la fin de l’année 2018, le mouvement des Gilets Jaunes est une libération. Je m’engage aujourd’hui dans « l’alternative sétoise », en vue des élections municipales de 2020.

vue de Sète
Projet « Le Royaume de Ziad » (2019).

10. Une vraie-fausse tentative de viol

Peu après la mort de l’ancien Président Saleh (4 décembre 2017), qui signe l’effondrement définitif de l’Ancien Régime, je « vide mon sac » dans une vidéo en arabe sur youtube. Il y est question d’évènements survenus à la fin de mon premier séjour, qui m’avaient fait quitter Taez prématurément. Un incident étroitement lié aux circonstances de mon premier passage à l’écriture (octobre 2003), mais sur lequel je n’avais jamais pris la peine d’écrire. Après le retrait de Ziad, je retenais que son grand-frère Nabil avait tenté de m’intimider, un soir, en faisant mine de me violer. Brusque accès de désir ou simple tentative d’intimidation, Nabil m’avait toujours paru responsable de cet acte-là. Les jeunes du quartier avaient dû me dissimuler précipitamment dans un appartement, ils avaient répondu à Nabil depuis le balcon, et m’avaient exfiltré quelques heures plus tard jusqu’à la place, où j’avais pris un taxi. Et le lendemain, lorsque je racontais l’incident à mes amis commerçants, ceux-ci s’exclamaient : « Nous t’avions pourtant prévenu… »

Au printemps 2018, me regardant moi-même raconter cette histoire, je réalise que cette tentative de viol est un mythe. Une « scène primitive », à laquelle les Yéménites m’ont acculé à croire, sans doute parce que ma présence était ingérable. Et depuis, mon consentement fondait notre connivence. Pour autant, je me débattais dans ce mensonge, avec les études de genre et tout le tralala, et je ne recevais en retour qu’un mur de silence. Pendant quinze ans, j’ai porté la honte de mon attachement à cette famille, où l’on avait tenté de me violer.

capture d'écran de mes échanges avec Yazid
Mon chantier « scène primitive » de 2018.

11. Une anthropologie laïque de la modernité monothéiste

À partir de 2012, face à l’enlisement de la Révolution, Ziad affirme qu’il est Jésus. Il déambule dans les rues et annonce que le Jugement Dernier est imminent, que ça se passera à Taez, et il appelle les passants à le suivre afin d’être sauvés. Il s’est retiré en 2013 sur une terre appartenant à sa famille, dans les environs d’al-Rahida. C’est là qu’il a survécu, à travers la guerre. Ziad vient de passer six mois dans les geôles Houthies, parce qu’il persiste à se dire chrétien. Et pourtant, il est celui qui m’a converti à l’islam. À ce jour, je n’ai pas pu rendre à Ziad l’hospitalité intellectuelle qu’il m’a donné autrefois.

Dans toute cette histoire, on observe la simplicité d’un ordre cristallin. Mais cette simplicité dérange. Notre époque ne sait plus penser le témoignage et la différence religieuse, elle ne sait penser que la différence culturelle. Cette simplicité dérange les compromis culturalistes, autant de brèches envers le principe de laïcité, que nul ne songe à dénoncer. Par construction, la corporation universitaire sait esquiver les vérités qui la dépassent. C’est quelque part sa fonction anthropologique objective, depuis le XIIe siècle, d’ignorer le méta-contexte islamique des idées qu’elle manipule. Et le défi de l’urgence climatique - j’en ai acquis la conviction ces dernières années - ne pourra être relevé hors d’une laïcité réelle, qui cessera progressivement d’assigner l’islam à un tiers-lieux de la pensée, comme la Nature elle-même, et les autres traditions monothéistes.

caligraphie de 'Isa
Ziad gilet jaune

12. Waddah ou la condition de musulman diplômé

Waddah a quitté Taez quelques années plus tôt, pour travailler dans une banque. Il voit arriver ce Français, dont tout le monde parle depuis huit semaines. Le Français veut comprendre à tout prix, comme si sa vie en dépendait. Waddah prend la responsabilité de lui parler : il veut être celui qui tirera l’affaire au clair, et dira si le Français était un espion… Le matin du troisième jour, Waddah n’a pas fermé l’oeil, il vient me réveiller depuis la porte de ma chambre : « Vincent ! Vincent, réveille-toi ! Je dois te poser une question… » Tandis que je me frotte les yeux, il me pose cette question, en forme de proposition sexuelle à peine voilée. Il veut que je lui confie mon secret, il m’implore. Mon secret, c’est que je n’en ai pas. Mais après tant de mises à l'épreuve, de comportements fuyants, sa sincérité me touche. Je lui prends la main et l’entraîne vers le salon.

Sans ce geste, je n’aurais pas pu revenir en France. Je serais devenu fou, plutôt que de m’arracher à ce lieu. Sans passage à l'acte, il n’y aurait pas de passage à l’écriture, ni de retour l’année suivante. Sans ce geste il n’y aurait pas d’histoire. Jamais je ne pourrai regretter d’avoir sauté dans ce piège, à pieds joints. Mais cette histoire toute simple, ceux qui seraient en position de l’entendre la refusent obstinément.

Le diplômé musulman est l’enfant du nationalisme. Lorsqu’il s’aventure à l’université, il a rarement lu les « conditions générales de vente ». D'ailleurs l'université l'ignore elle-même, par construction, que l’islam est un métacontexte de l’histoire des idées européennes. Et bien sûr, le nationalisme arabe veut l’ignorer à sa suite. C’est pour la bonne cause que l’on s’aventure dans ces sciences-là, en quête d’une vie meilleure pour soi et pour les siens. Que son diplôme équivaut à un permis de violer, le diplômé le sait confusément, mais n'en va-t-il pas ainsi de l’ordre du monde?

Aussi chaque fois, la discussion tourne court assez rapidement. « Pourquoi t’accroches-tu à cette famille ? Les Yéménites sont un peuple digne et bon, mais il y a toujours aussi des personnes mauvaises ! Dans chaque maison, il y a forcément des toilettes… » Il m’a fallu des années d’efforts pour comprendre que les Yéménites n’étaient pas homosexuels. Il m’en a fallu plus encore pour comprendre combien cette famille avait été digne. C’est moi qui ai violé Waddah, en réalité, mais le diplômé ne veut pas entendre. En protégeant sa subjectivité, il rejette mon travail aux poubelles de l’histoire. Et le pays avec.

Waddah à Aden en 2003
Waddah à Aden en octobre 2003, portant mes vêtements
(T-shirt de l'icone féministe nord-américaine Ani Difranco),
avec sa jambiyya.

Liens vers mes textes

J’ai admis aujourd’hui que cette thèse de doctorat - officiellement abandonnée en 2013, juste avant mon déménagement à Sète - est un chantier à jamais inachevé. Tous les textes sont donc datés : il n’y a pas de version définitive de cette histoire, et il n’y en aura sans doute jamais. La seule version définitive est celle que nous pourrons contempler, si un jour cette famille et moi sommes à nouveau réunis. Il n’est pas sûr que cela arrive jamais en ce bas-monde. C’est pourtant dans cette attente, dans ce monde-là que je veux vivre et penser, car il est le seul que nous ayons tous en commun.


capture d'écran de la section consacrée sur Academia.edu