[Alternative Sétoise : page de redirection unique depuis le 3 juin (campagne du second tour)]

Dans la cale de l'Alternative Sétoise, ou le temps long du confinement

Sète, le 19 mars 2020

Dans les textes suivants, je tâtonne sur un contexte bien emmêlé entre les élections municipales et l’épidémie du Covid-19, à replacer dans une temporalité historique plus large. C’est un changement de cap historique qui se profile un peu partout sur la planète, à partir de ce confinement sanitaire, un virage que chacun abordera à partir de sa position et de ses spécialités propres. En ce qui me concerne, ces évènements s’inscrivent dans une séquence historique qui inclut l’enlisement des Printemps Arabes de l’année 2011, suivi de la destruction de villes comme Alep en Syrie ou Taez au Yémen - cette ville à laquelle j’ai consacré mon travail entre 2003 et 2013, avant de tenter de reconstruire ma vie à Sète à partir de 2014.

Pour moi cette séquence démarre même plus tôt, avec l’année 2007. Le 1er janvier j’apprends la mort de Nabil dans un accident de voiture ; le 19 août son frère cadet Ziad - le héros de ma première enquête, qui m’a socialisé à cet endroit quatre ans plus tôt - met le feu à sa maison le jour de mon retour. À cet instant, je sais avec certitude que les sciences sociales ne peuvent être le lieu d’une rencontre. Cela implique nécessairement que le monde va basculer, car les sciences sociales sont tout de même l’armature conceptuelle du système mondial. Mais à l’époque je ne peux pas le dire : je peux seulement émettre une protestation de l’intérieur des sciences sociales, en prenant appui sur ma formation antérieure de physicien.

Dans le Yémen de cette époque, Taiz représentait le « pays des informateurs », et c’est également de l’intérieur de cette société que ma protestation se conçoit. Au mois de septembre 2007 quand se présente le Ramadan, je monte dans le train. Comme je suis un ethnographe (c’est-à-dire un chercheur en sciences sociales qui, dans la construction de son objet, a appris à intégrer son expérience subjective en situation), j’accueille toute ressource qui viendrait à se présenter - telle qu’une conversion à l’islam que personne ne peut m’interdire.

Un an plus tard quand Ziad sort de prison (2008), je prends une casquette d’ethnopsychiatre, à travers l’étude de sa soi-disant « schizophrénie » (dont je sais déjà pertinemment qu’elle est un artefact de l’enquête). Cela m’amène à produire un effort théorique conséquent en épistémologie, à travers l’oeuvre de #Gregory Bateson, qui est aussi une réflexion de grande envergure sur l’ordre du monde.

Ce n’est finalement qu’en 2011 que la petite histoire rencontre la grande, quand Taez fait irruption sur le devant de la scène yéménite, et devient l’une de ces villes emblématiques du Printemps Arabe. Je peux enfin prêcher au grand jour cette hérésie radicale, selon laquelle les sciences sociales ne peuvent être le lieu d’une rencontre.

La réaction du monde académique, bien entendu, consistera à me mettre en quarantaine : « J’attends de lire votre thèse… ». Sauf que personne ne veut relire mes chapitres de manière constructive. Mon espoir passe ainsi d’interlocuteur en interlocuteur, en adaptant chaque fois le plan de la maison. Vers l’année 2013, ma thèse est un mélange inextricable de gravats et de matériaux de construction, où des cloisons moitié détruites jouxtent des murs moitié montés, une cave en cours de creusement dans le sol de la cuisine et, faute d’avoir pu choisir où placer l’escalier, les planchers de chaque chambre s'ouvrant sur le salon. Une expérience extrêmement formatrice intellectuellement, mais vers l’année 2013 je dois abandonner tout espoir de soutenir cette thèse.

Qu’à cela ne tienne, j’irai construire mon arche dans le désert. À Sète plus exactement, dans une ville à taille humaine, où se trouvent mes proches et une certaine communauté musulmane. Au fil de mes expériences humaines ou professionnelles, et de mes pérégrinations intellectuelles, j’apprends peu à peu à comprendre la société française. Toujours avec cette même intuition fondamentale - les sciences sociales ne sont pas le lieu d’une rencontre - et cette conscience me rend différent des autres. Pour la conserver, je dois maintenir des gestes barrières, que mes interlocuteurs ne comprennent pas forcément. Je dois alors accorder ma pudeur à la leur, presqu’à chaque instant, ou bien je choisis de couper court, mais c’est chaque fois une décision difficile à prendre.

Je ne me posais pas ces questions avant l’année 2007 : quand je revenais dans mon pays d’origine, j’étais là pour me laisser « contaminer », bien sûr, autant voire plus qu’au Yémen. Je recherchais à tout prix le contact, la connivence subjective et la promiscuité. Pourtant je n’étais pas vraiment heureux… Alors je dois protéger ce cap, qui organise dorénavant ma vie.

Je réalise peu à peu que l’islam n’est pas le problème. Ma défiance envers les sciences sociales ne m’empêche en rien de comprendre la société française. Bien au contraire puisqu'au sein-même de cette société, les sciences sociales ne marchent pas. Et c’est aux musulmans qu’il revient de porter ce lourd secret (voir mon travail sur l'affaire Merah). Je commence à décortiquer ce paradoxe, non en sociologue donc, mais en épistémologue. Et si les musulmans me soutiennent dans cet effort, c’est par leur silence, par leur pudeur et par leur dignité.

Arrive alors la révolte des Gilets Jaunes, que personne n’avait vu venir. Soudain je me sens un peu moins seul dans mon propre pays (voir la section dédiée). Mais comme cette révolte est matée elle-aussi, je choisi l’été dernier d’embarquer à bord d’un mouvement pour les municipales…

logo alternative sétoise

L’Alternative Sétoise est un navire dont tous les matelos sont pétris de sciences sociales, pétris des certitudes de la gauche et de cette vision des choses. Mais en même temps, des matelots bien plus acrobates que ne le sont les universitaires, capables de grimper aux mâts pour rapiécer les voiles, tête en bas et ficelle entre les dents… L’Alternative Sétoise est un bateau mi-réel et mi-imaginaire. Déjà mis à l’eau il y a peu, il est depuis toujours destiné à s’envoler…

Par une certaine ironie du sort, j’ai choisi il y a un mois de me mettre à l’isolement, délibérément. Le Capitaine Calueba avait constitué son équipe sous les auspices d’un vieux marin, et je n’en faisais pas partie. On me tolérait maintenant à bord, on s’était même habitué à ma présence. Mais moi j’étais quasiment sûr que le bateau allait se scratcher, et pour rien au monde je n’aurais voulu voir ça. Donc j’ai replongé dans la cale, du coton dans les oreilles, et j’ai commencé à reconstruire le monde tel que je le comprends.

https://old.taez.fr/sites/2018-2020/MariageSS.html (page jusque là confidentielle, dans laquelle je dois encore mettre de l'ordre…)

Souvent dans les lignes qui suivent, je ne mâche pas mes mots contre le vieux marin, et contre sa clique de jeune moussaillons… En même temps, j’ai aussi conscience de ma condition : que je le veuille ou non, je reste un illuminé dans la cale de l’Alternative Sétoise… Alors j’ai acheté une méthode de musculation, le Best Seller d’Olivier Lafay (sans doute le seul coach de muscu qui cite Gregory Bateson…).

Se confiner dans son propre corps : le genre de chose qu’on ne commence à faire que quand on a conscience d’être embarqué dans un bateau. L’homme est ainsi fait que sur terre, dressé dans la savane, il se projette spontanément vers l’horizon. Réfléchir avec ce corps est une chance que me donnent les murs de ma maison. Tout bien considéré, il fut et sera toujours le seul trait d’union de tous mes engagements. Car les sciences sociales…




Split (2017). Petit délire cinématographique de l'Indien Shyamalan, réalisateur de blockbusters à Hollywood. Loin de toute crédibilité psychiatrique (la profession a protesté vigoureusement) mais très rigolo à regarder pour moi.
Il y est aussi question de confinement…




Back to welcome page