[Je reviens ici sur les débuts de l’Alternative Sétoise (été 2019), l’interruption brutale de notre lune de miel, débouchant au mois d’octobre sur un mariage de raison]

La candidate et le CRS
Covid-19 et l’avenir du « citoyennisme »

Sète, 17-18 mars 2020
(je vais tenter d'affiner…)

Intuition à J+2. La France est sur le point de divorcer des sciences sociales. C’est le sens de cette épidémie, de cette quarantaine et de ce confinement. La société française est sur le point de rompre cette relation matrimoniale abusive qui l’attache à l’État, dont les sciences sociales sont le langage, et l'ensemble des professionnels du secteur, les entremetteurs. C’est le sens de la mine grave d’Emmanuel Macron et de ses promesses tacites à la télévision : « Cette crise va nous changer… ». Lui il sait. Il est informé par les Renseignements Généraux. Ce ne sont pas seulement les hôpitaux qui vont être saturés, aussi les forces de l’ordre, car elles le sont déjà. Depuis un an et demi, la grande répétition a lieu chaque samedi. Une fraction l’ignore dans notre société, celle qui parle et qui s’écoute parler. Mais la fraction qui s’est retrouvée sur les ronds-points après des années de confinement déjà, sous la quarantaine de la honte et de l’indignité… Cette fraction qui a tenu les péages durant un mois et demi, euphorique, et qui est finalement rentrée chez elle, asphyxiée économiquement et humiliée… Qui peut croire qu’elle va rester sagement cloitrée chez elle, cette France à qui l’État a déjà fait courber l’échine, à coups de flashball dans les yeux, d’amandes et de condamnations judiciaires iniques… Cette France-là s’est préparée, sachant bien que son heure viendrait. En attendant, de manière hebdomadaire, elle s’entretenait…


banderole GJ
(Midi Libre du 7 septembre 2019)

Je l’ai vu au mois de septembre lors de l’acte 43, l’un des derniers cortèges auquel j’ai participé avant de me concentrer volontairement sur l’Alternative Sétoise. Le cortège était beaucoup plus jeune, beaucoup plus « déter » que quelques mois plus tôt. Il y avait beaucoup plus de bières et de regards enflammés, filles et garçons avec leurs masques, liés d’une complicité toute fraternelle. Vers 14h30 le cortège s’élançait, directement vers la gare, et face aux CRS elle entonnait son air joyeux, comme un seul homme :

Sol-sol-sol-la-sol, mi-mi-mi-fa-mi, ré-ré, sol-sol, mi-mi-mi-ré-do…
« Les putes à Macron… Les putes à Macron… Les putes, les putes, les putes à Macron… »

Les CRS ne bronchent pas. On ne coffre pas pour outrage tout un cortège, dont la voix est unanime, jeune et souriante. En cet instant la foule se découvre. Le badaud frémit, émoustillé par la nouveauté. L’adolescent ombrageux compose son ode à la Révolution. L’un et l’autre ignorent cependant ce qu'il se passe vraiment dans ce réseau de neurones et d’hormones, relégués qu’ils sont dans une zone périphérique, comme le cortex frontal l’est du reste du cerveau. Tout autour d’eux les hommes se comptent, de par et d’autre, et l’humiliation laisse des marques. Elle se faufile derrière le casque, elle s’infiltre dans l’uniforme. Les officiers, qui connaissent leurs hommes, savent que déjà ils ne leur appartiennent plus, et ils font remonter l’info. La foule se découvre en tant que corps, elle fait l’expérience de son pouvoir, celui de tenir en joue l’Etat.

Après viennent les échauffourées proprement dites, où se construisent des légendes locales, parmi ceux qu’on appelle aussi les « vaillants ».

« Déters », « vaillants », chez nous c’était les « actionnistes » (voir ma « Petite sociologie des Gilets Jaunes du Bassin de Thau », rédigée en février 2019). L’essentiel est le lien qui s’est construit, de reconnaissance et de respect, entre les différentes composantes du mouvement Gilet Jaune et leurs différentes formes d’engagement. Pour ma part, j’ai trouvé ma place dans ce mouvement en tant que scribe. Les nombreux comptes-rendus verbatim que j’ai rédigé sont partis dans la nature, et sans doute depuis ont-ils été moissonnés par les sociologues. Moi j’ai juste fait en sorte que lors des AGs, les beaux parleurs restent redevables de leurs mots. J’ai juste oeuvré pour que ce mouvement reste fidèle à lui-même un peu plus longtemps.

Mais vers le milieu du mois de juin, dans la perspective des municipales, un mouvement citoyen était en train de se monter, autour des Verts et de Sèt’ensemble (le PCF était seulement invité à l’origine…). J’ai considéré que ma vocation de scribe y serait plus utile, même si je savais que mes camarades ne m’y suivraient pas.

Bien sûr en m’invitant comme « ethnographe embarqué » au sein de l’Alternative Sétoise, j’entendais la défier de rester fidèle à ses ambitions. C'est-à-dire : se mettre à l'écoute de la population, avec humilité et rigueur réflexive, pour devenir peut-être le réceptacle de ses aspirations. Un défi lancé au mouvement lui-même, et pas spécialement à la personne de Véronique Calueba. Mais au début du mois de septembre, je suis brutalement mis à l’écart par Véronique et sa garde rapprochée, qui ne voulaient pas de cette présence encombrante.

Je revois encore son excitation électrique, à l’AG du 29 août au Palace, pour laquelle le PCF avait mobilisé ses troupes. La première réunion de l’été où la Reine daigna paraître, et déclarer formellement sa candidature. Je me souviens de sa morgue lorsqu'elle ajouta, comme pour montrer ses muscles de militante : « Moi je ne suis pas du genre à faire campagne derrière un ordinateur… ». Et moi au premier rang comme à mon habitude, qui notait tout…

Et puis le lendemain, sur la liste de diffusion, je commets la bourde qui me vaudra une exécution en règle. Dans un mail rappelant nos ambitions initiales, j’écris cette phrase :

« Le PCF s’honorerait à nous soutenir plus activement dans ce projet, plutôt que de mobiliser ses troupes de manière étroitement partisane, dans le seul but d’obtenir au plus vite l’adoubement de sa pouliche. »

(le reste du mail).
----- Mail d'origine -----
De: Vincent Planel
À: liste@alternative-setoise.fr
Envoyé: Sat, 31 Aug 2019 13:39:02 +0200 (CEST)
Objet: Re: [liste] L'analyse de M.
Oui, absolument d’accord également avec M., sauf sur un point : on ne fera jamais avaler aux Sétois un suspens qui n’en est pas un. Ce qui devrait nous occuper à l’heure actuelle, plutôt que de se jeter des anathèmes entre « gauchistes irréalistes » et « écolos de la semaine dernière », c’est prendre conscience de l’ampleur du problème, en toute humilité.
Les atouts de Véronique sont indéniables, en termes d’expérience de la vie politique et des institutions. Mais ce passif restera un boulet, pour elle et pour nous tous, tant qu’elle n’acceptera pas de remettre en jeu son avantage dans un processus réellement disruptif, conçu pour durer bien au-delà des toutes premières semaines de la rentrée (15 octobre). La seule mission qui nous incombe, au sein de l’Alternative Sétoise, c’est d’instaurer un cadre rendant possible ce processus, sans attendre le consentement de quiconque. Le PCF s’honorerait à nous soutenir plus activement dans ce projet, plutôt que de mobiliser ses troupes de manière étroitement partisane, dans le seul but d’obtenir au plus vite l’adoubement de sa pouliche.
Il faudrait aussi que ceux parmi nous qui se disent les plus expérimentés, prennent enfin conscience de ce qui constitue notre seul atout dans cette campagne, à savoir le renouvellement générationnel, dont il n’aura été dit qu’un mot à peine lors de cette réunion (par moi), comme au cours des précédentes.
Je remercie P., une fois de plus, pour la pertinence de ses commentaires, beaucoup plus posés et constructifs que je n’arrive à l’être.
Bon week-end à tous.
Vincent

Que Véronique était la « pouliche » de l’ancien maire François Liberti, c’était de notoriété publique à Sète, bien que Véronique se soit toujours gargarisée d’être « non-encartée ». Moi j’avais répété cette expression malencontreuse, sans réfléchir, en pensant viser surtout le PCF. Ç’aurait été un poulain que j’aurais écrit la même chose, mais peu importe : c’était la fin de ma (courte) carrière politique…


Une semaine plus tard, je me retrouvais à nouveau parmi les Gilets Jaunes, dans ce face-à-face électrique avec les CRS : « Les putes à Macron, les putes à Macron… ». La déconnexion était totale.

« Me traiter de "pouliche du PCF" est insultant, irrespectueux et absolument SEXISTE. C’est inadmissible avec les valeurs prétendues défendues par cet individu et que j’espère que la majorité d’entre nous partage. Sa véritable nature apparaîtrait-elle au grand jour? »

Dans cette affaire, le comportement de Véronique ne m’a jamais paru scandaleux. Il ne m’a jamais paru scandaleux qu’une femme politique défende sa place en utilisant les armes de la politique, y compris éventuellement celles de la mauvaise foi. Ce qui m’a marqué, c’est plutôt l’absence de réaction de mes camarades et du collectif plus largement, face à l’instrumentalisation évidente d’une accusation grave, et même infamante. Accusation insupportable à vrai dire, pour quelqu’un qui dès son premier séjour d’immersion dans la société yéménite, a accepté le risque d’être perçu comme la « pute des sciences sciences sociales », par engagement féministe, et qui n’a cessé de le payer depuis.

« Je n’accepte pas qu’un engagé de la dernière heure me manque de respect et manque de respect à mes camarades de lutte politique, syndicale et associatives car ce sont des militants constants et engagés depuis longtemps que cela plaise ou non. »

Je n’ai pas été choqué que Véronique me traite « d’engagé de la dernière heure », car elle n’avait pas vraiment réfléchi. Mais que le collectif des-dits militants se soit trouvé incapable d’y réfléchir après coup, absolument incapable de faire médiation, voilà qui réactivait un traumatisme ancien. Dans certaines situations, la bonne foi d’un musulman ne peut faire l’objet d’une reconnaissance explicite par l'institution. Je l'ai vécu dans l'échec d'une thèse qui représentait dix ans de ma vie, et je l'ai revécu ici, dans la ville où j'ai trouvé refuge. Qu'un musulman porte un regard, un regard irréductible à l'objet sociologique dont il est censé relever, voilà qui souvent dérange. Or cet angle-mort appartient en propre à la Gauche, parce qu'au fond elle reste mariée aux sciences sociales, et c'est toute la société française qui en souffre aujourd'hui.

C'est ainsi qu'un féminisme verbeux est devenu la marque de l’Alternative Sétoise. Un féminisme qui appelle à changer le monde depuis les genoux du Père Noël - et peu lui importe que le Père Noël s’appelle François Liberti, ou l’État capitaliste et bourgeois, puisqu'un féminisme en acte semble inconcevable : se battre en conscience dans l’arène du patriarcat. Un pan entier de la réalité contemporaine échappe à cette gauche, précisément là où se déroule mon histoire. Dans ces conditions, l’Alternative Sétoise pouvait-elle être en phase avec le contexte politique et social que traverse la France, ou juste en phase avec ses propres représentations? C’est toutes ces raisons qui me pousseront, quelques semaines plus tard, à me porter candidat comme tête de liste de l’Alternative Sétoise, créant l’étonnement du poufre sétois.


article du poufre
votation du 12 octobre 2019
Première votation citoyenne de l’Alternative Sétoise, le 12 octobre 2019.
(Photo reprise par le Midi Libre en date du 16 novembre).

J’exhume aujourd’hui cette vieille histoire, sans rancune aucune, afin que l’Alternative Sétoise sorte du confinement où elle s’est maintenue pendant six mois. Car dans la perspective du second tour, et quelle que soit par ailleurs l’évolution de la situation sanitaire et sociale, les genoux de François ne suffiront pas.

Conclusion : Virus et citoyenneté

Ajout le 19 mars

De là où je me trouve, la destruction de Taez et l’effondrement en cours ne forment qu’une seule séquence historique. Et en tant qu’ethnographe gesticulant (circumstantial activist, dit George Marcus), je me considère un peu comme un vaccin - c’est-à-dire un virus désactivé, une vieille souche qui ne peut plus faire aucun mal, mais qui peut servir à susciter des défenses immunitaires. N’est-ce pas le rôle que le christianisme assignait aux juifs autrefois, pour mieux se défendre contre l’ennemi Turc ? J’ai en tous cas cette histoire en tête, en tâtonnant à la recherche d’une citoyenneté musulmane et laïque pour notre époque mouvementée.

Je sais, moi, que ma candidature a contribué à remobiliser les troupes de Sèt’ensemble, et qu’elle a contribué à faire ce que l’Alternative Sétoise est devenue. Je sais que l’Alternative Sétoise renferme beaucoup plus d’anticorps et de diversité génétique qu’on a bien voulu laisser paraître. Mais je sais aussi que cette vitalité est partout aujourd’hui dans la société française, depuis la révolte des Gilets Jaunes.

D’ailleurs cette vitalité n’est-elle pas la raison réelle du confinement que nous traversons, la raison anthropologique objective ? Je ne dis pas que l’épidémie n’existe pas, attention, je dis juste que l’épidémie sert de révélateur à l’impuissance de l’État, révélateur de la vanité des certitudes dans lesquelles il prétend maintenir le corps social, pour mieux le contrôler. Je ne dis pas que le confinement ne se justifiait pas d’un point de vue sanitaire, je dis juste que cette décision ne règle rien. Elle ne règle pas le dilemme de voir un proche partir à l’hôpital, et mourir seul dans une chambre de réanimation, alors qu’un adolescent aurait pu lui tenir la main sans aucun risque. Tôt ou tard l’Etat sera contesté dans ses choix, et ce sera facteur d’instabilité politique.

L’Alternative Sétoise elle-même a vécu un confinement analogue, un confinement décidé par une petite clique un peu étriquée, obsédée par la perspective que le bateau ne lui échappe. Et nous, nous avons eu l’intelligence de la rassurer, la petite clique est devenue un peu plus ouverte. De ce point de vue, nous avons une longueur d’avance.

Le paradoxe, c’est qu’en nourrissant l’espoir d’éduquer cette petite clique, et en voulant croire au système électoral, nous nous sommes aussi laissés enfermer. Et de ce point de vue-là, nous avons un train de retard. Pour ma part, j'avoue avoir craint que cet enfermement ne compromette grandement le score du premier tour. Ce n’est pas arrivé, mais il faut quand même garder en tête ce paradoxe, dans la perspective d’un éventuel second tour des municipales, ou quoi que ce soit d’autre que l’avenir nous réserve.

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