Ce que les sciences sociales m’ont pris

Premier jet 29 mai 2020. Je doute, surtout sur la fin.

Ce que les sciences sociales m’ont pris, peu de photos l’expriment autant, que celles prises avec Ammar sur les hauteurs de Taez, à l’automne 2010. Dans cette période, Ammar venait me chercher à l’hôtel tous les après-midi, et nous partions marcher, sur les hauteurs ou à travers la ville.

Contempler un paysage aux côtés d’un ami, n’est-ce pas une chance énorme ? C’est plutôt une chance énorme d’avoir un ami tout court, un ami qui ne fasse pas partie du paysage. Oui, le monde avait cessé pour moi d’être un paysage, à travers mon enquête au Yémen, mais peu de Yéménites le comprenaient. Ammar le comprenait parce qu’il avait tout suivi, aux premières loges, toute l’histoire depuis le début.

J’ai trente ans sur cette photo, lui qui tient l’appareil doit en avoir vingt-cinq. Sept ans plus tôt c’était encore un gamin, lorsque j’avais fait la connaissance de son cousin Ziad, à l’été 2003. J’arrivais de nulle part avec mon passeport français, un permis de recherche accordé par une obscure bureaucratie de la Capitale Sanaa, et je m’étais retrouvé dans ce petit quartier-là, invité au mariage d’un voisin via quelques étudiants yéménites francophones. Là j’avais rencontré ce jeune et brillant expert comptable, dont je ne savais à peu près rien, si ce n’est qu’il me paraissait supérieurement intelligent et que nous nous comprenions parfaitement. J’avais pris mes habitudes dans ce quartier, mais en fait personne ne me connaissait…

Du coup lors de ce premier séjour, le quartier avait confié à Ammar une mission : déterminer si j’étais bien « un jeune homme normal »…

Ou peut-être, on s’était mis à présenter les choses comme ça après coup, quand il s’était avéré que j’étais effectivement un jeune homme normal, tandis que moi j’étais persuadé d’être homosexuel. Il y avait quelque chose de très gênant, dans ce quiproquo, et surtout dans le fait que je revienne au même endroit les années suivantes : l’honneur du quartier était engagé… On formulait les choses comme ça pour expliquer ce qui s’était passé, pour me mettre sur la voie, moi et tous ceux qui ne manqueraient pas de se pencher sur cette histoire.


Topographie de mon enquête en une seule photo :
La photo est prise depuis l’hôtel où je résidais habituellement.
Au premier plan les commerçants, mes informateurs privilégiés.
Au second plan, l’avenue où se tient chaque matin le marché du travail journalier.
Au troisième plan, à l’arrière des deux maisons blanches, le quartier de Ziad,
cadre de ma première enquête.
Au quatrième plan, la Préfecture de Taez.
Au fond le Djébel Sabir.

 

Dans la réalité, je ne pense pas que la « mission » ait été confiée explicitement à Ammar. Plutôt, elle lui était revenue naturellement, parce qu’Ammar était un gamin. Parce qu’il grandissait sous l’autorité de Ziad, depuis que sa mère était revenue vivre dans la maison qu’elle partageait avec sa grande sœur. Et en même temps aussi, parce qu’Ammar était beaucoup plus légitime que lui : dans le quartier, Ziad était le fils de l’homme de main, un aventurier qui avait épousé la fille aîné de son patron. Ammar, par contre, était rattaché à ce lignage à la fois par sa mère et par son père - selon la règle de mariage préférentiel, que les anthropologues appellent le « mariage arabe » (voir arbre de parenté) : les deux grandes maisons blanches construites par deux frères sur l’avenue de la Préfecture, au milieu des années 1970, étaient respectivement celles de son grand-père paternel et de son grand-père maternel. Malgré le charisme de Ziad, Ammar était beaucoup plus légitime, il représentait l’intérêt du lignage, l’intérêt des lignages, y compris aux yeux des autres familles du quartier. Et c’est pourquoi les voisins (Ali, Nashwân), qui appartenaient à d’autres maisons, me présentaient les choses comme ça.

L’impasse du dualisme cartésien

À l’époque où j’ai posé les pieds dans ce quartier, en 2003, je ne parlais qu’arabe littéral, et je comprenais à peine se qui se disait autour de moi. J’étais comme un bébé - mais un bébé auquel tout le monde peut s’adresser, auquel tout le monde dit des choses, un bébé scotché à une tablette… Pour autant je savais où j’allais, je m’accrochais à mon intuition dans ce petit quartier, pour être à la hauteur de ces relations.

Je me rendais bien compte que le jeune Ammar me draguait, qu’il essayait maladroitement d’instaurer avec moi une relation intime, de voir si je mordais à l’hameçon. Ou bien, avec la complicité d’autres voisins, il mettait en scène leur intimité, pour voir comment je réagissais. C’était assez rigolo. Dans mon esprit à l’époque, ça ne pouvait venir que de Ziad, car les autres Yéménites m’apparaissaient comme des agneaux innocents. Ziad était mon interlocuteur intellectuel, celui dont je pensais qu’il pouvait lire dans mes pensées, ce qui m’amenait à lui prêter une certaine perversité d’esprit. Je ne prenais absolument pas en compte la pudeur des Yéménites, le fait qu’ils comprenaient beaucoup plus qu’ils n’en laissaient paraître. L’intelligence que je leur prêtais était plutôt de l’ordre de la sensibilité, une perception instinctive. Par l’effet de ce dualisme corps/esprit, inhérent à l’esprit cartésien, j’étais proprement incapable de penser les phénomènes d’intelligence collective. Comment les Yéménites auraient-ils pu me mentir, eux qui étaient si gentils et accueillants ? Comment auraient-ils pu décider collectivement, à travers une personne particulière, de me tester activement dans ma sexualité ? À Ziad seulement, je prêtais une intelligence formelle et consciente, une intelligence analytique. Je considérais les Yéménites comme sincères par défaut, tels les personnages d’un tableau, ou les pierres dans un paysage : les Yéménites ne pouvaient être que les informateurs sincères de leur propre condition. Sauf ceux du quartier, que je considérais manipulés par Ziad…

Bien sûr ce quiproquo épistémologique permanent, auquel les Yéménites contribuaient activement par leur gentillesse, avait fini par poser problème après quelques semaines. Comme je tenais chaque soir mes carnets de terrain, je m’efforçais de tendre vers une compréhension unifiée, à partir de ces prémisses erronées. Bien entendu je n’y arrivais pas, si bien qu’à un certain stade, après six semaines environ, j’avais fini par craquer : j’avais accusé publiquement Ziad, celui-là même qui m’avait socialisé dans son quartier, de ne pas me respecter. C’est ce geste qui m’avait fait perdre tout crédit, et fait perdre tout crédit du même coup à son autorité, provoquant l’éclatement de cette situation d’enquête : un petit « printemps arabe » dans un verre d’eau - dont découle directement la confusion ultérieure, et l’épilogue de ce premier séjour. Mais c’était tout de même une histoire extraordinaire, dont mon mémoire de maîtrise proposait une première version : « Le “Za’im” et les frères du quartier. Une ethnographie du vide » (juin 2004).

Ammar, c’est celui qui n’a rien raté, de toutes les aventures de mon premier séjour. C’est lui qui me rabat vers la pièce de Ziad, dans les tout premiers jours après le mariage (p. 91), et qui voit s’installer notre relation intellectuelle ; c’est lui qui revient me chercher sur le carrefour, lorsque Ziad a décidé de me chasser (p. 98 et suivantes) ; lui aussi qui me fait croire, après que Ziad s’est retiré dans le village de son père, que son grand-frère Nabil a décidé de me violer (voir mon chantier « scène primitive »)… Ammar est un gamin, il est inconscient, mais il a tout de même de la mémoire, et il sait mieux que quiconque qui je suis.

Les années suivantes, c’est Ammar qui revient me chercher sur le carrefour, au stade où tout le quartier me méprise, où l’on raconte que je suis marié avec un noir, tandis que Ziad s’enfonce dans la folie. C’est lui qui revient me chercher, qui revient me draguer, qui me teste. Et moi, profondément ambivalent, qui associais spontanément Ammar aux milieux proches du régime, et qui brodait des théories fumeuses sur la domination patriarcale, la dimension sexuelle de l’ordre social, en me demandant d’où venait tant de perversité ?

Puis vient l’apaisement, à partir de 2007, lorsqu’enfin j’accepte de lâcher le cartésianisme, et de construire mes analyses sur une épistémologie systémique. Alors viennent le respect et l’estime, en lieu et place de la frustration. Viennent les soirées de ramadan, passées ensemble à regarder la télévision, dans le salon de sa mère Faouzia. Un bonheur simple, qui m’attache à jamais à cette ville.

Comment dire ce que m’ont pris les sciences sociales, en me prenant l’amitié de ‘Ammâr ? Qui peut dire tout ce que cette relation, dans sa simplicité-même, représente pour moi d’efforts et de sacrifices… Les retours à Roissy Charles-de-Gaulle. La solitude des bibliothèques et de mes chambres d’étudiant. Le désarroi existentiel. L’effondrement de toutes mes certitudes. Les mois et les années passées devant l’ordinateur, dix heures par jour, en retournant dans tous les sens chacune de mes observations, pour reconstruire autrement la cohérence de ce lieu. Puis à nouveau les heures d’attente à l’aéroport, pour y retourner encore, et tout remettre sur l’ouvrage.

Qui peut dire ce que les sciences sociales ont volé à cette famille, en m’empêchant de lui être fidèle ? En m’empêchant de dire ce qu’elle m’avait donné ? Ou plutôt en me laissant l’écrire, année après année, pour se torcher de mes récits. Au prétexte que je n’étais pas clair, que mon histoire était louche. Et moi à mille lieues de là, qui voyait le bonheur enfin accessible…

 

Oh bien sûr, en novembre 2010, tout n’était pas encore réglé. Si Ammâr venait me chercher à l’hôtel, c’est qu’à l’intérieur du quartier, j’étais à nouveau persona non grata. Yazid, le dernier frère de Ziad, s’était fait élire shérif du quartier l’année précédente, puis il m’avait fait construire depuis la France une pièce à l’étage, qui devait me servir de pied-à-terre. Yazid savait que j’avais eu un prix du CNRS, et il se sentait pousser des ailes. Moi je savais que ce n’était pas si simple, tant que je n’aurais pas soutenu ma thèse, j’allais continuer à rendre fou Ziad. J’avais beaucoup hésité avant de revenir l’occuper, et effectivement ça n’avait créé que des conflits. Yazid avait renvoyé Ziad en prison, et à présent il montait contre moi tous les jeunes de son entourage : c’était bien moi qui avait rendu son frère fou… Yazid venait seulement de le réaliser. Il ne pouvait pas le comprendre auparavant, parce qu’il n’était pas là les premières années : 2003, 2004, 2006, à cette époque il était toujours par monts et par vaux, courant après les petits boulots. Puis son frère aîné Nabil était mort dans un accident, Ziad avait dû être interné en clinique psychiatrique, et il s’était retrouvé seul en charge de ses vieux parents, en plus de sa propre famille. Yazid ne pouvait pas comprendre, a priori, comment son frère avait pu être rendu fou par un Occidental de passage. Ou peut être c’est moi qui ne pouvais encore le comprendre, et qui avais dû repasser par toutes ces étapes… Ammar le comprenait, lui, du coup il était le seul dans le quartier à prendre ma défense. Au point que les jeunes le surnommaient « Ammar le Français », quand ils le voyaient me rejoindre avec ses baskets pour aller marcher…

Au moment de cette photo, je savais qu’il n’y avait pas d’issue : j’allais bientôt revenir en France, mais ce n’était pas l’essentiel. Pour la première fois, tous les ingrédients étaient réunis pour un règlement heureux. Il suffisait que je soutienne ma thèse, que je revienne avec un vrai boulot, et tout le monde se serait réconcilié. Peu importe le temps que ça allait mettre, j’avais déjà patienté pas mal d’années… J’avais la certitude que cette histoire serait finalement reconnue, qu’enfin nous allions pouvoir en être fiers, ensemble. Alors, ma recherche dans la société yéménite prendrait un nouveau départ.

En remontant ce fil d’Ariane de « l’homoérotisme », j’avais progressivement découvert une autre dimension de la société Taezie… Dans le Yémen de cette époque, les anthropologues racontaient que Taez n’était pas une région tribale, et les Taezis se le racontaient eux-mêmes. Il y avait une forme de tabou sur cette question, lié à la fierté moderniste de Taez. Un tabou qu’il m’a été possible de surmonter à travers la réflexivité ethnographique. J’ai ensuite décelé la tribalité non pas dans les structures de parenté mais dans l’humour, la conscience tacite du monde. C’est ce que j’expliquais dans une intervention donnée quelques jours après cette photo, à l’EHESS le 17 novembre 2010 : « Un fil d'Ariane ethnographique. Homosexualité et réflexivité d'enquête au Yémen » (parue en 2013). Je l’ai aussi retrouvée dans la systémique familiale, à travers l’analyse de la psychose de Ziad - comme dans cet autre texte, rédigé l’année suivante : « L'ethnologue et les trois frères de Taez, ou la chute des figures charismatiques urbaines dans le Yémen des années 2000 » (mis en ligne ici en décembre 2017). Sur cette photo, j’étais heureux et fier d’avoir abouti à tout cela.

Pourtant quelques semaines après mon retour, l’Histoire bifurqua soudainement : la Révolution embrasa l’ensemble des Républiques Arabes, et Taez devint le fer de lance du Printemps Yéménites…

Les sciences sociales et les passions jalouses

Le 4 janvier 2011 - soit dix jours avant la chute de Ben Ali qui fera tout basculer - je ressors cette photo et j’en fais une belle carte de vœux pour mes proches : pour leur dire que j’ai l’espoir, que l’année à venir sera belle, pour moi et pour nous tous.

Aujourd’hui je réalise que cette photo, cette carte, ne pouvait en fait que nous attirer le mauvais œil. Avec le recul, je crois que ce n’est pas un hasard si les sciences sociales n’ont jamais voulu entériner la nature de mes rapports avec cette famille, avec ce quartier, et plus largement avec la société yéménite. Je commence à comprendre que le refus d’accueillir mon histoire n’a jamais découlé de l’incompréhension, plutôt de la jalousie.

Je connais mieux la société française à présent, ou peut-être ai-je appris à la regarder en face, ces dix dernières années. Je sais qu’il y avait quelque chose d’indécent pour elle, dans mon enquête et dans mon histoire, dans mon projet de vie dans la société yéménite - non seulement d’y être un anthropologue, mais encore d’y être heureux… C’est cela que Jocelyne Dakhlia cherchait à me dire, lorsqu’elle affirmait que je ne pouvais pas « mettre toute ma vie dans ma thèse » (ce qui n’était absolument pas le cas à l’époque), ou encore que je n’avais pas « trouvé ma posture ». Quelque chose crevait les yeux dans mon « exhibition », pourtant inhérente à la démarche ethnographique, féministe et réflexive, et que pourtant Jocelyne Dakhlia avait cautionné pendant toutes ces années, avec ses travaux sur « l’homoérotisme »

Mais l’irruption des Printemps Arabes allait tout changer. Jocelyne Dakhlia, qui dirigeait mes recherches depuis 2004, décide un an plus tard qu’elle ne dirige plus ma thèse, au début de l’année 2012. J’ai eu le malheur, quelques semaines plus tôt, d’insister pour qu’elle rencontre Florence Weber, pour qu’elles s’écoutent l’une l’autre un minimum. J’ai beau avoir précisé les enjeux pour mon enquête, pour ce pays et pour cette ville qui vient de se soulever, la demande est irrecevable. Donc Jocelyne Dakhlia me plaque. Mon enquête ne s’en relèvera pas. Elle ne s’en relèvera pas parce qu’au sein du milieu des sciences sociales, personne ne souhaite faire médiation.

Voilà ce que m’ont pris les sciences sociales. Mais dites-vous bien : ce que les sciences sociales m’ont pris, elles vous l’ont pris aussi.