Quelques heures après mon arrivée, après la tombée de la
nuit, Ziad avait mis le feu à la petite maison de sa mère, avant de se
laisser arrêter et conduire en prison. Six mois plus tôt sa famille
l’avait interné en hôpital psychiatrique, mais je n’étais pas encore au
courant. J’avais passé tout l’après midi sur la place avec mes amis
commerçants, sans mettre les pieds dans le petit quartier. Je n’étais pas
pressé d’aller saluer Ziad, je voulais marquer une distance. Et quelque
part je l’exprimais aussi avec cette chambre, tournée vers l’autre côté.
J’avais déjà passé là presque douze mois cumulés, sans compter le temps
passé depuis la France à arpenter cet espace par la pensée. J’allais
entrer en troisième année de thèse, l’heure de lancer la rédaction. Je
voulais m’échapper de ce lieu mais paradoxalement, j’avais encore besoin
de séjourner là bas pour concevoir mon plan. Je voulais sentir le Hawdh
dans mon dos, et prendre de la hauteur. Tout cela, Ziad l’avait
parfaitement compris.
Sur le moment j’étais resté muet, incapable de poser des
mots, comme tous mes interlocuteurs sur le carrefour, qui faisaient comme
s’ils n’avaient pas remarqué la coïncidence. Quelques jours plus tard
j’étais retourné dans le quartier, j’avais trouvé le dernier frère de Ziad
en train de lessiver les murs et je lui avais donné un coup de main.
Plusieurs semaines avaient passé, les conséquences de cet épisode
s’étaient dégagées peu à peu.
Partir au Yémen au nom de la science, ce n’était évident avec
une histoire aussi chargée affectivement. Il avait fallu les attentats du
11 septembre 2001, pour que je m’autorise finalement à m’orienter vers les
sciences sociales. J’avais travaillé de la manière la plus rigoureuse
possible, avec un effort constant de réflexivité. Et malgré tout, quelque
chose s’était reproduit, l’oracle s’était accompli.
Au moment de ma conversion, j’ai fait la même chose que ce
bédouin najdite à l’égard de toute cette littérature. J’ai considéré que
la priorité était de mettre mon travail en conformité avec ma foi, et pas
de me lancer dans un sursaut « d’observation participante », que
je pratiquais déjà comme ethnographe depuis plusieurs années, et qui
m’avait en partie mené à cette impasse. Cela ne m’a pas empêché par la
suite d’entretenir mon propre rapport à cette littérature traditionniste,
et plus largement à cette approche sunnite littéraliste, que je respecte
profondément. Mais dans l’immédiat ce n’était absolument pas la priorité.
Au début, l’islam a surtout transformé mon rapport à l’écriture et à
l’observation : j’ai appris à ne pas noter, à ne pas analyser, mais à
percevoir ce qui devait être perçu. Ça a été un changement radical dans
mon positionnement ethnographique, qui m’a soudain émancipé d’un certain
nombre d’interlocuteurs, par rapport auxquels je me définissais
subjectivement. Or ce changement était profondément lié à Ziad, à la
position qui avait été la sienne dans mon enquête.
L’hospitalité intellectuelle,
une notion essentielle à mes yeux, pour expliquer ce que seul Ziad a pu
m’apporter, ce que lui seul a été en position de m’apporter. Ziad
comprenait ma démarche, mes raisonnements. Il les accueillait, et il se
positionnait en conséquence. Il a fait cela dès ma première enquête, et
il continue jusqu’à aujourd’hui.
L’hospitalité islamo-nationaliste
peut être définie par contraste : Je t’accueille chez moi, donc tu es
prié de penser comme je pense…
Cette mentalité explique l’étonnement, régulièrement exprimé,
que j’aie été conduit à l’islam par quelqu’un qui n’était pas spécialement
religieux. Ziad était même peu pratiquant, à l’origine. Il s’était remis à
la prière quelques années avant notre rencontre, sans doute au moment de
sa reprise d’études. Mais le quartier gardait surtout le souvenir du
costaud qui s’imposait par les poings, souvenir de la crainte qu’il
inspirait. Avec moi, il n’avait absolument pas les moyens de faire
cela : tout se jouait dans l’argumentation et le comportement. Ziad
s’est très vite rendu compte de la difficulté, et c’est sans doute
pourquoi j’étais si frappé par sa religiosité.
La religiosité de Ziad était proche de
celle de son frère Nabil, qui tenait la police des souks1.
C’était une religiosité instinctive dans l’adversité. D’ailleurs Ziad
était la boussole de son frère aîné, et plus largement,
il était un peu la conscience de cette famille. C’est quand Ziad s’est
trouvé en difficulté avec moi, que Nabil a commencé à partir en
vrille - jusqu’à sa mort, le 31 décembre 2006.
Ziad a manifestement développé une religiosité spécifique, du
fait de cette histoire qui lui tombait dessus. Que Ziad aurait pu mieux
réagir, s’il avait été religieux à la base, c’est facile à dire. Mais ça
n’a pas vraiment de sens : aurait-il seulement relevé le défi ?
D’une manière générale, la « religiosité » permet d’aménager
bien des démissions, dont souvent les islamo-nationalistes n’ont plus
aucune conscience.
En 2004, lorsqu’il me voit revenir vers lui
après la rédaction de mon premier mémoire, Ziad proteste. Cette année-là
il me dit sans cesse : « Je veux des
sous ! Des sous ! »,
une litanie déjà proche de la psychose.
Faute de comprendre, je le notais sur mon carnet de terrain : des
traces suffisantes pour reconstituer aujourd’hui ces échanges, qui
commencent par la « restitution » de mon premier mémoire. [voir
développement sur « l’alliance
d’enquête » dans SSJD.html]
Et donc cette même année, Ziad m’apprend à
faire la prière dans cette chambre non-meublée, où il n’y avait qu’un
matelas, ma valise ouverte, une table et une chaise. Probablement la
seule fois où il était monté chez moi, ça avait été l’heure de la
prière. Il avait dit : « Mets-toi à
ma droite et fais comme moi ». J’avais
obtempéré. Personne d’autre n’a jamais fait ça avec moi. Sans doute
personne n’était en position de le faire à sa place.
Quoi qu’il en soit à l’automne 2007, j’ai
commencé à remplir moi-même la fonction que Ziad occupait dans mon
enquête, qu’il avait assumé les années précédentes, pendant de longs
mois. Et bien entendu le témoignage est là, pas dans les gesticulations
bornées, ni dans la séduction complaisante, de ceux qui prétendent
« donner une bonne image de l’islam ».
Quant à « l’homoérotisme » de la sociabilité
masculine, cette thématique autour de laquelle j’avais fini par organiser
mon analyse un an avant l’incendie, ce n’était là qu’une tentative vouée à
l’échec, de rejouer une histoire qui était déjà soldée. Une manière de me
débattre avec l’Oracle, avec un agencement des sphères domestiques, qui ne
laissait pas d’autre issue. Pour nous extraire de cette histoire, il
suffisait de faire place à l’hypothèse téléologique. Sur le papier, ce
n’était pas censé poser problème aux sciences sociales, au moins depuis
Gregory Bateson (1904-1980).
Cela me rappelle cette blague classique, l’histoire
d’un homme qui se convertit à l’islam :
- « C’est bien ! », lui
disent les musulmans, « Maintenant il faut te couper le
bout du zizi… »
- « Ah non ! Finalement je ne suis plus
musulman ! »
- « Bon. Dans ce cas, on doit te couper la tête… ».
Cette blague n’est évidemment pas là par
hasard. Parce que la circoncision n’est pas un détail, dans l’alliance
abrahamique avec Dieu, pas plus que ne l’est la question de l’apostasie.
Qu’on le veuille ou non, ces prescriptions sont inscrites dans les
structures anthropologiques - c’est-à-dire épistémologiques et
cognitives - du monde monothéiste. Elles régissent les rapports
entre l’islam et l’Europe depuis plus d’un millénaire, et forment un
cadre où l’histoire des idées s’inscrit depuis la Renaissance, dont elle
n’a évidemment jamais pu s’extraire. C’est une belle illusion que de
prétendre s’en émanciper par le caprice d’un jeune homme et d’une
demoiselle, le nationalisme arabe invitant à son bras l’Europe,
fraîchement émancipée par la défaite historique du fascisme. Cette
illusion post-coloniale régit les rapports depuis 1945, mais elle n’a en
rien redéfini le paysage, elle a simplement institué la possibilité de
« l’enculade » (makhnatha).
À un euphémisme près (j’avais préféré traduire le terme par
« saloperie »), c’est exactement sur ce projet de recherche
que j’ai reçu le Prix Michel Seurat du CNRS en 2009 : «
Le miel sur le rasoir. Une ethnographie du jeu et du fantasme dans la
sociabilité masculine de l’urbanisation yéménite ».
À partir de là, le monde académique a
commencé à « tortiller du popotin ». J’avais beau avoir posé
les lignes, il me fallait bien des relecteurs pour terminer cette thèse.
Ma directrice avait fait sa part en tant qu’historienne2,
il me fallait l’aval d’ethnographes ou de politistes, disposés à se
rendre complice d’une telle téléologie. Le monde académique m’a
eu à l’usure, à force d’exiger des « clarifications » :
soit j’explicitais mes choix épistémologiques, et l’on me reprochait
d’être obscur, soit j’analysais plus en détail ma propre implication, et
l’on me reprochait alors mon nombrilisme. À la fin,
j’avais perdu les repères du commun des mortels, en termes de pudeur
surtout, et de stratégie d’intelligibilité. Pourtant l’histoire était
bien là, indéniable, et elle n’était pas si compliquée…
Malgré la surdité du monde académique, j’étais persuadé que
les révolutionnaires yéménites finiraient par penser à moi, et j’ai vécu
toute cette période prêt à faire mes valises, persuadé d’être de retour
là-bas le mois prochain.
Carte de vœux,
le 4 janvier 2011.
Du point de vue des rapports entre les
peuples arabes et les sciences sociales occidentales, les Printemps
Arabes étaient le chant du cygne, non le démarrage d’une nouvelle lune
de miel. Dans ce contexte, ma recherche
apparaissait soudain comme une provocation. Ce n’est pas que les
collègues ne comprenaient pas mon histoire, comme j’ai longtemps voulu
le croire, c’est plutôt qu’ils la comprenaient trop bien. J’étais un
oiseau de malheur qu’il fallait conjurer.