Frequently Asked Questions
Mercredi 8 juillet 2020, 8h-13h
Réaction d'un lecteur à mon témoignage situé sur le fonctionnement interne de l'Alternative Sétoise.
« Un excellent scientifique et un mauvais communicant. D'où tu as cette manie de rabrouer ton lecteur avec ton discours victimaire et de miner sa confiance en ta scientificité en mettant en avant, à brule pourpoint, ton parcours personnel de converti en mal de reconnaissance de part et d'autre des deux rives de la méditerranée?! (…)
Enfin, je ne comprends pas pourquoi je t'écris toutes ses foutaises qui vont me valoir une avalanche d'invectives. Bonne nuit! »
Ah ça oui, j’ai lu l’entête ce matin, et c’est bien vrai que j’allais te pourrir d’invectives, toi et ta bande de sales Yéménites francophones, qui êtes objectivement responsables de notre situation, à moi et à mes proches au Yémen. Mais la suite de ton message est étrange : tu pars dans tous les sens, et j’ai du mal à voir à quels moments tu es ironique et à quels moments tu es sérieux. J’en déduis que tu noies le poisson, que tu es parfaitement conscient de ta responsabilité de sale Yéménite. J’en déduis qu’en fait, la seule question qui t’importe vraiment est la dernière : pourquoi tu te fatigues à m’écrire ?
Je vais commencer par reprendre les retours que tu me donnes, qui sont très intéressants, en essayant de démêler l’ironie et le sérieux.
« Je comprends bien que tu as qqch de si singulier et de si subtile en ton for intérieur qui fait que ta sensibilité indicible et insaisissable l'emporte à juste titre sur les schémas préconçus et les grilles éculées de lecture et d'analyses des théoriciens ethnologues, sociologues et tutti quanti. »
Je lis cette phrase comme celle de quelqu’un qui ne comprend pas, mais qui cherche sincèrement à comprendre. Alors je te réponds sérieusement : spontanément non, je ne vois pas du tout les choses comme ça. Je ne crois pas du tout en ma singularité intérieure, j’ai plutôt l’impression d’avoir ma fitra, l’intuition bien faite de tout un chacun, et de dire des choses qui sautent aux yeux. Mon comportement est lié à un destin - que les Yéménites francophones seraient en position de comprendre, s’ils daignaient s’y pencher sérieusement. Il est lié à la spécificité d’une configuration, pas à une singularité intrinsèque de mon for intérieur indiciblement subtil. Tu commets là une erreur du concret mal placé, alors qu’il te suffirait de comprendre les contraintes relativement simples dans lesquelles je me débats.
« Je comprends bien que seul un bourgeois parisien normalien fils de physicien et de psychologue puisse réellement et fidèlement rendre compte du ressenti d'un homme de peine à l'abandon au rond-point Hawdh al ashraf. Je comprends bien que seul un brillant élève ayant instinctivement acquis et finement analysé le code de comportement et d'honneur de la haute bourgeoisie soit le mieux placé pour décortiquer les tréfonds de l'obscénité verbale et gestuelle des taezis. »
Là par contre, cette phrase ne peut être qu’ironique. Tu juxtaposes le fonctionnement de la haute culture européenne avec des phénomènes sociaux triviaux (la vulgarité, les hommes de peine), et tu suggères que la lucidité réflexive sur la culture européenne serait une précondition de la lucidité quant à ces phénomènes triviaux. C’est évidemment l’inverse qui se passe.
•L’Européen peut avoir le sentiment d’être aux prises avec le réel (la res extensa de Descartes), y compris sur une société étrangère dans ses aspects relativement triviaux. Il peut légitimement se prétendre lucide sur les choses du monde, dès lors qu’elles sont envisagées selon les épistémologies partielles et atomisantes des disciplines modernes. Ce qui lui échappe, c’est l’origine de sa propre subjectivité, de son cogito, qu’il préfère postuler comme un article de foi - « Je pense donc je suis ». L’Européen est incapable de percevoir sa propre culture en tant que structure qui relie.
•Pour le musulman c’est l’inverse : il conserve le sentiment d’intégration de sa propre culture, qui le protège et le dissuade de consacrer trop d’énergie aux choses bassement matérielles. C’est pourquoi il regarde l’Européen avec un mélange de curiosité, de mépris et d’admiration - car il doit bien admettre que cette culture est aux prises avec les structures de ce bas monde. L’avantage comparatif du musulman est ailleurs : pour sa part il n’a aucun mal à comprendre l’Européen qui se trouve sur son chemin, à saisir son fonctionnement et sa subjectivité, le principe de son intuition - donc à le manipuler par un simple mouvement d’identification, avant de poursuivre sa route.
Ce chassé-croisé est une donnée anthropologique fondamentale, ancrée dans les structures théologiques, qui organise les rapports entre l’Islam et l’Europe depuis l’origine (c’est-à-dire depuis l’An Mille, en gros).
« Je comprends bien que seul un converti par la voie sociale et la voix intérieure puisse saisir toute la complexité et l'étendue du fait religieux en arpentant ses méandres déconcertants. »
Oui. Là tu n’es plus ironique, je pense. De fait, ce n’est pas donné à n’importe qui de saisir ces paradoxes - va voir ma citation n°9 de Gregory Bateson :
« Je crois qu'il y a différentes sortes de
mouvements. L'un des plus intéressants, c'est le mouvement que vous
réalisez quand vous vous trouvez déchirés entre ces deux mondes de
niveaux différents [celui de l'apprentissage et celui de l'Evolution].
C'est ridiculement confus, ridiculement injuste. (...) Au-delà de ce
que nous appelions une double contrainte il y a quelques années,
au-delà de ce dilemme (si toutefois vous pouvez faire en sorte que ces
niveaux s'affrontent d'une certaine façon, sans fuir la situation, et
sans vous faire attraper par le système de santé mentale de l'État),
on découvre un autre niveau, une certaine sagesse. »
Ce caractère déconcertant vient de ce que chacun agit en fait très sincèrement, dans le chassé-croisé précédemment décrit. Si l’Européen se trouve spontanément aux prises avec les choses, dans un rapport instrumental à la réalité, et si le musulman se trouve spontanément aux prises avec l’humain, qu’il manipule en fonction de son intérêt bien compris, l’un et l’autre le font en fonction de leurs valeurs et d’un sens moral parfaitement constitué.
D’ailleurs mon schéma binaire - Europe vs. Islam - n’est qu’une modélisation parmi d’autres. Dans la pratique, la conscience morale des acteurs est toujours un produit hybride des différentes traditions monothéistes : judéo/chrétiennes, protestantes/catholiques, nejdites/ottomanes, etc.. C’est pourquoi dans ce contexte, le culturalisme est fondamentalement inadapté et nocif. On a besoin de toutes ces modélisations concurrentes, pour s’y retrouver dans la complexité du réel, et pour saisir aussi la cohérence profonde de l’aire culturelle monothéiste.
Au sein-même des sociétés européennes, il existe un chassé-croisé analogue entre le haut et le bas de la hiérarchie sociale. D’où les perceptions en termes de « Grand Remplacement » : si on s’obstine à nier cette structure, à qui profite le crime ?
Pas au Yéménites en tous cas, si ce n’est bien entendu aux sales Yéménites francophones… Cela profite à tous les bénéficiaires de l’ordre postcolonial, qui migrent des centres urbains du Sud (Taez, Sanaa, Casablanca) directement vers les centre-villes du Nord, en chiant à la fois sur les marges déshéritées de leur propre pays (Saada pour le Yémen, le Rif et Errachidia pour le Maroc) et sur les marges urbaines de leur pays d’adoption (fils d’immigrés rifains et chleuh, pour ce qui est de Sète). Et en plus, ceux là ont le culot de se poser en « réformistes », en voix de la modération pour la jeunesse !
…Et ce au profit géopolitique de la Turquie et du Qatar ! (je pose ici des jalons pour ta vraie question : si tu te fatigues à me parler, c’est parce que je suis parfaitement en phase avec l’intérêt géopolitique bien compris de nos deux pays.)
L’éco-système monothéiste peut régir l’harmonie de ses différentes composantes (Coran 2:251) au niveau des valeurs - donc à un niveau micro-social. Mais pour que le système soit tenable, il faut que les uns et les autres soient protégés à l’échelle macro-sociale, par un certain ordre des choses - c’était typiquement la fonction de l’ordre colonial (indissociable d’un certain ordre social interne typique du XIXème siècle : maintien de la structure de classe menacée depuis 1789 par l’égalitarisme républicain). Cet ordre a été démantelé progressivement au cours du vingtième siècle, sans qu’on sache encore ce qui doit venir le remplacer. Or en dépit des violences qui avaient accompagné sa naissance, la légitimité de l’ordre colonial s’imposait par une sorte d’évidence, de conscience civilisationnelle. Ça ne sert à rien d’ignorer cet aspect des choses, comme la gauche culturelle s’obstine à le faire - d’où l’animosité qu’elle suscite actuellement.
« Je comprends bien qu'au travers de ton vécu et ton récit romancé et rationalisé, tu cherches à nous fabriquer les verres correcteurs nécessaires pour voir nettement la vérité qui s'est révélée à toi et que tout le monde refuse obstinément d'admettre ou du moins de s'en apercevoir. »
Oui en quelque sorte. Sauf que je n’agis pas au niveau des « verres correcteurs », sinon je me situerais encore dans une épistémologie dualiste, à l’interface entre le monde des idées et le monde réel. Ma stratégie est plutôt de me mettre au milieu, d’imposer une présence qui oblige à reconsidérer l’ensemble du tableau.
Autre point de désaccord : ceux qui refusent de voir le problème, ce n’est pas « tout le monde ». C’est plutôt une catégorie d’acteurs bien particuliers : une clique de sociologues, d’intermédiaires culturels et d’entrepreneurs de mobilisations sociales. Dans la plupart des milieux, mon histoire avec Nabil et Ziad n’a rien d’extraordinaire, ma dette à leur égard tombe sous le sens, tout comme la trahison dont j’ai été victime de la part des sciences sociales. Si je me suis solidarisé au mouvement Gilet Jaune, ce n’est pas par une sorte de lubie, si je me suis considéré moi-même comme l’un d’entre eux : c'est parce que l’Histoire est de notre côté. Mais qu’il s’agisse du mouvement Gilet Jaune local ou de l’Alternative Sétoise, ces mouvements ont été tués par les entrepreneurs de mobilisation : par des gens qui s’autorisent des sciences sociales, de leur prétendue conscience des « réalités », pour piéger l’énergie des gens dans des catégories obsolètes. Et bien sûr, ceux là n’ont pas compris ma juste colère, parce qu’elle ne cadrait pas avec ce qu’ils considèrent comme la colère sociale légitime.
Tu me reproches de miner ma crédibilité scientifique - mais si je soignais ma « scientificité », je ferais partie de ce camps-là. Regarde moi plutôt comme un « circumstantial activist », à l’ère de l’anthropologie post-moderne : tout ce dont je dispose en ce bas-monde, c’est ma petite manip, que je soigne depuis plus de quinze ans, en m’efforçant peu à peu de la rendre incontournable. Ce n’est pas que moi j’aurais en main les bonnes catégories, contrairement à eux - « Je ne prétends pas posséder les trésors du Seigneur… » (Coran 6:50). J’attends juste qu’ils se rendent compte que leur échec n’est pas sans rapport avec le fait qu’ils m’aient mis à l’écart. Je ne dis jamais plus que cela. Mais ça vaut aussi bien pour les spécialistes du Yémen, pour l’AG des Gilets Jaunes, que pour les stratèges de l’Alternative Sétoise.
C’est toujours sur ce plan-là que se situe l’argumentaire monothéiste : si le prophète prétend détenir la vérité, il se tire une balle dans le pied. C’est ce modèle que je suis : je prétends juste être inspiré - une inspiration d’ethnographe.
« Je comprends enfin que le savoir a toujours une guerre d'avance sur la connaissance, que l'intuition précède l'expérimentation, que la vraie science est l'ami intime de la sérendipité et que la science infuse existe et sous-tend toute étude épistémologique et toute expérience cognitive. »
Voilà tu as tout compris (même si on pourrait discuter le choix des termes).
Je suis simplement un chercheur en sciences sociales, un chercheur passionné, qui a refusé d’entretenir un rapport instrumental et vulgaire à sa propre discipline - ce qui m’a conduit à trouver refuge dans l’islam. Depuis, j’ai découvert que ce rapport instrumental et vulgaire caractérise entièrement les rapports entre islam et sciences sociales - en vertu du « chassé-croisé » décrit plus haut (les Yéménites utiliseraient un autre terme, que tu connais…). Plus fondamentalement - ce qui me vaut de passer pour un odieux fondamentaliste - j’ai découvert que cette vulgarité caractérise notre époque. Mais il faut bien éviter de blesser les gens : on ne peut lutter efficacement qu’en s’enracinant quelque part, et en économisant ses paroles.
« Je comprends enfin que tu te bats contre des moulins à vent. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi tu te courbes l'échine à vouloir ouvrir la boite de Pandore et à perturber le fragile équilibre dans lequel des individualités et les communautés se complaisent à vivre. »
Ce que tu ne comprends pas, c’est le moment particulier que représentent ces textes dans mon histoire, et ce qui est en jeu ici : mon divorce avec les sciences sociales.
Je me suis converti en 2007, mais dans des circonstances bien particulières : j’étais sur le terrain, j’entrais en troisième année de thèse, ma foi était profondément intriquée à ma vocation d’anthropologue. D’où le clash avec la communauté musulmane de Sète, quand j’ai été contraint de redescendre parmi les musulmans ordinaires, pour lesquels les sciences sociales sont une nuisance quotidienne, qu'ils gèrent et à laquelle ils ne pensent même plus. J’ai eu un gros moment de solitude autour de 2017 - mon bulletin de vote Marine Le Pen aux second tour des présidentielles - jusqu’au mouvement gilet jaune fin 2018, qui m’a vraiment permis de revenir dans la société française, toute l’année 2019. C’est ce qui me permet aujourd’hui de négocier les termes de ce divorce. Je coupe le cordon ombilical, à l’égard des sciences sociales, à l’égard des figures maternelles aussi. C’est ce qui me permet d’écrire l’histoire de ma famille, une fois pour toutes - et ne crois pas qu’à la prochaine campagne municipale, je serai encore de la partie. Je n’ouvre pas la boite de pandore, je suis en train de la refermer.
« Mieux entendre empêche de dormir. Mieux voir annihile toute beauté. Porter tes lunettes de scientifique confirmé et arborer ta toque de philosophe épistémologique ne rendra pas la vie ni plus agréable à vivre ni plus facile à comprendre. »
Là tu te goures complètement. Tu te bases sur des préjugés éculés, typiques du musulman diplômé qui regarde avec condescendance ses congénères non-musulmans, se débattant dans leurs illusions. En réalité j’ai passé un cap ces derniers mois, notamment dans mon rapport au Coran, et ça suffit à me rendre très heureux.
« Enfin, je ne comprends pas pourquoi je t'écris toutes ces foutaises qui vont me valoir une avalanche d'invectives. »
Moi aussi je me demande pourquoi j’ai passé cinq heures ce matin à te répondre, alors que je sais déjà parfaitement pourquoi tu m’écris, et moi je ne suis pas payé.
Mais au fond, je t’écris parce qu’il se passe quelque chose d’intéressant entre toi et moi, et depuis longtemps : une sorte de chassé-croisé, qui s’inscrit dans le chassé-croisé plus large précédemment décrit. À force de faire commerce de tes connaissances indigènes, ta science s’est émoussée peu à peu. À présent c’est moi l’indigène, c’est moi qui ai la science infuse. Et c’est moi qui te fais l’amitié de lire tes analyses confuses, afin d’y mettre de l’ordre.
Ce texte est un bel exemple de ce que Bateson appelle « métalogue » : une conversation dont la forme illustre soudainement le propos sur le fond, et dont le cours s’avère signifiant par surprise. Typiquement le genre de surprise que Dieu réserve aux croyants, qui rythme notre expérience subjective quotidienne. Et tant que la vie me réservera ce genre d’expérience, il n’y aura rien à faire, vous n’arriverez pas à me mettre en boite.
Bonne nuit!