Incertitude et insécurité dans le Yémen des années 2000
Dans la première version de mon texte « scène
primitive » (septembre dernier),
ceci constituait une deuxième partie. Mise en ligne (tel
quel) le 10 novembre 2018.
•Le
principe administratif repose par nature sur une épistémologie
dualiste, une épistémologie du logos,
où le réel se conforme aux mots et les mots se conforment au réel,
dans un rapport de double détermination. Dans l’idéal des
institutions dites « modernes », l’administration se donne
une règle et des fonctionnaires l’exécutent. Ceux-ci doivent pouvoir
justifier à chaque instant la conformité de leurs actions à la
règle, selon un point de vue dit « objectif », parfois
aussi qualifié de « surplombant », ce qui signifie
simplement l’existence d’une tautologie investie d’autorité, une
règle « logique », excluant toute considération extérieure
à ce que cette tautologie considère comme « le réel ».
•Le
principe domestique repose au contraire sur une épistémologie à la
fois holiste et située, conçue à partir du « moi » ou du
« nous », à partir d’un locuteur faisant partie intégrante
du système considéré. De la cellule domestique à la famille élargie et
au patrilignage tribal, un même vocabulaire organise le monde comme un
ensemble de relations, un corps social, structuré par les rapports de
dépendance, d’hospitalité et d’autonomie, d’inclusion et
d’extériorité.
Une remarque d’abord. Toutes les
cultures du mondes réconcilient les langages et les corps, le principe
« administratif » et le principe
domestique, et pas seulement les cultures dites
« modernes ». Toujours et partout, des figures
charismatiques émergent qui, pour reprendre le vocabulaire weberien,
réconcilient une légitimité rationnelle-légale avec l’autorité de la
tradition. La culture est le trésor accumulé de ces
« trouvailles », qui sont le processus culturel-même. Ceci étant
dit, l’Histoire vient compliquer le tableau : elle provoque des
situations de confrontation et de mise en contact accélérée,
qui déstabilisent cet équilibre et peuvent donner l’impression d’une
différence inconciliable entre l’intelligence relationnelle
du Nous et cette pensée logique
imposée de l’extérieure.
L’ouverture de la société Yéménite à la culture européenne
est un exemple flagrant de ce type de situation. En quelques décennies, à
partir de la première guerre mondiale et surtout avec le boom économique
de la seconde, la colonie britannique d’Aden devient dans les années 1950
le second port mondial après Rotterdam. Des dizaines de milliers d’hommes
affluent pour y travailler, issus des montagnes de l’arrière pays qui
forment la région de Taez. Parallèlement les Hauts Plateaux yéménites, sur
le flanc sud de l’Arabie Saoudite, restent des régions tribales reculées,
que même l’empire Ottoman n’a pas pénétré durablement, et qui demeurent
sous le règne archaïque des imams zaydites. C’est dans cette brèche que
s’engouffre l’expansionnisme égyptien, porté par le (charismatique)officier Gamal Abdel-Nasser, qui soutient la
révolution de 1962 au Yémen du Nord et instaure une République Arabe. Mais
l’essor du nationalisme arabe est stoppé par la défaite de 1967 face à
l’État hébreux, qui contraint l’Egypte à mettre un terme à son engagement
militaire au Yémen. La République Yéménite émerge de cette guerre civile
comme une synthèse tribalo-républicaine, une sorte d’atelage entre ces
deux principes d’organisation contradictoires. En effet
dans le modèle nationaliste arabe, l’armée est l’institution
charismatique par excellence, le lieu de réconciliation entre le logos
et les appartenances domestiques. Or pour contrer l’offensive des
tribus royalistes - armées et financées par le voisin Saoudien -
la République a été contrainte d’intégrer les tribus du Nord au corps de
son armée, dont la composante taezie sera pratiquement éliminée au début
des années 1970. Du point de vue des révolutionnaires du Bas Yémen
(influencés par Aden et par l’Egypte), la
Révolution n’a pas été menée à son terme, en dépit de l’abolition formelle
des institutions pré-modernes et des privilèges. Les
grandes entités domestiques tribales n’ont pas été vaincues, bien au
contraire : elles sont devenues le lieu de
l’équilibre politique. Cette situation n’empêchera pas
le développement et la croissance économique, à Taez d’abord puis à
Sanaa (restaurée comme capitale), et dans l’ensemble du pays.
Simplement, la modernisation s’opère de manière à préserver cette
prémisse : l’incompatibilité fondamentale entre les principes
d’organisation institutionnelle (moderne) et domestique (tribale).1
Dans
mon étude sur le carrefour du Hawdh al-Ashraf2,
je me suis interrogé sur les rapports entre l’histoire sociale locale et
les rationalités pratiques mises en œuvre par les acteurs dans les
interactions. Cela m’a conduit à observer la tension entre les principes
d’organisation administrative (moderne) et domestique (tribale), mais
aussi à remettre en cause le postulat de leur incompatibilité. Au fil
des années, les acteurs maîtrisent de plus en plus les deux registres,
ils pratiquent allègrement l’un et l’autre dans les situations
d’interaction qu’ils rencontrent, même si la nouvelle de leur éventuelle
convergence à l’échelle macro-sociale ne leur est pas encore parvenue.
Après la mort de Nabil dans la fin des
années 2000, j’ai tenté de passer outre les
faux-semblants liés à la confrontation de ces deux épistémologies
contradictoires, et de mettre en lumière l’émergence d’une culture
« ambidextre » : une culture à cheval entre les montagnes
(refuge de l’épistémologie domestique segmentaire) et les plaines
côtières (lieu par excellence du déploiement du logos,
de la planification étatique). Avant même l’année 2011, j’appelais de
mes vœux un « réveil des piémonts »3 :
la reconnaissance et l’affirmation de cette culture citadine longtemps
occultée, centrée sur Taez mais pertinente pour l’ensemble du pays, car
indissociable d’une expérience yéménite de la modernité. Cette
affirmation culturelle me semblait indispensable pour relever les défis
qui menaçaient alors l’unité du pays, tels que le sécessionnisme à Aden
et la rébellion des tribus de Saada. Et c’est bien ce qui s’est produit
lors du Printemps Yéménite : les révolutionnaires de 2011 ont
soudain cessé de croire en l’incompatibilité fondamentale des principes
« administratifs » et « domestiques », affirmant
avec optimisme la possibilité de leur mariage. Sur la Place du
Changement, on entendait les jeunes de Saada disserter sur « l’État
de droit » dans la langue fleurie de leur propre dialecte (dawlat
al-gânûn).
Quelques mois plus tôt encore, ce militant de Saada aurait commencé par
adopter la neutralité vestimentaire et dialectale qui caractérise le
style Taezi, avant d’énoncer éventuellement ce type de discours.
De fait, il faut tenter de se représenter le degré d’insécurité
qui caractérisait la société yéménite dans les années 2000, après quatre
décennies de croissance économique sous le régime républicain. Qualifier
cette insécurité n’est pas chose aisée, et cela explique les
représentations erronées qui circulaient et circulent encore quant à la
société yéménite. Il ne s’agit pas d’une insécurité simplement
matérielle, de pauvreté ou même de violence, comme on l’entend souvent
dans les représentations étrangères de la société yéménite. En ce qui
concerne les représentations internes, elles s’énonçaient de manière
récurrente en termes d’affaissement moral, de perte du sens de l’honneur
et d’efféminement, soit finalement un dérèglement de la morale sexuelle.
Pour autant, cette qualification sexuelle de l’insécurité était
éminemment problématique aussi, du moins pour les années 2000. Seulement
vers l’année 2012, dans la phase d’enlisement du Printemps Yéménite, la
société semble avoir connu une véritable « libération des
mœurs », bel et bien corrélée à une hausse progressive de
l’insécurité. Rien de tel n’était observable dans les années 2000, bien
que le fantasme ait été omniprésent dans les représentations
collectives. En fait, l’insécurité était d’un autre ordre : il
s’agissait d’une insécurité cognitive, une incertitude structurelle, que
les Yéménites nommaient
corruption, mais qui allait beaucoup plus loin que la signification
ordinaire de ce terme pour la plupart des peuples.
J’ai relu récemment dans mes carnets ce que me disait en 2003
Fuwwaz, un jeune diplômé en ressources humaines qui
fréquentait la pièce de Ziad (et avec lequel je
suis encore en contact aujourd’hui). Fuwwaz me
disait : quand les gens constatent une infraction,
s’ils vont la dénoncer, ils ne sont pas sûrs
qu’ils ne vont pas eux-mêmes se retrouver derrière les barreaux.
On voit bien qu’il n’est pas question ici de corruption
simple, mais de l’éventualité que la situation toute entière ne se
retourne contre l’intéressé. Il ne s’agit pas de la corruption d’un
fonctionnaire particulier, qui chercherait à s’enrichir aux dépends d’un
usager honnête. En l’occurrence, si le citoyen lambda peut se retrouver
derrière les barreaux, c’est qu’il est pris lui-même dans une réalité
occulte, avec laquelle il n’a jamais cessé de
traiter, tout en se prémunissant parallèlement dans le cadre de la
réalité officielle. Le jeu social yéménite consiste à se livrer
constamment à ce double exercice, en maintenant occulte ce qui doit
rester occulte, et formel ce qui doit rester formel. À ce jeu-là, le
citoyen risque quasiment sa vie sur l’évaluation d’une seule situation.
Car l’inversion de cette polarité entre le formel et l’occulte, même
pour un instant, vous expose potentiellement aux ultimes conséquences.
Même si cela n’apparaît pas au
premier abord, les mésaventures de Ziad dans
l’histoire de mon enquête (telle que je l’ai retracée
plus haut)représentent indéniablement
un cas analogue :un
jeune homme entreprend de collaborer avec un ethnologue européen, et
finit par se retrouver lui-même enfermé comme un enragé.
À l’échelle d’une telle histoire, on voit bien que la
notion de corruption est insuffisante. La notion de
« corruption » conduit à localiser le problème dans certains
acteurs bien particuliers, coupables de rechercher leur propre profit
égoïste dans l’exercice de leurs fonctions, et méritant pour cela d’être
qualifiés de « corrompus ». Si la corruption fonctionnait
uniquement de cette manière, elle freinerait certes l’exécution des
procédures bureaucratiques, mais elle ne provoquerait jamais une
incertitude de cet ordre. En fait la notion de corruption participe de
cette incertitude, par son inadéquation-même, en entretenant
l’illisibilité des processus sociaux. De même, une
décision d’internement psychiatrique, en apparence simple et objective,
est susceptible d’engager simultanément plusieurs rationalités, en
ramifications parallèles dont les points de rencontre expliquent bien
plus sûrement le cours des évènements5.
Cette morale s’appliquait notamment
dans le fait de ne jamais prendre au pied de la lettre les déclarations
incendiaires des observateurs occidentaux et de leurs auxiliaires locaux,
les constats catastrophistes sur la corruption endémique, et
bien sûr l’inéluctable guerre civile… Quand les spécialistes
européens s’adressent à leur public européen, tous les pays du monde sont
au bord de la guerre civile, toujours et partout…
Une fois reconstitué le paysage cognitif qui
se présente aux Yéménites, les obstacles et les dilemmes qu’ils
affrontent quotidiennement, l’éventualité que ces derniers soient
violents et corrompus ne tient tout simplement pas. Au contraire, si
l’on pouvait élaborer une mesure objective du sens moral en situation,
celui des Yéménites serait probablement parmi les plus élevés de la
planète. L’erreur vient de la délicatesse avec laquelle les Yéménites
traitent les perceptions des autres, formulées sur leur propre pays. Le
sens de l’hospitalité et de la dignité implique en effet une propension
invétérée à accueillir positivement les énoncés produits par l’autre,
fut-il mécréant. Les Yéménites prêteront toujours foi a
priori à l’interlocuteur qui se présente à eux
in visu, quitte à
entretenir sur le monde quantité de représentations fantasmagoriques,
conçues pour en expliquer les incohérences, que ne perçoivent pas les
peuples voisins. Pour rendre compte de cette situation, il nous faudrait
reconstruire l’ordre du monde au croisement de la théologie et de
l’histoire des idées - ce qui dépasserait le cadre du présent
texte.
1Sur
le rôle de Taez dans la « modernité » yéménite, et pour une
discussion plus approfondie en termes bibliographiques, je renvoie à un
texte publié en 2012 : « Le réveil des
piémonts : Taez et la révolution yéménite », in Le Yémen,
tournant révolutionnaire, éd. par Laurent Bonnefoy, Franck Mermier, et
Marine Poirier (CEFAS / Karthala, 2012), 125‑41.https://www.academia.edu/1103380/
2L’essentiel
des résultats de cette approche sont consignés dans mon texte rédigé
pour le Prix Michel Seurat du CNRS (automne 2008) : « Le
miel sur le rasoir. Une ethnographie du jeu et du fantasme dans la
sociabilité masculine de l’urbanisation yéménite », Texte de
candidature au Prix Michel Seurat, 2009,
https://www.cnrs.fr/inshs/recherche/michel-seurat2009.htm.
4En
ce sens, la figure de l’homosexuel à proprement parler - la
problématique de la sexualité entre hommes -
n’existait simplement pas dans leur imaginaire. Ce point est largement
relevé dans la littérature sur le statut de l’homosexualité dans les
cultures arabes, mais presque toujours sur un mode culturaliste. La
problématique de l’homoérotisme a cependant été utilisée de manière
beaucoup plus subtile, dans plusieurs ouvrages publiés dans les années
2000, pour bousculer les lignes établies en termes d’aires culturelles
et de périodisation. Voir l’article de synthèse de Jocelyne
Dakhlia, « Homoérotismes et trames historiographiques du monde
islamique », Annales HSS 62, no 5 (2007): 1097‑1122.
Ces ouvrages ont joué un rôle décisif dans ma première appropriation de
cette problématique (autour de l’année 2006), à laquelle j’ai tenté
ensuite de donner une portée épistémologique plus générale (après ma
conversion à l’islam), à travers ma lecture notamment de Gregory
Bateson. De mon point de vue aujourd’hui, cette question relève d’une
conjoncture épistémologique, appréhensible au croisement de la théologie
et de l’histoire des sciences.
5« Deux
descriptions valent mieux qu’une » : cette remarque est d’une
grande généralité dans l’épistémologie du Vivant. Je renvoie encore à
l’ouvrage de Gregory Bateson La
Nature et la Pensée, notamment la section « versions
multiples du monde » (pp. 73 à 96).
6Voir
mon travail du printemps 2010, centré sur cette nouvelle alliance :
« L'expédition
à Hammam Kresh : une ethnographie de la Miséricorde sociale »
(précédé d’une introduction de 2017). Le texte est
intimement lié à cette période, en ce qu’il fait intervenir des mises en
abîme en régression presque infinie. C’est le type de complexité que je
tentais de revendre dans le milieu académique, lorsque les Printemps
Arabes firent irruption.