Une carrière interrompue

Récit centré sur l'activité professionnelle, en complément de l'interview de février 2021.
Pour un récit plus développé, centré sur ma subjectivité de chercheur, voir « Notre histoire »
Pour le versant français de l'intrigue, voir : « Pourquoi Ziad n'est pas une affaire privée ».

[30 mai 2021]

En 2003, j’ai choisi de faire du terrain à Taez, ville réputée pour son pacifisme, son modernisme, et une population hautement qualifiée. C'est la scientificité des sciences sociales qui m’intéressait, et je voulais pratiquer une anthropologie réflexive et symétrique. Il me semblait que seule la science pouvait fonder entre les peuples des relations durables, et relever les défis d’une époque.

Peu après mon arrivée pour ce premier terrain, je rencontre Ziad. Né en 1979, récemment diplômé en expertise comptable, Ziad s’apprêtait à quitter le quartier de son enfance pour s’élancer dans une brillante carrière. Il me fallait quelqu’un comme lui, capable de saisir la logique des sciences sociales, et de critiquer mes observations sur le fond. Donc Ziad accepte de me socialiser dans le quartier de son enfance, où il garde une certaine influence. Il n’a pas vraiment le choix en fait, à partir du moment où j’ai jeté mon dévolu sur lui. Ce petit quartier sera l’objet de mon premier travail universitaire (voir mémoire ou article).

À l’époque, son grand-frère Nabil travaillait à la Municipalité au service des travaux publics, comme directeur adjoint à l’inspection des souks. Ziad pour son premier poste, se voit propulsé contrôleur financier aux moulins d’Aden, usines de farine qui voient passer toute l’aide alimentaire accordée au pays (voir ci-dessous son témoignage, dans une émission de radio de février 2021). À l’évidence, cette famille avait la baraka, une certaine audace dans l’exercice des responsabilités. Pourtant quelques années plus tard, Ziad est devenu derviche, une sorte de clochard mystique, tandis que son frère se noie dans les difficultés.

Dans son interview de février 2021, Ziad explique sa trajectoire par la corruption insoutenable à laquelle il se trouvait confronté sous le précédent régime. On comprend aussi entre les lignes que Ziad s’est converti à un certain stade (en partie sous l'influence de mon enquête) à une forme plus absolue d’empathie pour ses semblables, qui ne lui permettait plus d’évoluer dans cet environnement.

Nabil décède finalement dans un accident de voiture, le 31 décembre 2006. La veille, on annonçait l’exécution par pendaison de l’ancien président Saddam Hussein, par les nouveaux maîtres (chi’ites) de Bagdad. Comme beaucoup d’Arabes, Nabil entretenait un profond rapport d’identification avec l’ancien dictateur irakien. À l’époque je me trouve en France, et je ne fais absolument pas le lien. Mais je sais au fond de moi que je porte une part de responsabilité dans cette disparition. Je ne peux ignorer que, toutes les années précédentes, j’ai mené l’enquête sous leurs fenêtres (en 2006, j’ai déjà cumulé douze mois de présence au Yémen, essentiellement à cet endroit). Je ne peux ignorer la manière dont j’ai porté aux nues Ziad dans ma première étude, tous les espoirs que j’avais porté sur lui, qu’il devait nécessairement décevoir. Quant à Nabil, j’en avais fait une incarnation du Régime, en lien avec une mésaventure survenue à la fin de mon premier terrain - je comprendrai bien plus tard, quinze ans après les faits, qu’il n’a jamais tenté de me violer… C’est sur Nabil que convergeaient toutes mes contradictions, tous les non-dits de mes rapports avec les Yéménites. Implicitement dans ma recherche, Nabil incarnait le mal, la négativité. À ce titre, il n’était pas censé mourir…

Dans la famille, seul Ziad aurait les épaules pour reprendre le poste (le troisième frère Yazid n’a jamais fait que des petits boulots…) mais Ziad refuse obstinément. Dans une dernière tentative avant que ce poste ne lui échappe définitivement, sa famille l’envoie en clinique psychiatrique. Et comme par hasard on diagnostique Ziad comme « schizophrène ».

Après cette tragédie, je décide de réorienter ma thèse. Je n’abandonne pas la thématique du genre et de « l’homoérotisme », sur laquelle repose tout mon argument, mais je décide de nouer avec cette famille une nouvelle alliance, afin de regarder en face ma responsabilité. Un an et demi plus tard, j’obtiens l’encouragement du CNRS dans ce pari audacieux : j’explique que ma démarche d’ethnographie réflexive, et la soi-disant « schizophrénie » de Ziad, sont les deux faces d’une même médaille…

Ziad et moi, le 17 novembre 2008
Ziad et moi à la fin de mon cinquième séjour (17 novembre 2008).

Mais voilà que déboulent les Printemps Arabes, et que Taez prend la tête de la révolution. Pour le Yémen tout entier, la ville devient l’emblème d’un avenir démocratique. Avec la chute du régime, l’expertise occidentale préside dorénavant aux destinées du pays, et les sciences sociales sont renforcées dans leurs certitudes. Mes interlocuteurs universitaires s’impatientent, tandis que Ziad déambule dans les rues en annonçant l’imminence du Jugement Dernier. Plus personne ne veut prêter attention à notre histoire ; en 2013 je suis contraint d’abandonner dix années d’investissement dans le monde académique. Durant la décennie suivante, Ziad et moi n’avons parlé que deux ou trois fois au téléphone, quelques mots. Ziad a survécu grâce à la charité, dans un pays gravement touché par la famine et la guerre. Jusqu’à ce que très récemment, en janvier 2021, d’anciens camarades se mobilisent sur Facebook pour lui venir en aide.

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