Incertitude et insécurité
dans le Yémen des années 2000

Dans la première version de mon texte « scène primitive » (septembre dernier),
ceci constituait une deuxième partie. Mise en ligne (tel quel) le 10 novembre 2018.

Logos et segmentarité : de l’insécurité dans le Yémen des années 2000

Nabil et le charisme taezi

Incertitude et insécurité

Le versant occulte d’un internement psychiatrique

Perceptions incendiaires

 

Logos et segmentarité : de l’insécurité dans le Yémen des années 2000

Je vais tenter ici de reconstruire les circonstances de ce long quiproquo, en relation avec les grands équilibres qui caractérisent l’état de la société yéménite dans les années 2000, quatre décennies après l’avènement du régime républicain.

D’abord, il faut revenir aux fondamentaux, là où l’anthropologie la plus élémentaire croise les questions de toujours de la théologie. Raison et révélation. Al-’aql wal-naql. Logos et segmentarité. C’est ce dernier couple conceptuel que nous retiendrons dans ce texte. Il sera toujours temps de reconstruire la pertinence des débats médiévaux, une fois rétablie l’intelligibilité du contemporain.

La société yéménite des années 2000 peut être décrite comme le terrain d’affrontement et de réconciliation perpétuelle entre deux grands principes d’organisation, que j’appellerai ici : principe administratif et principe domestique - mais j’aurais aussi pu dire logos et segmentarité. Ces deux principes se distinguent essentiellement par la configuration de leur épistémologie, dont je propose ici une formulation en termes généraux - mais on reconnaîtra facilement le clivage « analogique » / « digital » autour duquel s’organisait mon premier terrain (voir dans mon texte Qui m'a conduit au Hawdh) :

Une remarque d’abord. Toutes les cultures du mondes réconcilient les langages et les corps, le principe « administratif » et le principe domestique, et pas seulement les cultures dites « modernes ». Toujours et partout, des figures charismatiques émergent qui, pour reprendre le vocabulaire weberien, réconcilient une légitimité rationnelle-légale avec l’autorité de la tradition. La culture est le trésor accumulé de ces « trouvailles », qui sont le processus culturel-même. Ceci étant dit, l’Histoire vient compliquer le tableau : elle provoque des situations de confrontation et de mise en contact accélérée, qui déstabilisent cet équilibre et peuvent donner l’impression d’une différence inconciliable entre l’intelligence relationnelle du Nous et cette pensée logique imposée de l’extérieure.

L’ouverture de la société Yéménite à la culture européenne est un exemple flagrant de ce type de situation. En quelques décennies, à partir de la première guerre mondiale et surtout avec le boom économique de la seconde, la colonie britannique d’Aden devient dans les années 1950 le second port mondial après Rotterdam. Des dizaines de milliers d’hommes affluent pour y travailler, issus des montagnes de l’arrière pays qui forment la région de Taez. Parallèlement les Hauts Plateaux yéménites, sur le flanc sud de l’Arabie Saoudite, restent des régions tribales reculées, que même l’empire Ottoman n’a pas pénétré durablement, et qui demeurent sous le règne archaïque des imams zaydites. C’est dans cette brèche que s’engouffre l’expansionnisme égyptien, porté par le (charismatique) officier Gamal Abdel-Nasser, qui soutient la révolution de 1962 au Yémen du Nord et instaure une République Arabe. Mais l’essor du nationalisme arabe est stoppé par la défaite de 1967 face à l’État hébreux, qui contraint l’Egypte à mettre un terme à son engagement militaire au Yémen. La République Yéménite émerge de cette guerre civile comme une synthèse tribalo-républicaine, une sorte d’atelage entre ces deux principes d’organisation contradictoires. En effet dans le modèle nationaliste arabe, l’armée est l’institution charismatique par excellence, le lieu de réconciliation entre le logos et les appartenances domestiques. Or pour contrer l’offensive des tribus royalistes - armées et financées par le voisin Saoudien - la République a été contrainte d’intégrer les tribus du Nord au corps de son armée, dont la composante taezie sera pratiquement éliminée au début des années 1970. Du point de vue des révolutionnaires du Bas Yémen (influencés par Aden et par l’Egypte), la Révolution n’a pas été menée à son terme, en dépit de l’abolition formelle des institutions pré-modernes et des privilèges. Les grandes entités domestiques tribales n’ont pas été vaincues, bien au contraire : elles sont devenues le lieu de l’équilibre politique. Cette situation n’empêchera pas le développement et la croissance économique, à Taez d’abord puis à Sanaa (restaurée comme capitale), et dans l’ensemble du pays. Simplement, la modernisation s’opère de manière à préserver cette prémisse : l’incompatibilité fondamentale entre les principes d’organisation institutionnelle (moderne) et domestique (tribale).1

Nabil et le charisme taezi

La figure de Nabil est emblématique de cette évolution historique. Nabil est né en 1975 dans une maison de la vieille ville, sous la mosquée al-Ashrafiyya, mais il grandit au Hawdh al-Ashraf et fait partie de la première génération à investir ce nouveau territoire urbain. Le jeune homme se démarque par son charisme et par sa capacité à fédérer les bandes des différents quartiers, avec quelques autres figures devenues mythiques localement (ce qui semble indiquer que par la suite les conditions ne sont plus réunies pour l’émergence de telles figures). Nabil commence à travailler au milieu des années 1990, époque de la reprise en main par le régime de Sanaa de la Municipalité (un temps devenue socialiste, à la faveur de la phase de multipartisme qui suit l’Unification, de 1990 à 1994). Nabil jouit d’un charisme indéniable dans le monde du souk, que lui seul parvient à réguler, mais sa « corruption » est systématiquement décriée par les observateurs.

Dans mon étude sur le carrefour du Hawdh al-Ashraf2, je me suis interrogé sur les rapports entre l’histoire sociale locale et les rationalités pratiques mises en œuvre par les acteurs dans les interactions. Cela m’a conduit à observer la tension entre les principes d’organisation administrative (moderne) et domestique (tribale), mais aussi à remettre en cause le postulat de leur incompatibilité. Au fil des années, les acteurs maîtrisent de plus en plus les deux registres, ils pratiquent allègrement l’un et l’autre dans les situations d’interaction qu’ils rencontrent, même si la nouvelle de leur éventuelle convergence à l’échelle macro-sociale ne leur est pas encore parvenue.
Après la mort de Nabil dans la fin des années 2000, j’ai tenté de passer outre les faux-semblants liés à la confrontation de ces deux épistémologies contradictoires, et de mettre en lumière l’émergence d’une culture « ambidextre » : une culture à cheval entre les montagnes (refuge de l’épistémologie domestique segmentaire) et les plaines côtières (lieu par excellence du déploiement du logos, de la planification étatique). Avant même l’année 2011, j’appelais de mes vœux un « réveil des piémonts »3 : la reconnaissance et l’affirmation de cette culture citadine longtemps occultée, centrée sur Taez mais pertinente pour l’ensemble du pays, car indissociable d’une expérience yéménite de la modernité. Cette affirmation culturelle me semblait indispensable pour relever les défis qui menaçaient alors l’unité du pays, tels que le sécessionnisme à Aden et la rébellion des tribus de Saada. Et c’est bien ce qui s’est produit lors du Printemps Yéménite : les révolutionnaires de 2011 ont soudain cessé de croire en l’incompatibilité fondamentale des principes « administratifs » et « domestiques », affirmant avec optimisme la possibilité de leur mariage. Sur la Place du Changement, on entendait les jeunes de Saada disserter sur « l’État de droit » dans la langue fleurie de leur propre dialecte (dawlat al-gânûn). Quelques mois plus tôt encore, ce militant de Saada aurait commencé par adopter la neutralité vestimentaire et dialectale qui caractérise le style Taezi, avant d’énoncer éventuellement ce type de discours.

Incertitude et insécurité

Dans les années 2000, du point de vue extérieur qui était le mien, tout se passait comme si les Yéménites s’affairaient à un gigantesque complot collectif, visant à empêcher toute lisibilité de leur propre société. Mais bien entendu, les Yéménites ne faisaient pas exprès : chacun s’efforçait simplement de rester à flot, de conserver sa baraka, dans un contexte rendu difficile par la faiblesse de l’État et la précarité économique. Dans mon approche quasi-psychanalytique de la sociabilité masculine, je prêtais naturellement oreille aux expressions vulgaires, en tentant de comprendre le type d’inconscient sexuel collectif qu’elles impliquaient. J’avais remarqué que les Yéménites, bien qu’obsédés par la question de l’abus et du viol homosexuel, entretenaient implicitement une conception dualiste de ce péril, hanté par deux figures antithétiques : l’efféminé d’une part (mukhannath, voire plus vulgairement makhnûth) et d’autre part le sodomite (lûtî). On percevait aussi, en arrière-plan de ces blagues et de ces rumeurs, une conception dualiste du monde : l’Histoire comme lieu d’affrontement perpétuel entre l’efféminement européen et la « sur-virilité » tribale. Ce qui hantait les Yéménites, c’était la possibilité qu’un interlocuteur apparemment efféminé se révèle sodomite, ou inversement, qu’un interlocuteur apparemment sodomite se révèle efféminé - expérience traumatique par excellence - mais ils n’avaient aucun doute sur le fait qu’on ne pouvait être que l’un ou l’autre4. Et même si chacun s’efforçait à titre personnel de n’être ni l’un ni l’autre, cette vision du monde et l’angoisse perpétuelle qui y était associée instauraient un climat étouffant de suspicion.

De fait, il faut tenter de se représenter le degré d’insécurité qui caractérisait la société yéménite dans les années 2000, après quatre décennies de croissance économique sous le régime républicain. Qualifier cette insécurité n’est pas chose aisée, et cela explique les représentations erronées qui circulaient et circulent encore quant à la société yéménite. Il ne s’agit pas d’une insécurité simplement matérielle, de pauvreté ou même de violence, comme on l’entend souvent dans les représentations étrangères de la société yéménite. En ce qui concerne les représentations internes, elles s’énonçaient de manière récurrente en termes d’affaissement moral, de perte du sens de l’honneur et d’efféminement, soit finalement un dérèglement de la morale sexuelle. Pour autant, cette qualification sexuelle de l’insécurité était éminemment problématique aussi, du moins pour les années 2000. Seulement vers l’année 2012, dans la phase d’enlisement du Printemps Yéménite, la société semble avoir connu une véritable « libération des mœurs », bel et bien corrélée à une hausse progressive de l’insécurité. Rien de tel n’était observable dans les années 2000, bien que le fantasme ait été omniprésent dans les représentations collectives. En fait, l’insécurité était d’un autre ordre : il s’agissait d’une insécurité cognitive, une incertitude structurelle, que les Yéménites nommaient corruption, mais qui allait beaucoup plus loin que la signification ordinaire de ce terme pour la plupart des peuples.

J’ai relu récemment dans mes carnets ce que me disait en 2003 Fuwwaz, un jeune diplômé en ressources humaines qui fréquentait la pièce de Ziad (et avec lequel je suis encore en contact aujourd’hui). Fuwwaz me disait : quand les gens constatent une infraction, s’ils vont la dénoncer, ils ne sont pas sûrs qu’ils ne vont pas eux-mêmes se retrouver derrière les barreaux. On voit bien qu’il n’est pas question ici de corruption simple, mais de l’éventualité que la situation toute entière ne se retourne contre l’intéressé. Il ne s’agit pas de la corruption d’un fonctionnaire particulier, qui chercherait à s’enrichir aux dépends d’un usager honnête. En l’occurrence, si le citoyen lambda peut se retrouver derrière les barreaux, c’est qu’il est pris lui-même dans une réalité occulte, avec laquelle il n’a jamais cessé de traiter, tout en se prémunissant parallèlement dans le cadre de la réalité officielle. Le jeu social yéménite consiste à se livrer constamment à ce double exercice, en maintenant occulte ce qui doit rester occulte, et formel ce qui doit rester formel. À ce jeu-là, le citoyen risque quasiment sa vie sur l’évaluation d’une seule situation. Car l’inversion de cette polarité entre le formel et l’occulte, même pour un instant, vous expose potentiellement aux ultimes conséquences.

Même si cela n’apparaît pas au premier abord, les mésaventures de Ziad dans l’histoire de mon enquête (telle que je l’ai retracée plus haut) représentent indéniablement un cas analogue : un jeune homme entreprend de collaborer avec un ethnologue européen, et finit par se retrouver lui-même enfermé comme un enragé.

À l’échelle d’une telle histoire, on voit bien que la notion de corruption est insuffisante. La notion de « corruption » conduit à localiser le problème dans certains acteurs bien particuliers, coupables de rechercher leur propre profit égoïste dans l’exercice de leurs fonctions, et méritant pour cela d’être qualifiés de « corrompus ». Si la corruption fonctionnait uniquement de cette manière, elle freinerait certes l’exécution des procédures bureaucratiques, mais elle ne provoquerait jamais une incertitude de cet ordre. En fait la notion de corruption participe de cette incertitude, par son inadéquation-même, en entretenant l’illisibilité des processus sociaux. De même, une décision d’internement psychiatrique, en apparence simple et objective, est susceptible d’engager simultanément plusieurs rationalités, en ramifications parallèles dont les points de rencontre expliquent bien plus sûrement le cours des évènements5.

Le versant occulte d’un internement psychiatrique

Face au décès soudain de Nabil, étant donné l’âge avancé du père, le refus de Ziad d’assurer la survie économique de la famille posait vraiment problème, et Yazid redoutait plus que tout d’avoir à assumer cette responsabilité. Il espérait donc sincèrement que Ziad soit remis sur pieds par son passage par la clinique psychiatrique. De ce point de vue, on peut voir cet internement comme un accident lié à la bêtise de Yazid : une ignorance qu’excuserait la pauvreté, l’habitude fétichiste d’avaler n’importe quelle pilule pourvu qu’elle vienne de l’Occident. Mais c’est là une vision naïve, ou plutôt partielle, du geste de Yazid.

De la bêtise, il y en avait chez celui qui était disposé à payer la note : un oncle maternel, le plus jeune de tous, qui travaillait comme ingénieur chez Schlumberger. J’avais été présenté à Fahd en 2004 à Sanaa, mais il revenait parfois à Taez rendre visite et je l’ai croisé une ou deux fois dans le quartier - il semblait alors descendre dans une cage odorante parmi les fauves. Mais la décision de Yazid de livrer son frère à la psychiatrie occidentale, elle, était loin d’être innocente. Après tout, c’était une manière de rappeler Ziad aux réalités, puisqu’aux dépends de la survie de sa propre famille, il accordait sa préférence à son alliance avec le Français. Faire goûter à Ziad l’hospitalité de l’Occident, en outre, était une manière de m’interpeller, de me piquer dans ma fierté et de me mettre au défi. Yazid se débarrassait de son frère, mais il s’engageait aussi à prendre son relais auprès de moi, dans l’éventualité où je relèverais ce défi.

En ce sens, même si je n’en ai jamais eu conscience, Yazid aussi fut l’artisan de ma conversion. J’étais encore à mille lieues de concevoir la lucidité de Yazid me concernant, mais je fus bel et bien « piqué » par l’intrusion de la psychiatrie sur mon « objet », que je définissais pour ma part d’une autre façon. D’autant que je cherchais depuis longtemps à mettre en évidence les dommages collatéraux de « l’objectivisme » et de l’Humanisme occidental. Et Yazid avait probablement perçu cette dimension de mon travail : à travers l’internement de Ziad, il me tendait une nouvelle perche, qui joua effectivement un rôle important dans mon allégeance à l’islam.

Ainsi pour Yazid, l’ingérence « objectiviste » de mon enquête (ou « administrative ») est une calamité autant qu’une ressource, qu’il s’agit de gérer intelligemment. Et à travers l’internement de Ziad, Yazid se solidarise de la folie de son frère, paradoxalement : il prend pied à son tour dans mon enquête. De fait, cette année-là commença à s’esquisser entre nous un rapprochement, qui se concrétisa par une nouvelle alliance un an plus tard (automne 2008). Yazid songeait à se lancer localement en politique, en se faisant élire comme ‘âqil du quartier, dans la lignée de ses deux frères. Il me l’annonça au Printemps 2009, juste après mon obtention du Prix Michel Seurat du CNRS, comme pour mieux souligner qu’il y avait un lien. À lui aussi, je finis par causer de graves mésaventures (été 2010), à travers lesquelles nous avons beaucoup appris l’un et l’autre. Dans cette nouvelle idylle avec Yazid, je répétais en quelque sorte l’expérience de mon premier séjour, mais cette fois les yeux ouverts, avec le bagage de sept années d’enquête6. Je quittai définitivement Taez le 10 novembre 2010, choqué par la violence de notre dernière altercation, mais au fond ému et heureux. Au cours de ce septième et dernier voyage, j’avais contraint Yazid à incarner réellement le rôle du Grand Méchant Nabil, et je lui en étais profondément reconnaissant. Yazid refusa cependant jusqu’en 2013 d’avoir la moindre interaction avec moi.

Perceptions incendiaires

On voit ici jusqu’où peut aller cet art de jouer sur les deux tableaux, constitutif des compétences sociales yéménites auxquelles l’ethnologue souhaitait être initié. Mais on voit aussi la difficulté de mettre à jour ces logiques, dans la mesure où cette aventure, presque nécessairement, mine la respectabilité de mes interlocuteurs aux yeux du plus grand nombre. En effet, dans ce contexte d’incertitude vertigineuse, l’Occident lui-même est perçu comme un pôle de stabilité, que les Yéménites défendent farouchement (l’autre pôle de stabilité étant la famille, la sphère de l’intime). L’interaction avec l’Occidental est régie par certaines règles tacites, et c’est une infraction évidente et inacceptable de piéger l’Occidental dans une situation de double contrainte, entre deux niveaux de rationalité (« administrative » et « domestique », objective et intime). D’où la condamnation sans appel de la famille de Ziad par l’immense majorité de mes interlocuteurs yéménites, depuis plus de quinze ans et quels que soient les retournements de l’Histoire : tacitement, ceux-ci ont toujours décelé une forme de « perversité » dans nos rapports, un retournement auquel ils ne voulaient pour rien au monde être associés.

Mais en refusant de s’entendre avec moi, sur un autre plan, les Yéménites sciaient la branche sur laquelle ils étaient assis. Car ce climat de suspicion généralisé qui régnait dans les années 2000, avait réellement pour origine un phénomène d’ordre épistémologique. Il n’était nullement une conséquence mécanique de « facteurs », tels que la pauvreté, la violence ou la corruption, comme le racontent inlassablement les analystes, installant subrepticement l’idée d’une violence et d’une corruption avérée. Les Yéménites avaient beau vivre dans un cauchemar cognitif, liée à un degré inégalé d’incertitude, ils n’en déployaient pas moins une morale de chaque instant : morale parfois paradoxale, illisible le plus souvent, mais c’est bel et bien la capacité morale des acteurs qui tenait ensemble cette société7.

Cette morale s’appliquait notamment dans le fait de ne jamais prendre au pied de la lettre les déclarations incendiaires des observateurs occidentaux et de leurs auxiliaires locaux, les constats catastrophistes sur la corruption endémique, et bien sûr l’inéluctable guerre civile… Quand les spécialistes européens s’adressent à leur public européen, tous les pays du monde sont au bord de la guerre civile, toujours et partout…

Une fois reconstitué le paysage cognitif qui se présente aux Yéménites, les obstacles et les dilemmes qu’ils affrontent quotidiennement, l’éventualité que ces derniers soient violents et corrompus ne tient tout simplement pas. Au contraire, si l’on pouvait élaborer une mesure objective du sens moral en situation, celui des Yéménites serait probablement parmi les plus élevés de la planète. L’erreur vient de la délicatesse avec laquelle les Yéménites traitent les perceptions des autres, formulées sur leur propre pays. Le sens de l’hospitalité et de la dignité implique en effet une propension invétérée à accueillir positivement les énoncés produits par l’autre, fut-il mécréant. Les Yéménites prêteront toujours foi a priori à l’interlocuteur qui se présente à eux in visu, quitte à entretenir sur le monde quantité de représentations fantasmagoriques, conçues pour en expliquer les incohérences, que ne perçoivent pas les peuples voisins. Pour rendre compte de cette situation, il nous faudrait reconstruire l’ordre du monde au croisement de la théologie et de l’histoire des idées - ce qui dépasserait le cadre du présent texte.

 

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1Sur le rôle de Taez dans la « modernité » yéménite, et pour une discussion plus approfondie en termes bibliographiques, je renvoie à un texte publié en 2012 : « Le réveil des piémonts : Taez et la révolution yéménite », in Le Yémen, tournant révolutionnaire, éd. par Laurent Bonnefoy, Franck Mermier, et Marine Poirier (CEFAS / Karthala, 2012), 125‑41.https://www.academia.edu/1103380/

2L’essentiel des résultats de cette approche sont consignés dans mon texte rédigé pour le Prix Michel Seurat du CNRS (automne 2008) : « Le miel sur le rasoir. Une ethnographie du jeu et du fantasme dans la sociabilité  masculine de l’urbanisation yéménite », Texte de candidature au Prix Michel Seurat, 2009, https://www.cnrs.fr/inshs/recherche/michel-seurat2009.htm.

3On pourra consulter la version pré-révolutionnaire du texte précédemment cité : « Taez et les ambiguïtés de la modernité yéménite », https://www.academia.edu/35439997/

4En ce sens, la figure de l’homosexuel à proprement parler - la problématique de la sexualité entre hommes - n’existait simplement pas dans leur imaginaire. Ce point est largement relevé dans la littérature sur le statut de l’homosexualité dans les cultures arabes, mais presque toujours sur un mode culturaliste. La problématique de l’homoérotisme a cependant été utilisée de manière beaucoup plus subtile, dans plusieurs ouvrages publiés dans les années 2000, pour bousculer les lignes établies en termes d’aires culturelles et de périodisation. Voir l’article de synthèse de Jocelyne Dakhlia, « Homoérotismes et trames historiographiques du monde islamique », Annales HSS 62, no 5 (2007): 1097‑1122. Ces ouvrages ont joué un rôle décisif dans ma première appropriation de cette problématique (autour de l’année 2006), à laquelle j’ai tenté ensuite de donner une portée épistémologique plus générale (après ma conversion à l’islam), à travers ma lecture notamment de Gregory Bateson. De mon point de vue aujourd’hui, cette question relève d’une conjoncture épistémologique, appréhensible au croisement de la théologie et de l’histoire des sciences.

5« Deux descriptions valent mieux qu’une » : cette remarque est d’une grande généralité dans l’épistémologie du Vivant. Je renvoie encore à l’ouvrage de Gregory Bateson La Nature et la Pensée, notamment la section « versions multiples du monde » (pp. 73 à 96).

6Voir mon travail du printemps 2010, centré sur cette nouvelle alliance : « L'expédition à Hammam Kresh : une ethnographie de la Miséricorde sociale » (précédé d’une introduction de 2017). Le texte est intimement lié à cette période, en ce qu’il fait intervenir des mises en abîme en régression presque infinie. C’est le type de complexité que je tentais de revendre dans le milieu académique, lorsque les Printemps Arabes firent irruption.

7Sur les implications pour l’interprétation des Printemps Arabes, voir mon billet Mediapart du 5 février 2011, « Une révolution bénie? De la pensée systémique en islam ».

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