Pourquoi je n’ai pas soutenu ma thèse en 2013 ?

Le noeud de l'histoire.

Sète, le 6 mai 2021

Pendant presque dix ans, j’avais travaillé sur une société dont nous ne savions pas qu’elle était au bord de l’effondrement. Mais une question s’était imposée au centre de mon travail : l’érotisation des rapports. L’érotisation des rapports sociaux d’une part, et d’autre part l’érotisation du rapport d’enquête.

Selon une démarche typique de l’ethnographie réflexive (Favret-Saada 1990, F. Weber 2009) - et aussi de la physique moderne - je prenais l’interaction avec l’observateur comme point de départ de la modélisation. Sur le carrefour de Hawdh Al-Ashraf, dans le centre-ville de Taez, j’étudiais les interactions de la sociabilité masculine, en tentant d’établir des hypothèses quant à ses rapports avec l’histoire sociale locale (Lepetit 1995, Revel 1996).

Longtemps j’avais tenu à l’écart les questions de genre et de « masculinités », domaine qui ne me paraissait pas compatible avec ma formation scientifique. Mais la thématique de « l’homoérotisme », alors en plein essor (Dakhlia 2005, 2007), touchait vraiment de trop près les paradoxes dont je faisais l’expérience, donc j’avais fini par l’adopter en première année de thèse.

Evidemment qu’il s’était passé quelque chose! Et à partir de là je n’en faisais plus mystère. À quasiment chacune de mes interventions, j’évoquais cet épisode survenu en 2003, à la fin de mon premier séjour : un soulèvement baroque, soudain et incompréhensible, contre celui qui m’avait socialisé dans son quartier. Je ne cessais de revenir à cette énigme, indissociable de mon premier passage à l'écriture. Il n’y avait pas besoin d’en dire plus, tout le monde comprenait qu’il s’était joué là une confrontation à l’homosexualité. Toutes ces années à assumer ma honte à chaque prise de parole, et quotidiennement dans mon travail d’écriture. Assumer cette honte était devenu une seconde nature.

Mes interlocuteurs ne parvenaient pas à comprendre comment je pouvais assumer tacitement cette expérience homosexuelle, et en même temps retourner sur place, où apparemment j’étais bien traité. À travers cet épisode, quel sorte de pacte avait-il été noué ? Moi-même je n’arrivais pas à le comprendre, et c’était toute la question. Je tentais de l’éclairer par mes analyses sur la sociabilité masculine, le fonctionnement du régime, ou le rôle de la vulgarité pour conjurer l’anonymat citadin. À partir de 2007, mon analyse avait en outre basculé dans un paradigme systémique, en termes de rétroaction et de causalité téléologique (Bateson 1980). J’arrivais maintenant à reproduire le phénomène « in vitro » : quantité d’anecdotes, de petites intrigues ordinaires, prenant valeur de clin d’oeil aux évènements de mon premier séjour, et que je présentais consciencieusement à mes interlocuteurs académiques.

Mais voilà qu’en 2011 arrive le soulèvement, le vrai, celui dont toute cette histoire n’était qu’un signe avant-coureur. Collectivement, les Yéménites décident d’arrêter les clins d’oeil, d’arrêter la corruption. Ils descendent dans la rue comme un seul homme, pour exiger le départ du despote. Irhal.

Moi à l’époque je suis en France, j'essaie de vendre ma petite histoire dans le quartier de Hawdh al-Ashraf, au coeur d’une ville qui a maintenant pris la tête d’une révolution. Mais ma petite histoire est essentiellement une histoire de pudeur : l’histoire de mes rapports avec un quartier, avec les membres d’une famille, dont la dignité m’a peu à peu convaincu de me retirer. Cette histoire de pudeur n’est pas au goût du jour. Comme des mouches sur un pot de miel, sociologues et journalistes se ruent sur les Printemps Arabes, et veulent des réponses à leurs questions. Et dans ce contexte l’université n'est d’aucun secours, même les plus prestigieuses institutions académiques. Pourtant je leur ai tout livré sur un plateau : les implications théoriques ultimes et même mes secrets de famille, outre ceux de mes interlocuteurs bien entendu. Pour lever toutes les objections quant à la généralité de mes observations, tout a été labouré de fond en comble depuis dix ans.

Mais ce n’est jamais assez. On commence à parler de moi : cet étudiant qui n’arrive pas à finir sa thèse, et qui hante les couloirs de l’institution. Messes basses à la machine à café, regards fuyants, on a peur que je mette une bombe. Ces gens payés par l’argent public pour se confronter à la réalité sociale, et qui se gargarisent de défendre les musulmans contre l’extrême droite, ces gens ont peur que je mette une bombe. Il est temps de jeter l’éponge. Je débarque à Sète en février 2014.

En commençant ce texte ce matin, je comptais poser un diagnostique sur le fonctionnement du monde universitaire, en écho aux polémiques actuelles sur « l’islamo-gauchisme ». Mais je m’aperçois que j’ai déjà tout dit dans ma « Lettre aux Yéménites » de décembre 2014. La lucidité à un coût, et je ne serais plus capable d’aller aussi loin aujourd’hui.

Il en est de même pour ma thèse : les textes sont là, rédigés à l’époque où j’étais pris dans ce cauchemar. Il serait suicidaire de retourner aujourd’hui toquer à la porte d’une institution universitaire quelle qu’elle soit, pour quémander sa reconnaissance. Ce serait comme toquer à la porte d’une maison, et sitôt introduit, proposer de déplacer l’escalier ici, d’ouvrir une fenêtre là, une coursive à l’étage donnant sur le salon… Si des universitaires sont intéressés par mes textes - s’ils veulent me lire, me renvoyer leurs commentaires et entamer un dialogue - ils seront toujours les bienvenus. Mais qu’on me laisse construire mon propre espace, où la reconnaissance de notre histoire sera un préalable. L’université n’a jamais été qu’une corporation médiévale de travailleurs intellectuels défendant leur pré carré, et j’ai aussi le droit de défendre le mien.

médaillon montrant le Yémen sur un globe terrestre au dessus de Sète
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