L’ A ctionniste
et le RIC-iste
Petite s ociologie des
gilets jaunes du Bassin de Thau
Vincent Planel, 26
février 2019
« On a besoin de tout le monde : des actionnistes,
mais aussi des tractistes et des coucoutistes.
Je suis désolé de mettre des -istes : c’est un peu nous diviser mais
nous, ça nous représente… »
(M., AG du 24/02/2019)
« Moi
je sais qu’une chose : au début, personne parlait du RIC. Et on
tenait le péage.
Après on a parlé du
RIC et on a perdu le péage. Mais tu penses ce que tu veux… »
( F .,
réunion
du 1 4/02/2019)
Depuis plusieurs
semaines, une classification des gilets jaunes revient régulièrement
dans notre assemblée, qui choque bon nombre de nouveaux venus. Pourtant
dans l’esprit de ceux qui les utilisent, ces catégories sont seulement
une manière de rappeler les origines du mouvement. Ceux qui prétendent
dès aujourd’hui fixer le cap, en termes de revendications
constitutionnelles, seraient bien inspirés de saisir au préalable la
cohérence de cette vision.
Commençons
par préciser le vocabulaire :
• « L’ A ctionniste » =
veut toujours passer à l’action.
Souvent
jeune et intrépide, il n’arrive pas à se consoler d’avoir perdu le
péage, et à travers cette classification, il cherche
à analyser pourquoi.
• « Le
Tractiste » = écrit des tracts et
les distribue.
Souvent
plus âgé, il est doté d’une culture politique marxiste : il
sait que le blocage économique est la seule manière d’être entendu,
et qu’il faut toujours un peu de casse. C’est une figure
bienveillante, et l’utilité de son travail est reconnue.
• « Le
Coucoutiste »
= se place au bord d’un rond-point et
fait coucou aux automobilistes.
Localement,
l’appellation fait référence aux « Gilets Jaunes
pacifistes », un groupe dissident qui s’est rapidement
constitué en association loi 1901 .
Ceux-là se sont dégonflés au bout d’une semaine, alors que le
péage a été tenu deux mois. On se moque gentiment d’eux mais au
fond on ne leur en veut p lu s,
car on ne peut pas vraiment leur reprocher la perte du péage.
• « Le
RIC-iste »
= partisan de l’inscription dans la
Constitution du Référendum d’Initiative Citoyenne en toutes
matières.
Le
RIC-iste est l’ennemi de l’intérieur. Sournois,
il saisit les Assemblées Générales comme une occasion pour
convertir à ses idées. En réalité il cherche surtout
à prendre le pouvoir sur le mouvement,
en instrumentalisant notamment les nouveaux venus.
Chaque
lundi soir depuis le début du mois de janvier, un atelier se réunit à
Frontignan pour débattre (entre autres choses) du Référendum
d’Initiative Citoyenne, et d’éventuelles expérimentations locales en vue
de porter cette revendication. Or en réalité, la création de cet atelier
n’a jamais été acté par l’AG. Les crispations associées au RIC n’ont
jamais été clairement mises sur la table, et cette situation parasite
l’ensemble de nos travaux. C’est pourquoi Max et moi, qui assumons cette
semaine la présidence tournante, souhaitons que cette question soit
inscrite à l’ordre du jour de la prochaine AG (dimanche 3 mars), qu’elle
soit débattue en présence de se s membres, et
que soit clairement exprimé par l’Assemblée dans quel mandat, ou pas, l’atelier
pourrait inscrire ses activités. Dans la perspective de cette
discussion importante, j’ai rédigé ce texte qui revient un peu sur
l’histoire locale du mouvement.
Beaucoup
de gens ont découvert le RIC avec les Gilets Jaunes, à la fin de l’année
2018. Dans l’opinion française dominante, le mouvement s’identifie
dorénavant à cette revendication : être gilet jaune, c’est demander
le RIC. Mais au sein du mouvement lui-même, la
majorité a découvert le RIC alors qu’ils
portaient le gilet jaune. Pour ceux-là, le
RIC s’est présenté sous l’apparence d’un jeune homme propre sur lui,
beau parleur, qui se rendait au péage et tentait de s’immiscer dans
les conversations :
« C es
problèmes dont vous vous plaignez ont t ous
une même origine, dans ce document … »
D’abord
s urpris, les Gilets Jaunes tentent d’écouter ses arguments,
mais ne voient pas bien où il veut en venir, alors ils haussent les
épaules et finissent par le prendre pour un fou.
Pourtant,
le partisan du RIC est un convaincu. Depuis
qu’il a vu les vidéos d’Etienne Chouard, il n’a qu’une idée en
tête : organiser un Atelier Constituant.
Et le revoilà jour après jour, qui vient susurrer la même
rengaine à l’oreille des gilets jaunes, tel un petit diablotin :
« Pourquoi
vous entêter à rester ainsi dans le froid, espèces de
bougres, à tenir votre péage de jour comme de nuit ! Allons
nous mettre au chaud autour d’une table, et ré-écrivons la C onstitution ! »
Inutile
de dire qu’à la longue, il n’est p as très bien reçu…
Le
partisan du RIC se rend alors à la réunion des « pacifistes »,
dans une boite de nuit prêtée aux gilets jaunes un soir de semaine, dans
la zone industrielle de Frontignan. Le voilà qui demande le micro :
« Pauvres
bougres ! Qu’avez-vous à rester sur votre rond-point, à faire
coucou aux automobilistes ! Tant que nous ne nous serons pas mis
autour d’une table pour ré-écrire la Constitution, les doléances de
votre porte-parole ne serviront à rien ! »
Mais pas
plus que les « actionnistes » du péage, les coucoutistes
ne se laissent convertir à la pensée
constituante . A lors le
jeune homme profite d’une réunion avec le Maire, qui a de vieux
comptes à régler avec le président de l’Agglo et ne demande qu’à aider
les gilets jaunes. Une salle associative ayant été accordée au
mouvement, le jeune homme lance une invitation sur Facebook, en fixant
une date après les fêtes pour ré-écrire la Constitution.
* * *
Pendant ce
temps au péage, les « actionnistes » font
face aux CRS, et commencent à se faire sérieusement taper sur
la figure. À plusieurs reprises, la petite cabane de palettes est rasée
au bulldozer, et la nourriture qu’on leur apporte pour soutenir le
mouvement finit dans la benne à ordure. À la réunion
avec le Maire, les gilets jaunes viennent plutôt négocier un terrain
municipal quelques kilomètres en retrait du péage, près de l’aire
d’accueil des gens du voyage : une nouvelle cabane de palettes,
un frigo pour stocker la nourriture - mais à l’origine ce n’est
qu’un point de repli, pour réunir les troupes après les charges de
CRS. Même pendant les fêtes il y a toujours autant de monde, et les
gilets jaunes vivent au péage leur plus beau réveillon.
Peu
à peu, o n commence à meubler la nouvelle cabane, pour y
organiser les Assemblées Générales hebdomadaires. Au fil des semaines,
le point de repli devient un lieu de sociabilité, où l’on refait le
monde en buvant du café. Le péage est perdu, et les gilets jaunes ont de
plus en plus de mal à se mobiliser pour le reprendre. On commence à se
traiter de « coucoutistes », et comme les réconciliations au
péage sont de plus en plus espacées, les conflits s’enlisent.
L’enthousiasme commence à disparaître.
Pendant ce
temps à Frontignan, attirées par le beau jeune homme,
de nouvelles recrues entendent mener une réflexion collective sur la
Constitution. Les jours ensoleillés au marché hebdomadaire, elles
enfilent gaiement leur gilet jaune et prennent un peu de leur temps
pour aller à la rencontre des citoyens, récolter des doléances et
faire signer des pétitions pour le RIC. Mais le reste de la semaine,
près de l’aire des gens du voyage, il fait froid. Les gilets jaunes
sont déprimés d’avoir perdu le péage et les vieux
« tractistes » - qui n’ont pas encore pu rédiger un
tract - proposent de réfléchir à
d’autres formes de lutte dans un lieu abrité. Les Gilets Jaunes
obtiennent une belle salle municipale à Sète, pour y tenir leurs
Assemblées.
Mais voilà
que l’Atelier Constituant se voit offrir, par le Maire de
Frontignan, une salle encore plus belle que le Palace du Président
d’Agglo. Il a été démarché par un gilet jaune du péage, peu intéressé
à vrai dire par la Constitution, mais qui aimerait bien organiser un
grand week-end de fête, avec des débats et des groupes de musique pour
attirer les jeunes. Enchantées, les nouvelles recrues préparent leurs
conférences et leurs thèmes de débats. Quant à l’Assemblée Générale de
Sète, elle n’est pas sollicitée formellement par l’initiateur :
celui-ci se contente d’évoquer chaque semaine l’avancement de son
projet, sans pour autant le soumettre à la discussion. Seulement le
vendredi une semaine avant, un « actionniste » est convié à
une réunion dans le local de l’atelier constituant. Les nouvelles
recrues, éberluées, découvrent alors cet individu farouche, qui énonce
ses conditions avec véhémence :
(1) que
les recettes soient intégralement versées aux avocats des personnes
incarcérées ;
(2) d’avoir
accès à la table des débats, afin de faire
entendre la parole des gilets jaunes .
Deux jours plus
tard lors de l’AG du dimanche, puis à la réunion du jeudi, toute
l’Assemblée Générale est officiellement mobilisée
à l’appui de l’évènement. Les gilets jaunes du péage prennent en
charge la logistique, la cuisine, la vente des tickets, tandis
que les « actionnistes » prennent en charge le service
d’ordre. L e beau jeune homme partisan
du RIC est aux abonnés absent, mais le soleil est tout de même au
rendez-vous.
T out
se passe pour le mieux, dans une ambiance bon enfant,
jusqu’à l’heure du premier forum …
Les membres de l’atelier apprennent alors que leur
salle, initialement prévue pour débattre, est exclusivement dédiée à
une exposition de peintures et ne leur est pas accessible.
L’initiateur de la fête, cherchant à préserver les susceptibilités de
chacun, les encourage à lancer le débat dehors, depuis la tribune.
Mais les « actionnistes » s’emparent alors du micro :
« Ça fait
trois mois qu’on est dehors, on va pas laisser des gens qu’on connaît
pas mener le débat à notre place… »
Sans
se laisser intimider, un archéologue en gilet jaune prend le
micro un court instant : il avait
préparé une conférence sur les racines grecques de la démocratie, et
proteste contre ces manières fort peu
démocratiques, mais consent à repousser sa conférence au lendemain. Et
finalement elle aura bien lieu, in
extremis , entre deux fanfares.
VIDEO
Le reportage de France 3 –
Occitanie, filmé dimanche.
VIDEO
Le débat du samedi.
Au même moment dans
une rue de la Capitale, un philosophe académicien
se faisait traiter de « sale sioniste », en marge de l’acte XV
du mouvement. Lundi matin, les médias ne parlai ent
plus que de ça , ça a
continué toute la semaine, et ça continuera . Le
Maire de Montpellier - qui n’a pas accordé une seule salle
municipale aux Gilets Jaunes depuis le début du mouvement - se
paie d’une grande banderole sur la Place de la Comédie :
« Montpellier
refuse racisme et antisémitisme. »
Pourquoi nos vieux « tractistes » s’arrachent-ils
les cheveux, à force de se voir suspectés de « ric-isme » et de
« coucoutisme », alors qu’ils ne sont
pas nécessairement mieux lotis en termes de conditions
économiques, et accompagnent ce mouvement depuis les premières
semaines ?
Pourquoi n’avons-nous pas été capables à ce jour, malgré la
popularité dont nous jouissons, d’aider suffisamment les quelques
personnes poursuivies pour leur action au péage, en assumant au moins
leurs frais de justice, comme la loi l’autorise ? Si les conflits
d’argent continuent de parasiter nos échanges à chaque réunion, c’est
peut-être tout simplement que l’argent manque, et qu’à cet égard le
minimum n’a pas été fait pour notre mouvement. À quoi bon rêver de
réformes constitutionnelles à l’échelle de la Nation ?
Pourquoi les premières personnes à être sorties au péage,
aujourd'hui, vivent-elles aujourd’hui à nouveau
recroquevillée s sur Facebook, espace
intégralement fliqué, mais qui semble tout de même moins prompt à les
trahir que l es assemblées démocratiques ?
Pourquoi le s admins de notre
groupe « Gilet Jaune Bassin de Thau » ont-elles
déjà perdu le goût de la
rencontre et de la délibération ? P ourquoi
même un jeune homme enthousiaste et très bon
commercial, coupable tout au plus d’avoir pensé
mettre ses talents au service de la Révolution, se voit contraint de
s’éloigner toujours plus loin pour fonder d’improbables ateliers
constituants, et n’existe lui aussi finalement
que sur Facebook ? Pourquoi lors des AGs ne nous
reste-t-il finalement que M., toujours fidèle au poste et qui focalise
sur sa personne tous les mécontentements, à l’interface de deux
majorités silencieuses :
• d ’un
côté, les personnes à l’origine du mouvement, déjà
fatiguée s d’avoir à défendre constamment leur
ancienneté ;
• d e
l’autre, des nouvelles recrues intimidées et qui marchent sur des
œufs, dans un mouvement qui ne fait pourtant que commencer.
Cette situation n’a-t-elle pas, tout de même, quelque chose à
voir avec le RIC ? Ou au moins, avec une
confiance excessive placée en la délibération intellectualiste, quelque
chose comme le réflexe du « Grand Débat » - ou qui n’en est pas
si éloigné (ici à la Carmagnole, lieu associatif et militant de
Montpellier) :
VIDEO
« Avec
votre RIC, vous nous ramenez dans l e
système que l’on combat. »
(A., réunion du
jeudi 21/02/2019)
La
phrase, toute simple, est lâchée par une
personne du mouvement depuis l’origine, s ilencieuse
jusque là dans la réunion , et qui
retombe aussitôt dans le silence . La phrase est dite, mais elle
n’imprime pas, la délibération démocratique semble chroniquement
incapable de s’en saisir.
À tous ces
partisans du RIC, il faudrait rappeler que les Constitutions sont
toujours écrites au terme des révolutions, et pas à leur démarrage.
Elles s ont toujours écrites par une petite
minorité, ayant acquis cette légitimité à l’épreuve de l’H istoire.
Hier, le Conseil National de la Résistance, et avant
eux les révolutionnaires de 1789. On ne ré-écrit pas la constitution
comme un jeu de société que l’on pratique
entre amis, dans l’entre-soi des consciences éclairées. Et toutes les
professions de foi de gauche ne changent rien à l’affaire.
C’est
pourquoi p our ma part, si j’ai participé dès
le 7 janvier à cet atelier de réflexion sur la Constitution, c’est
toujours avec le souhait d’y adjoindre un volet
de « conscience historique ». Ce qui
commence par une conscience de l’histoire de notre propre mouvement,
de notre éveil collectif. Ce qui commence par la capacité de chacun à
respecter chacun, moins en théorie qu’à travers le respect de sa place
dans le mouvement. Et de là peut-être, apprendre à regarder autrement
le vaste monde…
Voilà tout
ce qu’il nous faut réapprendre, et ce pour quoi peut-être il
faudrait mandater l’atelier. Un mandat pour nous
remettre en question, s’interroger sur notre propre
capacité à protéger le mouvement du macronisme ambiant - avec
quels outils constitutionnels et réflexifs , pour
cadrer notre propre pensée …
Dans
tous les débats du week-end, un seul incident est survenu : ce
n’était pas dans les moments de parole libre, mais précisément pendant le
débat sur la Grèce et la démocratie. Frustrée par la discussion, une
personne a pris la parole pour dire que le problème c’était les
juifs - et s’est fait sérieusement rentrer dedans par l’Assemblée…
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