carte professionnelle de Nabil
La carte professionnelle de Nabil, que son fils aîné Tahir garde avec lui dans son porte-feuille (Jeddah, 2017).

Nabil & moi
(teaser)

Le 29 septembre 2003, vers la fin de mon premier séjour de recherche dans la société yéménite, j’ai subi une pseudo-tentative de viol de la part du frère aîné de mes interlocuteurs, qui était aussi une personnalité locale. C’était la nuit, je discutais tranquillement dans une ruelle avec des jeunes du quartier, en profitant de la fraîcheur de la nuit. Soudain un cousin arrive vers nous en hâte : il dit que Nabil est sorti, qu’il est décidé à « enculer le Français ». Tout le monde déguerpit, on me fait monter dans un appartement. Effectivement un moment plus tard, Nabil est devant l’immeuble. Notre ami lui répond depuis le balcon, il dit que le Français est déjà rentré chez lui. Plusieurs heures nous restons ainsi cachés dans le noir, et les jeunes continuent de se confier à moi. Ils me parlent de leur vie, de ce Régime et de tous ces « grands frères », dont ils ne supportent plus la domination. Au milieu de la nuit ils m’exfiltrent jusqu’au carrefour, je prends un taxi et me couche pour quelques heures.

Le lendemain dans la matinée, 30 septembre, j’essaie de faire le point dans mon carnet de terrain. Je me reproche d’avoir été naïf les deux mois précédents, de n’avoir pas voulu voir que Nabil était dangereux. Je commence à revoir toutes mes interprétations, à reconstruire mon analyse sur la base de cette violence. Pour autant après déjeuner, me voilà de retour dans le quartier, avec les mêmes jeunes. Alors Nabil déboule et me tombe dessus : il a appris de quoi je l’accuse, il veut que je le répète devant lui. Alors je feinte : j’explique que les jeunes ont des comportements ambigus, qu’on me harcèle en me demandant sans cesse des petites sommes d’argent, que je ne sais plus quoi penser… Nabil se calme. Il se tourne vers les jeunes : « À partir de maintenant, pas un seul n’emprunte au Français quoi que ce soit, c’est clair ? » Et en sortant : « La prochaine fois si tu as un problème, viens en parler directement… ». Soupir de soulagement de mes camarades, sur lesquels je viens pourtant de me dédouaner, et qui me félicitent de m’être placé sous la protection de leur « grand frère » : « Lui il te fera respecter… ».

Mais en réalité, je ne veux pas me placer sous la protection de Nabil : je veux juste comprendre ce qui se passe et m’en aller. Mon vol retour est dans trois semaines, je vais devoir rédiger un mémoire, et cette société me fait tourner en bourrique. Je sens qu’ils feintent, que je commence moi-même à feinter, et que je vais bientôt perdre pieds. Je ne sais plus qui croire, tout m'apparaît un peu irréel. Mais si un Français venait à lire mon carnet de terrain, après qu’il me soit arrivé malheur, je sais que mon comportement serait impardonnable. J’ai besoin de m’extirper de cette situation, j’ai besoin de me reconstruire subjectivement, pour préparer mon retour dans mon pays. Or cette même après-midi, on m’apprend que Houda est de passage à Sanaa, pour des questions de coopération linguistique. Voilà l’occasion de souffler un peu : je vais monter faire une bise à ma prof d’arabe adorée…

En fait je ne redescendrai pas, seulement pour prendre mes affaires et dire au revoir. Je passe les trois dernières semaines avec un ancien du quartier exilé dans la Capitale, qui juge très sévèrement son cousin Nabil, et se présente comme beaucoup plus respectable. En fait, ces derniers échanges confirment le caractère central de la sexualité dans la vie sociale des jeunes Yéménites. J’en ai maintenant pris acte. Le retour en France sera difficile, mais au moins j’ai réussi à m’affirmer subjectivement, à prendre du recul sur mon expérience dans ce quartier, tout en comblant les dernières lacunes de mes informations.

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Nabil était né à Taez en 1972. Il avait grandi dans le nouveau quartier de Hawdh al-Ashraf, l’entrée Est de la ville, où sa renommée de jeune leader était encore dans les esprits. Il avait été recruté par la municipalité au milieu des années 1990, et rapidement promu directeur adjoint chargé de l’inspection des souks dans le secteur d’al-Muzzafar, l’un des trois arrondissements de la ville. Un poste particulièrement exigeant : Nabil devait tenir une troupe d’inspecteurs à peine rémunérés, pour quadriller un espace envahi par les vendeurs ambulants, aussi par les devantures sauvages des commerçants les plus établis, qui obtenaient leurs passe-droits directement auprès de sa hiérarchie. Constamment il devait intervenir personnellement, descendre dans la rue pour corriger lui-même les plus récalcitrant, parfois aussi démissionner avec fracas, pour protester contre la corruption de sa hiérarchie, et ses supérieurs venaient toujours le chercher chez lui. Nabil était irremplaçable, et il le savait parfaitement : on lui devait la stabilité indispensable à l’activité commerciale. Nabil savait qu’après lui ses successeurs n’auraient pas les épaules, ou que ce serait beaucoup plus difficile. Bien sûr, Nabil incarnait un régime honni pour bon nombre d’observateurs, qui l’accusaient de corruption avec un certain mépris. Ceux-là ne savaient pas. Nabil avait toujours vécu pour les autres. Ce qu’il prenait, il le donnait ailleurs, et il n’en tirait aucune gloire. Ceux qui le jugeaient sans avoir appris à le connaître, Nabil savait les mettre à distance, et globalement il était un homme heureux.

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C’est cette même réalité sociale - les interactions masculines de l’espace public urbain - que je commence à arpenter à partir de mon retour à l’été 2004. J’évolue toujours dans le même secteur de Hawdh al-Ashraf, où Nabil n’est qu’un résidant ordinaire (Hawdh al-Ashraf appartient à l’arrondissement de Sala et non d’al-Muzaffar). Et cette fois je me focalise plutôt sur le carrefour…


Pour la suite de l’histoire, en attendant la version 2021, je renvoie à mon texte de 2012 :
« L'ethnologue et les trois frères de Taez, ou la chute des des figures charismatiques urbaines dans le Yémen des années 2000 »

Un incident déterminant, survenu en 2003 vers la fin de mon premier séjour, indissociable de mon premier arrachement au terrain et de mon premier passage à l’écriture. Je l’ai beaucoup revisité ces dernières années, en tâtonnant pour trouver la bonne distance (chantiers 2018 et 2020). Je pense que cette version est la bonne.

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