Un document créé le 27/05/2018, 08:38:43, dernière modification le 28/05/2018, 19:01:15. Ce doit être le texte sur lequel je travaillais lors de ma « révélation » de cette pseudo-tentative de viol, ma « scène primitive ». Le nœud que je m’efforçais de dénouer à l’époque ne se situait donc pas le 29 septembre 2003, mais juste quelques jours en aval…

Mise en ligne : 03/11/18 06:35:45. J’ajoute entre crochets quelques explicitations, et je laisse inachevée la fin du texte. De toute façon c’est un travail amateur, et je ne vais pas me transformer en historien médiéviste.

 

Lire d'abord « Pourquoi j’ai dû croire »
ou cet « Epilogue » ne sera pas compréhensible.

 

 

4 octobre 2003 : ma transmission arabe d’Aristote

 

« And the past didn’t go anywhere, did it ? It’s right here, right now.
I always thought that anybody who told me I couldn’t live in the past
was trying to get me to forget something that if I remembered it,
it would get them serious trouble. »

[« Le passé n’est parti nulle part, n’est-ce pas ? Il est ici même, maintenant. De quiconque me dit que je ne peux pas vivre dans le passé, j’ai toujours pensé qu’il cherche à me faire oublier quelque chose qui leur causerait de gros ennuis si je m’en souvenais… »]

Utah Phillips, The past didn’t go anywhere,
mis en musique par Ani Difranco (1996)

 

Une simple activité de masturbation intellectuelle, innocente, au contact des populations musulmanes : tout peut commencer par là. Tout peut commencer par une activité d’investigation curieuse, pour le seul plaisir de la compréhension intellectuelle, de l’interaction avec le monde. Mais il faut que les musulmans soient là. Peu importent les erreurs de départ et peu importent les faux-pas, il faut que les musulmans rendent possible par leur présence cette masturbation juvénile, et qu’ils en assument la responsabilité. Car plus les musulmans démissionneront en masse, plus la charge d’accueillir cette quête de vérité se reportera mécaniquement sur plus déshérité, un musulman captif, qu’elle acculera dans les derniers recoins de sa dignité. Et l’islam deviendra étranger.

Bien sûr, il est beaucoup plus facile d’expliquer l’histoire comme fait l’impiété moderne : d’identifier une cause unique, localisée dans telle ou telle partie du système en interaction. « C’est à cause de l’ignorance » me dit-on souvent - et l’on sous-entend : l’ignorance des Yéménites. On pense aussi à une autre cause, qu’on ne me dit pas [i.e. mon « homosexualité », ou un supposé « efféminement »]. Les gens ne se rendent pas compte à quel point lincroyance la plus féroce peut se cacher dans les hypothèses les plus anodines, dans la vulgarité d’un regard sur le monde. D’ailleurs la coïncidence de deux causes indépendantes [ignorance + efféminement], bien que fort peu probable d’un point de vue mathématique, apparaît souvent réaliste aux esprits paresseux. Dune telle vulgarité intellectuelle, je remercie Dieu de m’avoir sauvé, à travers cette épreuve. L’histoire en réalité s’inscrit dans l’ordre épistémologique du monde.

Toute l’histoire racontée dans ce texte se ramène à la négociation d’une alliance, un endroit où faire mon nid, selon des contraintes que nous avions pu explorer à loisir, moi et les Yéménites, durant les deux mois précédents. Quinze jours environs après mon arrivée, j’avais posé mon dévolu sur Ziad, et le nid avait été construit, brindille après brindille. Mais le vent s’était mis à souffler, de plus en plus fort, et en six semaines tout était détruit. J’atterris alors à Sanaa, auprès de Waddah : je dois construire à nouveau mon nid, pour ne pas perdre la tête, avant mon retour en France. Là encore, nous avons eu tout loisir en quarante-huit heures d’explorer les possibilités. Si une autre option avait été possible pour maintenir la relation, nulle doute que nous l’aurions trouvé.

Toute cette histoire s’inscrit dans une structure cohérente, l’ordre épistémique du monde, produit de l’histoire des idées. Nous l’explorerons en deux temps, à travers deux de ses principaux monuments : d’abord la révolution cartésienne (XVIIème siècle), puis la transmission arabe d’Aristote (XIIème siècle). Deux monuments, deux faits historiques et épistémologiques, indissociablement. Cinq siècles les séparent dans le passé, mais le présent les imbrique étroitement : un prisme translucide, passage obligé de toutes les interactions entre l’Europe et l’islam, qui en détermine les formes par un jeu de contraintes structurelles.

 

Tout peut commencer par une investigation curieuse : j’entends affirmer ici la possibilité que les disciplines universitaires modernes, que le cartésianisme suivi du post-modernisme ont rendu stériles et masturbatoires, retrouvent des voies compatibles avec la religion musulmane. Que les diplômés musulmans fassent de tout cela leurs brindilles, et que l’Islam redevienne ce quil était au Moyen-Âge : l’œkoumène de tous les savoirs, y compris des savoirs non-musulmans, de la nature et des savoirs non-humains, dont il occasionnerait à nouveau la convergence harmonieuse. L’islam redeviendrait alors une pratique intellectuelle aux prises avec le monde (ce qu’elle est encore pour certains, mais de moins en moins nombreux). Une pratique intellectuelle comme les autres, mais bien supérieure aux autres, procurant à son adepte un plaisir intellectuel d’autant plus intense qu’elle assure son insertion harmonieuse dans son environnement, et place sa propre épistémologie en phase avec la pulsation du monde. Je suis habité par cette vision depuis une dizaine d’années, intimement persuadé que les « quelques pas vers une écologie de l’esprit » accomplis de son vivant par Gregory Bateson1, n’ont d’autre destination que l’islam.

Hélas dans les faits, la formulation élégante de ce projet intellectuel n’a pas suffi à assurer ma survie universitaire, et cette épreuve m’a appris je crois les raisons structurelles de cette situation, qui sont historiques autant qu’épistémologiques, et indissociablement l’un et l’autre. La critique Batesonienne, qui est essentiellement une critique du cartésianisme, ne suffit pas en ce qui concerne l’islam. On ne peut pas dénoncer la dimension masturbatoire des pratiques académiques dont les musulmans sont l’objet, sans prendre en compte chez ces derniers une complicité tacite, évanescente, très délicate à mettre au jour. Toute tentative menace de nous faire basculer dans la vulgarité, la caricature ou le procès d’intention. Une seule manière : questionner l’ordre des choses, en revenir à la fondation-même des universités européennes, en rouvrant le dossier de la « transmission arabe d’Aristote ».

En France, ce dossier a déjà érouvert il y a une dizaine d’années, à travers la polémique associée à l’ouvrage Aristote au mont Saint-Michel : Les racines grecques de l'Europe chrétienne du médiéviste Sylvain Gouguenheim : un ouvrage à forte dimension polémique, et de qualité scientifique assez faible semble-t-il. C’était au démarrage du quinquennat de Nicolas Sarkozy, avant l’irruption des Printemps Arabes, et les enjeux n’avaient pas l’urgence absolue qui est la leur aujourd’hui. La polémique fut prise comme une occasion de réaffirmer un consensus universitaire entre médiévistes2 et de nouer, avec quelques universitaires de la « jeune génération », un pacte complaisant contre « l’islamophobie savante »3, dont les effets ultérieurs sur la société française se sont révélés catastrophiques. L’incurie même de ce terme, totalement orthogonal au répertoire coranique sur la question des rapports avec les infidèles et les gens du livre, montrait bien que l’on n’avait pas retourné la table : face à ce médiéviste qui récusait toute « dette », on avait valorisé les « échanges » qui font l’histoire, sans véritablement proposer de schéma alternatif.
Retourner la table, ce sera substituer à l’idée d’une dette celle d’une responsabilité, non de l’Europe à l’égard de l’Islam, mais de l’islam à l’égard de l’Europe4. Mener une opération d’anamnèse, seule à même de réunir les conditions d’une citoyenneté musulmane d’Europe. À travers la « structure qui relie »5 (Bateson), nous pouvons comprendre à nouveau en quoi l’Europe et l’islam n’ont jamais cessé d’être en interaction, et nouer une collaboration renouvelée entre médiévistes et anthropologues musulmans du contemporain. Nous le pouvons, si nous sommes capables de rendre sa dignité à Waddah, à Ziad et à moi-même.

 

Par cette formule [rapprochant masturbation intellectuelle et islam, en tant que point d’aboutissement possible du cartésianisme…] - par cette formule vulgaire et « sacrilège » (mais seul Allah en islam mérite d’être adoré, pas l’islam en lui-même) j’ai voulu aussi attirer l’attention sur les diverses formes de « masturbation nationaliste » pratiquées au nom de l’islam par bon nombre d’intellectuels contemporains, que ce soit en arabe ou dans les langues européennes. Portés qu’ils sont par ce constat : l’islam serait le seul nationalisme à avoir survécu au XXème siècle, ils s’adonnent aux satisfactions de l’entre-soi jusqu’au sein-même du continent européen, où leur ignorance alimente mécaniquement les résurgences nationalistes amnésiques. Or dans ces entreprises intellectuelles précisément, l’islam ne survit pas, mais il suit plutôt la même pente où le christianisme s’est perdu avant lui. L’islam n’a pas vocation à être un nationalisme, plutôt un universalisme intellectuel, et il dispose aujourd’hui pour le redevenir de lieux privilégiés : la laïcité française, terrain d’affrontement et d’émulation, et le champs de ruine du Moyen-Orient.

Le désastre actuel, de mon point de vue, vient de ce que les musulmans sont devenus totalement inconscients du type de responsabilité collective qu’implique le témoignage, en termes d’hospitalité intellectuelle notamment. Témoigner de l’islam, ce n’est pas choisir chaque fois son interlocuteur, exiger de celui qui se présente qu’il soit vierge de toute histoire antérieure, et qu’il se donne entièrement à la rencontre. Témoigner de l’islam, c’est aussi accueillir l’histoire de celui qui s’avance déjà couvert de dettes, déjà lié à d’autres, qui ont fait comme ils ont pu. C’est accueillir avec bienveillance son frère musulman du bout du monde, en même temps que le nouveau venu. Pour cela, les musulmans ont terriblement besoin de sciences sociales. Le témoignage auprès de l’Occident doit cesser d’être le caprice individualiste des modernistes, et devenir une responsabilité collective assumée par tous, un enjeu éminemment politique.

Mon histoire au Yémen a pour cadre la Taez des années 2000, une situation historique aujourd’hui révolue. De ce fait, mon travail ces quinze dernières années est une porte privilégiée pour explorer ce lien entre le désastre historique et la faillite du témoignage. Toute l’histoire pourrait se ramener à ce « faux-départ » de 2003, que n’ont pas encore pu réparer quinze années d’effort. À l’heure où j’écris, Ziad vit encore sous un arbre, marginalisé dans sa propre société comme il l’était à la veille des printemps arabes, maintenant dans un pays en guerre. Marginalisé, je le suis moi-même, aliéné à ma propre société, incapable pour cette raison d’aider financièrement Ziad ou de l’accueillir. Toutes les bonnes causes humanitaires semblent concevables, sauf celle-là, sauf la dette contractée lors d’une conversion intellectuelle. Et ce, essentiellement parce que les intellectuels ont honte, honte d’eux-mêmes et de leurs activités.

Qu’est-ce que le cartésianisme

Au XVIIème siècle de notre ère, un nouveau type de science est né en Europe, qui a profondément transformé l’ensemble des savoirs de l’époque, et qui allait donner naissance aux sciences modernes. On associe ordinairement cette transformation à la figure de René Descartes (1596-1650), philosophe de formation jésuite qui l’a théorisé plus que tout autre, notamment dans son célèbre Discours de la méthode. En réalité, le travail de Descartes s’inscrit dans un long processus centré sur l’Europe chrétienne, une transformation anthropologique du sujet de la connaissance. On peut dater l’origine de ce processus à la fondation des universités européennes (XIIème siècle) et à la réintroduction d’Aristote dans la théologie chrétienne par Thomas d’Aquin (1225-1274). Si le nom de Descartes s’est imposé, c’est qu’il était aussi physicien et mathématicien, et qu’on lui doit certaines des réussites les plus spectaculaires de toute l’histoire de ces sciences - notamment l’algébrisation de la géométrie, la possibilité d’associer des courbes géométriques à des équations algébriques, en les traçant dans un repère de coordonnées cartésiennes. Les lois de Snell-Descartes sur la propagation des rayons lumineux sont aussi une réussite emblématique de la science cartésienne (1637), bien que la paternité doive en revenir à l’Anglais Snell (1621), voire au savant médiéval Ibn Sahl (983). Quoi qu’il en soit, Descartes reste associé à la possibilité d’une mathématisation du monde, qui relègue Aristote au musée des antiquités : après lui, la « vraie science » est celle qui découvre des relations mathématiques entre les phénomènes, considérées comme des relations causales.

Dans le domaine des sciences de la matière, la posture cartésienne a ouvert la voie aux réussites spectaculaires des technologies et de la physique modernes. Mais selon un constat partagé par la plupart des grands penseurs du XXème siècle, le cartésianisme nous a enraciné dans bien des mauvaises habitudes intellectuelles, particulièrement contre-productives et nocives pour la compréhension du vivant et le domaine des sciences du comportement. À la suite des travaux mathématiques de Russel et Whitehead (début du XXème siècle), ces pathologies chroniques de l’épistémologie occidentale ont été explorées de manière particulièrement systématique par l’anthropologue Gregory Bateson (1904-1980), grand psychologue de l’apprentissage et père du développement personnel, l’un des initiateurs des fameuses conférences Macy qui virent les premiers pas de la cybernétique (1942-1953). Selon Bateson, le primat accordé à l’induction par les démarches cartésiennes conduit à l’accumulation de lois phénoménologiques creuses, prétendant toutes expliquer le même phénomène - de sorte qu’il n’est plus possible de rien connaître vraiment, seulement de s’en remettre à telle ou telle théorie à l’exclusion des autres, ou de les essayer toutes à la fois. Nous sommes revenus depuis longtemps de la conception cartésienne de la science - ou plus exactement nous tentons d’en revenir. Car avec la révolution industrielle, la science cartésienne a transformé le monde d’une manière que beaucoup considèrent comme irréversible.

La révolution cartésienne fonde la vision d’un monde strictement régi par des lois matérielles, livré à l’investigation/exploitation de l’esprit humain, le cogito surplombant, seul sujet concevable de la connaissance. L’idée que la nature puisse se connaître elle-même - que la fleur puisse connaître l’abeille, et l’animal connaître son matériel génétique6 - tout cela est renvoyé au rang de mythes, ou de demi-connaissances. Et c’est bien de cela qu’il est question dans ce texte : de la manière dont moi-même, à mon propre niveau, je tentais de me défaire de la révolution cartésienne, sans savoir encore m’en émanciper vraiment.

* * *

Dès l’origine, ma démarche intellectuelle au Yémen s’est organisé autour d’une tension. D’une part, j’étais un anthropologue « post-moderne », partisan de l’anthropologie symétrique : je souhaitais construire une connaissance réflexive, qui s’inscrive au même niveau que la connaissance des acteurs locaux, rompant avec la connaissance surplombante de l’anthropologie impérialiste et coloniale.

En même temps, j’étais moi-même un pur produit d’institutions scolaires et universitaires marquées par la révolution cartésienne : formé en classe préparatoire scientifique, ayant mené un cursus de physique avant une reconversion tardive vers l’anthropologie, et porteur d’une « métaphysique de l’intuition »7 caractéristique de la science cartésienne. Je ne pouvais travailler sans nommer le monde, sans l’organiser comme une réalité externe, soumise à mon investigation. C’est à cette activité que je me livrais quotidiennement depuis deux mois dans mon journal de terrain, plusieurs heures par jour, en général le soir et une partie de la matinée. Et c’est dans cette activité que je trouvais l’aplomb de retourner chaque jour dans ce quartier, ayant digéré la part quotidienne d’inconnu et de nouveauté, pour y prolonger l’interaction avec mes interlocuteurs. Il s’agissait néanmoins d’une subjectivité immergée : dans mon exploration du labyrinthe yéménite, j’emportais avec moi ces carnets qui me permettaient d’être moi-même, mais personne ne lisait par dessus mon épaule. Personne n’adoptait une perspective globale sur ma trajectoire dans ce quartier, si ce n’est peut-être ma petite amie, de très loin. Mais à ce stade, j’étais profondément hypnotisé, et rien ne pouvait mettre un terme à mon immersion dans ce quartier, puisque les Yéménites ne cessaient de donner le change, de donner matière nouvelle à mon investigation. Et ce alors même que mon obstination posait problème : elle suscitait l’incompréhension des responsables du Régime, et la jalousie de mes interlocuteurs de l’université, qui tentaient de m’en détourner par des mises en garde, sur le fait que Nabil buvait, qu’il était corrompu, au plan administratif comme sur le plan des mœurs. Les jeunes du quartier eux-mêmes, évoquaient en longueur leur propre version des choses, le Régime

 

Très probablement, la tentative de viol de Nabil n’était qu’un mythe inventé par Ammar pour ne pas perdre la face devant moi. Sans doute Nabil montait seulement pour me dire de rentrer chez moi, avec fermeté, et passer un savon au passage à son jeune cousin.

Mais l’image du Nabil violeur m’est restée pendant 7 ans8.

 

 

La seule véritable question était la nature de mon attachement, et jusqu’où irait ma recherche. Mais

 

Même si implicitement, c’est toujours mon obstination qui était

 

elle suscitait des conflits familiaux.

Tout le monde tentait de m’en détourner

 

était de plus en plus ingérable sur le plan politique.

En fait, la socialisation de ma subjectivité était totale.

 

Bien que les Yéménites n’avaient pas accès à mon carnet de terrain, ils lisaient en moi comme dans un livre ouvert, et

 

si ce n’est

ma subjectivité ne prenait pas de perspective globale sur

 

 

 

 

Mais j’ai surtout été marqué par

 

J’avais choisi d’enquêter à Taez, la ville la plus moderniste et la plus éduquée, quelque part avec l’espoir d’échapper à la solitude du cogito cartésien,

de sorte qu’à aucun moment je ne puisse considérer mes interlocuteurs comme des « arriérés ».

L’ensemble de mon premier séjour au Yémen est parcouru par une tension

 

 

 

Aussi bien, Ammar a-t-il mimé cette tentative de viol pour éviter un savon

 

 

Qu’est-ce que la « transmission arabe » d’Aristote ?

L’Europe a reçu Aristote des mains d’un juge et philosophe médiéval nommé Averroès, Ibn Rushd en arabe, qui vécu en Andalousie au XIIème siècle. En effet Aristote, disciple de Platon qui vécut de -384 à -322 avant notre ère, n’était plus commenté par les auteurs chrétiens depuis la fin de l’antiquité. Avec Augustin d’Hippone, dit Saint Augustin (354-430), la théologie chrétienne s’était stabilisée sur un consensus néoplatonicien, qui assimilait la philosophie d’Aristote au paganisme. Traduite en arabe aux VIIIème et IXème siècles sous la dynastie Abbasside, la philosophie d’Aristote fut largement appropriée et commentée en contexte islamique, par Al-Fârâbî (872-950), Avicenne (980-1037) et enfin Averroès (1126-1198), ou encore Maïmonide (1135-1204), rabbin séfarade de Cordoue. Ces commentaires d’Aristote furent tous traduits en latin au XIIème siècle et contribuèrent à la redécouverte du philosophe par les chrétiens : notamment le commentaire d’Averroès, qui rendait l’oeuvre intelligible à ses contemporains. Le philosophe musulman resta connu dans les annales de la chrétienté latine comme « le Commentateur », bien que le moine dominicain Thomas d’Aquin, en Italie du Sud (1225-1274), se soit employé à réfuter certains aspects de sa doctrine.

Au XIIIème siècle, la philosophie aristotélicienne revue par Saint Thomas devint la doctrine officielle de l’Eglise latine, rompant avec le consensus posé neuf siècles auparavant par Saint Augustin. Deux siècles plus tard, les critiques de Martin Luther (1483-1546) envers l’église catholique se focalisent sur la réintroduction d’Aristote, et la scission du protestantisme plonge l’Europe dans les guerres de religions. En aucun cas cependant l’islam n’eut pu être l’arbitre de ces querelles religieuses. De la longue maturation monothéiste d’Aristote en contexte islamique entre les VIIIème et XIIème siècles, l’Europe se souvient communément comme d’une « transmission arabe » d’Aristote, excluant tout apport original de l’islam. L’Europe va plutôt de l’avant, sous la férule d’un absolutisme favorisé par les guerres de religion : de toute façon, l’obsolescence d’Aristote est scellée par le Discours de la Méthode de René Descartes (1637), quatre siècles seulement après son introduction comme « doctrine canonique » de l’Eglise.

Alors que reste-t-il de cette histoire ? À quoi Aristote aura-t-il servi ? Question absurde pour les historiens des sciences : pour eux aussi, tout remonte à Aristote… Dans chaque domaine………… Mais ces filiations masquent des transformations d’un ordre différent, quant au sujet de la connaissance.

L’envers d’une transmission

Sans explorer l’envers islamique de la « transmission arabe d’Aristote », on ne saurait comprendre véritablement la position des musulmans dans le monde contemporain : ni les modalités de leur insertion dans les sociétés européennes, ni la position structurelle des hôtes occidentaux dans les sociétés arabes. Par delà la variété des situations, ces phénomènes sont régis par certaines contraintes structurelles de l’interaction, inscrites de par et d’autres dans des prémisses épistémologiques fondamentales, qui ne se laissent appréhender distinctement que dans le domaine de la théologie.

 

Averroès vivait sous la dynastie des Almohades, un mouvement religieux intégriste né dans les montagnes berbères, qui venait de ravir le pouvoir à la dynastie Almoravide (Almohade vient de al-muwahhidoun, « ceux qui proclament l’unicité divine »). Comme tous les acteurs de l’histoire musulmane identifiés par l’Europe comme des « héros positifs », Averroès est fréquemment présenté comme un libre-penseur persécuté par l’extrémisme religieux. En réalité, les Almohades étaient demandeurs de philosophie. Mais selon l’historien Al-Marrakushi, Averroès lui-même en aurait été étonné lors de sa première rencontre avec le sultan Abu Ya’qub, où il crut un instant de mettre sa vie en danger, avant que le Sultan ne prenne l’initiative de mettre à l’aise en discutant avec l’autre philosophe qui l’introduisait à la cour, Ibn Tufayl :

L’historien Al-Marrakushi rapporte longuement le témoignage d’Ibn Rushd, pressé par Abû Ya’qûb d’entreprendre ses fameux trois commentaires d’Aristote. Cette commande s’opère au cours d’un entretien où le calife lui demande, à son extrême confusion, ce que les philosophes pensent du ciel : « Le croient-ils éternel ou advenu dans le temps ? » Et, pour mettre à l’aise notre Cordouan très embarrassé, il opère quelques variations avec Ibn Tufayl autour de ce motif à haute teneur conceptuelle : « Il rappela ce qu’avaient dit Aristote, Platon et tous les falâsifa ; il cita, en outre, les arguments allégués contre eux par les musulmans. Je constatais chez lui une érudition que je n’aurais même pas soupçonnée chez quelqu’un de ceux qui s’occupent exclusivement de cette matière. Il fit si bien pour me mettre à l’aise que je finis par parler et qu’il m’apprit ce que j’avais à en dire9. ».

La scène est peut-être une invention hagiographique, conçue pour mettre en valeur la culture et l’ouverture d’esprit du sultan. Ce qui est sûr, c’est qu’Averroès était un personnage proéminent du Régime Almohade, en tant que Grand Cadi de Grenade, qui ne fut inquiété

Au-delà de cette anecdote cependant, « cette conjonction entre souverains almohades et grands esprits du moment », selon les mots de Daniel Rivet (p.139), n’est peut-être pas aussi surprenante qu’il n’y paraît.

D’un point de vue anthropologique

Une civilisation

brutalité païenne et la violence monothéiste. [allusion au texte de Jean Genet, violence et brutalité]

Elle est dans la logique anthropologique de la civilisation islamique, que l’on peut repérer à d’autres stades.

La philosophie était utilisée par les Almohades comme une arme à l’encontre des docteurs de la loi malékite,

Le fait qu’Aristote nous ait été ramené par une dynastie djihadiste n’a rien d’étonnant, bien que ce point soit constamment mystifié pour des raisons structurelles.

 

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1Steps to an Ecology of Mind est le titre choisi par Gregory Bateson pour le recueil de ses principaux articles scientifiques. Traduit en français par : Vers une écologie de l’esprit (édité au Seuil en deux tomes, 1977 et 1980).

2Voir les ouvrages : Philippe Büttgen, éd., Les Grecs, les Arabes et nous: enquête sur l’islamophobie savante (Fayard, 2009); Max Lejbowicz, éd., L’Islam médiéval en terres chrétiennes : Science et idéologie, Savoirs Mieux (Villeneuve d’Ascq: Presses universitaires du Septentrion, 2009), https://books.openedition.org/septentrion/13958.

3Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie: Comment les élites françaises fabriquent le " problème musulman " (Paris: La Découverte, 2013).

4Responsabilité à l’égard des aventures Européennes, y compris de l’esclavage transatlantique, qui est ici une problématique décisive.

5« Je m’en prenais récemment aux insuffisances de l’éducation occidentale : dans une lettre à mes confrères du Conseil d’administration de l’Université de Californie, j’avais glissé la phrase suivante : « Si l’on brise la structure qui relie entre eux les éléments de l’apprentissage, on en détruit nécessairement toute la qualité. »
Je vous propose cette expression,
la structure qui relie [the pattern which connects], comme un autre titre possible pour ce livre. » G. Bateson, La nature et la pensée (Paris: Seuil, 1984), 16.

6Je fais ici référence à un travail en cours, visant à une relecture islamique d’un important texte théorique de Bateson sur l’économie de la souplesse dans l’évolution des espèces : « Le rôle des changements somatiques dans l’évolution », in Vers une écologie de l’esprit, vol. 2 (Paris: Seuil 1980, 1963), 115‑35.

7Mon père était chercheur en physique, comme l’était mon grand-père maternel, et ma mère était psychiatre et psychanalyste. Mon grand-père paternel était un compositeur, inspecteur général à l’enseignement de la musique à la ville de Paris, mais d’extraction sociale modeste et complètement autodidacte dans les autres domaines, dont j’étais censé avoir hérité « l’oreille absolue ». Ces différents héritages ont marqué profondément mon enfance, et composent peut-être une idée plus claire de ce que j’entends par « métaphysique de l’intuition ».

8Pour une image plus positive de Nabil, je renvoie à un texte rédigé en 2012, même si à l’époque je n’avais pas totalement dénoué cet incident du 30 septembre 2003, ce que je crois avoir fait aujourd’hui (27 mai 2018) : L'ethnologue et les trois frères de Taez, ou la chute des figures charismatiques urbaines dans le Yémen des années 2000 (texte rédigé sur la base de discussions menées avec Ammar à l’automne 2010).

9Je reproduis la note de Daniel Rivet : Abd al-Wâhid  al-Marrâkushi, Al-Mujib, cité par Mohammed Arkoun dans son lumineux exposé sur « Ibn Tufayl  ou le philosophe dans la cité almohade », dans Les Africains, Ch.- A. Julien (dir.), t. 6, p. 268.

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