Écologie et laïcité
Comment je suis devenu batesonien

petite plante harmonieuse, surmontée d'une étoile
« Evidemment, on peut enseigner l'histoire naturelle comme si c'était un sujet mort. Je sais cela, mais je crois aussi que la monstrueuse pathologie atomiste que l'on rencontre aux nivaux individuel, familial, national et international - la pathologie du mode de pensée erroné dans lequel nous vivons tous - ne pourra être corrigée, en fin de compte, que par l'extraordinaire découverte des relations qui font la beauté de la nature. »
Gregory Bateson.

6 octobre 2021

À travers mon enquête au Yémen, je suis devenu un anthropologue batesonien : un anthropologue pour qui les lois de la croissance biologique sont à l’oeuvre dans les faits de culture. Dans les situations quotidiennes les plus anodines, les faits socio-historiques les plus éloignés, comme dans les faits scientifiques ou artistiques les plus élaborés, j’ai appris à reconnaître ces lois. C’est comme ça que je travaille, depuis au moins quinze ans.

Bien sûr la contemplation du monde peut vous occuper toute une vie. Mais une question plus urgente est le statut de l’islam vis-à-vis de l’anthropologie batesonienne, et de la question environnementale plus généralement. Dans nos pays développés, les questions d’islam mobilisent des énergies considérables, et nous détournent des questions écologiques. D’où l’intérêt de clarifier ici comment je suis devenu batesonien, et pourquoi cet aboutissement intellectuel m’a fermé les portes du monde académique, dans des circonstances étroitement liées à la tragédie yéménite.


Étape 1 : ma vraie nature

Gregory Bateson est devenu batesonien parce qu’il était le fils de William Bateson (1861-1926), le grand biologiste de l’université de Cambridge au tournant du XXème siècle (auquel on doit d’avoir introduit le terme « génétique », en lien avec les travaux sur l’hérédité du moine autrichien Gregor Mendel). Juste après la révolution malinowskienne, son fils Gregory est parti faire de l’anthropologie chez les chasseurs de tête, et il est devenu l’un des fondateurs de la cybernétique moderne.

Pour ma part ce que j’ai hérité de mon père, de ma famille et de mon époque, c’est l’internationalisation de la science. Ayant commencé à apprendre l’arabe avec un camarade tunisien sur les bancs de la classe prépa (1998-1999), j’ai voulu croire en l’émulation transculturelle dans le domaine scientifique. Ainsi en 2003 j’ai atterri à Taez, la ville des diplômés, pour y faire mon premier terrain. Et j’ai certes trouvé l’émulation intellectuelle que j’étais venu chercher : en fait trop d’émulation, au-delà de ce que je pouvais gérer, et j’ai fini par « botter en touche » par un passage à l’acte homosexuel. Un acte qui n’avait rien à voir avec ce que nous nommons « homosexualité » - notamment parce que le désir n’intervenait en rien dans l’affaire (voir mon récit rétrospectif). Mais après la rédaction de mon premier mémoire, une fois que je ne comprenais vraiment plus rien, j’ai décrété que j’avais « trouvé ma vraie nature ». C’était la première étape pour devenir batesonien.

Étape 2 : une reconnaissance de dette

Une étape nécessaire, mais pas suffisante. Pendant quelques années (DEA et début de ma thèse), j’ai mobilisé de manière assez confuse la boite à outils du chercheur en sciences sociales : l’analyse des interactions, l’histoire sociale, les questions de genre… Tout cela pour éclairer des « faits sociaux » situés dans le monde extérieur, pour les expliquer causalement en les reliant les uns aux autres - mais sans vraiment comprendre la nature de ces « faits », la position à partir de laquelle je les observais. Dans ces conditions, je ne faisais que recycler les lieux communs en circulation (notamment l’opposition Aden vs. Sanaa, tradition vs. modernité, conservatisme vs. ouverture d’esprit, etc.).

Dans cette même période, les Yéménites francophones faisaient circuler sur mon compte une rumeur infamante, selon laquelle je m’étais « marié avec un noir » (un khâdim, de la caste des anciens esclaves) : rumeur farfelue, simplement pour que tout le monde comprenne que j’étais homosexuel. C’était un peu bizarre, vu que pour moi l’homosexualité était associée d’abord à la société yéménite. Pourquoi cela leur importait-il tant, que je sois homosexuel ? Découvrant cette rumeur à mon arrivée pour un troisième séjour (février-juillet 2006), j’ai finalement retourné cette situation à mon profit. Ça m’a permis d’assumer mon désir, d’en faire un jeu dans l’interaction, et de renvoyer cette question à mes interlocuteurs : pourquoi mon désir vous importe ? Cela m’a mis sur la piste de choses fondamentales sur le fonctionnement du régime (voir mon petit théorème…) - mais j’étais encore encombré par mes « faits sociaux », toutes ces erreurs du concret mal placé, dont je ne comprenais pas l’origine.

La seconde étape pour devenir batesonien, ça a été la reconnaissance de ma dette à l’égard de Ziad, de sa famille, à l’égard du Régime Yéménite, et au fond de l’Islam comme réalité politique (d’où la majuscule). Alors je peux commencer à comprendre où je suis dans la structure qui relie : quel bourgeon au creux de quelle feuille, sur quelle tige, faisant partie de quelle branche. C’est le moment où je commence à percevoir la société yéménite comme un tout organique, et à savoir exactement comment je m’y rattache (voir mon texte de 2012, « L’ethnologue et les trois frères de Taez »).

Auparavant j’en étais parfaitement incapable. En ce sens, les Yéménites francophones avaient raison de me considérer comme « homosexuel » : non pas quelqu’un attiré par les hommes, le problème n’est pas là ; plutôt incapable de tenir ses promesses ou de rembourser ses dettes, et qui finit par « donner ses fesses » à n’importe qui (même à un ancien esclave…). La mauvaise foi est que ces médiateurs culturels ont en fait besoin, afin que l’observateur occidental reste prédictible, qu’il ignore tout de la structure qui relie… Comme au fond tous les diplômés pour passer leur examen, et comme tous les employés, pour remplir une mission bien définie par l’institution, sans trop se poser de question au-delà (d’où que l’ère post-coloniale rend les institutions occidentales tendanciellement stupides - mais c’est un autre débat…).

Monothéïsme & écologie de l'esprit

Pour devenir batesonien, il m’a fallu ces deux étapes : (1) reconnaître ma « vraie nature » ; (2) le comprendre sous forme d’une dette. Et cette histoire entretient un rapport étroit avec le monothéisme. Je peux bien me convaincre intellectuellement que « Il n’y a de dieu que Dieu » (1), cela ne saurait suffire si je ne me convaincs aussi que « Mohammed est Son prophète » (2) - les deux ensemble formant la profession de foi musulmane. De même dans le judaïsme et le christianisme, qu’il soit catholique ou protestant : il n’y a pas de religion sans inscription dans une tradition, sans confrontation à quelque chose qui dépasse ma seule individualité. Il ne suffit pas, pour faire avancer les choses, de me déclarer « musulman éclairé » et d’ouvrir ma propre « mosquée progressiste ». Tout comme il ne suffit pas, pour sauver la planète, de partir avec trois chèvres et d’élever une butte de permaculture. Chacune de ces expériences peut être très formatrice, mais l’essentiel est ailleurs : dans notre capacité à renouer les fils du monde, le dialogue des traditions passées et présentes, sans faire l’impasse sur les grandes traditions religieuses qui restent agissantes à travers nous.

« À chacun de vous Nous avons tracé un itinéraire et établi une règle de conduite qui lui est propre. Et si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule et même communauté , mais Il a voulu vous éprouver pour voir l’usage que chaque communauté ferait de ce qu’Il lui a donné. Rivalisez donc d’efforts dans l’accomplissement de bonnes œuvres, car c’est vers Dieu que vous ferez tous retour, et Il vous éclairera alors sur l’origine de vos disputes. » (Coran 5:48)

La faiblesse de l’écologie actuelle, comme de la critique de gauche, est cette tendance à se déclarer « éclairés », à se décréter « purs », en restreignant toujours plus le cercle de ses interlocuteurs. Comme les communautés religieuses parties fonder le rêve américain, et qui n’ont su qu’exterminer les habitants qui les avaient précédés. Les réseaux sociaux nous invitent à faire de même, à enfoncer notre cou d’autruche toujours un peu plus loin dans la réalité virtuelle. Les universités nous poussent à la spécialisation : lever la tête du guidon est encouragé en théorie, sanctionné dans la pratique. Alors les têtes blondes diplômées nous peuplent un monde virtuel, avec des hologrammes d’ours polaires (et de Jean-Lucs Mélanchons) comme s’ils pouvaient les sauver. Pendant ce temps à Taez, Ziad hurle qu’il est Jésus, et personne ne l’entend.

Failles réflexives et crise de la laïcité

Elle n’intéresse personne, ma petite histoire toute simple de comment je suis devenu batesonien, et des dettes que j’ai contracté au passage. L’échec de ma thèse s’inscrit dans une faille réflexive structurelle des sciences sociales post-coloniales, à l’interstice entre les réflexivités mises en œuvre par les différentes institutions [voir malinowskienne.html pour une analyse plus circonstanciée : je me contente ici de souligner cette dimension structurelle]. Notre histoire n’intéresse pas les chercheurs en sciences sociales, qui traitent des « réalités musulmanes » avec leurs « outils », sans se mouiller les doigts. Elle n’intéresse pas les musulmans diplômés, qui préfèrent rejeter la cause de leurs malheurs sur « les analphabètes et les arriérés » de leur communauté, et d’autre part sur le complot des intelligences « judéo-maçonniques », reflet de leur propre démission. Les diplômés musulmans vivent sur les illusions qui étaient celles des Taezis : l’idée qu’à force de modernisme, la douce promesse de la modernité viendrait les cueillir, pour les emmener vers la félicité. Quant aux diplômés tout court, ils vivent sur les illusions qui étaient celles des chercheurs sur le Yémen : l’idée que leurs théories sur les Yéménites, quoi qu'elles échouent à saisir leur subtilité, ne pouvaient au moins pas leur faire de mal. Prémisse absolument fausse, et néanmoins nécessaire au triomphe des subjectivités diplômées.

Bateson nous aide à revenir dans le monde. Puisque les lois de la croissance biologique sont à l’oeuvre dans les faits de culture, alors le regard du chercheur lui-même participe d’un écosystème, et la théorie mal conçue peut porter le mauvais œil :

« J'affirme que si vous voulez parler de choses vivantes, non seulement en tant que chercheur en biologie mais à titre personnel, pour vous-même, créature vivante parmi les créatures vivantes, il est indiqué d'employer un langage isomorphe au langage grâce auquel les créatures vivantes elles-mêmes sont organisées ».

« La dernière conférence » de Gregory Bateson, Une unité sacrée : quelques pas de plus vers une écologie de l'esprit (Seuil 1996), pp. 407-408.

Accompagner les institutions dans la quête de ce langage isomorphe : c’est ce que je m’efforce de faire (orient-laicite.fr) à partir de mon histoire, qui veut simplement survivre. Mais bien sûr, on peut aussi parler d’islam et de laïcité comme si c'était un sujet mort : ce que Bateson disait de la nature dans les années 1970, nous pouvons le dire aujourd’hui de l’Orient. Et notre idéal laïque continuera de se vider de son sens, tant que nous nous déroberons à ce défi.

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