Fêter l’Aïd avec les fantômes

Rédigé du 24 au 26 mai.
Débouche sur un nouveau développement dans mon chantier « Sciences sociales du Jour Dernier » :
« “Alliance d’enquête” : une théologie de l’alliance en sciences sociales ? ».
Je crois bien que je m’approche du fond de l’affaire

 

L’écriture et la vie

Une unité de lieu

L’oracle s’est accompli

Impossible cérémonie

La religion de Ziad

Rompre avec le malheur

Un oiseau de malheur

Une étreinte sétoise

L’écriture et la vie

La mosquée de l’Île de Thau n’a pas encore réouvert, en ce dimanche 24 mai 2020 (1 shawwâl 1441). Un Aïd al-Fitr confiné, sans les longues embrassades sur le parking de la ZUP. Un prêche retransmis en live sur youtube par notre imam, puis je me mets à l’ordi comme tous les jours. Et là, grosse fatigue. Est-ce le mois de jeûne ? Ces deux mois de confinement ? Ou plutôt ces années, cette décennie d’un confinement étrange ? Même quand j’étais prof à l’éducation nationale, je passais mes week-ends à écrire, et aussi mes mercredi après-midi. Qu’est-ce qu’une vie où ne subsiste plus la possibilité d’un jour férié ?

Je me suis converti à l’islam il y a 13 ans, au début du mois de Ramadan 1428 (13 septembre 2007). Pourtant je ne suis jamais passé par le cérémonial. Je n’ai jamais prononcé la double profession de foi - « Il n’y a de Dieu que Dieu et Mohammed est son Prophète » - devant un parterre de fidèles rassemblés à la mosquée. La foule n’a pas crié « Allahu akbar ! (Dieu est grand) », et les hommes ne se sont pas pressés autour de moi pour me serrer dans leurs bras, les uns après les autres. Je me suis converti dans une chambre d’hôtel, avec un bureau calé devant la fenêtre, qui donnait sur cette vue-là.

La vue à l’arrière du grand hôtel, au Nord-Ouest (2007).

Peut-être rien n’effacera jamais le vide de cette conversion sans cérémonie. Rien n’effacera jamais la guerre, qui depuis a ravagé cet endroit. Et rien n’effacera jamais mon sentiment que la vie est là-bas malgré tout.

Je me suis converti dans un pays où je bénéficiais chaque jour de la bienveillance chaleureuse des Yéménites. Pas en tant que converti, en tant que visiteur. Il me suffisait de sortir, les gens me souriaient et m’invitaient chez eux. Pourtant je n’étais pas un visiteur. Je m’étais fixé pour ma première enquête quatre ans plus tôt, et depuis ce lieu était devenu toute ma vie. Il y avait quelque chose d’extrêmement humiliant dans cette débauche d’hospitalité, je peux bien le dire aujourd’hui. Je me suis converti par un réflexe de pudeur, et par pudeur aussi je me suis retiré. Aujourd’hui, les sciences sociales ne ressassent que des histoires mortes. Mon histoire à moi est en vie.

Une unité de lieu

À Taez, la troisième ville du Yémen, un quartier à l’entrée du centre-ville appelé Hawdh al-Ashraf. Littéralement « le Bassin des Saints », référence au fleuve du Paradis, et plus prosaïquement à un bassin un peu à l’extérieur des murs, où s’abreuvaient autrefois les caravanes. Lieu d’implantation de l’administration régionale après la Révolution de 1962, ce carrefour s’était retrouvé progressivement au centre de la ville moderne. On y trouvait des familles citadines installées de longue date, plusieurs souks parmi les plus dynamiques de la ville, et un marché du travail journalier, drainant également une importante population rurale. Le seul lieu de la ville où il arrivait des voyageurs à toute heure du jour et de la nuit, où cafés et restaurants ne fermaient jamais leur rideau.

Je m’étais fixé là en 2003, à la faveur de ma rencontre avec un jeune expert comptable dont l’intelligence m’avait semblé prodigieuse. Ziad faisait partie de la première génération de citadins nés au Hawdh. Son grand-père maternel avait construit là trente ans plus tôt une majestueuse maison blanche, qui semblait maintenant bien décrépie parmi les immeubles environnants. Ziad avait grandi dans une petite maison à l’arrière, au coeur d’un petit quartier d’habitation logé entre ce grand carrefour et les murs de la Préfecture. J’avais été proprement fasciné par la sociabilité de ce petit quartier, qui poursuivait le cours de son existence un peu en autarcie. Après quoi j’avais pris pour objet d’autres populations, comme les ouvriers journaliers ou les commerçants du souk, sans pour autant rompre le contact avec Ziad. Chaque année je m’installais dans le grand hôtel de la place, au-dessus d’une banque. Pour ce quatrième séjour, j’avais pris une chambre qui donnait de l’autre côté, au huitième et dernier étage sans ascenseur mais avec un petit balcon, depuis lequel on voyait le souk et la ville entière.

La vue depuis l’avant du grand hôtel, au Sud-Est (photos de 2006).
[Extrait de ma
présentation à Exeter, en juillet 2019]

Quelques heures après mon arrivée, après la tombée de la nuit, Ziad avait mis le feu à la petite maison de sa mère, avant de se laisser arrêter et conduire en prison. Six mois plus tôt sa famille l’avait interné en hôpital psychiatrique, mais je n’étais pas encore au courant. J’avais passé tout l’après midi sur la place avec mes amis commerçants, sans mettre les pieds dans le petit quartier. Je n’étais pas pressé d’aller saluer Ziad, je voulais marquer une distance. Et quelque part je l’exprimais aussi avec cette chambre, tournée vers l’autre côté. J’avais déjà passé là presque douze mois cumulés, sans compter le temps passé depuis la France à arpenter cet espace par la pensée. J’allais entrer en troisième année de thèse, l’heure de lancer la rédaction. Je voulais m’échapper de ce lieu mais paradoxalement, j’avais encore besoin de séjourner là bas pour concevoir mon plan. Je voulais sentir le Hawdh dans mon dos, et prendre de la hauteur. Tout cela, Ziad l’avait parfaitement compris.

Sur le moment j’étais resté muet, incapable de poser des mots, comme tous mes interlocuteurs sur le carrefour, qui faisaient comme s’ils n’avaient pas remarqué la coïncidence. Quelques jours plus tard j’étais retourné dans le quartier, j’avais trouvé le dernier frère de Ziad en train de lessiver les murs et je lui avais donné un coup de main. Plusieurs semaines avaient passé, les conséquences de cet épisode s’étaient dégagées peu à peu.

L’oracle s’est accompli

Cette situation était bouleversante sur le fond, parce qu’elle reproduisait étroitement les circonstances dans lesquelles j’avais commencé à apprendre l’arabe huit ans plus tôt, lors de l’année scolaire 1998-1999. Je me trouvais à l’époque en première année de classe préparatoire scientifique dans un grand lycée parisien, et mon père était suivi à l’Institut Curie pour la rechute d’un cancer incurable, qui ne lui laissait que quelques mois à vivre. Dans ma classe, un camarade nous arrivait tout droit des campagnes de Sfax, avec une bourse de l’État Tunisien. Mohammed et moi étions devenus amis, et il se montrait d’un soutien sans faille en ces circonstances. À mesure que l’état de mon père s’aggravait, j’étais devenu de plus en plus dépendant. Par un réflexe de pudeur au cours de l’hiver, je m’étais mis spontanément à apprendre l’arabe. Je menais tout cela de front - les équations différentielles, les théories de l’électromagnétisme et les schèmes de dérivation arabes - et en fait je cartonnais dans mes résultats. L’été approchait, nous avions prévu avec mes camarades de partir chez Momo, et à la découverte de ce pays. Mon père et moi ne parlions que de ça, et la vie suivait son cours. Jusqu’à une banale conversation téléphonique, vers la fin du mois de juin : j’avais dû avouer à mon père que je venais d’annuler mon départ en Tunisie, initialement prévu le lendemain. Alors il avait cessé de parler et il était mort deux jours plus tard, comme pour me laisser partir. Je m’étais bien retrouvé chez Momo après le départ de mes camarades, une semaine après l’enterrement, dans cette campagne écrasée de soleil dont je parlais maintenant la langue.

Cette histoire est racontée plus en longueur dans mon texte « Déconfinement. Récit autobiographique et essai de généalogie », rédigé ces dernières semaines. Un texte dont je viens de réaliser qu’il fait 58 pages, qui montre de manière très détaillée l’enchâssement de mon enquête dans la société Française. Mais d’un point de vue strictement logique, rien de tout cela n’était nécessaire pour ma thèse. [je compte y revenir]

Partir au Yémen au nom de la science, ce n’était évident avec une histoire aussi chargée affectivement. Il avait fallu les attentats du 11 septembre 2001, pour que je m’autorise finalement à m’orienter vers les sciences sociales. J’avais travaillé de la manière la plus rigoureuse possible, avec un effort constant de réflexivité. Et malgré tout, quelque chose s’était reproduit, l’oracle s’était accompli.

Impossible cérémonie

Alors le premier jour du ramadan, j’ai commencé à faire les prières tout seul, dans cette chambre au huitième et dernier étage, depuis laquelle je voyais toute la ville à mes pieds. Le soir j’ai rejoint la prière avec les frères de Lotfi, l’horloger du carrefour, chez qui je rompais le jeune. Deux jours plus tard, je rentrais pour la première fois dans la grande mosquée du Hawdh - dite mosquée du Koweit, qui a financé sa construction. Je n’ai demandé la permission à personne. Il n’y a pas eu de cérémonie, et il ne pouvait pas y en avoir.

Bien sûr des islamistes s’en sont émus : eux voulaient leur cérémonie. Ils s’inquiétaient - peut-être à juste titre d’ailleurs, nous y reviendrons - que je ne leur échappe et que je ne sois pas vraiment formé. Donc ils sont allés voir Lotfi, qui les a envoyé paître. Pour faire taire les critiques, Lotfi a proposé que nous faisions enregistrer ma profession de foi au Tribunal, mais pour moi ça n’avait pas non plus de sens.

S’il ne pouvait y avoir de cérémonie, ce n’est pas - comme il m’est arrivé de l’écrire - parce que Ziad était en prison. La raison est plus fondamentale. Il ne pouvait y avoir de cérémonie, à cause de l’observation participante. Une cérémonie aurait transformé ma conversion à l’islam en un prolongement de mon aventure ethnographique. Or ce n’était précisément pas ça. Allah était convoqué en tant qu’arbitre de l’exercice ethnographique, surplombant simultanément les deux mondes sociaux entre lesquels je me débattais : d’un côté la société Taezie, de l’autre le monde académique. Son existence devenait logiquement nécessaire à ce titre, et à ce titre seulement. Car je n’avais pas d’autre appui pour entrer dans la foi, que cette enquête où se jouait toute ma vie, comme je l’ai déjà dit.

Il y avait là en quelque sorte une redécouverte transnationale de la laïcité. Pour préserver la cohérence de ma démarche, et que cette histoire reste intellectuellement gérable, il fallait que mon changement de statut se déroule hors-cadre. Je ne faisais qu’informer les Yéménites d’un changement « d’état civil », comme j’allais le faire ensuite avec les sciences sociales : un changement d’ordre privé, révélé en ce qu’il modifiait les paramètres ethnographiques de mes observations, mais qui ne changeait rien à mon projet intellectuel.

On me connaissait bien à cet endroit, on me connaissait très bien, presque mieux que je ne me connaissais moi-même. Le noyau de mes connaissances nouées dans ce quartier depuis 2003, ont très vite perçu quelque chose dans mon comportement, ils ont compris instinctivement pourquoi je procédais de la sorte. Ils se sont réjouis et m’ont soutenu d’un soutien tacite : la cérémonie importait peu, l’important était que je sois sincère, et stable dans ma conviction.

Ceux qui ont compris le plus vite étaient les moins diplômés parmi mes interlocuteurs - qui n’étaient pas les moins observateurs pour autant. Ma conversion a été violente pour ceux qui parlaient avec moi, pour ceux qui se débattaient eux-mêmes dans une forme d’intellectualisme, aux prises avec les faux semblants du langage.

Quant aux islamistes, ils concevaient la conversion comme une remise à zéro de l’observation participante. Leur approche était symptomatique de leur conception nationaliste de l’islam : en gros, j’étais censé sonner à la porte de leur pays.

Note : Géopolitique d’une conversion

[…je dois creuser ça et complexifier…]

Lotfi avait une dent contre les islamistes, mais il faut replacer dans la formule politique de l’époque, issue de la guerre civile de 1994, dite « inter-yéménite », entre les deux partenaires réunifiés en 1990. Lotfi faisait partie de ces Yéménites, nombreux à Taez, qui s’identifiaient à la modernité cosmopolite d’Aden, plus volontiers qu’à la modernité « tribalisante » de Sanaa. Lors des élections libres de 1992, les socialistes avaient gagné la région de Taez, pourtant située au Nord. Mais ils sont évincés du pouvoir local lors de la guerre inter-yéménite de 1994, à la faveur d’une nouvelle alliance, qui durera jusqu’en 2011, entre le Régime de Sanaa et le parti islamiste (et en arrière-plan les Saoudiens), forgée aux dépends des partenaires de l’ancien Sud socialiste.

La religion de Ziad

[Un gros chapitre… Je commence par poser ceci]

Une question demeure, si je me suis converti tout seul dans ma chambre d’hôtel : comment j’ai appris à faire les ablutions ? Comment j’ai appris à faire la prière ?

Ziad m’avait montré comment faire la prière une fois en 2004, dans une autre chambre de ce même immeuble. Pour le reste il y avait les livres, que les islamistes n’avaient pas manqué de me mettre entre les mains. Des livres imprimés en Arabie Saoudite, en français ou en anglais plus ou moins mal traduits, des livres en arabe aussi. J’en avais plusieurs dizaines qui s’accumulaient, dans le coffre que je laissais à Taez d’une année sur l’autre, dans l’entresol au-dessus de l’épicerie d’al-Ra’wi. Tout était marqué dans ces livres : ce qu’il fallait dire, ce qu’il fallait faire, dans quel ordre. Ces livres se sont finalement avérés utiles, dans les circonstances que j’ai dites.

Talha ibn 'Ubayd Allâh rapporte qu'un Nejdite tout ébouriffé vint trouver l'Envoyé de Dieu. Nous entendions ses éclats de voix mais nous ne comprenions rien à ses paroles. Quand il se fut approché de l'Envoyé de Dieu, il s'avéra qu'il voulait le questionner au sujet de l'Islam. (…)

Le Prophète répondit qu'il consistait en cinq prières jour et nuit.
– Rien de plus ?
– Non, répondit le Prophète. Le reste est à ta discrétion.
En outre, le jeûne du ramadan.
– Rien de plus ?
– Non, répondit le Prophète. Le reste est à ta discrétion.
En outre, le Prophète mentionna la zakât [l'aumône, NDLR].
– Rien de plus ?
– Non, répondit le Prophète. Le reste est à ta discrétion.
Sur ce, l'homme s'éloigna, disant : « Par Dieu, je n'y ajouterai ni n'en retrancherai rien. » Le Prophète commenta : « Il sera sauvé, s'il s'en tient à ce qu'il dit. »

Source : Mouslim, La Somme authentique, section sur la foi, hadith n° 7.
Rapporté par le magazine Le Point (tout arrive…) du 27 octobre 2015 :
« Les vraies obligations du musulman ».

Au moment de ma conversion, j’ai fait la même chose que ce bédouin najdite à l’égard de toute cette littérature. J’ai considéré que la priorité était de mettre mon travail en conformité avec ma foi, et pas de me lancer dans un sursaut « d’observation participante », que je pratiquais déjà comme ethnographe depuis plusieurs années, et qui m’avait en partie mené à cette impasse. Cela ne m’a pas empêché par la suite d’entretenir mon propre rapport à cette littérature traditionniste, et plus largement à cette approche sunnite littéraliste, que je respecte profondément. Mais dans l’immédiat ce n’était absolument pas la priorité. Au début, l’islam a surtout transformé mon rapport à l’écriture et à l’observation : j’ai appris à ne pas noter, à ne pas analyser, mais à percevoir ce qui devait être perçu. Ça a été un changement radical dans mon positionnement ethnographique, qui m’a soudain émancipé d’un certain nombre d’interlocuteurs, par rapport auxquels je me définissais subjectivement. Or ce changement était profondément lié à Ziad, à la position qui avait été la sienne dans mon enquête.

L’hospitalité intellectuelle, une notion essentielle à mes yeux, pour expliquer ce que seul Ziad a pu m’apporter, ce que lui seul a été en position de m’apporter. Ziad comprenait ma démarche, mes raisonnements. Il les accueillait, et il se positionnait en conséquence. Il a fait cela dès ma première enquête, et il continue jusqu’à aujourd’hui.

L’hospitalité islamo-nationaliste peut être définie par contraste : Je t’accueille chez moi, donc tu es prié de penser comme je pense…

Cette mentalité explique l’étonnement, régulièrement exprimé, que j’aie été conduit à l’islam par quelqu’un qui n’était pas spécialement religieux. Ziad était même peu pratiquant, à l’origine. Il s’était remis à la prière quelques années avant notre rencontre, sans doute au moment de sa reprise d’études. Mais le quartier gardait surtout le souvenir du costaud qui s’imposait par les poings, souvenir de la crainte qu’il inspirait. Avec moi, il n’avait absolument pas les moyens de faire cela : tout se jouait dans l’argumentation et le comportement. Ziad s’est très vite rendu compte de la difficulté, et c’est sans doute pourquoi j’étais si frappé par sa religiosité.

La religiosité de Ziad était proche de celle de son frère Nabil, qui tenait la police des souks1. C’était une religiosité instinctive dans l’adversité. D’ailleurs Ziad était la boussole de son frère aîné, et plus largement, il était un peu la conscience de cette famille. C’est quand Ziad s’est trouvé en difficulté avec moi, que Nabil a commencé à partir en vrille - jusqu’à sa mort, le 31 décembre 2006.

Ziad a manifestement développé une religiosité spécifique, du fait de cette histoire qui lui tombait dessus. Que Ziad aurait pu mieux réagir, s’il avait été religieux à la base, c’est facile à dire. Mais ça n’a pas vraiment de sens : aurait-il seulement relevé le défi ? D’une manière générale, la « religiosité » permet d’aménager bien des démissions, dont souvent les islamo-nationalistes n’ont plus aucune conscience.

En 2004, lorsqu’il me voit revenir vers lui après la rédaction de mon premier mémoire, Ziad proteste. Cette année-là il me dit sans cesse : « Je veux des sous ! Des sous ! », une litanie déjà proche de la psychose. Faute de comprendre, je le notais sur mon carnet de terrain : des traces suffisantes pour reconstituer aujourd’hui ces échanges, qui commencent par la « restitution » de mon premier mémoire. [voir développement sur « l’alliance d’enquête » dans SSJD.html]

Et donc cette même année, Ziad m’apprend à faire la prière dans cette chambre non-meublée, où il n’y avait qu’un matelas, ma valise ouverte, une table et une chaise. Probablement la seule fois où il était monté chez moi, ça avait été l’heure de la prière. Il avait dit : « Mets-toi à ma droite et fais comme moi ». J’avais obtempéré. Personne d’autre n’a jamais fait ça avec moi. Sans doute personne n’était en position de le faire à sa place.

Quoi qu’il en soit à l’automne 2007, j’ai commencé à remplir moi-même la fonction que Ziad occupait dans mon enquête, qu’il avait assumé les années précédentes, pendant de longs mois. Et bien entendu le témoignage est là, pas dans les gesticulations bornées, ni dans la séduction complaisante, de ceux qui prétendent « donner une bonne image de l’islam ».

Rompre avec le malheur

Au fond, ma conversion était la seule manière de clôturer le terrain de ma thèse. À ce stade, j’avais reçu des Yéménites suffisamment d’embrassades, j’avais suffisamment profité de leur hospitalité légendaire. Pour ne plus me condamner, moi et mes interlocuteurs, à revivre éternellement le même drame.

Car en réalité, la folie de Ziad était déjà annoncée dès 2004, dans la conclusion de mon premier travail (voir p. 117).

Quant à « l’homoérotisme » de la sociabilité masculine, cette thématique autour de laquelle j’avais fini par organiser mon analyse un an avant l’incendie, ce n’était là qu’une tentative vouée à l’échec, de rejouer une histoire qui était déjà soldée. Une manière de me débattre avec l’Oracle, avec un agencement des sphères domestiques, qui ne laissait pas d’autre issue. Pour nous extraire de cette histoire, il suffisait de faire place à l’hypothèse téléologique. Sur le papier, ce n’était pas censé poser problème aux sciences sociales, au moins depuis Gregory Bateson (1904-1980).

 

Cela me rappelle cette blague classique, l’histoire d’un homme qui se convertit à l’islam :

- « C’est bien ! », lui disent les musulmans, « Maintenant il faut te couper le bout du zizi… »

- « Ah non ! Finalement je ne suis plus musulman ! »

- « Bon. Dans ce cas, on doit te couper la tête… ».

Cette blague n’est évidemment pas là par hasard. Parce que la circoncision n’est pas un détail, dans l’alliance abrahamique avec Dieu, pas plus que ne l’est la question de l’apostasie. Qu’on le veuille ou non, ces prescriptions sont inscrites dans les structures anthropologiques - c’est-à-dire épistémologiques et cognitives - du monde monothéiste. Elles régissent les rapports entre l’islam et l’Europe depuis plus d’un millénaire, et forment un cadre où l’histoire des idées s’inscrit depuis la Renaissance, dont elle n’a évidemment jamais pu s’extraire. C’est une belle illusion que de prétendre s’en émanciper par le caprice d’un jeune homme et d’une demoiselle, le nationalisme arabe invitant à son bras l’Europe, fraîchement émancipée par la défaite historique du fascisme. Cette illusion post-coloniale régit les rapports depuis 1945, mais elle n’a en rien redéfini le paysage, elle a simplement institué la possibilité de « l’enculade » (makhnatha). À un euphémisme près (j’avais préféré traduire le terme par « saloperie »), c’est exactement sur ce projet de recherche que j’ai reçu le Prix Michel Seurat du CNRS en 2009 : « Le miel sur le rasoir. Une ethnographie du jeu et du fantasme dans la sociabilité masculine de l’urbanisation yéménite ».

À partir de là, le monde académique a commencé à « tortiller du popotin ». J’avais beau avoir posé les lignes, il me fallait bien des relecteurs pour terminer cette thèse. Ma directrice avait fait sa part en tant qu’historienne2, il me fallait l’aval d’ethnographes ou de politistes, disposés à se rendre complice d’une telle téléologie. Le monde académique m’a eu à l’usure, à force d’exiger des « clarifications » : soit j’explicitais mes choix épistémologiques, et l’on me reprochait d’être obscur, soit j’analysais plus en détail ma propre implication, et l’on me reprochait alors mon nombrilisme. À la fin, j’avais perdu les repères du commun des mortels, en termes de pudeur surtout, et de stratégie d’intelligibilité. Pourtant l’histoire était bien là, indéniable, et elle n’était pas si compliquée…

Un oiseau de malheur

Le coup de grâce m’a été donné par le Printemps Arabe - je m’en aperçois avec le recul. Qui pouvait vouloir de mes analyses, à l’heure où les sans-culottes reprenaient du service de Taez à Sidi Bouzid, pour le plus grand bonheur des chercheurs en sciences sociales… Et puis manque de chance, ce n’est pas le Hawdh qu’on avait rebaptisé Place de la Liberté (al-Huriyya) : trop proche de la Préfecture, la place fut occupée dès le départ par les tentes des partisans du Régime, et les manifestants se rabattirent sur l’avenue d’al-Huraysh (un peu en contre-bas sur la première photo).

Tout de même, malgré l’originalité de mon enquête, j’étais le seul spécialiste occidental de cette ville (du moins pour la période contemporaine) : cette ville secondaire endormie, qui faisait soudain irruption au centre de la scène politique nationale, et dont j’analysais la place dans les contradictions de la modernité yéménite3. On pourra relire mes billets sur Médiapart, au premier jour du soulèvement - mais très vite je me retrouve à contre-courant. D’ailleurs dix ans plus tard, le traitement de Médiapart n’a pas changé d’un iota (voir dans Mediapart il y a quelques jours : « Egypte: l’oppression permanente, en toute impunité » de Rachida El Azzouzi, 19 mai 2020). Ils n’ont toujours pas compris.

Malgré la surdité du monde académique, j’étais persuadé que les révolutionnaires yéménites finiraient par penser à moi, et j’ai vécu toute cette période prêt à faire mes valises, persuadé d’être de retour là-bas le mois prochain.

Carte de vœux, le 4 janvier 2011.

 

Du point de vue des rapports entre les peuples arabes et les sciences sociales occidentales, les Printemps Arabes étaient le chant du cygne, non le démarrage d’une nouvelle lune de miel. Dans ce contexte, ma recherche apparaissait soudain comme une provocation. Ce n’est pas que les collègues ne comprenaient pas mon histoire, comme j’ai longtemps voulu le croire, c’est plutôt qu’ils la comprenaient trop bien. J’étais un oiseau de malheur qu’il fallait conjurer.

Une étreinte sétoise

En février 2014, je finis par débarquer à Sète, après ces longues années d’enfermement. Et là, j’en ai connu des embrassades. La communauté de l’Île de Thau m’a vraiment accompagné, pendant plusieurs mois et même plusieurs années. J’ai été couvert d’attentions, pris en charge comme un oiseau tombé du nid. Surtout, par des gens qui auraient pu être mes camarades de classe vingt ans plus tôt, ou bien leurs enfants, ou leurs petits frères et soeurs. Une société française que je retrouvais, dont je réalisais soudain qu’elle avait toujours été là, lucide et bienveillante. Une confrontation tardive aux illusions de mon milieu d’origine, qui m’a permis de rejoindre les Gilets Jaunes quelques années plus tard.

Il n’empêche, je n’ai jamais pu oublier ce quartier, cette chambre où je me suis converti, devenu huit ans plus tard le poste idéal pour les snipers. Voir ci-dessous cette vidéo d’avril 2015 : une minute de guerre civile, dans le lieu où s’est joué toute ma vie. Un char tire un obus dans la façade de l’agence bancaire, un homme s’échappe en criant, et quelqu’un était là pour filmer. La ligne de front est aujourd’hui stabilisée, mais le Hawdh et l’entrée Est de Taez restent à ce jour l’un des points le plus violents de cette guerre. L’oracle n’en finit pas de s’accomplir.

 

1Je renvoie à mon texte de 2012 : « L'ethnologue et les trois frères de Taez, ou la chute des figures charismatiques urbaines dans le Yémen des années 2000 ».

2Jocelyne Dakhlia, L’empire des passions. L’arbitraire politique en Islam (Paris : Aubier, 2005); Voir aussi l’article de synthèse (disponible en ligne) : « Homoérotismes et trames historiographiques du monde islamique », Annales HSS 62, no 5 (2007) : 1097‑1122.

3Vincent Planel. « Le réveil des piémonts : Taez et la révolution yéménite », dans Le Yémen, tournant révolutionnaire, dir. Laurent Bonnefoy, Franck Mermier, et Marine Poirier (CEFAS / Karthala, 2012), 125‑41.