L’enquête et le destin

version au 04/11/18

Une fratrie dans l’Histoire

2006, la déstabilisation

Flash back 2004

2007, l’année où tout bascule

…Un petit fichier du 2 septembre 2000

Une fratrie dans l’Histoire

Nabil al-Khodshy est né en 1975 dans une maison de la vieille ville, au pied de la Forteresse Surplombante, non loin de la mosquée d’al-Ashrafiyya construite à la fin du 13ième siècle. Sa mère était la fille aînée d’un marchand originaire de la Hujariyya, qui avait fait fortune dans le commerce du qat avec Aden, et son père était l’homme de confiance de ce marchand1. Mais sa famille déménagea assez vite dans le nouveau quartier du Hawdh al-Ashraf. C’est là que naquirent sa sœur Wafa et ses deux frères, Ziad et Yazid. Nabil fit partie de la première génération élevée dans ce quartier moderne, qui en avait fait son territoire. Il était d’un tempérament courageux, suffisamment charismatique pour se faire respecter par les bandes des différents quartiers. Au milieu des années 1990, le jeune Nabil fut recruté par la Municipalité pour diriger l’inspection des souks du centre-ville, la collecte des taxes et des amandes pour empiètement sur la voie publique. Cette collecte cristallisait le mécontentement à l’égard de l’État central, dans un contexte envenimé par la guerre inter-yéménite de 1994, à la suite de laquelle la municipalité socialiste de la ville avait été démise. On la présentait volontiers comme une forme de racket, d’autant qu’elle était souvent menée par des « mauvais garçons » que Nabil recrutait dans les quartiers anciens comme Al-Gahmaliyya, autrefois le secteur des gardes de l’imam. À Taez, les inspecteurs du souk se donnaient des airs d’hommes de tribu et faisaient leur tournée sur le mode de la razzia. À vrai dire les commerçants ne s’en tiraient pas trop mal, le marché du patronage étant suffisamment concurrentiel en lui-même. Mais cette comédie locale enrageait les observateurs modernistes, journalistes et autres « libres penseurs » - et ils étaient nombreux à Taez - pour qui ce spectacle prenait valeur d’emblème, un symbole de « l’arriération » imposée par le Régime de Sanaa. Quoi qu’il en soit, cette régulation était indispensable, et tout le monde en était conscient. Tout reposait sur la trempe de Nabil, le seul capable de tenir le souk dans ces conditions, et il jouissait pour cela d’une sorte d’aura auprès des commerçants du souk.

Le frère cadet Ziad, né en 1979, suivit l’exemple de Nabil et sut faire la preuve qu’il était tout aussi valeureux. Mais à vrai dire son tempérament était assez différent. Ziad disposait d’une intelligence supérieure, et il inspirait moins confiance. Il semblait plus torturé aussi. Après une jeunesse chaotique, il s’investit dans des études de comptabilité, où il s’avéra particulièrement brillant.

Le benjamin Yazid était d’un tempérament plus discret, plus doux et rêveur : on le surnommait « Yazid nuage » (sabha). Il partit très jeune travailler aux quatre coins du pays, comme serveur, mécanicien ou chauffeur. Parmi les trois frères, Yazid semblait le seul à ne pas avoir cette sorte de charisme si prononcé chez ses deux aînés, mais il se frottait au monde et à la différence. Yazid reprochait à Nabil sa collaboration avec le Régime, et il voulait être indépendant. Pour autant ses affaires ne réussissaient pas vraiment, car il privilégiait toujours l’amitié à ses intérêts propres.

Au début des années 2000, cette fratrie était à l’image de la société yéménite. Nabil et Yazid se disputaient souvent avec fracas, mais ils restaient liés par une solidarité tacite, par delà les divergences idéologiques. Leur père était trop âgé, trop dépassé aussi, pour empêcher la discorde. Mais au fond, chacun était content de la place qui était la sienne. Seul Ziad restait travaillé par une sorte d’inquiétude chronique, du fait qu’il s’identifiait aussi bien aux deux partis. Il avait toujours joui d’une place particulière dans la famille, du fait de son intelligence. On lui avait attribué une pièce autonome, donnant sur la rue - peut-être parce que sa mère préférait ne pas l’avoir dans les pattes… Dans cette pièce, Ziad avait construit son royaume, où il réunissait ses amis de l’université aussi bien que ses jeunes protégés du voisinage. Une famille parmi d’autres, dans un petit quartier de Taez parmi beaucoup d’autres.

Quand le Français était arrivé dans le quartier et s’était tourné vers Ziad, personne n’avait très bien compris. C’était au mariage d’Abderrahman, un voisin qui avait étudié le Français à l’université de Taez, et qui l’enseignait à Aden. Abderrahman avait invité tous ses anciens camarades de l’Université, ainsi que ce Français qui était au Yémen depuis trois semaines, et ne parlait pas très bien l’arabe. Le soir du henné, on l’avait fait danser au milieu du cercle, où tout le monde tapait dans les mains. Les jeunes lui lançaient des défis pour faire les intéressants, et les enfants se pressaient autour en l’observant comme une bête curieuse. Mais lui, il avait repéré Ziad. Ils avaient juste échangé quelques mots, puis Ziad s’était éclipsé, afin de ne pas faire du tort au marié. Mais dès le lendemain, le Français était revenu à l’entrée du quartier, et cette fois les jeunes l’avaient rabattu vers sa pièce. Ils s’étaient mis à discuter, et bien qu’ils parlaient en arabe, personne n’arrivait à suivre leur conversation…

2006, la déstabilisation

En septembre 2005, je soutins à l’EHESS mon mémoire de DEA de sciences sociales, intitulé : « Al-Gawla. Ethnographie et Ségrégation sur le Rond-Point des Hommes de Peine »2. C’était ma seconde étude menée à Taez, élaborée à partir des matériaux de l’été 2004 : des entretiens et des trajectoires biographiques récoltées sur le carrefour, mais aussi beaucoup d’observations interactionnelles. J’avais adopté une approche plus sociologique, dans le sens où je tentais d’apercevoir l’ensemble de la société yéménite à partir de ce lieu3. Je m’interrogeais sur ce que je voyais, et aussi sur ce que je ne voyais pas, notamment du fait des mécanismes de ségrégation et des différences de légitimité. En me tournant vers le carrefour, je me tournais vers la société. C’était un acte éminemment politique, dans lequel j’avais trouvé localement une forme de dignité. Certes, beaucoup de Yéménites ne voyaient en moi qu’un Occidental perdu, mais je parvenais souvent à démentir leurs attentes par l’interaction. Inlassablement, je tentais de percer le secret de ce lieu, qui se dérobait perpétuellement à moi, et nous nous contemplions ainsi en chiens de faïence… Ce bras de fer était déjà en place dès mon second séjour à Taez - et à vrai dire, il ne s’est jamais dénoué, si ce n’est avec la révolution et la guerre…
Il faut dire que depuis la France, il était difficile de rendre compte de la cohérence de cette posture, avec mes oeillères intellectuelles, et aussi du fait de la pudeur de mes matériaux. Au sortir de ce second travail de rédaction, encore une fois, j’avais perdu le fil de cette situation, et je ne réalisais plus à quel point mon geste était cohérent. Ma directrice de recherche Jocelyne Dakhlia n’était pas vraiment convaincue par ma démarche4, et elle venait par ailleurs de publier un livre passionnant, intitulé L’Empire des Passions5, qui proposait une thèse forte quant au verrouillage autoritaire apparent des sociétés arabes. En explorant le thème du favori dans la culture politique arabe classique, elle montrait à l’oeuvre sa portée démocratique, puis sa neutralisation par l’introduction progressive des catégories sexuelles modernes.

J’allais me lancer dans une thèse, donc repartir au Yémen pour un plus long séjour de six mois (février-juillet 2006), après un premier semestre d’enseignement. Là encore, la perspective d’un retour sur le terrain semblait facilitée par une conversion à l’homosexualité, cette fois d’ordre intellectuel. En effet, cette anthropologie historique de « l’homoérotisme » me permettait dorénavant d’entrevoir un état des rapports sociaux antérieurement à l’invention de l’homosexualité. Cette découverte ravivait en moi l’espoir de ressusciter l’expérience de mon premier séjour, et j’étais prêt à réorienter mon projet de thèse, centré jusque là sur des problématiques d’histoire sociale assez austères. Surtout, j’étais décidé à assumer la relation qui me liait à Ziad, à restaurer coûte que coûte l’alliance qui nous avait unis.

* * *

Je reviens donc au Yémen en février 2006, avec des cadeaux pour Ziad et pour son frère Yazid. Pas pour Nabil, et sa mère me le fait remarquer. Nabil ne dit rien, c’est le cadet de ses soucis à vrai dire. Nabil a commencé à avoir des problèmes dans son travail : il n’arrive plus à faire face aux passe-droits exigés par ses supérieurs, et il ne tient pas bien ses propres hommes. En janvier 2006, une rixe se solde par la mort de deux vendeurs ambulants : l’un des meurtriers prends la fuite et Nabil, en tant que responsable hiérarchique, fait de la prison6.

Au sein même de sa famille, Nabil est miné par ses rapports avec Ziad, devenus très conflictuels depuis que ce dernier refuse de travailler. Ziad lui-même a été confronté à la corruption, en tant qu’expert comptable dans de grands groupes yéménites. Il n’a plus la force d’affronter ces situations, tandis que Nabil continue à se battre. Ce dernier décide alors de payer le mariage de Yazid, qui n’est pas capable d’amasser le moindre pécule, avec son piètre sens des affaires. Nabil escompte que Ziad sera piqué dans sa fierté, de voir le benjamin marié avant lui, et qu’il repartira travailler comme expert comptable. Mais à l’inverse, Ziad le vit comme une trahison et se braque encore plus.

C’est dans ce contexte que je débarque à nouveau à Taez. Cette fois, le taxi me dépose avec mes valises directement à l’intérieur du quartier. Je prendrai ensuite une chambre à l’hôtel sur le carrefour, mais après quelques jours j’emménage dans la pièce de Ziad. Malgré la gentillesse des Yéménites et leur hospitalité spontanée, je suis conscient que je n’ai aucune place dans cette société ailleurs qu’aux côtés de Ziad. Nous cohabitons ainsi tout le mois de mars.

J’ai bien perçu à mon arrivée que Ziad n’allait pas bien. Ziad est prostré dans sa pièce, le visage tendu et la voix rauque, à force de conflit avec son entourage, et semble particulièrement isolé. Je n’ai pas une compréhension claire de son problème, et encore moins de ma responsabilité dans celui-ci, mais j’ai le sentiment de pouvoir l’aider. De fait, Ziad commence à se sentir mieux, à retrouver une sorte de sociabilité, du fait que je me trouve à ses côtés. Cette situation s’inscrit bien dans mes réflexions du moment, où j’essaie de saisir la dimension affective de la sociabilité masculine. Je tente de comprendre la relation qui nous lie Ziad et moi, en la comparant à d’autres relations électives que je peux observer autour, dans d’autres milieux, sur le carrefour ou à l’université. De mon point de vue, ces investigations font sens, par rapport aux problématiques socio-historiques que j’ai bâties les années précédentes. Globalement je me sens à ma place aux côtés de Ziad, j’ai encore l’espoir de l’aider à évoluer. Mais peu à peu, Ziad s’assombrit à nouveau : il sait que nos rapports sont faussés, qu’il n’est pas en position de me guider, et qu’il va falloir me chasser. Il ne tente même plus de s’opposer à moi, il est d’une infinie patience, d’une grande gentillesse, comme il n’a jamais été les années précédentes. Le 30 mars au soir, pendant que je travaille sur mon ordinateur, il entreprend de construire des colonnes à l’entrée de sa pièce, avec les blocs du mur d’enceinte : ce sont des idoles (asnam), censées renvoyer en miroir l’hypocrisie de la société environnante. Le lendemain, il prend fièrement la pose avec son œuvre, devant les passants interloqués [asnam.jpg]. Le surlendemain il me chasse, abruptement, de manière totalement arbitraire en apparence.

Flash back 2004

Déjà en 2004 à vrai dire, j’avais commencé à m’inquiéter pour la santé mentale de Ziad. En replongeant dans mes carnets, je trouve des traces qui témoignent de ce que Ziad protestait, qu’il me prêtait une perversité totalement incompréhensible, pour moi à l’époque. Ainsi dans mes notes du 27 août 2004 [carnet D066, en bas de la page] :

Dans mamlaka, j’assiste  à plusieurs engueulades au cours de l’aprèm, à propos de 100 rials, 50, … Cris, gros mots, partent en colère.

Ziad de mauvais poil. Dit que je ne le respecte pas en tant que Mudir al-Mal [ministre des finances]. Puis demande Flous, flous, flous. (…)

Nu’man passe [un jeune handicapé mental, toujours jovial, de la caste des Akhdâm], me dit Bonjour. Nabil entreprend de me faire voir son sexe. Rient.

Discu sur ma recherche avec Ali [voisin, frère d’Abderrahman] (sur initiative de Ziad). Je lui explique principe, efficacité, utilité politique. Discu Ziad : pb profond, s’exprime en bloquant : Flous, flous, flous. (…) « Tu m’arnaques, avant et jusqu’à maintenant. » « Tu veux m’arnaquer. Je demande de l’argent pour réparation. » « Et quoi que tu me donnes ce sera jamais assez par rapport à ce que tu m’as pris. [Son ami] Ossama doit faire médiateur. [mais lui-même] Ne le comprend pas.

Sauf que je suis totalement incapable à l’époque de comprendre l’origine de ce comportement - comme en témoignent mes interprétations inscrites sur la page de gauche :

Blessé. Exprime par « arnaque » - et par mépris social - sentiment de colère, de malaise et de honte → mépris social.

Sentiment de dégradation, malaise :

→ à l’intérieur : expérience d’arnaqué

→ à l’extérieur : expérience de stigmatisé.

Besoin de m’arnaquer

Dans la suite de ce second séjour, j’allais à la rencontre de la diversité sociale sur le carrefour, mais je repassais régulièrement voir Ziad dans sa pièce. De plus en plus souvent je le trouvais seul et prostré, paralysé par une sorte d’hébétude. Avec dépit, je lui faisais la remarque que le « royaume » de ma première enquête (mamlaka) était devenu un « frigidaire » (thallâga) : chaque fois que j’ouvrais la porte, rien n’avait bougé…

* * *

Entre mon départ (octobre 2004) et mon retour pour un troisième séjour (février 2006), un an et demi s’étaient écoulés. Je ne vivais plus en couple, donc j’avais eu tendance à m’enfermer dans mon travail, mais j’avais aussi tenté d’explorer les possibles dans ma vie personnelle et affective, et j’avais déjà le sentiment d’avoir plus ou moins fait le tour. Si je tins à rétablir mon alliance avec Ziad, même dans ces conditions difficiles, c’est que ma vie ne m’offrait pas vraiment d’autres perspectives. Je devais réussir mon enquête au Yémen, et je savais que je ne pouvais la réussir qu’aux côtés de Ziad.

Je crois que Ziad comprenait parfaitement cette situation. Ziad connaissait ma confusion intime quant à mon « orientation sexuelle » : j’avais fini par lui en parler au milieu du mois de mars, lors d’une brève escapade à Mokha sur les bords de la Mer Rouge. Et de toute façon, j’avais constaté à mon retour que des rumeurs infamantes circulaient déjà sur mon compte, propagées par le petit cercle des étudiants yéménites à Paris. J’avais pris soin de démentir énergiquement, en passant un « savon » aux responsables de cette médisance. Ziad contemplait toute cette affaire et se sentait plutôt solidaire de ma position, bien qu’il aurait aimé me convaincre de ce qu’il considérait comme le droit chemin. Notre dialogue avait toujours été profond : Ziad savait l’importance que je portais  à ma recherche en premier lieu, et que jamais il ne pourrait me convaincre d’une chose dont je ne m’étais convaincu rationnellement. Or il voyait bien qu’il n’était aucunement en position de me guider, bien que je travaillais sur sa propre société : le comportement des autres lui échappait, son environnement immédiat, jusque sa propre famille. Plus cette situation se prolongeait, et plus Ziad me laissait croire que j’étais son seul ami. De fait, lorsqu’il me demanda de quitter sa pièce, le 1er avril 2006, je vécus ce volte-face comme une terrible humiliation.

Il fallait que je me protège, que je protège mon enquête, en m’éloignant de cette relation trop passionnelle. J’étais en train de perdre la face aux yeux de tous, à force de transiger avec cette perversité ! Je commençais par raser ma moustache - un geste dont je connaissais parfaitement le sens pour les Yéménites - et cessai de courtiser les notables du quartier. Je trouvai plutôt refuge dans la sociabilité grivoise des commerçants du carrefour, en enquêtant ostensiblement sur le rôle des sous-entendus sexuels et de la vulgarité. Le vidéo clip filmé par Lotfi, qui fit ma célébrité sur le rond-point, date du 3 avril 2006. Je m’y dandine sur une chanson américaine des années 1960, doublée par Lotfi avec des paroles franchement grossières - « Par devant par derrière, etc.. ». Dans ce contexte, vulgarité rimait avec vérité : l’humour passait pour un instrument formidable de dévoilement des rapports sociaux, qui promettait de me faire accéder aux rapports de franchise et de lucidité dont ma recherche avait besoin. Et c’est finalement de cette manière que j’opérais le rapprochement avec les travaux de ma directrice, sur la relation « homoérotique » entre Haroun al-Rachid et son fidèle ministre, Ja’far le Barmécide.

En juin 2006, un mois et demi avant mon retour en France, Ziad finit par convaincre Nabil de payer le prix de la mariée. Nous espérions tous que son mariage le remettrait d’aplomb et lui permettrait de prendre un nouveau départ. Mais mes rapports avec les proches de Ziad n’étaient pas bons, il y avait comme un malaise de par et d’autre. Le cortège nuptial (zaffa) n’eut pas lieu dans le quartier comme je m’y attendais, et personne ne jugea bon de me prévenir. J’avais raté le mariage de Ziad, j’en fus littéralement malade. J’appris bien plus tard (août 2007) que Ziad ce soir-là avait échoué à consommer les noces.

2007, l’année où tout bascule

De retour en France, où j’assumais cette année-là une petite charge d’enseignement universitaire, je pris mon téléphone en janvier 2007 pour présenter à la famille de Ziad mes voeux pour l’Aïd al-Kébir. Sa mère m’appris que Nabil venait de mourir le jour-même, dans un accident de voiture sur la route d’Aden. Je ressentis alors une pointe de culpabilité, dont j’étais incapable de rendre compte. Je commençai aussi à avoir peur de Ziad, qui avait refusé même de me parler au téléphone. Personne ne m’avait informé de son problème d’impuissance - dont il avait pourtant fait dans le quartier une question de notoriété publique - par contre on m’avait informé à l’automne que Ziad s’était tourné vers une forme de radicalisme religieux. Confusément, je craignais qu’il ne finisse par s’en prendre à moi, pour venger son frère en égorgeant un infidèle. À vrai dire, Ziad s’était réfugié dans une forme de mysticisme, un refus radical de toutes les facilités modernes - dont le téléphone, mais aussi le gaz de cuisine ou l’électricité. Nabil de son côté enchaînait les accidents de voiture dont il réchappait chaque fois de justesse, jusqu’à cet ultime accident, le lendemain de l’Aïd.

Le décès de Nabil, dont le salaire nourrissait toute la famille, promettait de les mettre en difficulté. La Municipalité proposait de confier le poste à un proche, mais seul Ziad avait les épaules pour l’assumer. Or Ziad refusait obstinément, fidèle à ses nouvelles convictions religieuses. Sans doute aussi craignait-il de décevoir, déjà trop fragilisé. Dans l’espoir de le guérir, sa famille crut bon de l’interner en clinique psychiatrique, où il fut traité aux électrochocs. À sa sortie, Ziad avait développé une méfiance maladive envers sa mère, qu’il suspectait de cacher dans la nourriture des médicaments et des « produits chimiques ». Il dormait sur le toit, et menaçait de se venger en mettant le feu à la maison, mais au fond il était trop ébranlé pour passer à l’acte.

Je revins finalement à Taez le 19 août 2007, sans rien savoir de tout cela. Le taxi s’arrêta devant les boutiques de mes amis commerçants, je sortis mes valises et passai l’après-midi sur le carrefour. Je n’étais pas pressé d’aller saluer Ziad : sans bien savoir pourquoi, je trouvais préférable de marquer une distance, sachant qu’il n’y avait plus aucune possibilité d’entente. Peu après la tombée de la nuit, une rumeur se propagea qu'un incendie s’était déclaré, et je vis des jeunes accourir de tous les côtés du carrefour, en direction du quartier de Ziad. En sortant sur l’avenue, je vis la fumée qui s'élevait sur le ciel noir, et je compris immédiatement.

Ce soir-là et les jours suivants, sur le carrefour, tout le monde fit comme si de rien n'était. Rares étaient les personnes7 avec lesquelles j'étais suffisamment en confiance pour vouloir en parler, et ceux-là ne voulaient rien entendre : « Ce type est juste fou, laisse tomber… ». Ziad se laissa arrêter par la police et disparut en prison. Il m’a confié bien des années plus tard : « Ce jour a été le plus important de ma vie : le jour où j'ai décidé que ma famille étaient des ennemis… ».

Je finis par aller voir Yazid, et j’appris tout ce qui s’était passé depuis le mariage de Ziad. J’étais absolument incapable à l’époque de comprendre cet enchaînement de catastrophes, et le rôle que mon intrusion dans cette fratrie avait pu éventuellement jouer. Mais de toute façon, ma démarche ne tenait plus. Avec la disparition de Nabil et de Ziad, j’avais perdu les personnes par rapport et contre lesquelles je me définissais localement. Rien de ce que j’avais pu écrire n’avait plus de sens à mes yeux : il fallait tout reprendre. Seule une conversion religieuse pouvait m’en donner la force. Je fis le pas quelques semaines plus tard, au début du mois de ramadan.

…Un petit fichier du 2 septembre 2000

04/11/18. Je colle ici un petit fichier RTF, que je viens de retrouver par hasard sur mon disque dur, daté du 2 septembre 2000 (probablement écrit sur un ordinateur yéménite qui n’était pas vraiment à l’heure…). En réalité il doit dater de 2008, vers le début du mois de septembre. J’ai déjà passé un an en France, éprouvant la difficulté de tomber ainsi du ciel converti à l’islam, et je suis revenu à Taez il y a quelques semaines. Bien sûr, je rêve d’une réconciliation qui guérirait Ziad, et qui nous emmènerait vers d’autres histoires, mais je dois me faire à l’idée que ce ne sera pas si simple. En quelques lignes, ce message exprime bien mon dépit :

Salut Anais! ca me fait plaisir de te lire. Je pense souvent a toi ici. Le demarrage de Ramadan est un peu dur pour moi. Je suis remue par mes eniemes deconfitures avec Ziad, qui etait sorti de prison la semaine derniere et dont un moment j'ai vraiment cru qu'on allait finalement se trouver, s'entendre, se soutenir... Et puis en fait je m'apercois que mes mouvements vers lui le menacent et alimentent sa psychose, il s'imagine que l'occident m'envoie pour faire de lui un ministre. Moi je ne peux rien pour lui, et c'est dur a accepter. J'ai decide que je ne pouvais plus supporter ca, cette ambiance de complot autour de moi, que pourtant j'ai accepte toutes ces annees, dans laquelle j'ai grandi ici... Un cote obscur vers lequel je suis toujours retourne, annee apres annee, pour lequel j'aurais tout vendu... J'essaie d'analyser tout ca, ca marche pas mal, il se passe des choses, un plan commence a sortir... mais vraiment a des moments j'ai des poussees d'angoisses dans mon appartement, je me dis que je m'en sortirai jamais, que je vais mourir etouffe dans des decombres de mes delires. Alors je me pousse au cul, je me force a avoir la foi, je me leve avec l'envie de vomir et je fais mes prieres de la journee, midi, 15h.. je tiens a peine sur mes jambes quand je fais mes prieres. Oh la la non, depuis deux jours ca va pas du tout. En meme temps je lis Bateson, le tome 2 de "vers une ecologie de l'esprit", qui me galvanise, je veux ecrire un truc genial comme lui. Je devrais etre plus modeste, commencer par decrire pedestrement... Enfin, j'ai surtout besoin de me reposer et de rentrer dans le rythme. mais tu vois j'avais besoin de parler, ca m'a fait du bien d'ecrire. (…)

Deux semaines plus tard, les amis du quartier de Ziad m’emmèneront dans une expédition à Hammam Kresh8, qui scellera entre Yazid et moi une nouvelle alliance…
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1Je reprends ici succinctement un tableau de la famille de Ziad déjà présenté en 2012, dans un texte plus fourni en détails biographiques et en contextualisation sociologique : « L'ethnologue et les trois frères de Taez, ou la chute des figures charismatiques urbaines dans le Yémen des années 2000 » (disponible en ligne mais non-publié à ce jour). Voir aussi un texte de 2010 : « Un fil d’Ariane ethnographique. Homosexualité et réflexivité d’enquête au Yémen », Tumultes, no 41 (2013): 71‑84.

2https://www.academia.edu/36840455/(DEA_2005+note_2018)_Al-Gawla._Ethnographie_et_grégation_sur_le_Rond-Point_des_Hommes_de_Peine

3Voir le second texte de ce chantier, « Un carrefour dans l’Histoire ».

4Jocelyne Dakhlia est historienne de formation et anthropologue, mais absolument pas ethnographe. Ce qui m’a convaincu de m’inscrire sous sa direction, paradoxalement peut-être, est précisément son scepticisme à l’égard de l’empirisme phénoménologique de la rhétorique du « terrain ». Dans un entretien paru en 2014 - soit deux ans après avoir lâché la direction de ma thèse - elle expliquait : « À l’époque, les anthropologues (…) faisaient partie de nos lectures, de nos références et de nos outils de chercheurs sur le monde arabe. Plus tard, je me suis davantage définie comme une historienne – une historienne avec des outils peut-être plus variés que d’autres collègues. J’ai pris plus de distance, non pas avec l’anthropologie, mais avec l’ethnologie. L’enquête de terrain – qui est pour moi quelque chose d’essentiel et de très formateur – m’est apparue peu à peu comme une pratique violente. ». Nicolas Delalande et Thomas Grillot, « Pouvoir et passions en terre d’Islam. Entretien avec Jocelyne Dakhlia », La Vie des idées (blog), 28 février 2014, https://www.laviedesidees.fr/Pouvoir-et-passions-en-terre-d.html.

5Jocelyne Dakhlia, L’empire des passions. L’arbitraire politique en Islam (Paris: Aubier, 2005).

6Voir une coupure de presse [alAyam4738-18mars2006.jpg] parue dans le quotidien al-Ayâm n° 4748, le 18 mars 2006. L’avocat qui a défendu Nabil dans cette affaire n’est autre que Khaldoun, l’un des frères d’une famille d’horloger du Hawdh Al-Ashraf. Khaldoun avait été particulièrement impliqué en 2003 dans ma première enquête, mais dans l’autre « camps » : celui des commerçants du carrefour, qui me mettaient constamment en garde contre Nabil, encore quelques heures avant l’incident du 29 septembre - cf la retranscription (en cours) de mes notes de terrain [C042, C049].

7Il s'agissait essentiellement Lotfi et ses frères, les horlogers du carrefour, des blagueurs particulièrement chaleureux, qui m'accueillaient à bras ouverts depuis 2006.

8Voir mon texte : L'expédition à Hammam Kresh : une ethnographie de la Miséricorde sociale

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