Celui qui a dormi dans la caverne du lion

caligraphie arabe
'Ïssa (Jésus)

9 octobre 2021

La première nuit

Hier soir tu m’as interrogé sur Ziad, et je n’ai pas su te répondre. Je le fais ici succinctement.

Ziad est la personne dont je suis « tombé amoureux » lors de mon premier terrain à Taez, deux semaines après mon arrivée : celui qui m’a permis de m’émanciper de mes anges-gardiens (anges/gardiens) de l’université. Je raconte un peu les circonstances ici (#aout2003) - mais je ne dis pas l’essentiel. L’essentiel est que lors de la première nuit que j’ai passé dans sa pièce, du 16 au 17 août, Ziad ne m’a pas fait d’avance sexuelle. Alors qu’il aurait dû, d’une certaine façon, la société s’attendait à ce qu’il m’en fasse. Et moi aussi à vrai dire : je me souviens m’être demandé, cette nuit-là, s’il allait faire un geste vers moi. Très sincèrement je ne l’aurais pas repoussé, parce que je n’avais aucune expérience et j’étais complètement fasciné. Ziad était tourné vers le mur, il avait l’air de dormir. J’ai fini par m’endormir aussi, malgré mon excitation. Le matin, c’est lui qui était debout, et surexcité : « J’ai passé la plus belle nuit de ma vie, parce que Mansour a dormi avec moi ! », disait-il à qui voulait l’entendre. C’est comme ça que toute l’histoire a commencé.

Les semaines suivantes, je me suis débattu n’importe comment pour donner sens à ce non-dit : c’est ce qui a produit l’intrigue du Za’îm, au cours de laquelle Ziad allait déjà perdre quelques plumes (voir mon premier mémoire). Et six semaines après notre rencontre, la société exigeait encore qu’il me fasse rentrer dans le rang. Ziad s’y est refusé, il a préféré se retirer dans son village. D’où l’incident avec Nabil fin septembre (29sep2003.html), suivi du passage à l’acte avec le cousin (oct2003.html). Dans mes premières études, j’explique l’histoire du Za’îm par un « clivage sociologique entre deux jeunesses de différente condition socio-économique… » - mais il y avait ça en dessous, et bien sûr je ne l’ai jamais oublié. J’avais fait en sorte de ne jamais l’oublier.

Les années suivantes

Les années suivantes (2004-2005), Ziad échoue dans sa carrière d’expert comptable. À sa famille, il déclare qu’il a besoin de se marier, et il fait le forcing pour que son grand-frère paie. Nabil finit par accepter au printemps 2006 (au cours de mon troisième séjour). Mais le soir des noces, il s’avère que Ziad est impuissant (ce que je n’apprendrai qu’un an plus tard, après l’incendie…). Alors il devient une sorte de derviche, qui mange « bio » et qui refuse la technologie. Sa jeune épouse obéit - elle fait la cuisine sans utiliser de gaz, avec le petit bois qu’il ramène… - mais à l’automne il finit par la renvoyer chez son père, sans l’avoir touchée. La pièce de Ziad est à nouveau ouverte sur la rue (comme du temps de ma maîtrise), et séparée du reste de l’appartement. Elle devient une sorte de salle de prière alternative, où Ziad relit le Coran à sa manière, et fait le muezzin à des horaires décalés. Plusieurs notables du quartier voient leurs fils embrigadés, et font pression pour que Nabil ferme la pièce. Nabil meurt sur la route d’Aden quelques semaines plus tard, le 31 décembre 2006 (le lendemain de la pendaison de Saddam…). La famille se déchire autour du linceul : Ziad parle de la corruption, il demande des funérailles sobres ; la famille se ligue contre lui et l’interne en clinique psychiatrique. À sa sortie, Ziad promet de se venger en mettant le feu. Il passe à l’acte le jour de mon retour pour mon quatrième séjour. Je me convertis un mois plus tard (septembre 2007).

Tu vois, l’histoire a toujours été transparente. Tellement transparente qu’elle va sans dire pour les musulmans, tandis que les Européens ne la voient simplement pas. Mais toutes mes gesticulations découlent de cette situation, qui dure depuis près de vingt ans.

Après l'incendie

Vers 2008-2010, Ziad cachait sa honte en insultant un « metteur en scène » imaginaire. Dans son délire, les autres Yéménites sont les figurants et acteurs secondaires du film dont il est le héros, mais ceux-ci ont décidé d’occuper le plateau de tournage jusqu’à obtenir leur paie. Une métaphore profonde de la modernité yéménite…

Le 17 novembre 2008 (à la fin de mon cinquième séjour, je sors la caméra pour ma fête de départ…).

Après 2011, Ziad se prend pour Jésus - parce qu’il réalise que sa honte a rendez-vous avec l’Histoire. Tu peux appeler ça de la schizophrénie, mais ce ne sont que des solutions développées pour affronter une situation insoutenable (ma conversion à l’islam ne relève pas d’autre chose).

Les vidéos de Ziad en 2021 sont ici : http://vincentplanel.fr/association/#correspondants.


(*) « Celui qui a dormi dans la caverne du lion » : expression utilisée dans un texte de novembre 2010, où je racontais déjà cette histoire, dont ç'aurait dû être le titre.

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