Métacontexte : un antidote à la « dette civilisationnelle »
Mes péripéties dans la société yéménite illustrent une vérité
historique profonde, que notre époque a cruellement besoin de
redécouvrir :
L’Islam (*) est un métacontexte
de la culture européenne.
Elles l’illustrent de manière plus éloquente et accessible que les
études historiques habituelles, en mobilisant les sciences du
comportement (systémique familiale, psychologie de l’apprentissage,
ressources humaines…), dont est issue la notion de métacontexte
(ou « contexte profond »).
La
dialectique structurante de la culture européenne, redécouverte sur le
terrain yéménite (voir mon petit théorème…).
(1) Impuissance relative de l’approche historique
Depuis les attentats du 11 septembre 2001, les publications se sont
multipliées sur l’histoire longue des rapports entre l’islam et
l’Europe. Bien que scientifiquement rigoureuses le plus souvent, ces
études sont souvent résumées en termes de « dette
civilisationnelle », aussi apparaissent-elles peu en phase avec
l’état actuel de l’opinion. Dans un contexte de crise démocratique lié à
la perte de souveraineté nationale, ce recours à l’histoire nourrit des
polémiques interminables (« repentance », accusations
« d’islamo-gauchisme »…), qu’on ne peut simplement réduire à
des manipulations médiatiques.
Le problème vient d’une faiblesse théorique inhérente à la discipline
historique : l’histoire n’est pas une pensée systémique, elle ne
peut pas l’être véritablement. Aussi apparaît-elle désarmée pour contrer
les approches pseudo-systémiques qui font florès aujourd’hui, telle que
l’approche décoloniale (thèse du « racisme systémique »).
(2) Le fil directeur de mon parcours : combiner anthropologie
historique et cybernétique
Dans ma recherche au Yémen, le nœud s’est mis en place au cours de
ma première étude (2003-2004), où j’abordais la société yéménite avec
les outils de la sociologie urbaine la plus contemporaine
(enseignement de Florence Weber).
Mais j’ai travaillé ensuite pendant huit ans, jusqu’en 2012, sous la
direction de l’historienne et anthropologue Jocelyne Dakhlia,
spécialiste de l’Islam méditerranéen, de formation intellectuelle
beaucoup plus littéraire. Cette direction m’a permis de réinscrire mon
interaction avec la société yéménite, peu à peu, dans la perspective
du temps long, sans abandonner pour autant ma tournure d’esprit
scientifique.
C’est cette complexité-là qui m’a conduit à approfondir la pensée de
Gregory Bateson (précurseur de l’approche systémique et de la
révolution écologique) - surtout après le tournant dramatique de
mon enquête en 2007, dans cette période où j’avais pris pour objet la
soi-disant « schizophrénie » de Ziad (2008-2010).
Après l’irruption des Printemps Arabes (2011-2013), j’ai ré-investi
cette démarche pour aborder l’histoire de la théologie musulmane,
toujours selon cette approche systémique de la société.
Dans les années qui ont suivi l’abandon de ma thèse (2014-2017),
alors que je travaillais comme prof de maths, j’ai rattrapé certaines
lacunes de ma culture classique européenne (rôle de la logique et de
la philosophie dans l’histoire des idées européennes), en m’adossant
toujours à ma formation intellectuelle en systémique et en
cybernétique (science des rétroactions).
Enfin ces dernières années (2018-2020), j’ai finalement revisité mes
péripéties de l’année 2003, dont je ne parlais jamais explicitement
auparavant.
Donc quand je parle aujourd’hui de Ziad et des péripéties de ma
première enquête, c’est à la lumière de tout ce parcours, et aussi
compte-tenu des contextes français (crise démocratique, problèmes de
terrorisme) et moyen-oriental (situation au Yémen, effondrement de la
formule politique antérieure).
(3) Une intrigue-catalyseur
Face aux problématiques actuelles - précisément parce que la
« dette civilisationnelle » n’est pas une bonne manière de les
traiter - il me semble intéressant d’expliquer « pourquoi
Ziad n’est pas une affaire privée ».
Globalement, cette affaire m’a appris à distinguer ce qu’on ne peut pas
mélanger. Ma dette d’anthropologue n’a pas été prise en charge par une
hypothétique communauté musulmane transnationale - celle-là même
que fantasment les « islamophobes », et que les « études
décoloniales » prétendent faire émerger… En réalité, elle ne
pouvait pas l’être. D’ailleurs Ziad en avait bien conscience, et dès
2007 il botte en touche en se considérant dorénavant comme « chrétien »
(cela lui a d'ailleurs valu quelques soucis ces dernières années…).
Discuter ma dette à l’égard de Ziad, c’est pointer un certain nombre
de dysfonctionnements structurels dans les sciences sociales
contemporaines - mais c’est aussi marquer une limite, au-delà de
laquelle la notion de dette cesse d’avoir un sens. C’est mettre en
valeur une complexité indispensable à notre laïcité, dans laquelle ne
sont pas réellement prises les études historiques, et face à laquelle
démissionnent les bons sentiments.
(*) En langue française, les
religions ne prennent pas de majuscule, donc :
« islam » désigne la religion musulmane.
Pour désigner l’ensemble civilisationnel musulman, on a souvent
écrit « Islam », avec une majuscule. Bien que
contestant les contours de cet « ensemble
civilisationnel », je reprends à mon compte cette habitude
typographique, pour désigner l’islam en tant que réalité
anthropologique : l’islam saisi par la science sociale.
…sans jamais oublier non plus que le mot français « musulman »,
dans un passé colonial qui n’est pas si lointain, a désigné une
catégorie juridique, une inégalité inscrite dans le droit.
Précisément pour naviguer dans cette complexité, la notion de
« métacontexte » me semble utile : elle permet de pointer
une réalité anthropologique qui était sous-jacente à la distinction du
droit colonial, et que les militants de l’antiracisme prétendent trop
souvent ignorer.