Un document créé le 27/05/2018, 08:38:43, dernière modification le 28/05/2018, 19:01:15. Ce doit être le texte sur lequel je travaillais lors de ma « révélation » de cette pseudo-tentative de viol, ma « scène primitive ». Le nœud que je m’efforçais de dénouer à l’époque ne se situait donc pas le 29 septembre 2003, mais juste quelques jours en aval…
Mise en ligne : 03/11/18 06:35:45. J’ajoute entre crochets quelques explicitations, et je laisse inachevée la fin du texte. De toute façon c’est un travail amateur, et je ne vais pas me transformer en historien médiéviste.
Lire d'abord « Pourquoi
j’ai dû croire »
ou cet « Epilogue » ne sera pas compréhensible.
4 octobre 2003 : ma transmission arabe d’Aristote
« And the past didn’t go anywhere, did
it ? It’s right here, right now.
I always thought that anybody who told me I couldn’t live in the past
was trying to get me to forget something that if I remembered it,
it would get them serious trouble. »
[« Le passé n’est parti nulle part, n’est-ce pas ? Il est ici même, maintenant. De quiconque me dit que je ne peux pas vivre dans le passé, j’ai toujours pensé qu’il cherche à me faire oublier quelque chose qui leur causerait de gros ennuis si je m’en souvenais… »]
Utah Phillips, The
past didn’t go anywhere,
mis en musique par Ani Difranco (1996)
Une simple activité de masturbation intellectuelle, innocente, au contact des populations musulmanes : tout peut commencer par là. Tout peut commencer par une activité d’investigation curieuse, pour le seul plaisir de la compréhension intellectuelle, de l’interaction avec le monde. Mais il faut que les musulmans soient là. Peu importent les erreurs de départ et peu importent les faux-pas, il faut que les musulmans rendent possible par leur présence cette masturbation juvénile, et qu’ils en assument la responsabilité. Car plus les musulmans démissionneront en masse, plus la charge d’accueillir cette quête de vérité se reportera mécaniquement sur plus déshérité, un musulman captif, qu’elle acculera dans les derniers recoins de sa dignité. Et l’islam deviendra étranger.
Bien sûr, il est beaucoup plus facile d’expliquer l’histoire comme fait l’impiété moderne : d’identifier une cause unique, localisée dans telle ou telle partie du système en interaction. « C’est à cause de l’ignorance » me dit-on souvent - et l’on sous-entend : l’ignorance des Yéménites. On pense aussi à une autre cause, qu’on ne me dit pas [i.e. mon « homosexualité », ou un supposé « efféminement »]. Les gens ne se rendent pas compte à quel point l’incroyance la plus féroce peut se cacher dans les hypothèses les plus anodines, dans la vulgarité d’un regard sur le monde. D’ailleurs la coïncidence de deux causes indépendantes [ignorance + efféminement], bien que fort peu probable d’un point de vue mathématique, apparaît souvent réaliste aux esprits paresseux. D’une telle vulgarité intellectuelle, je remercie Dieu de m’avoir sauvé, à travers cette épreuve. L’histoire en réalité s’inscrit dans l’ordre épistémologique du monde.
Toute l’histoire racontée dans ce texte se ramène à la négociation d’une alliance, un endroit où faire mon nid, selon des contraintes que nous avions pu explorer à loisir, moi et les Yéménites, durant les deux mois précédents. Quinze jours environs après mon arrivée, j’avais posé mon dévolu sur Ziad, et le nid avait été construit, brindille après brindille. Mais le vent s’était mis à souffler, de plus en plus fort, et en six semaines tout était détruit. J’atterris alors à Sanaa, auprès de Waddah : je dois construire à nouveau mon nid, pour ne pas perdre la tête, avant mon retour en France. Là encore, nous avons eu tout loisir en quarante-huit heures d’explorer les possibilités. Si une autre option avait été possible pour maintenir la relation, nulle doute que nous l’aurions trouvé.
Toute cette histoire s’inscrit dans une structure cohérente, l’ordre épistémique du monde, produit de l’histoire des idées. Nous l’explorerons en deux temps, à travers deux de ses principaux monuments : d’abord la révolution cartésienne (XVIIème siècle), puis la transmission arabe d’Aristote (XIIème siècle). Deux monuments, deux faits historiques et épistémologiques, indissociablement. Cinq siècles les séparent dans le passé, mais le présent les imbrique étroitement : un prisme translucide, passage obligé de toutes les interactions entre l’Europe et l’islam, qui en détermine les formes par un jeu de contraintes structurelles.
Hélas dans les faits, la formulation élégante de ce projet intellectuel n’a pas suffi à assurer ma survie universitaire, et cette épreuve m’a appris je crois les raisons structurelles de cette situation, qui sont historiques autant qu’épistémologiques, et indissociablement l’un et l’autre. La critique Batesonienne, qui est essentiellement une critique du cartésianisme, ne suffit pas en ce qui concerne l’islam. On ne peut pas dénoncer la dimension masturbatoire des pratiques académiques dont les musulmans sont l’objet, sans prendre en compte chez ces derniers une complicité tacite, évanescente, très délicate à mettre au jour. Toute tentative menace de nous faire basculer dans la vulgarité, la caricature ou le procès d’intention. Une seule manière : questionner l’ordre des choses, en revenir à la fondation-même des universités européennes, en rouvrant le dossier de la « transmission arabe d’Aristote ».
Par cette formule [rapprochant masturbation intellectuelle et islam, en tant que point d’aboutissement possible du cartésianisme…] - par cette formule vulgaire et « sacrilège » (mais seul Allah en islam mérite d’être adoré, pas l’islam en lui-même) j’ai voulu aussi attirer l’attention sur les diverses formes de « masturbation nationaliste » pratiquées au nom de l’islam par bon nombre d’intellectuels contemporains, que ce soit en arabe ou dans les langues européennes. Portés qu’ils sont par ce constat : l’islam serait le seul nationalisme à avoir survécu au XXème siècle, ils s’adonnent aux satisfactions de l’entre-soi jusqu’au sein-même du continent européen, où leur ignorance alimente mécaniquement les résurgences nationalistes amnésiques. Or dans ces entreprises intellectuelles précisément, l’islam ne survit pas, mais il suit plutôt la même pente où le christianisme s’est perdu avant lui. L’islam n’a pas vocation à être un nationalisme, plutôt un universalisme intellectuel, et il dispose aujourd’hui pour le redevenir de lieux privilégiés : la laïcité française, terrain d’affrontement et d’émulation, et le champs de ruine du Moyen-Orient.
Le désastre actuel, de mon point de vue, vient de ce que les musulmans sont devenus totalement inconscients du type de responsabilité collective qu’implique le témoignage, en termes d’hospitalité intellectuelle notamment. Témoigner de l’islam, ce n’est pas choisir chaque fois son interlocuteur, exiger de celui qui se présente qu’il soit vierge de toute histoire antérieure, et qu’il se donne entièrement à la rencontre. Témoigner de l’islam, c’est aussi accueillir l’histoire de celui qui s’avance déjà couvert de dettes, déjà lié à d’autres, qui ont fait comme ils ont pu. C’est accueillir avec bienveillance son frère musulman du bout du monde, en même temps que le nouveau venu. Pour cela, les musulmans ont terriblement besoin de sciences sociales. Le témoignage auprès de l’Occident doit cesser d’être le caprice individualiste des modernistes, et devenir une responsabilité collective assumée par tous, un enjeu éminemment politique.
Mon histoire au Yémen a pour cadre la Taez des années 2000, une situation historique aujourd’hui révolue. De ce fait, mon travail ces quinze dernières années est une porte privilégiée pour explorer ce lien entre le désastre historique et la faillite du témoignage. Toute l’histoire pourrait se ramener à ce « faux-départ » de 2003, que n’ont pas encore pu réparer quinze années d’effort. À l’heure où j’écris, Ziad vit encore sous un arbre, marginalisé dans sa propre société comme il l’était à la veille des printemps arabes, maintenant dans un pays en guerre. Marginalisé, je le suis moi-même, aliéné à ma propre société, incapable pour cette raison d’aider financièrement Ziad ou de l’accueillir. Toutes les bonnes causes humanitaires semblent concevables, sauf celle-là, sauf la dette contractée lors d’une conversion intellectuelle. Et ce, essentiellement parce que les intellectuels ont honte, honte d’eux-mêmes et de leurs activités.
* * *
Dès l’origine, ma démarche intellectuelle au Yémen s’est organisé autour d’une tension. D’une part, j’étais un anthropologue « post-moderne », partisan de l’anthropologie symétrique : je souhaitais construire une connaissance réflexive, qui s’inscrive au même niveau que la connaissance des acteurs locaux, rompant avec la connaissance surplombante de l’anthropologie impérialiste et coloniale.
Très probablement, la tentative de viol de Nabil n’était qu’un mythe inventé par Ammar pour ne pas perdre la face devant moi. Sans doute Nabil montait seulement pour me dire de rentrer chez moi, avec fermeté, et passer un savon au passage à son jeune cousin.
La seule véritable question était la nature de mon attachement, et jusqu’où irait ma recherche. Mais
Même si implicitement, c’est toujours mon obstination qui était
elle suscitait des conflits familiaux.
Tout le monde tentait de m’en détourner
était de plus en plus ingérable sur le plan politique.
En fait, la socialisation de ma subjectivité était totale.
Bien que les Yéménites n’avaient pas accès à mon carnet de terrain, ils lisaient en moi comme dans un livre ouvert, et
si ce n’est
ma subjectivité ne prenait pas de perspective globale sur
Mais j’ai surtout été marqué par
J’avais choisi d’enquêter à Taez, la ville la plus moderniste et la plus éduquée, quelque part avec l’espoir d’échapper à la solitude du cogito cartésien,
de sorte qu’à aucun moment je ne puisse considérer mes interlocuteurs comme des « arriérés ».
L’ensemble de mon premier séjour au Yémen est parcouru par une tension
Aussi bien, Ammar a-t-il mimé cette tentative de viol pour éviter un savon
La scène est peut-être une invention hagiographique, conçue pour mettre en valeur la culture et l’ouverture d’esprit du sultan. Ce qui est sûr, c’est qu’Averroès était un personnage proéminent du Régime Almohade, en tant que Grand Cadi de Grenade, qui ne fut inquiété
Au-delà de cette anecdote cependant, « cette conjonction entre souverains almohades et grands esprits du moment », selon les mots de Daniel Rivet (p.139), n’est peut-être pas aussi surprenante qu’il n’y paraît.
D’un point de vue anthropologique
Une civilisation
brutalité païenne et la violence monothéiste. [allusion au texte de Jean Genet, violence et brutalité]
Elle est dans la logique anthropologique de la civilisation islamique, que l’on peut repérer à d’autres stades.
La philosophie était utilisée par les Almohades comme une arme à l’encontre des docteurs de la loi malékite,
Le fait qu’Aristote nous ait été ramené par une dynastie djihadiste n’a rien d’étonnant, bien que ce point soit constamment mystifié pour des raisons structurelles.
1Steps to an Ecology of Mind est le titre choisi par Gregory Bateson pour le recueil de ses principaux articles scientifiques. Traduit en français par : Vers une écologie de l’esprit (édité au Seuil en deux tomes, 1977 et 1980).
2Voir les ouvrages : Philippe Büttgen, éd., Les Grecs, les Arabes et nous: enquête sur l’islamophobie savante (Fayard, 2009); Max Lejbowicz, éd., L’Islam médiéval en terres chrétiennes : Science et idéologie, Savoirs Mieux (Villeneuve d’Ascq: Presses universitaires du Septentrion, 2009), https://books.openedition.org/septentrion/13958.
3Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie: Comment les élites françaises fabriquent le " problème musulman " (Paris: La Découverte, 2013).
4Responsabilité à l’égard des aventures Européennes, y compris de l’esclavage transatlantique, qui est ici une problématique décisive.
5« Je
m’en prenais récemment aux insuffisances de l’éducation
occidentale : dans une lettre à mes confrères du Conseil
d’administration de l’Université de Californie, j’avais glissé la phrase
suivante : « Si l’on brise la structure qui relie entre eux
les éléments de l’apprentissage, on en détruit nécessairement toute la
qualité. »
Je vous propose cette expression, la structure
qui relie [the pattern which connects],
comme un autre titre possible pour ce livre. » G.
Bateson, La nature et la pensée
(Paris: Seuil, 1984), 16.
6Je fais ici référence à un travail en cours, visant à une relecture islamique d’un important texte théorique de Bateson sur l’économie de la souplesse dans l’évolution des espèces : « Le rôle des changements somatiques dans l’évolution », in Vers une écologie de l’esprit, vol. 2 (Paris: Seuil 1980, 1963), 115‑35.
7Mon père était chercheur en physique, comme l’était mon grand-père maternel, et ma mère était psychiatre et psychanalyste. Mon grand-père paternel était un compositeur, inspecteur général à l’enseignement de la musique à la ville de Paris, mais d’extraction sociale modeste et complètement autodidacte dans les autres domaines, dont j’étais censé avoir hérité « l’oreille absolue ». Ces différents héritages ont marqué profondément mon enfance, et composent peut-être une idée plus claire de ce que j’entends par « métaphysique de l’intuition ».
8Pour une image plus positive de Nabil, je renvoie à un texte rédigé en 2012, même si à l’époque je n’avais pas totalement dénoué cet incident du 30 septembre 2003, ce que je crois avoir fait aujourd’hui (27 mai 2018) : L'ethnologue et les trois frères de Taez, ou la chute des figures charismatiques urbaines dans le Yémen des années 2000 (texte rédigé sur la base de discussions menées avec Ammar à l’automne 2010).
9Je reproduis la note de Daniel Rivet : Abd al-Wâhid al-Marrâkushi, Al-Mujib, cité par Mohammed Arkoun dans son lumineux exposé sur « Ibn Tufayl ou le philosophe dans la cité almohade », dans Les Africains, Ch.- A. Julien (dir.), t. 6, p. 268.
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