Le 19 août 2007 peu après la tombée de la nuit, Ziad
Al-Khodshy se trouvait seul dans la maison familiale. Il
rassembla les matelas et les couvertures, les entassa dans le
salon, il y mit le feu et s’en alla en ayant cadenassé la
porte. De retour une heure plus tard il se rendit à la police,
qui l’emporta en prison.
Ce
soir-là, je me trouvais à 50 mètres sur la place de Hawdh
al-Ashraf, où je venais de revenir après un an d’absence.
C’est là qu’en 2003 j’avais rencontré Ziad, qui avait pris
l’initiative de me socialiser parmi ses voisins et amis
d'enfance. J'avais consacré un premier mémoire sociologique
à ce petit quartier, dont
il était le héros. Deux autres séjours avaient suivi en 2004
et 2006, plutôt centrés sur la place du Hawdh et d'autres
problématiques. J’entrais alors en troisième année de thèse, en
tout j'avais passé douze mois à cet endroit et je
revenais pour un quatrième séjour. Mais cette fois je n’étais
pas allé saluer Ziad directement. D'autres
interlocuteurs m'avaient prévenu depuis
la France, en
riant : « Ton ami est devenu barbu… » -
et moi je craignais confusément qu’il ne s’en prenne
à moi. J’ignorais qu’entre temps, c’est sa propre famille qui
l’avait interné en clinique psychiatrique, où il avait subi
des électrochocs. Ziad menaçait depuis de se venger en mettant
le feu. En réalité il attendait simplement mon retour.
La
nouvelle de l'incendie se propagea rapidement sur la place :
on distinguait de loin la fumée qui s'élevait sur le ciel
noir, au-dessus de la maison de Ziad. Mais personne ne vint
m'en parler, nous faisions tous semblant de ne pas avoir
remarqué la coïncidence. Pour autant quelques
semaines plus tard - étant par ailleurs devenu musulman - je
commençai à concevoir l’objet de ma thèse très différemment. J’avais
noué une nouvelle alliance avec son frère et sa
famille, et dorénavant mon objet était clos : il s’agissait
juste de raconter l’histoire, de poser cette situation et
d’expliquer comment nous en étions arrivés là.
Inlassablement,
j’ai tenté d'expliquer en quoi la folie de Ziad concernait le
monde académique. J'ai argumenté encore et encore, mais on n'a
jamais voulu comprendre ce dont il s'agissait, ni relire mes
chapitres de manière constructive. Les mois ont passé, puis
les années, au point que je n’osais plus retourner au Yémen.
J'ai suivi la révolution à distance, puis son enlisement. Dès
2012, Ziad déambulait dans les rues en clamant l'imminence du
Jugement Dernier, et que ça se
produirait à Taez…
Finalement j’ai dû renoncer à soutenir ma thèse, et en février
2014 je suis parti vivre à Sète pour tourner la page. La
guerre a éclaté quelques mois plus tard. Depuis 2015, le Hawdh
Al-Ashraf est le point le plus chaud de la ligne de front, où
des snipers se font face par-dessus une zone minée.
Début
d’apprentissage de l’arabe pendant ma première année de classe
préparatoire scientifique, aux côtés d’un camarade tunisien. En
2000 j’intègre l’Ecole Normale Supérieure par le concours
physique.
En juillet 2001,
premier contact avec la société yéménite avec la classe d’arabe
de l’ENS. En septembre 2001, stage de maîtrise sur une manip
d'atomes froids à l'Institut d'Optique d'Orsay. Décision de me
reconvertir aux sciences sociales dans les semaines qui suivent
les attentats.
2002-2003 :
Licence d’anthropologie à l’Université Paris X – Nanterre. Choix
de faire du terrain à Taez, troisième ville du pays et capitale
de la modernité yéménite, très portée sur l’éducation.
2003 : Indicible expérience
Deux semaines après mon arrivée à Taez, je noue une alliance
d’enquête avec un jeune expert-comptable. Contrairement à mes
interlocuteurs francophones de l’université, plutôt d’origine
rurale, Ziad est un citadin. Il a grandi juste à côté d’un grand
carrefour central, où on m’a déjà conduit plusieurs fois, mais
son quartier apparaît comme un autre monde…
Ziad
favorise
ma socialisation, mais il subira l’étrange rébellion de ses amis
d’enfance : un minuscule « Printemps Arabe »
avant l’heure, centré sur ma subjectivité. Ziad se retire dans
son village.
Passant
quelques
jours à Sanaa pour souffler un peu, je retrouve un ancien du
quartier, cousin éloigné de Ziad, et commence à mener avec lui
un entretien-fleuve. Le matin du troisième jour, l’entretien
débouche sur un incompréhensible passage à l’acte homosexuel. Je
reste avec Waddah jusqu’à mon départ. Premier passage à
l’écriture.
Les
évènements de ce premier séjour (juillet-octobre 2003) sont le
nœud autour duquel s’est construite toute mon enquête au Yémen,
voire l’ensemble de mes investigations en anthropologie depuis
quinze ans.
2004-2005 :
Premières études sociologiques
Je parviens à
construire mon mémoire
de maîtrise autour d’une intrigue sociologique attendue,
largement transposée de la société française : les amis de
Ziad deviennent sous ma plume une jeunesse défavorisée, qui se
débat contre le stigmate que leur imposent les étudiants et les
commerçants établis [article].
Mon étude
de DEA redresse la barre en se focalisant sur la condition
des ouvriers journaliers ruraux sur le carrefour, qui illustre
la domination des milieux citadins [article].
Terrain de juillet à octobre 2004. Réflexion sur l’histoire
sociale locale, combinée à des considérations épistémologiques
sur l’envers de la perspective sociologique.
2006 : Un coming out académique
Livre
décisif de ma directrice de thèse Jocelyne
Dakhlia, L’empire
des
passions. L'arbitraire politique en Islam(2005), sur la
place des passions dans la culture politique arabe pré-moderne.
Ce livre m’ouvre les yeux sur les évènements de mon premier
séjour, retrouvant la cohérence de mon alliance avec Ziad, qu’il
me faut absolument restaurer lors de mon troisième séjour
(février-juillet 2006).
Mais entre temps,
la position de Ziad a été fragilisée par des échecs
professionnels et des conflits familiaux. Ne pouvant repousser
l’intrusion des agents du Régime, il me chasse quelques semaines
après mon arrivée. Je me rabats sur une étude du rôle de la
vulgarité parmi les commerçants du carrefour.
« Homoérotisme ».
Pour beaucoup de chercheurs tout à fait sérieux, ce mot a pu
servir à explorer l’histoire longue des rapports entre l’Europe
et le monde musulman, faite de désirs réciproques et de
malentendus récurrents. Les ouvrages les plus marquants de cette
période :The
age
of Beloveds (Andrews et Kalpakli 2005), Women
with
mustaches and men without beards : gender and sexual
anxieties of Iranian modernity (Najmabadi 2005), Before
Homosexuality
in the Arab?Islamic World, 1500–1800 (El-Rouayheb
2005). Voir aussi l’article de synthèse publié par Jocelyne
Dakhlia : « Homoérotismes
et
trames historiographiques du monde islamique » (Annales
2007/5, pp. 1097-1120). Après
mon troisième séjour (février-juillet 2006), je
m’approprie à mon tour cette thématique de l’homoérotisme. Pour
moi, il n’a jamais été question d’étudier
« l’homosexualité » dans la société yéménite, mais les
dynamiques affectives de la sociabilité masculine urbaine, en
toute généralité. Le mot « homoérotisme » est une
manière de parler d’homosexualité sans en parler vraiment, de la
maintenir dans l’incertitude non pas d’un passé lointain, mais
dans l’incertitude du rapport expérimental. Le terme désigne
exclusivement ma propre expérience subjective des interactions
que je tente d’analyser : l’ombre persistante de l’homosexualité
sur l’ensemble de mes rapports, dont je pose par principe le
caractère artefactuel. Je sais en effet que cette problématique
s’est imposée dans mon enquête dans des circonstances bien
particulières…
Flash-back sur un
passage à l'acte
Octobre
2003 : entre le premier arrachement au terrain et le
premier passage à l’écriture, un passage à l’acte
homosexuel. Un pacte douteux, conclu avec un ancien du
quartier exilé à Sanaa : accepter l’asymétrie
d’une relation pour sauver toutes les autres, pour
conserver ma subjectivité et mieux les regarder dans
les yeux, lui et ses amis - notamment son cousin Ziad,
qui deviendra ainsi le héros de mon premier travail.
Un geste inscrit à jamais dans mon regard, mais
proprement incompréhensible dans ma vie de l'époque.
L'histoire ne sera jamais mentionnée dans mes
travaux : d’abord du fait de ma honte, parce que
je n’étais pas encore prêt à la dire, puis parce que
l'Université n’était pas prête à l’entendre. Bien que
j’aie « assumé mon homosexualité » comme il se
doit, l’Université n’a jamais voulu reconnaître que
cet incident n’avait rien à voir avec cette dernière,
et tout à voir avec les structures théoriques des
sciences sociales et la méthode ethnographique. Tout à
voir avec les heures d’écriture passées chaque soir
sur mes carnets, me débattant aux prises avec un
paradoxe, une longue prise de note qui ne
s’interrompit qu’avec ce passage à l’acte.
En
2003,
j’étais un petit soldat de la Cinquième
République : cette France amputée de son Empire,
mais comptant bien subjuguer par sa rationalité
sublime, et qui n’en était que plus intransigeante
envers ceux qui refusent de « s’intégrer ».
C’était la grande époque des manifestations contre la
guerre en Irak, le discours de Dominique
De Villepin à l’Assemblée des Nations
Unies : nous étions le Phare de l’Humanité
raisonnable. Et dans la prison d’Abu
Ghraïb en ce même mois d’octobre 2003, des
Irakiens contraints de se masturber l’arme sur la
tempe aux côtés de GIs goguenards, qui se font prendre
en photo. J’avais sincèrement cru faire la différence
par à ma formation scientifique, ma foi en
l’intelligence. Mais le poids des sciences sociales,
la complexité des questions soulevées, avait fait
céder le plancher de mon existence ordinaire. Et je me
retrouvais finalement pris au piège, captif d’une
relation indicible, source à la fois de honte et de
fierté, dont la société yéménite était seule à détenir
la clé.
Dorénavant,
la
société fut divisée pour moi en trois
catégories :
Il y avait d’une part les Yéménites qui
savaient, dans le petit quartier de ma première
enquête.
Il y avait d’autre part les Yéménites ailleurs
dans le pays, qui ne savaient pas et qui ne
sauraient jamais.
Il y avait enfin les Yéménites de passage sur le
grand carrefour du Hawdh, aux portes de
ce quartier où l'on ne me parlait plus. Ceux-là
étaient mes alliés : comme ils ne savaient pas, je
pouvais les prendre par la main jusqu'au bord du
précipice, où ils pouvaient m'en apprendre sur ma
propre histoire.
Je
suis
donc revenu là plusieurs mois par an, user mes
pantalons sur les trottoirs de ce
carrefour. D'autant que toute la société passait
par cet endroit…
Au
printemps 2007, à l’arrivée au pouvoir de Nicolas
Sarkozy, j’avais déjà passé douze mois là-bas, et Ziad
était interné en hôpital psychiatrique. À partir de
là, j’ai appris peu à peu à me retirer, à me décoller
de mon « objet » pour lui rendre sa liberté.
Dans ma propre vie, j’ai appris à marcher avec ce
caillou dans ma chaussure, puis dans ma propre
société. Une éducation intellectuelle de quinze
années, jusqu’à ce qu’enfin ce caillou ne s’extraie,
ces tout derniers mois.
À
travers ma dette à l’égard de cette famille, je
cherche à faire entendre une dette de l’Europe à
l’égard de l’Islam. Une dette dont notre conscience
s’est émoussée depuis les Indépendances,
paradoxalement, à force qu'on la réduise à la
culpabilité coloniale - une illusion où se complaît la
Gauche depuis un demi-siècle.
2007 : Une décompensation schizophrénique
Ma thèse
s’organise dorénavant autour de la problématique de
« l’homoérotisme », où se croisent mes considérations
réflexives (sur les limites de l’enquêteur) et positives (sur
l’histoire sociale et les interactions) [intervention].
Mais
concernant Ziad, j’ai des échos que sa situation s’est encore
dégradée. Quand je téléphone au lendemain de l’Aïd al-Kabir, sa
mère m’apprend que son frère aîné vient de décéder dans un
accident de voiture. Confusément, je crains que Ziad ne se
radicalise et ne s’en prenne à moi à mon prochain séjour. Mais
entre temps, Ziad a refusé de reprendre le poste de son frère
aîné, il a été interné par sa famille en clinique psychiatrique
et soumis aux électrochocs. En août 2007, il salue mon retour en
mettant le feu à la maison. Quelques semaines plus tard je me
convertis à l’islam, sans rien demander à personne.
De retour en
France, j’entreprends d’adapter mon appareil conceptuel en
sciences sociales à ce nouvel engagement. Au cours des années
suivantes, investissement significatif dans l’épistémologie et
la pensée systémique, notamment à travers l’oeuvre théorique de
Gregory
Bateson (1904-1980).
2008-2009 : Une nouvelle alliance
Ziad sort de
prison. En rédigeant ma thèse à ses côtés, j’entends découvrir
pourquoi la psychose et l’enquête font système. Une nouvelle
alliance voit le jour avec Yazid, le benjamin de la fratrie,
dorénavant en charge de la famille. Réconciliation générale avec
le quartier de Ziad. Ma bourse de thèse est arrivée à son terme
mais je demande une rallonge de financement [projet
de
recherche].
Le Prix Michel
Seurat du CNRS
m’est accordé en avril 2009. Quelques jours plus tard, Yazid se
lance localement en politique comme « shérif » (‘âqil)
de son quartier.
2010 : Un constat d’impasse
Yazid a renvoyé
son frère en prison dès mon retour en France, et je suis mal à
l’aise avec son choix de collaborer avec le Régime. Mais
dorénavant cet engagement est indissociable de ma thèse, et je
ne peux me résoudre à l’abandonner. En septembre 2009, je passe
la fin de Ramadan à Taez, sans ordinateur ni cahiers,
essentiellement pour m’entendre avec Yazid. Il me propose de
construire un pied-à-terre à l’étage de la maison, qui sera un
logement pour Ziad. J’envoie l’argent à l’automne, mais je me
jure de ne pas revenir l’occuper avant d’avoir soutenu ma thèse,
et je renoue avec le laboratoire de l’ENS.
Yazid m’appelle
vers noël pour me dire que la chambre est prête, et que Ziad est
ingérable. Je lui réponds qu’il patientera. Mais à la fin du
mois de juin, après un semestre à me battre contre des moulins,
j’ai la faiblesse de penser que j’ai droit à des vacances et je
retourne m’installer à Taez. La cohabitation se passe mal, Ziad
est renvoyé en prison.
Je lis à présent
dans cette famille comme dans un livre ouvert. Après des
disputes violentes avec Yazid, et malgré le soutien
inconditionnel de son cousin Ammar, je comprends qu’il faut me
retirer. J’obtiens la libération de Ziad, en contre-partie
tacite de mon départ.
2011-2013 : La Révolution à distance
Les évènements de ce premier séjour
(juillet-octobre 2003) sont le nœud autour duquel
s’est construite toute mon enquête au Yémen, voire
l’ensemble de mes investigations en anthropologie
depuis quinze ans. Implicitement il s’est toujours
agi, à travers la modélisation sociologique, de faire
la part des choses entre mon propre consentement, et
quelque chose venant de la société yéménite : une
intention collective latente de violer l’observateur
adossé à l’appareil des sciences sociales occidentales
et au Régime, indissociablement. En
défendant ma propre dignité de chercheur, je défendais
aussi la cohésion de cette société - mais
il n’y avait nul besoin de raconter explicitement ma
propre mésaventure : quand les institutions
académiques reconnaissaient la première, ils
reconnaissaient aussi la seconde. D'où la force de ma
position sur le terrain, en ce lieu particulier.
À partir de 2011, les sciences sociales voient
soudain leur objet leur échapper pour de vrai, avec
l'effondrement des régimes modernistes autoritaires.
Elles ne peuvent plus m'accorder cette compréhension
tacite, qui était le gage de ma dignité.
En 2011, Taez
fait brusquement irruption sur la scène politique yéménite.
L’évènement historique apparaît comme une version
« grandeur nature » de ce à quoi j’ai assisté en 2003,
qui était alors centré sur ma subjectivité. Mais Yazid refuse
toujours de me parler et je ferai la révolution à distance, car
je ne peux revenir sans son assentiment.
Sur Mediapart [ici
et là],
je
négocie pieds-à-pieds la publication de mes analyses sur le rôle
de la ville dans l’histoire du pays [chapitre].
À
la lumière de la « Paix des Braves » vantée alors par
Barack Obama (par contraste avec la tragédie syrienne), je
réinterprète la chute des figures charismatiques urbaines dans
le Yémen des années 2000 [article
avorté]. Aucune institution ne veut parrainer ce travail.
Ma directrice
Jocelyne Dakhlia a jeté l’éponge en janvier 2012. Ma tutrice de
l’ENS Florence Weber accepte finalement de me reprendre – c’est
elle qui est derrière mon mémoire de maîtrise, ce premier
passage à l’écriture qui a lancé la machine infernale… –
mais elle n’est absolument pas spécialiste de l’islam et a autre
chose à faire que d’ouvrir un tel chantier.
Au Yémen, la
révolution s’est enlisée. Ziad déambule dans les rues de Taez,
en annonçant pour la ville le Jugement Dernier. En janvier 2013,
je brûle ma dernière cartouche en présentant l’histoire de Ziad
dans un colloque international [intervention].
Ziad
réagit par l’agression violente d’un personnage de ma maîtrise,
rédigée dix ans plus tôt. Yazid me met au défi de revenir avant
de le renvoyer en prison, mais je n’ai plus les moyens de faire
ce voyage.
Déjà à ce stade
la police n’intervient plus, et Yazid doit arrêter son frère
lui-même. Ziad se débat, Yazid tire, mais c’est le frère de son
homme de main qui est grièvement blessé. Yazid renoue avec moi
quelques semaines plus tard. Ziad se réfugie à la campagne sur
un terrain de sa famille, où il restera jusqu’en 2018.
2014-2017 : Chacun vers son destin
En février 2014
je déménage à Sète, pour prendre un nouveau départ. Je dois
renoncer à être utile comme sociologue et me résous à enseigner
les mathématiques.
Pendant ce temps
au Yémen, c’est la prise de pouvoir des rebelles houthis dans le
Nord du pays, qui poussera peu à peu le pays vers la guerre.
Quand elle éclate finalement, le conflit se concentre sur Taez
et le carrefour est au coeur des combats [images].
Yazid s’accroche à son poste de « shériff », au gré
des prises de pouvoir successives par les différentes factions.
Cette année-là,
la France est frappée par des attentats spectaculaires, qui
illustrent le dysfonctionnement chronique des discours savants.
Étude de l’affaire Merah.
Théologie monothéiste comparée. Formation sur la laïcité à la
Fac de Droit.
2018… : Une renaissance politique
L’ancien Président Saleh est assassiné par ses
alliés houthis le 4 décembre 2017, deux jours après
avoir tendu la main à l’Arabie Saoudite. Jusque là, les
commentateurs restaient persuadés que la situation
finirait par retomber entre ses mains. Bien que
moribond, le Régime continuait de polariser les
discours… Mais cet épilogue lève brusquement la
contrainte qui pesait sur mon enquête, quant aux
incidents de mon premier séjour.
Début 2018, je
publie mes archives vidéo et commence à m’exprimer librement en
arabe à travers youtube. Le 27 mai 2018, je prends conscience
d’un quiproquo de quinze ans : une vraie-fausse tentative
de viol survenue à Taez le 29 septembre 2003, juste avant mon
départ pour Sanaa. Cette révélation éclaire d’un jour nouveau la
fin de mon premier séjour et les circonstances de mon premier
passage à l’écriture. Mais elle explique surtout pourquoi,
pendant quinze ans, j’ai porté la honte de mon attachement à
cette famille, où l’on avait supposément tenté de me violer.
Afin d’expliquer la permanence de cette « scène
primitive », j’opère une large relecture de mon enquête. Je
travaille directement en ligne mes textes [voir ici],
qui
cessent pour la première fois de s’accumuler sur mon disque dur.
Au Yémen Ziad se
réveille, et attire sur lui l’attention des milices houthis.
Après un séjour de cinq mois dans la prison de Ibb [récit],
il
retourne vivre à Taez avec son frère. En avril 2019, Yazid est
nommé cheikh par les autorités centrales, et nous rêvons de
construire ensemble une issue pour Taez. [Le 22/2/2020, Waddah
appose son commentaire public sous mes vidéos Youtube (ici
et là),
et accepte ainsi d'endosser son rôle.] Toute l’histoire est
maintenant limpide, il nous reste seulement à convaincre
d’honnêtes gens de s’y intéresser ! Mais à vrai dire depuis
le 17
novembre 2018, nous jouissons en France d’un soutien
inattendu…
« Après ton premier séjour, on ne pensait pas
que tu reviendrais… »
Pourtant je suis revenu. Parce que je ne pouvais me
résoudre à ce que la rencontre n’ait pas eu lieu. Parce
que si je n’étais pas revenu, j’aurais perdu
l’essentiel : le Yémen enquel j’avais foi, vers
lequel j’étais parti au départ. Tout ethnographe défend
un pays imaginaire, au fond, chaque fois qu’il s’engage
encore. Ce pays, c’est peut-être celui du témoignage. À
un moment donné, j’ai su que la rencontre avait bien eu
lieu et que je n’avais pas su l’accueillir. Alors j’ai
décidé d’assumer cette foi, d’en faire une méthodologie
tout à fait sérieuse : je suis devenu musulman. Et
lui, sans que je comprenne, a commencé à se dire
chrétien. Timidement d’abord, puis ouvertement. Sans que
je comprenne, il a commencé à annoncer pour Taez
l’imminence du Jugement Dernier. La guerre était
inimaginable encore, c’était il y a de nombreuses
années. Je me suis retiré de ce pays par égard pour son
frère et sa famille, afin que notre histoire survive.
Puis la guerre est arrivée, mais pour moi elle n’a rien
changé. Je suis anthropologue-musulman. Du sein des
sciences sociales, je défends un pays dont je me suis
retiré, que j’ai soustrait aux griffes de mes propres
analyses, et qui survit encore.
Caligraphie du nom de 'Isa (Jésus).
1.
Mathématiques et intuition
J’ai
commencé
à apprendre l’arabe pendant l’année de mes dix-huit ans
(1998-1999), dans la classe préparatoire scientifique
d’un grand lycée parisien. Je venais de région
parisienne, et Momo débarquait directement de son Sahel
natal. Mon père, qui était lui-même physicien, venait de
tomber très malade. Sous son regard, je cartonnais dans
mes résultats, car Momo était un soutien sans faille.
Son décès coïncida avec la fin de l’année scolaire, le
retour de Momo en Tunisie, la fin de cet enthousiasme un
peu magique et un peu maniaque qui nous avait porté.
Je
découvris le Yémen quelques années plus tard, à
l’occasion d’un stage linguistique avec la classe
d’arabe de l’Ecole Normale Supérieure en juillet 2001. À
la rentrée suivante, je faisais mon stage de maîtrise
dans une cave où l’on manipulait des atomes, quand
survint l’attaque des tours jumelles. Je décidai dans
les semaines suivantes de me reconvertir à
l’anthropologie et aux sciences sociales. Mais de la
physique, je conservai une mystique de l'intuition,
définissant le type de camaraderie intellectuelle que
j'allais rechercher - ce dont découle toute l'histoire.
Située à
1400 m. d’altitude, dans la région la plus fertile et la
plus peuplée, Taez forme l’arrière pays du port d’Aden,
ancienne colonie britannique, auquel elle a fourni
l’essentiel de sa main d’oeuvre. De 1948 à 1962, Taez
fut la dernière capitale du régime des imams, synonyme
de l’ouverture du pays à la modernité. Sous la
République (1962-2015), elle fournit les petites mains
du régime : fonctionnaires, instituteurs, petits
commerçants. Une ville sans histoires, qui intéressait
peu les observateurs étrangers, mais qui s’est
brusquement « réveillée » lors du Printemps
Yéménite de l’année 2011. Dans le conflit armé qui fait
rage au Yémen depuis 2015, Taez joue un rôle équivalent
à celui d'Alep dans le conflit syrien. Le quartier de
Hawdh al-Ashraf est devenu une sorte de
« Check-Point Charlie » yéménite, où les deux
camps se font face par-dessus une zone minée.
Lorsqu’un
Occidental enquête sur le monde arabe, l’interaction
repose souvent sur une répartition tacite des
rôles : il y a toujours un Yéménite qui prend la
pose et un Yéménite qui vend la mèche (théorème de
l’enchantement ethnographique). Traditionnellement, Taez
fournissait les informateurs pour étudier les autres
régions yéménites - traducteurs, intermédiaires,
fondateurs d’ONG… Mon choix d’enquêter à Taez
correspondait à ma volonté de trouver aussi des
interlocuteurs sur le fond -la théorie du
« social » la plus fondamentale - tels
que j’aurais pu en avoir en physique. Instinctivement,
je me suis fixé dans un des lieux les plus emblématiques
de la ville, sans m’en rendre compte, tant ces clivages
semblaient rattachés à mes propres contradictions. Mon
enquête est toujours restée à la marge des études
yéménites, du fait qu’elle ne se déployait pas dans la
même « réalité ».
4. Hawdh
al-Ashraf, mon poste d'observation
Hawdh
al-Ashraf est une place importante de Taez, qui
correspond à l’entrée de la ville moderne. C’est
essentiellement là que j’ai séjourné trois mois par an
de 2003 à 2010, enquêtant auprès d’une population
extrêmement diverse de commerçants, d’étudiants, de
citadins et de travailleurs ruraux. Mais si je suis
resté là, c’est surtout parce qu’une famille citadine en
particulier, à l’intérieur d’un petit quartier
d’habitation adjacent à cette place, m’a accordé une
hospitalité réelle, une hospitalité intellectuelle. Ma
recherche s’est toujours organisée autour de cette
relation, paradoxale et souvent conflictuelle, une
relation d’hospitalité impossible. Ainsi mon premier
travail, rédigé lors de l’année universitaire
2003-2004, était centré sur la question : pourquoi
Ziad m’a-t-il chassé, en même temps qu’il perdait
l’autorité et le charisme dont il avait semblé jouir
jusque là dans le quartier de son enfance ?
5.
Ethnographie réflexive et anthropologie historique
Afin de
percer l’énigme associée à ce premier séjour, je me suis
d’abord intéressé à la figure du migrant dans le paysage
urbain (séjour
de
2004), dans l’espoir d’éclaircir ma propre
position dans l’histoire sociale locale. Devant
l’insuffisance de cette démarche de sociologie
classique, j’ai adopté une approche plutôt centrée sur
les schèmes narratifs, et l’observation des dynamiques
affectives de la sociabilité masculine (séjour
de
2006).
J’ai en
effet travaillé sous la direction de deux personnalités
intellectuelles très différentes. C’est d’abord Florence
Weber qui m’a initié à l’ethnographie réflexive, m’a
accompagné dans la rédaction de mon premier travail,
puis à nouveau dans les dernières années (2010-2013).
Entre temps c’est Jocelyne Dakhlia, historienne et
anthropologue franco-tunisienne, spécialiste de l’islam
méditerranéen, qui s’était vue « refiler le
bébé ». Jocelyne Dakhlia a dirigé mon travail de
2004 à 2012. Je lui ai notamment emprunté son hypothèse
d’une rationalité politique des passions dans la culture
arabe classique, et de ses mutations successives jusqu’à
l’époque moderne. Mais les implications ultimes de cette
hypothèse, auxquelles j’étais confronté dans l’étude du
contemporain, étaient trop difficiles à assumer pour
l’une comme pour l’autre - peut-être parce qu’elles
étaient prémonitoires d’un effondrement à venir.
Deux ouvrages décisifs pour ma thèse.
6. Une
décompensation « schizophrénique »
En 2007,
mes tâtonnements dans l’élaboration de ma thèse sont
rattrapés par les retombées pour Ziad, celui qui avait
pris l’initiative en 2003 de me socialiser dans son
quartier, et dont j’avais finalement renoncé à faire un
interlocuteur. Déjà en 2006, Ziad a échoué dans sa
carrière d’expert comptable, puis dans son mariage, et
s’est réfugié dans le mysticisme, en faisant vœu de
dénuement. Au début de l’année 2007, il refuse de
reprendre le poste de son frère aîné Nabil, chef de la
police des souks du centre-ville, qui vient de décéder
dans un accident de voiture. Sa famille le confie alors
aux bons soins de psychiatres yéménites, dans l’espoir
que les électrochocs règlent le problème. En août 2007,
à mon retour pour un quatrième séjour, Ziad disparaît en
prison après avoir causé un départ de feu dans la maison
familiale. Je suis alors sur le point d’entamer ma
troisième année de thèse, l’heure où il me faudrait
rédiger. Mais je me lance alors dans un projet un peu
fou : je décide de me convertir à l’islam, de
ré-interroger l’ensemble de mes perceptions et analyses
antérieures, et d’élaborer ainsi une pratique musulmane
des sciences sociales. La folie de Ziad devient alors le
fil conducteur de mon travail. Je pressens en effet
qu’entre sa psychose et ma propre élaboration, il existe
une relation paradoxale, dont je m’emploie à comprendre
l’origine.
Contraint d’élaborer une analyse
strictement laïque de cette situation ethnographique, je
trouve un allié dans l’oeuvre de l’anthropologue
britannique Gregory Bateson (1904-1980) : grand
théoricien de la communication, membre fondateur des
conférences Macy (1942-1953) qui donnèrent naissance à
la cybernétique, père de la « double
contrainte » et de « l’écologie de
l’esprit ». Par rapport aux approches classiques de
la causalité, l’approche cybernétique consiste à
identifier les mécanismes de rétroaction responsables de
la stabilité d’une observation :
« L'explication de type
causal est, en général, positive. Nous disons, par
exemple, que la boule de billard B s'est déplacée
dans telle ou telle direction, parce que la boule de
billard A l'a heurtée sous tel ou tel angle. Par
contre l'explication de type cybernétique est
toujours négative. Nous examinons d'abord quels sont
les évènements qui auraient eu le plus de chances de
se produire, pour nous demander ensuite pourquoi un
grand nombre d'entre eux ne se sont pas réalisés,
montrant ainsi que l'évènement particulier étudié
était l'un des rares à pouvoir se produire
effectivement. »
En fait dès l’année 2008, toutes mes
analyses sont remobilisées en vue d’expliquer la
relation qui me lie à Ziad et à sa famille. Il s’agit
d’apprendre peu à peu à l’assumer, à la fois vis-à-vis
des Yéménites, des musulmans, et vis-à-vis des autres
chercheurs en sciences sociales, d’en établir le
caractère nécessaire.
À rebours d’une pratique de la
recherche entretenant l’illusion de son extériorité aux
phénomènes étudiés, cette démarche me place
définitivement à la marge de la plupart des
commentateurs, qui spéculaient sur l’éclatement du pays
déjà en amont de l’année 2011. Une démarche qui
accueille pourtant comme un renforcement chacune
des évolutions ultérieures : l’irruption de Taez en
2011, l’échec du Dialogue National, la guerre qui éclate
en 2015, et l’effondrement définitif du camps associé à
l’Ancien Régime (décembre 2017). Plus la Grande Histoire
se déploie, plus le lien qui me lie à Ziad apparaît
comme un pont, une Arche de Noé, à laquelle semblent
devoir se rallier tôt ou tard sciences sociales de
l'Islam et citoyens musulmans.
L’hospitalité
intellectuelle
que m’avait offert Ziad lors de mon premier séjour, sa
famille me l’offre une nouvelle fois à partir de 2008, à
travers son plus jeune frère Yazid - celui-là même
qui avait confié Ziad aux psychiatres, n’ayant pas les
épaules pour reprendre le poste de Nabil. Sans vraiment
y croire lui-même dans un premier temps, Yazid accepte
d’envisager l’idée que je ne sois pas étranger à ce
drame. Sous la forme d’un sentiment amoureux, Yazid
accepte de se laisser toucher par la cohérence profonde
d’une réflexion, dont il ne maîtrise pas pour autant les
prémisses, et d’offrir en retour sa propre conscience.
C’est cela au fond que j’appelle hospitalité
intellectuelle.
Au
printemps 2009, lorsque mon travail reçoit un premier
soutien académique (Prix
Michel
Seurat du CNRS), Yazid décide de se lancer
localement en politique, en se faisant élire ‘aqil
de son quartier, c’est-à-dire « shérif », ou
représentant local de l’administration. Mais d’une part,
cette évolution me met alors très mal à l’aise, et
compte-tenu d’autre part des privilèges associés alors à
ma condition d’Occidental, plus je comprends intimement
cette famille, plus il m’est difficile de la respecter.
Afin de préserver notre relation, je choisis de me
retirer du pays à la fin de l’année 2010, sans me douter
des bouleversements à venir.
À travers
la révolution et la guerre, Yazid s’est accroché à son
poste de shériff du Hawdh al-Ashraf, et est resté l’une
des rares personnalités locales non-alignées. En avril
2019, le gouvernement yéménite le nomme cheikh du
district d’al-Qâhira.
En
février 2014, dans l’incapacité de négocier auprès du
monde académique la reconnaissance de cette histoire, je
décide de prendre un nouveau départ dans la ville de
Sète, où j’ai un peu de famille. C’est une ville
accueillante, riche sur le plan culturel, et aussi un
port d’embarquement pour le Maroc, où réside une
importante communauté musulmane. Île singulière, Sète
m’apparaît comme une société française en miniature, où
j’espère pouvoir me rendre utile, et poser mes valises
avec ceux qui me sont chers. Mais ce ne sera pas si
simple. Au fil des années, je réalise que le blocage est
bien plus structurel, touchant aux contradictions les
plus profondes de notre époque. Je comprends peu à peu
pourquoi le monde académique n’aurait jamais pu
accueillir cette histoire, et qu’il me faut construire
moi-même les conditions de sa réception. À la fin de
l’année 2018, le mouvement des Gilets Jaunes est une
libération. Je m’engage aujourd’hui dans « l’alternative
sétoise », en vue des élections municipales
de 2020.
Peu après
la mort de l’ancien Président Saleh (4 décembre 2017),
qui signe l’effondrement définitif de l’Ancien Régime,
je « vide mon sac » dans une vidéo en arabe
sur youtube. Il y est question d’évènements survenus à
la fin de mon premier séjour, qui m’avaient fait quitter
Taez prématurément. Un incident étroitement lié aux
circonstances de mon premier passage à l’écriture
(octobre 2003), mais sur lequel je n’avais jamais pris
la peine d’écrire. Après le retrait de Ziad, je retenais
que son grand-frère Nabil avait tenté de m’intimider, un
soir, en faisant mine de me violer. Brusque accès de
désir ou simple tentative d’intimidation, Nabil m’avait
toujours paru responsable de cet acte-là. Les jeunes du
quartier avaient dû me dissimuler précipitamment dans un
appartement, ils avaient répondu à Nabil depuis le
balcon, et m’avaient exfiltré quelques heures plus tard
jusqu’à la place, où j’avais pris un taxi. Et le
lendemain, lorsque je racontais l’incident à mes amis
commerçants, ceux-ci s’exclamaient : « Nous
t’avions pourtant prévenu… »
Au
printemps 2018, me regardant moi-même raconter cette
histoire, je réalise que cette tentative de viol est un
mythe. Une « scène primitive », à laquelle les
Yéménites m’ont acculé à croire, sans doute parce que ma
présence était ingérable. Et depuis, mon consentement
fondait notre connivence. Pour autant, je me débattais
dans ce mensonge, avec les études de genre et tout le
tralala, et je ne recevais en retour qu’un mur de
silence. Pendant quinze ans, j’ai porté la honte de mon
attachement à cette famille, où l’on avait tenté de me
violer.
11. Une
anthropologie laïque de la modernité monothéiste
À partir
de 2012, face à l’enlisement de la Révolution, Ziad
affirme qu’il est Jésus. Il déambule dans les rues et
annonce que le Jugement Dernier est imminent, que ça se
passera à Taez, et il appelle les passants à le suivre
afin d’être sauvés. Il s’est retiré en 2013 sur une
terre appartenant à sa famille, dans les environs
d’al-Rahida. C’est là qu’il a survécu, à travers la
guerre. Ziad vient de passer six mois dans les geôles
Houthies, parce qu’il persiste à se dire chrétien. Et
pourtant, il est celui qui m’a converti à l’islam. À ce
jour, je n’ai pas pu rendre à Ziad l’hospitalité
intellectuelle qu’il m’a donné autrefois.
Dans
toute cette histoire, on observe la simplicité d’un
ordre cristallin. Mais cette simplicité dérange. Notre
époque ne sait plus penser le témoignage et la
différence religieuse, elle ne sait penser que la
différence culturelle. Cette simplicité dérange les
compromis culturalistes, autant de brèches envers le
principe de laïcité, que nul ne songe à dénoncer. Par
construction, la corporation universitaire sait esquiver
les vérités qui la dépassent. C’est quelque part sa
fonction anthropologique objective, depuis le XIIe
siècle, d’ignorer le méta-contexte islamique des idées
qu’elle manipule. Et le défi de l’urgence
climatique - j’en ai acquis la conviction ces
dernières années - ne pourra être relevé hors d’une
laïcité réelle, qui cessera progressivement d’assigner
l’islam à un tiers-lieux de la pensée, comme la Nature
elle-même, et les autres traditions monothéistes.
Waddah
a
quitté Taez quelques années plus tôt, pour travailler
dans une banque. Il voit arriver ce Français, dont tout
le monde parle depuis huit semaines. Le Français veut
comprendre à tout prix, comme si sa vie en dépendait.
Waddah prend la responsabilité de lui parler : il
veut être celui qui tirera l’affaire au clair, et dira
si le Français était un espion… Le matin du troisième
jour, Waddah n’a pas fermé l’oeil, il vient me réveiller
depuis la porte de ma chambre : « Vincent !
Vincent, réveille-toi ! Je dois te
poser une question… » Tandis que je me frotte
les yeux, il me pose cette question, en forme de
proposition sexuelle à peine voilée. Il veut que je lui
confie mon secret, il m’implore. Mon secret, c’est que
je n’en ai pas. Mais après tant de mises à l'épreuve, de
comportements fuyants, sa sincérité me touche. Je lui
prends la main et l’entraîne vers le salon.
Sans
ce
geste, je n’aurais pas pu revenir en France. Je serais
devenu fou, plutôt que de m’arracher à ce lieu. Sans
passage à l'acte, il n’y aurait pas de passage à
l’écriture, ni de retour l’année suivante. Sans ce geste
il n’y aurait pas d’histoire. Jamais je ne pourrai
regretter d’avoir sauté dans ce piège, à pieds joints.
Mais cette histoire toute simple, ceux qui seraient en
position de l’entendre la refusent obstinément.
Le
diplômé
musulman est l’enfant du nationalisme. Lorsqu’il
s’aventure à l’université, il a rarement lu les
« conditions générales de vente ». D'ailleurs
l'université l'ignore elle-même, par construction, que
l’islam est un métacontexte de l’histoire des idées
européennes. Et bien sûr, le nationalisme arabe veut
l’ignorer à sa suite. C’est pour la bonne cause que l’on
s’aventure dans ces sciences-là, en quête d’une vie
meilleure pour soi et pour les siens. Que son diplôme
équivaut à un permis de violer, le diplômé le sait
confusément, mais n'en va-t-il pas ainsi de l’ordre du
monde?
Aussi
chaque fois, la discussion tourne court assez
rapidement. « Pourquoi t’accroches-tu à cette
famille ? Les Yéménites sont un peuple digne et
bon, mais il y a toujours aussi des
personnes mauvaises ! Dans chaque maison,
il y a forcément des toilettes… »
Il m’a fallu des années d’efforts pour comprendre que
les Yéménites n’étaient pas homosexuels. Il m’en a fallu
plus encore pour comprendre combien cette famille avait
été digne. C’est moi qui ai violé Waddah, en réalité,
mais le diplômé ne veut pas entendre. En protégeant sa
subjectivité, il rejette mon travail aux poubelles de
l’histoire. Et le pays avec.
Waddah à Aden en octobre 2003, portant mes
vêtements
(T-shirt de l'icone féministe nord-américaine Ani
Difranco),
avec sa jambiyya.
J’ai admis aujourd’hui que cette
thèse de doctorat - officiellement abandonnée en
2013, juste avant mon déménagement à Sète - est
un chantier à jamais inachevé. Tous les textes sont
donc datés : il n’y a pas de version définitive de
cette histoire, et il n’y en aura sans doute jamais.
La seule version définitive est celle que nous
pourrons contempler, si un jour cette famille et moi
sommes à nouveau réunis. Il n’est pas sûr que cela
arrive jamais en ce bas-monde. C’est pourtant dans
cette attente, dans ce monde-là que je veux vivre et
penser, car il est le seul que nous ayons tous en
commun.