Octobre 2003

Coupe transversale d'une maison traditionnelle yéménite
Maison traditionnelle de l’ancien quartier juif de Sanaa, souvent louée par des chercheurs étrangers.
Au centre la cour intérieure, à gauche le salon légèrement surélevé, à droite la chambre d’amis où je dors.

Les dimensions de l'irréparable (introduction)

En 2003, dans les dernières semaines de mon premier séjour d’immersion dans la société yéménite (23 juillet - 23 octobre), j’ai commis l’irréparable. Le samedi 4 octobre à l’aube, acculé par des circonstances que je commençais à peine à me représenter, j’ai accepté un rapport homosexuel.

Entendons-nous bien : le caractère irréparable ne résidait pas dans l’acte en lui-même. S’il s’était agi d’un dérapage, d’un accident ou d’un « passage à l’acte » comme on dit souvent, alors il n’aurait été en rien irréparable. S’il s’était agi simplement de la « découverte de mon homosexualité » - comme j’ai fini par m’en convaincre plus tard, plusieurs mois après mon retour en France - alors ma conversion ultérieure à l’homosexualité aurait suffi à ce que les choses rentrent dans l’ordre. Mais l’acte était irréparable du fait des circonstances : à l’exact point de passage entre le premier arrachement au terrain et le premier passage à l’écriture, aboutissement d’une démarche initiée cinq ans plus tôt (avec l’apprentissage de l’arabe puis ma reconversion aux sciences sociales) qui représentait déjà toute ma vie d’adulte. J'étais en train de découvrir que l’écriture elle-même est irréparable ; l’acte était conçu pour m’en souvenir malgré mon départ prochain.

L’acte était irréparable du fait qu’il était absolument délibéré, du fait qu’il engageait ma rationalité légitime de manière pleine et entière, et qu'il était en même temps complètement indicible. Avant-même que je puisse le penser, l’acte ne m’appartenait plus. Il appartenait à mon partenaire, qui en était malade ; lui-même s’était un peu fait piéger dans l’affaire, et il s’effondrait littéralement sous mes yeux. L’acte appartenait à ma petite amie, que je retrouvais trois semaines plus tard à l’aéroport d’Orly, et devant laquelle il fallait faire face. Jusqu’à ce que finalement je la quitte, juste après le dépôt du mémoire. Alors l’acte n’appartenait plus qu’à Ziad, dont j’avais fait le héros de l’histoire. Il soutint dignement cette responsabilité les années suivantes, jusqu’à être finalement interné par sa propre famille, après le décès de Nabil son frère aîné.

« L'explication de type causal est, en général, positive. Nous disons, par exemple, que la boule de billard B s'est déplacée dans telle ou telle direction, parce que la boule de billard A l'a heurtée sous tel ou tel angle. Par contre l'explication de type cybernétique est toujours négative. Nous examinons d'abord quels sont les évènements qui auraient eu le plus de chances de se produire, pour nous demander ensuite pourquoi un grand nombre d'entre eux ne se sont pas réalisés, montrant ainsi que l'évènement particulier étudié était l'un des rares à pouvoir se produire effectivement. »

Gregory Bateson, « Explication cybernétique » (1967)
dans Vers une écologie de l’esprit, vol. 2 (Paris: Seuil, 1980), p. 183.

On me demande pourquoi je n’ai pas écrit ma thèse. Je l’ai écrite des centaines de fois ! Mais aucune thèse n’avait d’intérêt, si elle ne me permettait d’écrire cette petite histoire d’octobre 2003 : de rendre sa dignité à Waddah et à moi-même, à Ziad, à Nabil, en révélant le coeur du quiproquo. Je n’ai pas finalisé ma thèse, parce que je n’ai jamais eu honte de cette histoire sur le fond, seulement de la pudeur. Or on m’a empêché de la dire. Comment ? En ne me permettant jamais de construire l’argumentaire pour l’introduire, que ce soit dans le monde académique ou dans la communauté musulmane. Je n’ai pas écrit ma thèse parce que ma petite histoire faisait honte à mes interlocuteurs, et qu’ils n’avaient pas besoin de 300 pages pour s’en rendre compte. Donc il a fallu attendre que tout s’effondre, que ma pudeur n’ait plus de sens face à l’ampleur de la tragédie. Alors seulement j’en ai parlé publiquement, dans le vide (voir le making of à partir de fin 2017). Depuis Sète, ces dernières années, j’ai pu revivre cette petite histoire, et me ressaisir pleinement de mon geste, jusque dans sa dimension délibérée.

Pourquoi j'ai violé Waddah

La scène se déroule le 4 octobre 2003, vers la fin de mon premier séjour d’immersion au Yémen. Waddah est un jeune homme originaire de Taez, exilé depuis deux ans dans la Capitale pour travailler dans une banque. Je le connais à peine, mais je viens de passer deux mois dans le quartier de son enfance. Il était de passage à Taez lors des festivités du 26 septembre, la fête nationale yéménite, et j’ai pris son numéro. À Sanaa pour quelques jours, je l’ai recontacté et nous venons de passer quarante-huit heures ensemble, à discuter de mes péripéties dans le quartier de son enfance, et de mes observations.

La nuit précédente, nous avons dormi chez un de ses amis, avec sept autres jeunes travailleurs et étudiants alignés par terre, dans un petit local donnant sur la rue (dukkân) - le logement par défaut des célibataires yéménites. Waddah n’a pas de logement à lui. Il loge parfois chez son oncle maternel, un ingénieur installé avec femme et enfants, qui n’a pas grandi à Taez. En fait Waddah aime autant squatter la villa de son patron - que d’ailleurs il appelle aussi « oncle maternel » (khâl) - avec le portier et les chauffeurs analphabètes venus de régions tribales : une cahutte aménagée dans un container et posée à l’angle du mur d’enceinte, à laquelle on accède depuis la rue par une échelle.

Je veux poursuivre sereinement notre entretien : avec Waddah je sens qu’il sera possible d’aborder les questions en profondeur, et je veux prendre des notes directement sur mon grand cahier. Après avoir parcouru la ville de long en large pendant deux journées consécutives, nous nous rabattons dans la maison de mes amis expatriés, jeunes chercheurs eux-aussi en linguistique et en archéologie, qui m’ont laissé la clé. C’est une maison traditionnelle de l’ancien quartier juif, devenu quartier des ambassades et du parlement. Pas une maison-tour, parce que les juifs au temps des imams n’étaient pas autorisés à en construire. C’est une maison trapue, rigolote, où l’on se cogne sans arrêt la tête - une maison où seuls des Occidentaux peuvent avoir envie de vivre, en dépit de leur grande taille. La discussion se poursuit jusque tard. Je prépare un lit pour Waddah sur l’une des banquettes du petit salon, et je pars dormir dans ma chambre.

Photo de la cour intérieure d'une maison traditionnelle
De retour à Paris, je découvre la maison de mes amis dans une exposition au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme.

C’est là que j’ai débarqué au mois de juillet, à mon arrivée au Yémen. La première nuit, ayant cru entendre l’appel de ma petite amie, je l’ai cherché à la lumière de la Lune, dans la cour intérieure de cette drôle de maison. Impossible que ce soit elle, j’étais à 5000 km de distance - mais il m’a fallu quelques instants pour m’en souvenir. Deux mois et demi se sont écoulés depuis. Je ne rêve plus que du quartier à présent, mais je lui parle régulièrement par mail, aussi au téléphone de temps en temps - c’est elle qui insiste. Elle est comme moi étudiante en anthropologie, et chaque ligne de mon carnet de terrain lui est un peu adressée. Pour autant j’ai du mal à me rappeler son corps. Le Yémen a tout englouti, faisant d’elle une étoile sur la mer, synonyme de mon pays. Je ne ressens aucun manque, et je ne rêve plus que du quartier.

Lorsque Waddah me réveille il fait encore nuit noire, je n’ai aucune idée de l’heure. Waddah se tient debout sur le seuil de la pièce, et répète mon nom arabe :

« Mansour ! Mansour, réveille-toi ! Je voudrais te poser une question… ».
« Avec tes questions, ton étude sur la sociabilité des jeunes Yéménites, tu ne chercherais pas autre chose, nouer une relation… ? »

Je suis debout en caleçon dans la cour intérieure, et Waddah me pose sa question à la manière d’un psychanalyste, le plus poliment du monde, tandis que je me frotte les yeux. Il a voulu me prendre à froid, manifestement, que je ne puisse me dérober à sa question. Du reste, il ne peut s'y dérober non plus…

La décision, qui fait basculer ma vie entière, se joue en quelques secondes. Peut-être même moins, car repousser Waddah n’aurait simplement aucun sens. Deux mois que j’arpente le quartier de son enfance, avec ma posture d’anthropologue de terrain, adepte de « l’observation participante » et de « l’ethnographie réflexive ». Deux mois que tous mes interlocuteurs me mettent en garde de manière diffuse, implicite, ambiguë. Deux mois que je tente de m’affirmer subjectivement face à eux, de maintenir le rapport, de les rassurer en me rassurant aussi. Mais tous semblent intimement persuadés que je vais me faire violer, à un moment où à un autre, qu’en fait l’histoire ne peut se terminer autrement.

Entre les deux il y a Ziad, lui je l’ai tout de suite senti. Sa profonde intelligence, sa rigueur morale, a construit entre nous un lien indéfectible, presque surnaturel. Mais l’eau a coulé sous les ponts, depuis que Ziad m’a accueilli pour la première fois dans sa pièce parmi ses amis d’enfance. C’était il y a sept semaines, autant dire une vie. Entre temps Ziad a essuyé une révolution, ses propres amis se sont soulevés contre son autorité, et je n’ai rien pu faire. Une histoire de quartier sans importance, et néanmoins des évènements tragiques, irréparables. Ziad à ce stade s’est retiré dans son village, en insistant pour que je le suive. Mais c’est impossible : je veux comprendre, faire des entretiens jusqu’à la dernière minute, rien ne pourrait m’en empêcher.

Il y a juste l’ombre de son grand frère, Nabil, qui travaille avec le Régime. La veille de mon départ pour Sanaa, Nabil a tenté de me violer. Ou du moins on me l’a fait croire : on m’a vite fait monter dans un immeuble, et nous sommes restés plusieurs heures cachés dans un appartement [récit plus détaillé]. Le lendemain je raconte la scène à mes interlocuteurs raisonnables, sur le carrefour, et ceux-ci exultent : « Est-ce qu’on ne t’avait pas prévenu ?!? ». Donc ils ont l’air d’y croire…

À Taez, mes jeunes amis n’en finissent pas de me raconter leur vie, leurs frustrations et leurs espoirs, mais je garde pourtant un sentiment étrange. Toutes ces situations qu’on me fait voir, cette « réalité sociale » avec laquelle on me met aux prises, serait-elle toute entière une farce, conçue pour m’observer ?

Waddah est différent. Lui est isolé à Sanaa, il n’a assisté à rien, mais il veut faire partie de l’histoire et cherche sincèrement à comprendre. Waddah me parle, rationnellement, factuellement. Voilà que poliment, comme un psychanalyste, il me demande de clarifier mes motivations inconscientes. En fait je ne demande pas autre chose : tirons cela au clair. Précisément parce qu’il se trompe, je prends la main de Waddah et l’attire vers le salon.

Photo d'une fenêtre en albatre
Fenêtre en albâtre du salon. (Photos et dessin : Pascal Maréchaux).

Il y a quelques décennies encore, le verre était peu répandu à Sanaa. Les fenêtres de la maison sont en albâtre : de fines plaques opaques, marbrées de nervures, enserrées dans la chaux. Leur forme ronde se distingue maintenant dans l’obscurité totale du salon, signe du jour naissant. Allongé sur ma couche dans l'autre coin du diwân, je tente d’apercevoir Waddah. Il n’a pas bougé, depuis que je me suis dégagé de notre étreinte. Une lumière imperceptible s’écoule des fenêtres d’albâtre, qui donne un peu de relief aux formes noires. J’arrive maintenant à l’apercevoir tourné vers le mur, comme prostré. Dans ma tête je déroule encore et encore le fil de l’histoire, depuis mon arrivée à Taez : c’est ma plus belle histoire, en seulement deux mois. Mais elle se résume finalement à cette question - dominer ou être dominé ? - qui résonne dans ma tête comme un intarissable éclat de rire. Waddah est tourné vers le mur : un homme qui ne veut plus faire face, mais qui ne veut pas partir non plus. Un homme qui fait le mort en me tournant le dos, qui me laisse seul avec l'ironie de l'instant. Etrange posture. Pourquoi chez les Yéménites cette dimension animale, qui les rattrape tous comme une fatalité? Et moi l'Occidental, pourquoi serais-je différent avec ma rationalité, ma sincérité insubmersible? Que vaut la clarté de mes analyses, quand elles n'éclairent que ma solitude? Il fait grand jour à présent dans la pièce. Je me lève pour rejoindre Waddah.

* * *

Je ne retournerai pas à Taez finalement, si ce n’est pour prendre mes valises et dire au revoir, juste avant mon vol retour (23 octobre). Waddah revient à moi jour après jour, dans l’espoir de dissiper le malentendu, mais en fait nos rapports finissent toujours au même point. Plus il revient, plus je lui échappe, et plus est grande la tentation de me haïr. J’ai cessé ma prise de notes quotidienne, instinctivement, depuis ce matin-là. Dans le mémoire que je rédigerai l’année suivante, rien n’apparaît de ces trois dernières semaines. L’intrigue sera celle du mois de septembre, et Waddah n’y figurera qu’en tant que personnage secondaire. Mais sur le fond, c’est dans ces circonstances que l’argument du mémoire s’est stabilisé.

Waddah et moi nous focalisons sur le quartier, parce que lui seul peut donner sens à la situation nous nous trouvons. Je m’absorbe dans la relecture de mes notes antérieures, et Waddah comble mes lacunes, parfois malgré lui. En revivant mes propres péripéties, je leur donne un sens qu’il ne maîtrise pas. Son angoisse le pousse à revenir, à parfaire un ouvrage qui ne sera jamais le sien. Ma subjectivité s’affirme jour après jour, je construis un paysage dans lequel je suis seul face à Ziad, et dans lequel Waddah n’est rien. De jour en jour il s’effondre. Il devient colérique, méfiant, jaloux, odieux. Puis il revient vers moi et nous nous promenons, plus fiers que jamais, dans les rues de Sanaa. Je tiens bon à ses côtés jusqu’au dernier soir, il me conduit à l’aéroport. En revenant dans mon pays, où cette histoire me deviendra étrangère, j’ai l’impression de sauter dans un hachoir industriel.

* * *

J’ai embrassé la honte sous la forme d’une jeune fille, dont j’avais depuis longtemps oublié le corps, mais à laquelle je n’avais jamais cessé de parler. C’était le 23 octobre 2003 à l’aéroport d’Orly, d’où j’étais parti pour le Yémen trois mois plus tôt. Bien entendu elle s’était libérée, ce jour-là et les suivants. Mobilisation générale pour accueillir le cosmonaute, qui a séjourné trois mois dans l’espace et doit de nouveau affronter la pesanteur. Je me souviens de son regard décidé, se voulant rassurant et en même temps inquiet, posé sur moi comme celui d’une mère, sur un enfant atteint d’une grave maladie. Elle n’était pas ma mère, je n’étais pas son enfant, je n’étais pas malade. Mais il fallait quand même la prendre dans mes bras, ou elle n’aurait pas compris.

« Tu m’as parlé en arabe cette nuit… », me dit-elle sur un ton enjoué. N’a-t-elle pas compris que je ne lui parlais pas à elle ? N’a-t-elle pas vu comment j’ai repoussé son corps, quand j’ai compris qu’il était le sien, pour mieux poursuivre cette conversation dans mon sommeil, tourné vers l’autre côté du lit ? Bien sûr elle l’a vu, mais elle me mets au défi de l’ignorer un temps, afin que ce secret reste un lien entre nous. Et moi, je suis en train d’entrer dans cette combine.

Je n’ai nulle part ailleurs où aller à vrai dire. Pour cette année universitaire, je n’ai pas de logement à moi : juste une chambre sous le toit dans la maison de mon enfance, où ma mère vit seule, en région parisienne. Mon père est décédé quatre ans plus tôt, et au fond je n’ai personne à retrouver en France. Mes amis sont aussi les siens, toute la bande de la fac d’ethno, je n’ai pas envie de les voir. Mes amis de la physique, ils ne comprendraient rien. Personne à retrouver à part elle, et ma mère, qui regarde cette relation avec bienveillance.

Alors peu à peu je m’installe dans ce mensonge. Je reprends la fac, je couche de plus en plus dans son appartement, et les amis reviennent. L’essentiel de mon mémoire, je le rédige sur la table de sa chambre, la rejoignant dans le lit longtemps après. Porté par l’excitation, je la réveille pour que nous nous rendormions ensemble.

« Le “Za’im” et les frères du quartier. Une ethnographie du vide »
Mémoire de maîtrise d’ethnologie à l’Université Paris X-Nanterre, juin 2004.

Juin 2004, le mémoire est déposé. Nous faisons la fête le soir, et la dispute éclate au matin : je préfère quitter son appartement. Les vacances en tête-à-tête comme je lui ai promis, cela m’est impossible. Je suis entièrement mobilisé dans la perspective de mon prochain départ, prévu un mois plus tard. Pas pour retrouver Waddah, qui ne représente plus rien (j’ai fini par lui en parler d’ailleurs…) mais pour retrouver Ziad, le vrai interlocuteur de mon travail, et toute la société de Hawdh al-Ashraf. Pour être à la hauteur, je dois tout laisser derrière moi : cette relation, ce mémoire… Oui je suis homosexuel, je l’assume car ce sera mon fil d’Ariane, pour tout reprendre de fond en combles.

* * *

Quelques années plus tard - en lien avec les travaux de ma directrice (Dakhlia 2007) - « l'homoérotisme » sera devenu mon « noeud dans le mouchoir ».

Je suggère d'habituer les savants à faire des nœuds à leurs mouchoirs, chaque fois qu'ils laissent quelque chose d'informulé, c'est-à-dire leur apprendre à consentir à laisser cela tel quel, pendant des années, mais en marquant d'un signe d'avertissement la terminologie qu'ils utilisent ; de telle sorte que ces termes puissent se dresser non pas comme des palissades, dissimulant l'inconnu aux visiteurs à venir, mais comme des poteaux indicateurs où l'on puisse lire : « INEXPLORÉ AU-DELÀ DE CE POINT. »

Gregory Bateson, 1940 :
« Comment penser sur un matériel ethnologique : quelques expériences »
reproduit dans : Vers une écologie de l’esprit, vol. 1 (Seuil 1980), p. 121.

L’homosexualité m’a permis de ne jamais oublier ce qui avait rendu possible l’écriture de mes amis yéménites : la présence de l’un d’entre eux entre les lignes. Présence brûlante, jouissive, intolérable l’instant d’après. Telle est l’écriture sociologique, illusion fragile de capturer la présence de l’autre, pour le regarder dans les yeux. Écriture semblable à une semence dispersée, éphémère comme toute activité scientifique humaine, au regard de l’Eternité.

Résumé 26/8/21 : les sciences sociales peuvent-elles ne pas violer?

Les sciences sociales peuvent-elles ne pas violer ? Autrement dit, l’enquête par observation participante est-elle possible ? L’observation, armée par la sociologie, peut-elle converger vers une participation harmonieuse, sachant tenir l’honneur et respecter les seuils ? La démarche est-elle légitime et a-t-elle un sens ?

Ma simple présence sur le terrain impliquait une réponse positive, absolue et revendiquée, par fidélité à ma démarche laïque, un positivisme hérité de l’histoire européenne. Mais pour les Yéménites, j’étais là surtout en vertu du contrat post-colonial, passé par la Nation yéménite avec l’Extérieur, c’est-à-dire l’Europe en fait. Un contrat vicié dès le départ, auquel Taez ne pouvait plus se soustraire, et elle le savait mieux que toute autre ville.

Sans que je le décide, mon premier séjour m’avait mis aux prises avec cette complexité. Latente dès mon arrivée à Taez, cette question s’était cristallisée dans l’incident avec Waddah, dont la ré-écriture les trois dernières semaines serait l’enjeu de notre marivaudage. Y a-t-il une violence inhérente à l’objectivisme sociologique - Jean Genet dirait : une brutalité - ou bien la violence vient-elle du comportement des Yéménites, et de leurs contradictions collectives ? Par son erreur, Waddah m’avait permis d’ouvrir une brèche pour défendre la seconde thèse, d’ouvrir la boite de Pandore sociologique.

Mais sur le fond, son geste était-il vraiment une erreur ? Revenir sur le terrain impliquait que je maintienne la question ouverte - d’où ma conversion subjective à « l’homosexualité ». Paradoxalement, « l’homosexualité » était synonyme de mon honneur et de ma fidélité : une mémoire sub-consciente, par-delà la déformation de l’écriture, des circonstances qui m’avaient mené là.

C’est pourquoi dans mon enquête ultérieure, avec la complicité de Ziad, je finis par formuler la question explicitement (2006) : par la pratique des boutades homoérotiques, puis-je apprendre l’honneur ? L’enquête par observation participante est-elle possible ?

Des questions plus fondamentales encore arrivent au premier plan, après que des circonstances internes à l’enquête ont décrété notre éloignement (2007). D’où vient la damnation de l’Europe, dans son rapport au reste du monde ? Vient-elle d’avoir cédé au Mal, contrairement aux musulmans ? Ou la damnation vient-elle de l’islam, qui est le Mal précisément ? Deux pistes que Ziad et moi poursuivons respectivement, par nos conversions croisées, en prévision du jour où nos contemporains consentiront à se pencher sur notre histoire. Nos spéculations théologiques respectives, à 5000km de distance, restent quelque part l’expression d’une aventure commune, exploration rationnelle et laïque des paradoxes de notre temps.

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