La honte du chercheur et sa scientificité
De la révolution malinowskienne à l'ethnographie réflexive

cinq hommes assis sur un banc, quatre aborigènes et un anglais sur son 31.
L'anthropologue Bronislaw Malinowski en 1918 dans les îles Trobriand, au large de la Nouvelle Guinée.

19 septembre 2021
(mise en ligne le 6 octobre, mais je travaille encore la conclusion)

La production de connaissance sur une société étrangère repose nécessairement sur une ou plusieurs alliances d’enquête : des interlocuteurs locaux qui s’impliquent personnellement pour la réussite de votre projet intellectuel. Dans l’histoire de l’anthropologie (XIXème siècle), le savant restait dans son cabinet, et cet aspect des choses était géré par un collaborateur subalterne : l’ethno-graphe, celui qui écrit les faits de culture. Mais un retournement méthodologique se produit au début du XXème siècle avec Bronislaw Malinowski (1884-1942).

De Malinowski à Bateson

Jeune anthropologue polonais rattaché à l’Université de Londres, Malinowski se retrouve en 1914 assigné à résidence au fin fond de l’Océanie, en tant que ressortissant de l’Empire Austro-Hongrois. Parti pour une mission de collecte peu avant que la guerre éclate, il se retrouve contraint d’y rester pour quatre ans. À son retour, Malinowski devient une grande figure de l’Université anglaise, et promeut une nouvelle conception du terrain anthropologique, où le chercheur éprouve sa théorie par un séjour prolongé. De cette révolution malinowskienne, le plus brillant prolongement est sans doute le Naven (1936) de Gregory Bateson (1904-1980) : une génération plus tard, c’est cette fois le fils du grand mandarin de la biologie britannique de l’époque (William Bateson), qui se retrouve égaré chez les chasseur de tête…

Dans la seconde moitié du XXème siècle, avec l’intégration de ces lointaines contrées à l’économie mondiale et le développement du tourisme, la scientificité spécifique de l’anthropologue réside dans sa lucidité quant au fonctionnement de ces alliances - mouvement renforcé par la disqualification des théories racialistes après 1945. L’objet du débat scientifique se déplace vers les conditions d’enquête, et le volet réflexif prend une place grandissante dans l’écriture académique - fonction analogue à la restitution des conditions expérimentales, qui permet la critique des pairs dans les sciences naturelles.

Un paradoxe avoué

L’ethnographe doit notamment gérer le paradoxe fondamental de l’alliance d’enquête : quand une personne accepte de s’allier avec vous, elle n’a a priori qu’une idée très vague de ce en quoi consiste une enquête anthropologique ; et ignorant vous-même le fonctionnement social local, que vous êtes là pour découvrir, vous n’avez aucun moyen de comprendre la charge que cette alliance fera poser sur ses épaules. L’alliance doit donc reposer sur une entente tacite, une relation privilégiée assez instinctive, entre l’enquêteur étranger et son partenaire local. Ces rapports sont relativement réglés aujourd’hui dans la plupart des sociétés du monde. Mais parfois les choses dérapent, l’ethnographe et son collaborateur se trouvant pris au piège de leur alliance. En réalité pour qu’une connaissance soit produite, il faut que les choses dérapent : la littérature méthodologique a beau disserter en longueur sur ce paradoxe, chaque enquête constitue malgré tout une sorte de défi, du point de vue de l’éthique et de la scientificité, indissociablement. Un défi que le jeune aspirant-anthropologue se déclare prêt à relever en conscience - mais il pêche souvent par idéalisme et par optimisme. En pratique, ne parviennent à s’inscrire dans la voie universitaire que ceux qui ont accepté d’en rabattre un peu sur leur exigence réflexive. Il n’empêche, la réflexivité d’enquête est une valeur dominante, et unanimement partagée au moins dans les discours.

En fait, c’est dans les études internes aux sociétés occidentales que l’ethnographie réflexive est la plus dynamique (voir par exemple la revue anglophone Ethnography), la plus exigeante dans la discussion des conditions d’enquête. En effet, sociologie et anthropologie se sont hybridées réciproquement depuis la Décolonisation, avec le rapatriement des anthropologues dans les sociétés métropolitaines et le développement concomitant de l’immigration en provenance des anciennes colonies. Un cas emblématique pour la France est la trajectoire de Jeanne Favret-Saada, anthropologue de l’Algérie indépendante, née elle-même en 1934 dans la communauté juive tunisienne sous protectorat, qui marquera finalement la discipline avec une enquête consacrée à la sorcellerie dans la France rurale, Les mots, la mort, les sorts (1977). Les propositions méthodologiques de Jeanne Favret-Saada, résumées dans l’article Être affecté (1990) se sont imposées comme la pierre angulaire d’une ethnographie réflexive « à la française », où la contextualisation microhistorique précise des matériaux se combine à l’introspection psychanalytique (citons aussi Georges Devereux, De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, paru en 1980). Pour autant, la plupart des étudiants et chercheurs qui se réclament de Jeanne Favret-Saada ignorent totalement le lien organique de son œuvre avec l’Afrique du Nord.

Le rôle de Florence Weber (et de l'IRMC)

En sociologie de la France, Florence Weber est l’une des promotrices les plus actives de l’ethnographie réflexive sur le plan institutionnel. Elle est l’auteur du Guide de l’enquête de terrain  - un classique des étudiants en première année de sociologie (La Découverte 1998, avec Stéphane Beaud), et aussi du Manuel de l’Ethnographe (PUF 2009), recueil d’articles méthodologiques qui s’ouvre sur les problèmes d’auto-analyse. Ces textes témoignent de la même synthèse triomphante entre sociologie et psychanalyse. Chez Florence Weber, la précision de l’analyse est décuplée par la lucidité réflexive, ce qui fait d’elle une « osthéopathe » reconnue des terrains conflictuels.

Florence Weber était ma tutrice à l'École Normale Supérieure, lors de ma reconversion vers les sciences sociales (à partir de l'automne 2001). Je la sollicite à nouveau à l'automne 2003, à mon retour de mon premier terrain, pour m'aider à démêler mon implication. Et ce fut un franc succès, de prime abord, que cette ré-exportation de la méthode ethnographique sur un terrain lointain. La faille ne se s'est révélée que progressivement, au départ seulement dans ma vie personnelle : une rupture amoureuse, le lendemain du dépôt de mon mémoire, suivie d’une ré-définition subjective de mon orientation sexuelle, en prélude à mon retour sur le terrain.

Dans la plupart des enquêtes de la sociologie contemporaine, le traitement réflexif est conçu pour couper le lien affectif personnel du chercheur avec ses enquêtés. Dans mon cas, en lien avec des circonstances diverses, c'est l'inverse qui s'est produit : l'aboutissement de l'écriture, avec ses angles-morts, m'a définitivement attaché à Ziad, au personnage que j'avais construit et au régime politique qui en sous-tendait la réalité. Ce dont découle toute l'histoire ultérieure.

Pour comprendre comment cela a été possible, en complément de mon témoignage, il faudra relire les premiers textes réflexifs de Florence Weber, au moment de la fondation de la revue Genèse (début des années 1990). Une certaine manière d'articuler sciences sociales et psychanalyse est énoncée dans ces textes, caractéristique d'une génération (je me contente de citer ici le passage-clé) :

« Cette expérience [vécue dans l'enfance] de la distance de classe au cœur d'une relation affective, je l'ai faite une seconde fois, pendant l'enquête même. On pourrait se demander si toute l'enquête, d'un point de vue psychologique, n'a pas été menée pour refaire cette expérience originelle. »

F. Weber, « Journal de terrain, journal de recherche et auto-analyse », Genèse 2 (1990) p.141. Voir aussi : « L'enquête, la recherche et l'intime ou : pourquoi censurer son journal de terrain? », Espaces Temps 47-48 (1991) pp. 71-81.

Si cette génération était fascinée par la psychanalyse, moi je suis tombé dans la marmite étant petit (par ma mère). Par ailleurs, l'arrière-plan psychanalytique de ma recherche était transparent, du fait des circonstances qui m'ont conduit à apprendre l'arabe : on débouche sur la mort de mon père Richard Planel (1948-1999), victime d'un cancer à 51 ans, et derrière sur l'histoire de ma tante Anne-Marie Planel, qui avait peu ou prou disparu de sa vie juste avant ma naissance, et fondé l'IRMC de Tunis. De fait en 2004, juste après ce premier travail, je serai récupéré par Jocelyne Dakhlia, une ancienne de l'IRMC (qui dirigera mon travail jusqu'en 2012). Un tour de passe-passe institutionnel dont je dissimulerai les failles à travers le thème de l'homoérotisme, mais quelques années plus tard il aura fait sortir Ziad de ses gonds…

Une dette limpide donc, mais qu'aucune institution scientifique n'a voulu racheter à ce jour, et que nous payons Ziad et moi jusqu'à aujourd'hui, avec nos familles respectives. Un signe des temps.

portrait de Ziad
Ziad al-Shuwâfî (né en 1979), expert-comptable, héros de mes premières études (2003-2004). Ici au printemps 2006.

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