L’Actionniste et le RIC-iste
Petite sociologie des gilets jaunes du Bassin de Thau

Vincent Planel, 26 février 2019


« On a besoin de tout le monde : des actionnistes, mais aussi des tractistes et des coucoutistes.
Je suis désolé de mettre des -istes : c’est un peu nous diviser mais nous, ça nous représente… »

(M., AG du 24/02/2019)

 

« Moi je sais qu’une chose : au début, personne parlait du RIC. Et on tenait le péage.

Après on a parlé du RIC et on a perdu le péage. Mais tu penses ce que tu veux… »

(F., réunion du 14/02/2019)


banderole à l’arrivée au péage
feu de palettes et gilets Jaunes Tag : « Macron baise ta vielle »


Les quatre familles de gilets jaunes

Un atelier clandestin

La petite histoire d’un partisan du RIC

Epilogue

Le RIC-isme est un macronisme

 

Les quatre familles de gilets jaunes

Depuis plusieurs semaines, une classification des gilets jaunes revient régulièrement dans notre assemblée, qui choque bon nombre de nouveaux venus. Pourtant dans l’esprit de ceux qui les utilisent, ces catégories sont seulement une manière de rappeler les origines du mouvement. Ceux qui prétendent dès aujourd’hui fixer le cap, en termes de revendications constitutionnelles, seraient bien inspirés de saisir au préalable la cohérence de cette vision.

Commençons par préciser le vocabulaire :

 

Un atelier clandestin

Chaque lundi soir depuis le début du mois de janvier, un atelier se réunit à Frontignan pour débattre (entre autres choses) du Référendum d’Initiative Citoyenne, et d’éventuelles expérimentations locales en vue de porter cette revendication. Or en réalité, la création de cet atelier n’a jamais été acté par l’AG. Les crispations associées au RIC n’ont jamais été clairement mises sur la table, et cette situation parasite l’ensemble de nos travaux. C’est pourquoi Max et moi, qui assumons cette semaine la présidence tournante, souhaitons que cette question soit inscrite à l’ordre du jour de la prochaine AG (dimanche 3 mars), qu’elle soit débattue en présence de ses membres, et que soit clairement exprimé par l’Assemblée dans quel mandat, ou pas, l’atelier pourrait inscrire ses activités. Dans la perspective de cette discussion importante, j’ai rédigé ce texte qui revient un peu sur l’histoire locale du mouvement.

La petite histoire d’un partisan du RIC

Beaucoup de gens ont découvert le RIC avec les Gilets Jaunes, à la fin de l’année 2018. Dans l’opinion française dominante, le mouvement s’identifie dorénavant à cette revendication : être gilet jaune, c’est demander le RIC. Mais au sein du mouvement lui-même, la majorité a découvert le RIC alors qu’ils portaient le gilet jaune. Pour ceux-là, le RIC s’est présenté sous l’apparence d’un jeune homme propre sur lui, beau parleur, qui se rendait au péage et tentait de s’immiscer dans les conversations :

« Ces problèmes dont vous vous plaignez ont tous une même origine, dans ce document… »

D’abord surpris, les Gilets Jaunes tentent d’écouter ses arguments, mais ne voient pas bien où il veut en venir, alors ils haussent les épaules et finissent par le prendre pour un fou.

Pourtant, le partisan du RIC est un convaincu. Depuis qu’il a vu les vidéos d’Etienne Chouard, il n’a qu’une idée en tête : organiser un Atelier Constituant. Et le revoilà jour après jour, qui vient susurrer la même rengaine à l’oreille des gilets jaunes, tel un petit diablotin :

« Pourquoi vous entêter à rester ainsi dans le froid, espèces de bougres, à tenir votre péage de jour comme de nuit ! Allons nous mettre au chaud autour d’une table, et ré-écrivons la Constitution ! »

Inutile de dire qu’à la longue, il n’est pas très bien reçu…

Le partisan du RIC se rend alors à la réunion des « pacifistes », dans une boite de nuit prêtée aux gilets jaunes un soir de semaine, dans la zone industrielle de Frontignan. Le voilà qui demande le micro :

« Pauvres bougres ! Qu’avez-vous à rester sur votre rond-point, à faire coucou aux automobilistes ! Tant que nous ne nous serons pas mis autour d’une table pour ré-écrire la Constitution, les doléances de votre porte-parole ne serviront à rien ! »

Mais pas plus que les « actionnistes » du péage, les coucoutistes ne se laissent convertir à la pensée constituante. Alors le jeune homme profite d’une réunion avec le Maire, qui a de vieux comptes à régler avec le président de l’Agglo et ne demande qu’à aider les gilets jaunes. Une salle associative ayant été accordée au mouvement, le jeune homme lance une invitation sur Facebook, en fixant une date après les fêtes pour ré-écrire la Constitution.

* * *

Pendant ce temps au péage, les « actionnistes » font face aux CRS, et commencent à se faire sérieusement taper sur la figure. À plusieurs reprises, la petite cabane de palettes est rasée au bulldozer, et la nourriture qu’on leur apporte pour soutenir le mouvement finit dans la benne à ordure. À la réunion avec le Maire, les gilets jaunes viennent plutôt négocier un terrain municipal quelques kilomètres en retrait du péage, près de l’aire d’accueil des gens du voyage : une nouvelle cabane de palettes, un frigo pour stocker la nourriture - mais à l’origine ce n’est qu’un point de repli, pour réunir les troupes après les charges de CRS. Même pendant les fêtes il y a toujours autant de monde, et les gilets jaunes vivent au péage leur plus beau réveillon.

Peu à peu, on commence à meubler la nouvelle cabane, pour y organiser les Assemblées Générales hebdomadaires. Au fil des semaines, le point de repli devient un lieu de sociabilité, où l’on refait le monde en buvant du café. Le péage est perdu, et les gilets jaunes ont de plus en plus de mal à se mobiliser pour le reprendre. On commence à se traiter de « coucoutistes », et comme les réconciliations au péage sont de plus en plus espacées, les conflits s’enlisent. L’enthousiasme commence à disparaître.

 

Pendant ce temps à Frontignan, attirées par le beau jeune homme, de nouvelles recrues entendent mener une réflexion collective sur la Constitution. Les jours ensoleillés au marché hebdomadaire, elles enfilent gaiement leur gilet jaune et prennent un peu de leur temps pour aller à la rencontre des citoyens, récolter des doléances et faire signer des pétitions pour le RIC. Mais le reste de la semaine, près de l’aire des gens du voyage, il fait froid. Les gilets jaunes sont déprimés d’avoir perdu le péage et les vieux « tractistes » - qui n’ont pas encore pu rédiger un tract - proposent de réfléchir à d’autres formes de lutte dans un lieu abrité. Les Gilets Jaunes obtiennent une belle salle municipale à Sète, pour y tenir leurs Assemblées.

 

Mais voilà que l’Atelier Constituant se voit offrir, par le Maire de Frontignan, une salle encore plus belle que le Palace du Président d’Agglo. Il a été démarché par un gilet jaune du péage, peu intéressé à vrai dire par la Constitution, mais qui aimerait bien organiser un grand week-end de fête, avec des débats et des groupes de musique pour attirer les jeunes. Enchantées, les nouvelles recrues préparent leurs conférences et leurs thèmes de débats. Quant à l’Assemblée Générale de Sète, elle n’est pas sollicitée formellement par l’initiateur : celui-ci se contente d’évoquer chaque semaine l’avancement de son projet, sans pour autant le soumettre à la discussion. Seulement le vendredi une semaine avant, un « actionniste » est convié à une réunion dans le local de l’atelier constituant. Les nouvelles recrues, éberluées, découvrent alors cet individu farouche, qui énonce ses conditions avec véhémence :

  1. (1)que les recettes soient intégralement versées aux avocats des personnes incarcérées ; 

  2. (2)d’avoir accès à la table des débats, afin de faire entendre la parole des gilets jaunes. 

Deux jours plus tard lors de l’AG du dimanche, puis à la réunion du jeudi, toute l’Assemblée Générale est officiellement mobilisée à l’appui de l’évènement. Les gilets jaunes du péage prennent en charge la logistique, la cuisine, la vente des tickets, tandis que les « actionnistes » prennent en charge le service d’ordre. Le beau jeune homme partisan du RIC est aux abonnés absent, mais le soleil est tout de même au rendez-vous.

Tout se passe pour le mieux, dans une ambiance bon enfant, jusqu’à l’heure du premier forumLes membres de l’atelier apprennent alors que leur salle, initialement prévue pour débattre, est exclusivement dédiée à une exposition de peintures et ne leur est pas accessible. L’initiateur de la fête, cherchant à préserver les susceptibilités de chacun, les encourage à lancer le débat dehors, depuis la tribune. Mais les « actionnistes » s’emparent alors du micro :

« Ça fait trois mois qu’on est dehors, on va pas laisser des gens qu’on connaît pas mener le débat à notre place… »

Sans se laisser intimider, un archéologue en gilet jaune prend le micro un court instant : il avait préparé une conférence sur les racines grecques de la démocratie, et proteste contre ces manières fort peu démocratiques, mais consent à repousser sa conférence au lendemain. Et finalement elle aura bien lieu, in extremis, entre deux fanfares.



Le reportage de France 3 – Occitanie, filmé dimanche.


Le débat du samedi.

Epilogue

Au même moment dans une rue de la Capitale, un philosophe académicien se faisait traiter de « sale sioniste », en marge de l’acte XV du mouvement. Lundi matin, les médias ne parlaient plus que de ça, ça a continué toute la semaine, et ça continuera. Le Maire de Montpellier - qui n’a pas accordé une seule salle municipale aux Gilets Jaunes depuis le début du mouvement - se paie d’une grande banderole sur la Place de la Comédie :

« Montpellier refuse racisme et antisémitisme. »

C’est une belle comédie en effet. Nous savons tous que le mouvement des gilets jaunes n’a strictement rien à voir, ni avec le racisme, ni avec l’antisémitisme (1). Mais entre nous, il faudrait quand même pouvoir nous expliquer pourquoi notre assemblée est obsédée à ce point par l’ennemi de l’intérieur.

Pourquoi nos vieux « tractistes » s’arrachent-ils les cheveux, à force de se voir suspectés de « ric-isme » et de « coucoutisme », alors qu’ils ne sont pas nécessairement mieux lotis en termes de conditions économiques, et accompagnent ce mouvement depuis les premières semaines ?

Pourquoi n’avons-nous pas été capables à ce jour, malgré la popularité dont nous jouissons, d’aider suffisamment les quelques personnes poursuivies pour leur action au péage, en assumant au moins leurs frais de justice, comme la loi l’autorise ? Si les conflits d’argent continuent de parasiter nos échanges à chaque réunion, c’est peut-être tout simplement que l’argent manque, et qu’à cet égard le minimum n’a pas été fait pour notre mouvement. À quoi bon rêver de réformes constitutionnelles à l’échelle de la Nation ?

Pourquoi les premières personnes à être sorties au péage, aujourd'hui, vivent-elles aujourd’hui à nouveau recroquevillées sur Facebook, espace intégralement fliqué, mais qui semble tout de même moins prompt à les trahir que les assemblées démocratiques ? Pourquoi les admins de notre groupe « Gilet Jaune Bassin de Thau » ont-elles déjà perdu le goût de la rencontre et de la délibération ? Pourquoi même un jeune homme enthousiaste et très bon commercial, coupable tout au plus d’avoir pensé mettre ses talents au service de la Révolution, se voit contraint de s’éloigner toujours plus loin pour fonder d’improbables ateliers constituants, et n’existe lui aussi finalement que sur Facebook ? Pourquoi lors des AGs ne nous reste-t-il finalement que M., toujours fidèle au poste et qui focalise sur sa personne tous les mécontentements, à l’interface de deux majorités silencieuses :

 

Cette situation n’a-t-elle pas, tout de même, quelque chose à voir avec le RIC ? Ou au moins, avec une confiance excessive placée en la délibération intellectualiste, quelque chose comme le réflexe du « Grand Débat » - ou qui n’en est pas si éloigné (ici à la Carmagnole, lieu associatif et militant de Montpellier) :



Le RIC-isme est un macronisme

« Avec votre RIC, vous nous ramenez dans le système que l’on combat. »
(
A., réunion du jeudi 21/02/2019)

La phrase, toute simple, est lâchée par une personne du mouvement depuis l’origine, silencieuse jusque là dans la réunion, et qui retombe aussitôt dans le silence. La phrase est dite, mais elle n’imprime pas, la délibération démocratique semble chroniquement incapable de s’en saisir.

À tous ces partisans du RIC, il faudrait rappeler que les Constitutions sont toujours écrites au terme des révolutions, et pas à leur démarrage. Elles sont toujours écrites par une petite minorité, ayant acquis cette légitimité à l’épreuve de l’Histoire. Hier, le Conseil National de la Résistance, et avant eux les révolutionnaires de 1789. On ne ré-écrit pas la constitution comme un jeu de société que l’on pratique entre amis, dans l’entre-soi des consciences éclairées. Et toutes les professions de foi de gauche ne changent rien à l’affaire.

C’est pourquoi pour ma part, si j’ai participé dès le 7 janvier à cet atelier de réflexion sur la Constitution, c’est toujours avec le souhait d’y adjoindre un volet de « conscience historique ». Ce qui commence par une conscience de l’histoire de notre propre mouvement, de notre éveil collectif. Ce qui commence par la capacité de chacun à respecter chacun, moins en théorie qu’à travers le respect de sa place dans le mouvement. Et de là peut-être, apprendre à regarder autrement le vaste monde…

Voilà tout ce qu’il nous faut réapprendre, et ce pour quoi peut-être il faudrait mandater l’atelier. Un mandat pour nous remettre en question, s’interroger sur notre propre capacité à protéger le mouvement du macronisme ambiant - avec quels outils constitutionnels et réflexifs, pour cadrer notre propre pensée


1Dans tous les débats du week-end, un seul incident est survenu : ce n’était pas dans les moments de parole libre, mais précisément pendant le débat sur la Grèce et la démocratie. Frustrée par la discussion, une personne a pris la parole pour dire que le problème c’était les juifs - et s’est fait sérieusement rentrer dedans par l’Assemblée…