Présentation des textes et thème
d’une éventuelle communication orale
04/10/2018
Ces derniers jours, depuis qu’Alexandre m’a fait la
proposition d’organiser cette rencontre, je me suis mis à écrire sur ce
que j’avais à dire spécifiquement à la communauté musulmane en France.
J’ai écrit essentiellement sur deux thèmes :
•d’une
part, je raconte un peu ma trajectoire, et je tente d’expliquer
pourquoi elle ne rentre pas dans le moule du « récit de
conversion », pourquoi elle n’est pas une histoire édifiante
(genre maw’idha),
et le type de frustration que cela provoque en général chez mes
coreligionnaires diplômés.
•d’autre
part, je propose un changement de perspective sur les problèmes de
la communauté musulmane en France, dont le caractère structurel est
souvent vu comme un signe que « le système » a un problème
avec « l’islam et les musulmans »1.
Mais n’est-ce pas plutôt les musulmans diplômés qui ont un problème,
précisément avec leur condition de musulmans diplômés ? Ne
manque-t-il pas à ces derniers une culture intellectuelle
élémentaire en épistémologie, en histoire des idées et en
anthropologie fondamentale, un « kit de survie »
transversal ? En effet, les diplômés ont-ils seulement
conscience d’être assis sur une faille - l’ambivalence à
l’égard du logos -
qui n’est pas propre à l’islam, mais qui traverse toute l’histoire
du monde monothéïste, et en fait la société française
elle-même ? Ne serait-ce pas eux qui
construisent le problème musulman2,
parce qu’ils ne savent pas donner sens autrement à leur expérience
subjective de diplômés ?
Voilà mon hypothèse de travail, depuis
plusieurs années, quant aux problèmes de la communauté en France. Je
précise que cette vision des choses est la transposition directe de ma
réflexion depuis 2003 sur Taez, la capitale des diplômés yéménites, qui
en 2011 ont voulu prendre en main leurs responsabilités et leur destin3.
Mais en ce qui concerne la France, cette prise de conscience n’a pas eu
lieu, et je ne vais pas y aider en restant dans mon coin à lancer des
invectives : cette hypothèse nécessite un dialogue. Et avant toute
chose, il faut discuter des conditions de ce dialogue, il y a une
négociation à mener. Il faut une prise de conscience collective que ce
changement de perspective est nécessaire, mais il faut aussi et surtout
prendre conscience des obstacles structurels qui l’empêchent
ordinairement. Ce dialogue a besoin d’un lieu, qui ne pourra arracher
son autonomie qu’en s’enracinant dans des questions de dogme. Je
voudrais bien être un imam charismatique, mais je suis bien trop
cérébral, bien trop encombré dans ma foi. J’ai besoin de construire un
tandem avec des imams francophones et indépendants.
Un fil directeur
Après avoir écrit ces pages adressées à la communauté, je me
suis demandé s’il n’y aurait pas un fil directeur, une problématique
transversale, que tous mes interlocuteurs musulmans puissent s’approprier.
Car si c’est juste un normalien qui vient « passer un savon »
aux diplômés, en présentant sa leçon de choses sur l’histoire des idées,
ou sa recherche sur le Yémen à laquelle personne ne comprend rien, on ne
va pas aller bien loin…
J’ai donc cherché un fil directeur, et j’ai
découvert que c’était précisément le thème de ma recherche
doctorale dans ses toutes premières années (à partir de 2005), que
j’ai un peu perdu de vue après ma conversion à l’islam (2007) et surtout
après les bouleversements du Printemps Arabe. J’ai dit « Subhân
Allah ! » : le fait de m’adresser à la communauté m’a
permis de retomber sur mes pieds, et de retrouver le coeur de mes
réflexions dans mon face-à-face avec la société yéménite - ce que
je susurrais à ma manip… - avant que d’autres problématiques ne
viennent s’immiscer. Ce thème, c’est la question des rapports entre passions
et objectivisme.
•« L’objectivisme »
est une problématique centrale des sciences sociales : ces
disciplines qui recherchent une forme d’objectivité, mais qui sont
conscientes (en principe) des limites et des distorsions inhérentes
à cette quête. Bourdieu affirme par exemple, dans son Esquisse
d’une théorie de la pratique : « L'objectivisme
enferme toujours la virtualité
d'un essentialisme. »4.
L’objectivisme, c’est le mot que j’ai utilisé en septembre 2007,
lorsqu’il s’est agi d’expliquer à mes proches ma conversion à
l’islam. C’était la problématique avec laquelle je me battais depuis
mes tout premiers pas dans cette enquête (2003), et qui m’avait toujours
intéressé en anthropologie. Mais après ma
conversion à l’islam, j’ai acquis une perception beaucoup plus
large, une appréhension directe et instinctive des situations
sociales, comme une sorte de « troisième œil ». Du coup,
j’ai été tenté de livrer cet arrière-plan qui se dévoilait à moi peu
à peu, pour étayer mon propos, au lieu de m’en tenir aux perceptions
subjectives qui constituaient jusque là mes matériaux. J’ai
ainsi perdu le fil de ma problématique et je suis devenu
incompréhensible (cette
restitution posait en fait d’autres
problèmes d’analyse et de modélisation…).
•Quant
aux « passions »5,
on peut les définir de manière très large
comme tout ce qui échappe à l’objectivisme… Tout
ce qui échappe à la rationalité individuelle, mais aussi à la
définition officielle des institutions : là où résiste le
corps, les corps constitués, les communautés…
Je ne vais pas
reprendre ces pages - cela ne ferait
qu’accroître la confusion - mais je
laisse au lecteur le
soin de découvrir ce fil directeur, en arrière-plan de tout ce que je
raconte. Tour à tour
en effet, je braque les
projecteurs sur plusieurs situations :
1.Le
cas d’un Français intellectuel
athée s’aventurant
dans une société à majorité musulmane, pour qui l’islam
se présentera
d’abord sous la forme
d’une « passion ».
2.Le
cas des Français dits « de la deuxième ou troisième
génération », qui sont des diplômés pour une grande partie
d’entre eux - ils sont rompus à
« l’objectivisme » - mais
qui élaborent néanmoins collectivement ce qu’on pourrait appeler une
« passion communautaire », une
définition subjective de l’islam en contexte minoritaire (dans
laquelle je peine à me situer pour
ma part).
3.Le
cas d’une société à majorité musulmane en
voie de modernisation avancée, comme l’était
la société yéménite des années 2000, avant
le basculement des Printemps Arabes. Pour
cette jeunesse
massivement scolarisée,
le monde est structuré par deux
épistémologies parallèles, deux
principes de légitimité concurrents -
« traditionnelle » et « rationnelle-légale »,
pour rependre la typologie de Max Weber. Mais
ces deux registres coexistent à égalité, et
offrent à la
jeunesse des occasions
innombrables de transcender
ce clivage (la définition du
charisme selon Max Weber).
[J’ai
pris le parti de ne pas évoquer le Yémen dans « mon
avant-propos communautaire ». Voir
plutôt dans l’autre texte, « la scène
primitive de l’ethnographe »]
4.Pour
compléter le tableau, il faut évoquer le cas des diplômés de la
génération précédente, celle des révolutions
modernistes (souvent associées
aux indépendances nationales,
ailleurs qu’au Yémen),
qui se vivaient
comme des figures de proues, ou des
« premiers de cordées », mais qui ont vu l’indépendance
leur échapper, au fil du développement d’une « passion
autoritariste ».
Contrairement à
leurs aînés, les
jeunes yéménites de 2011 savent
que l’objectivisme ne va pas transporter leur
pays d’un monde à un autre, de la « tradition » à la
« modernité »6.
Ils savent que ces deux
registres n’ont pas de réalité objective, ne représentent que des points
de vue complémentaires sur le monde, dont la
séparation n’est qu’une convention : une hypocrisie collective,
adossée à la naïveté des représentations étrangères, mais qui
profite surtout à un
régime corrompu,
qu’ilss’emploieront
à faire tomber…
Il y avait une forme d’audace et de
courage intellectuel dans les Printemps Arabes, qui s’est enlisé dans la
difficulté des transitions politiques, sous tutelle d’une Communauté
Internationale peu disposée à changer ses grilles de lectures. Mais de
toute façon, un basculement global est en cours, face auquel les
musulmans occidentaux doivent avoir un temps d’avance. En
gros, je pense qu’il est de notre
responsabilité de prendre le relais sur
le plan intellectuel, d’esquisser des perspectives et de
faire vivre une interprétation plus « mature »
de la collaboration aux institutions, dans le sillage de ces
révolutions7.
Et cela pourrait passer8
par un changement du statut de la langue
française dans la réflexion théologique et dogmatique : le
fameux « tandem » évoqué plus haut.
La problématique des rapports entre
passion et objectivisme pourrait
nous permettre inchallahde négocier cette
aventure collective, de renouer le fil de ces
différentes configurations qui composent les
expériences musulmanes dans le monde contemporain.Car il s’y rejoue en fait la question centrale de
la théologie médiévale, celle des rapports entre raison et révélation (al-‘aql
wa al-naql).En
fait, on a juste besoin de comprendre comment
l’émergence et l’affirmation de l’Europe a modifié la donne : de le
comprendre dans l’histoire - l’histoire des idées scientifiques,
des grandes mutations institutionnelles et religieuses, que l’on peut
rattacher à des grandes problématiques des théologies
monothéistes… - mais on a besoin aussi de le comprendre dans le
monde contemporain. L’anthropologie marche ainsi sur deux
« jambes », qui sont l’anthropologie historique et celle des
terrains contemporains, deux moments complémentaires de la réflexion. Ce
que j’ai constaté, et que j’aimerais partager avec vous, c’est que le
dogme musulman est un emplacement privilégié pour partir à la découverte
de cette réalité anthropologique dans l’espace et dans le temps.
L’affirmation d’une anthropologie musulmane, explicite et cohérente,
passe par l’inventaire des perspectives anthropologiques existantes9.
Elle passedonc par l’élaboration
d’un outillage critique depuis un lieu
communautaire, qui aura ainsi arraché son autonomie
intellectuelle - selon un modèle
comparable à celui esquissé par Pierre Bourdieu pour l’autonomie des
sciences sociales10.
C'est plus qu'à la mode! C'est inculqué par nos Grandes
Universités, qui pensent qu'il existe une chose que l'on appelle « la
psychologie », qui est différente de « la sociologie », et
une chose qu'on appelle « l'anthropologie » qui est différente
des deux autres, et une chose qu'on appelle « l'esthétique » ou
« critique d'art » qui est différente des deux, ou trois, ou
quatre autres, peu importe… Et que le monde est fait d'éléments séparables
de connaissance, dans lesquels on pourrait vous faire passer un examen si
vous étiez étudiants, à travers une série de question déconnectées, qu'on
appelle « vrai ou faux », des « quiz », des
« bits de quiz », si l'on peut dire… Et le premier point que je
veux vous faire passer, c'est que le monde n'est absolument pas comme ça.
Ou encore - soyons plus polis… - le monde dans lequel je vis
n'est absolument pas comme ça. Et en ce qui vous concerne, à vous de vivre
dans le monde où vous voulez vivre…
Quand on entend ça, on voit bien que les
musulmans devraient être les premiers.
Que les musulmans ne s’emparent pas de ces figures comme
Gregory Bateson, c’est suicidaire…
Si je vous donne des noms comme Nabil
Ennasri, Romain Caillet, Rachid Benzine, et je vous pose la
question : qu’ont-ils en commun ? Vous allez me dire : rien
du tout ! L’un est une figure importante de
l’UOIF, l’autre est le salafiste de service au sein des études sur le
Moyen-Orient, et le troisième est plutôt un vulgarisateur des penseurs
réformistes, donc d’un islam « philosophique ». Donc il y a
peu de chance qu’on les mette dans la même case… Pourtant, ils sont tous
issus du même moule. Ils ont tous en commun d’être passés par l’IEP
d’Aix-en-Provence (*).
Or en tant qu’observateur de la « scène musulmane
française » depuis une dizaine d’années, je ne cesse de m’étonner du
nombre de « bébés Burgat » (je pense
surtout à Nabil Ennasri, qui semble avoir emprunté
les tiques de langage de son parrain…), omniprésents
sur la scène médiatique comme dans les rouages du ministère de
l’intérieur, dans des genres très différents.
Donc que s’est-il joué dans leur passage
par l’IEP, puisqu’ils ont si peu en commun, si ce n’est une forme de
cooptation ? Une cooptation héritière de l’affinité particulière de
François Burgat avec les islamistes, dans le sillage d’un ouvrage
emblématique, L’islamisme en face,
qui paradoxalement faisait entendre leur voix. Mais qu’ont appris là-bas
ces étudiants, si ce n’est l’art de ne pas poser certaines
questions ? L’art de « faire de l’épistémologie » -
parce que ça fait toujours très chic d’utiliser ce terme - mais
sans jamais sortir des clous. Et idem pour la « réflexivité »,
idem pour le « comparatisme », pour
« l’interdisciplinarité », idem pour tous ces outils des
sciences sociales généralistes dont la potentialité critique est
maximale, mais dont les étudiants musulmans sont priés de faire un usage
cosmétique, comme de jolies boucles d’oreilles dont ils parent leurs
analyses - pour ne pas se démarquer de l’immense majorité des
universitaires. Évidemment qu’à l’IEP d’Aix-en-Provence, on n’apprend
pas un humanisme général, ni l’épistémologie, ni la potentialité
critique maximale des sciences sociales généralistes et comparatives.
Dans tous les cas que
j’ai cité, ces musulmans se laissent faire, du
fait d’un ordre qui s’impose à eux, et aussi parce qu’il y a une
ambivalence à l’égard des sciences sociales. Les
musulmans n’y croient pas assez pour se battre, et ils se transforment
en petits bureaucrates des réalités musulmanes, qu’ils contribuent à
enregistrer.
(*) Pour être tout à fait honnête, c’est
un lieu que je connais bien, parce que j’étais inscrit en thèse à
Aix-en-Provence, de 2005 jusqu’en 2012. Pour des raisons institutionnelles
(liées à l’attribution d’une charge d’enseignement comme moniteur),
je me suis retrouvé
inscrit dans un petit laboratoire d’ethnologie (l’IDEMEC,
Institut D’Ethnologie Méditerranéenne et Comparative),
que ma recherche n’intéressait pas. Non pas à
cause de l’islam, mais à cause de leur conception assez fermée de la
discipline : c’étaient des gens qui se définissaient avant tout
comme ethnologues, pas comme chercheurs en sciences sociales, et donc
ils n’étaient pas franchement partisans de la destruction des idoles
disciplinaires… Ils n’attendaient
de moi qu’une
chose : que je remonte à Paris. Certes,
je jouissais d’un rattachement secondaire au laboratoire
« historique » de l’Ecole Normale Supérieure (CMH-ETT),
un laboratoire de sciences sociales généralistes,
mais où l’on
parlait très peu de
l’islam… Mon histoire les dépassait, donc
on ne voulait pas plus de moi… Bref, je me
suis épuisé dans des allers-retours entre ces deux laboratoires, alors
que juste à côté de l’IDEMEC, il y avait toute cette galaxie de l’IEP et
de l’IREMAM, dans la Maison Mediterranéenne des Sciences de l’Homme
d’Aix-en-Provence. J’ai eu des échanges approfondis avec certains
chercheurs (surtout Stéphanie Latte Abdallah, François Burgat lui-même)
et je n’en veux à personne en particulier, mais c’est un fait qu’au
final, ils m’ont laissé me noyer sous leurs yeux… Bien que
l’interdisciplinarité fut à la mode, et mes matériaux yéménites tout à
fait tangibles, ma démarche perturbait trop l’ordre des cooptations
établies, discipline par discipline.
Ces deux écueils incompatibles, la parole communautaire
musulmane réussit quotidiennement le prodige de les réconcilier, et de s’y
vautrer sans complexe. Affirmer systématiquement la
supériorité de l’islam relève d’une sorte de « populisme »
musulman, et ce n’est pas un problème en soi. Mais cette posture
intellectuelle n’est pas compatible, dans la logique des sciences
sociales, avec une lecture complotiste du monde - qui n’est que la
réappropriation musulmane du « misérabilisme ». Dans un monde
dominé par la rhétorique et les concepts des sciences sociales, que les
musulmans consomment sans y contribuer, ces derniers ont tendance à
s’approprier trop facilement les deux pôles argumentatifs. À partir de
ce qu’ils considèrent comme des « données » du réel, les
musulmans fabriquent leur vision du monde, selon des logiques qui leurs
sont propres, qui restent implicites et qui
ne sont jamais confrontées aux prémisses épistémologiques des
institutions qui produisent ce « réel ».
(Dans mon enquête à l’inverse, j’ai cherché à pointer de
manière systématique les discordances avec le réel induites par le point
de vue sociologique. Si les musulmans diplômés sont allergiques à cette
démarche, c’est peut-être qu’elle rend explicite des choses qui restent
ordinairement implicites).
Quel est le rapport entre ces
deux observations ? Entre le constat de Grignon et Passeron, quant
aux tensions discursives qui
caractérisent les sciences sociales, et les
modalités contemporaines de la parole communautaire
musulmane ? Telle est la question que nous
devons poser aujourd’hui à nouveaux frais.
Je pense que cette tension entre populisme et misérabilisme,
inhérente à l’exercice sociologique, puise en réalité dans un fond
théologique judéo-chrétien : elle est par excellence la tension
judéo-chrétienne, et c’est précisément dans le dépassement de cette
tension que résidait la nouveauté de l’islam. Mais aujourd’hui,
paradoxalement, cette capacité propre à l’islam est la cause de son
malheur. Dans une époque où les sciences sociales détiennent un monopole
sur l’énonciation du monde, où leur rhétorique et leurs concepts infusent
la « réalité », les musulmans sont assignés à une position
d’objet presque mécaniquement, sans intention consciente des acteurs
dominants. En effet, comme les musulmans sont étrangers aux tensions
implicites qui structurent le champ de la pensée sociologique, ils ne
peuvent en intégrer les institutions, et contribuer à la production
symbolique du réel.
[lien avec ma vocation : pressentant
ma capacité à dépasser cette tension omniprésente, je pensais
sincèrement opérer une révolution scientifique. Et
j’ai vraiment fait cette expérience d’être éjecté tacitement du milieu
universitaire, faute d’interlocuteur constructif - mais de manière
même inconsciente - alors qu’on me décernait les honneurs pour ma
démarche (Prix Michel Seurat)]
Dans la question des rapports entre islam
et sciences sociales, on ne peut donc
se contenter d’une vision irénique, où les
sciences sociales viendraient « informer » la conduite des
affaires de la communauté. Il faut construire
l’autonomie d’un champ musulman de pensée sociologique, sur le modèle
qu’énonçait Bourdieu pour la sociologie elle-même, notamment dans Science
de la Science et Réflexivité.12
Un champ musulman,
parce que seule la théologie peut fournir les armes de cette autonomie,
et parce qu’une inscription consciente dans les données théologiques
ouvre la voie au dialogue avec les autres traditions européennes.
1Au-delà
des seuls musulmans, cette vision s’inscrit en fait dans une pathologie dualiste
de l’épistémologie (Gregory Bateson),
à laquelle succombent la plupart des entreprises intellectuelles
modernes :la tendance à expliquer
les choses par la rencontre entre deux sphères de réalité
autonomes.
2Je
fais allusion au livre des chercheurs Abdellali Hajjat et Marwan
Mohammed, qui avait pour titre : Islamophobie :
comment les élites françaises fabriquent le ‘problème musulman’.
L’ouvrage est paru en 2013, dans un contre-temps
particulièrement tragique avec l’actualité des Printemps Arabes, et des
évènements qui commençaient déjà à frapper la France.
3Pour
montrer combien mon travail anticipait ce
soulèvement, je
reproduis ici le
dernier paragraphe d’un texte de décembre 2010
sur « Taez
et les ambiguïtés de la modernité yéménite » :
« L'aspect positif des dissensions qui
menacent aujourd'hui l'unité Yéménite, est qu'elles obligent les Taezzis
à penser à nouveaux frais leur place et leur responsabilité dans la
situation actuelle. À Aden depuis quelques années, les Taezzis sont
inquiétés au même titre que les autres Yéménites du Nord. Quant au
contentieux avec la rébellion Houthiste, les Taezzis se rendent bien
compte qu'ils ne peuvent qu'être solidaire du régime de Sanaa. Taez aime
trop se contempler dans le miroir trompeur de l'étranger ou de la pensée
cartésienne ; ces différents conflits la contraignent à redescendre
parmi ses semblables yéménites. Cette nation pourra difficilement
surmonter l'impasse actuelle sans que la région de Taez ne reconstruise
son image fragmentée, identité mise à mal par son rôle à part dans la
constitution de l'État yéménite.»
5J’ajoute
que ma directrice de thèse Jocelyne Dakhlia venait en 2005 de publier L'empire
des passions. L'arbitraire politique en Islam, un ouvrage
d’anthropologie historique contenant une hypothèse forte sur l’origine de
l’autoritarisme arabe en lien avec la problématique de
« l’homoérotisme » dans l’Islam et l’Europe médiévaux -
hypothèse à laquelle j’entendais apporter un contre-point ethnographique.
Ma conversion à l’islam a compliqué cette collaboration, mais je reste toujours
redevable à cette perspective d’anthropologie
historique.
6En
cela, ils diffèrent peut-être des « passions nationalistes » du
XIXème siècle européen, portées par une jeunesse
lettrée qui restait minoritaire, le développement économique ayant été
beaucoup plus lent comparativement.
7À
titre d’exemple, je pourrais proposer ma lecture de la
troisième page du Coran – à partir du verset 8 : « D’aucuns
parmi les hommes disent : "Nous croyons en Dieu et au Jour
dernier", alors qu’ils ne sont pas croyants… » -
comment le fait d’avoir à assumer les ambiguïtés de ma conversion
« sur le terrain » m’a conduit à élaborer une réflexion assez
générale sur la condition de chercheur en sciences sociales musulman.
8C’est
exactement un basculement de ce type qui s’est produit au Yémen en 2011.
9Il
y a là une alternative à la problématique de l’islamophobie et
de la « racialisation », dont la mode nous
est venue des campus anglo-saxons (mais qui
n’explique rien, à mon avis…).