L’enquête et le destin
version au 04/11/18
Le frère cadet Ziad, né en 1979, suivit l’exemple de Nabil et sut faire la preuve qu’il était tout aussi valeureux. Mais à vrai dire son tempérament était assez différent. Ziad disposait d’une intelligence supérieure, et il inspirait moins confiance. Il semblait plus torturé aussi. Après une jeunesse chaotique, il s’investit dans des études de comptabilité, où il s’avéra particulièrement brillant.
Le benjamin Yazid était d’un tempérament plus discret, plus doux et rêveur : on le surnommait « Yazid nuage » (sabha). Il partit très jeune travailler aux quatre coins du pays, comme serveur, mécanicien ou chauffeur. Parmi les trois frères, Yazid semblait le seul à ne pas avoir cette sorte de charisme si prononcé chez ses deux aînés, mais il se frottait au monde et à la différence. Yazid reprochait à Nabil sa collaboration avec le Régime, et il voulait être indépendant. Pour autant ses affaires ne réussissaient pas vraiment, car il privilégiait toujours l’amitié à ses intérêts propres.
Au début des années 2000, cette fratrie était à l’image de la société yéménite. Nabil et Yazid se disputaient souvent avec fracas, mais ils restaient liés par une solidarité tacite, par delà les divergences idéologiques. Leur père était trop âgé, trop dépassé aussi, pour empêcher la discorde. Mais au fond, chacun était content de la place qui était la sienne. Seul Ziad restait travaillé par une sorte d’inquiétude chronique, du fait qu’il s’identifiait aussi bien aux deux partis. Il avait toujours joui d’une place particulière dans la famille, du fait de son intelligence. On lui avait attribué une pièce autonome, donnant sur la rue - peut-être parce que sa mère préférait ne pas l’avoir dans les pattes… Dans cette pièce, Ziad avait construit son royaume, où il réunissait ses amis de l’université aussi bien que ses jeunes protégés du voisinage. Une famille parmi d’autres, dans un petit quartier de Taez parmi beaucoup d’autres.
Quand le Français était arrivé dans le quartier et s’était tourné vers Ziad, personne n’avait très bien compris. C’était au mariage d’Abderrahman, un voisin qui avait étudié le Français à l’université de Taez, et qui l’enseignait à Aden. Abderrahman avait invité tous ses anciens camarades de l’Université, ainsi que ce Français qui était au Yémen depuis trois semaines, et ne parlait pas très bien l’arabe. Le soir du henné, on l’avait fait danser au milieu du cercle, où tout le monde tapait dans les mains. Les jeunes lui lançaient des défis pour faire les intéressants, et les enfants se pressaient autour en l’observant comme une bête curieuse. Mais lui, il avait repéré Ziad. Ils avaient juste échangé quelques mots, puis Ziad s’était éclipsé, afin de ne pas faire du tort au marié. Mais dès le lendemain, le Français était revenu à l’entrée du quartier, et cette fois les jeunes l’avaient rabattu vers sa pièce. Ils s’étaient mis à discuter, et bien qu’ils parlaient en arabe, personne n’arrivait à suivre leur conversation…
J’allais me lancer dans une thèse, donc repartir au Yémen pour un plus long séjour de six mois (février-juillet 2006), après un premier semestre d’enseignement. Là encore, la perspective d’un retour sur le terrain semblait facilitée par une conversion à l’homosexualité, cette fois d’ordre intellectuel. En effet, cette anthropologie historique de « l’homoérotisme » me permettait dorénavant d’entrevoir un état des rapports sociaux antérieurement à l’invention de l’homosexualité. Cette découverte ravivait en moi l’espoir de ressusciter l’expérience de mon premier séjour, et j’étais prêt à réorienter mon projet de thèse, centré jusque là sur des problématiques d’histoire sociale assez austères. Surtout, j’étais décidé à assumer la relation qui me liait à Ziad, à restaurer coûte que coûte l’alliance qui nous avait unis.
* * *
Au sein même de sa famille, Nabil est miné par ses rapports avec Ziad, devenus très conflictuels depuis que ce dernier refuse de travailler. Ziad lui-même a été confronté à la corruption, en tant qu’expert comptable dans de grands groupes yéménites. Il n’a plus la force d’affronter ces situations, tandis que Nabil continue à se battre. Ce dernier décide alors de payer le mariage de Yazid, qui n’est pas capable d’amasser le moindre pécule, avec son piètre sens des affaires. Nabil escompte que Ziad sera piqué dans sa fierté, de voir le benjamin marié avant lui, et qu’il repartira travailler comme expert comptable. Mais à l’inverse, Ziad le vit comme une trahison et se braque encore plus.
C’est dans ce contexte que je débarque à nouveau à Taez. Cette fois, le taxi me dépose avec mes valises directement à l’intérieur du quartier. Je prendrai ensuite une chambre à l’hôtel sur le carrefour, mais après quelques jours j’emménage dans la pièce de Ziad. Malgré la gentillesse des Yéménites et leur hospitalité spontanée, je suis conscient que je n’ai aucune place dans cette société ailleurs qu’aux côtés de Ziad. Nous cohabitons ainsi tout le mois de mars.
J’ai bien perçu à mon arrivée que Ziad n’allait pas bien. Ziad est prostré dans sa pièce, le visage tendu et la voix rauque, à force de conflit avec son entourage, et semble particulièrement isolé. Je n’ai pas une compréhension claire de son problème, et encore moins de ma responsabilité dans celui-ci, mais j’ai le sentiment de pouvoir l’aider. De fait, Ziad commence à se sentir mieux, à retrouver une sorte de sociabilité, du fait que je me trouve à ses côtés. Cette situation s’inscrit bien dans mes réflexions du moment, où j’essaie de saisir la dimension affective de la sociabilité masculine. Je tente de comprendre la relation qui nous lie Ziad et moi, en la comparant à d’autres relations électives que je peux observer autour, dans d’autres milieux, sur le carrefour ou à l’université. De mon point de vue, ces investigations font sens, par rapport aux problématiques socio-historiques que j’ai bâties les années précédentes. Globalement je me sens à ma place aux côtés de Ziad, j’ai encore l’espoir de l’aider à évoluer. Mais peu à peu, Ziad s’assombrit à nouveau : il sait que nos rapports sont faussés, qu’il n’est pas en position de me guider, et qu’il va falloir me chasser. Il ne tente même plus de s’opposer à moi, il est d’une infinie patience, d’une grande gentillesse, comme il n’a jamais été les années précédentes. Le 30 mars au soir, pendant que je travaille sur mon ordinateur, il entreprend de construire des colonnes à l’entrée de sa pièce, avec les blocs du mur d’enceinte : ce sont des idoles (asnam), censées renvoyer en miroir l’hypocrisie de la société environnante. Le lendemain, il prend fièrement la pose avec son œuvre, devant les passants interloqués [asnam.jpg]. Le surlendemain il me chasse, abruptement, de manière totalement arbitraire en apparence.
Déjà en 2004 à vrai dire, j’avais commencé à m’inquiéter pour la santé mentale de Ziad. En replongeant dans mes carnets, je trouve des traces qui témoignent de ce que Ziad protestait, qu’il me prêtait une perversité totalement incompréhensible, pour moi à l’époque. Ainsi dans mes notes du 27 août 2004 [carnet D066, en bas de la page] :
Ziad de mauvais poil. Dit que je ne le respecte pas en tant que Mudir al-Mal [ministre des finances]. Puis demande Flous, flous, flous. (…)
Discu sur ma recherche avec Ali [voisin, frère d’Abderrahman] (sur initiative de Ziad). Je lui explique principe, efficacité, utilité politique. Discu Ziad : pb profond, s’exprime en bloquant : Flous, flous, flous. (…) « Tu m’arnaques, avant et jusqu’à maintenant. » « Tu veux m’arnaquer. Je demande de l’argent pour réparation. » « Et quoi que tu me donnes ce sera jamais assez par rapport à ce que tu m’as pris. [Son ami] Ossama doit faire médiateur. [mais lui-même] Ne le comprend pas.
Sentiment de dégradation, malaise :
→ à l’intérieur : expérience d’arnaqué
→ à l’extérieur : expérience de stigmatisé.
Il fallait que je me protège, que je protège mon enquête, en m’éloignant de cette relation trop passionnelle. J’étais en train de perdre la face aux yeux de tous, à force de transiger avec cette perversité ! Je commençais par raser ma moustache - un geste dont je connaissais parfaitement le sens pour les Yéménites - et cessai de courtiser les notables du quartier. Je trouvai plutôt refuge dans la sociabilité grivoise des commerçants du carrefour, en enquêtant ostensiblement sur le rôle des sous-entendus sexuels et de la vulgarité. Le vidéo clip filmé par Lotfi, qui fit ma célébrité sur le rond-point, date du 3 avril 2006. Je m’y dandine sur une chanson américaine des années 1960, doublée par Lotfi avec des paroles franchement grossières - « Par devant par derrière, etc.. ». Dans ce contexte, vulgarité rimait avec vérité : l’humour passait pour un instrument formidable de dévoilement des rapports sociaux, qui promettait de me faire accéder aux rapports de franchise et de lucidité dont ma recherche avait besoin. Et c’est finalement de cette manière que j’opérais le rapprochement avec les travaux de ma directrice, sur la relation « homoérotique » entre Haroun al-Rachid et son fidèle ministre, Ja’far le Barmécide.
En juin 2006, un mois et demi avant mon retour en France, Ziad finit par convaincre Nabil de payer le prix de la mariée. Nous espérions tous que son mariage le remettrait d’aplomb et lui permettrait de prendre un nouveau départ. Mais mes rapports avec les proches de Ziad n’étaient pas bons, il y avait comme un malaise de par et d’autre. Le cortège nuptial (zaffa) n’eut pas lieu dans le quartier comme je m’y attendais, et personne ne jugea bon de me prévenir. J’avais raté le mariage de Ziad, j’en fus littéralement malade. J’appris bien plus tard (août 2007) que Ziad ce soir-là avait échoué à consommer les noces.
Je finis par aller voir Yazid, et j’appris tout ce qui s’était passé depuis le mariage de Ziad. J’étais absolument incapable à l’époque de comprendre cet enchaînement de catastrophes, et le rôle que mon intrusion dans cette fratrie avait pu éventuellement jouer. Mais de toute façon, ma démarche ne tenait plus. Avec la disparition de Nabil et de Ziad, j’avais perdu les personnes par rapport et contre lesquelles je me définissais localement. Rien de ce que j’avais pu écrire n’avait plus de sens à mes yeux : il fallait tout reprendre. Seule une conversion religieuse pouvait m’en donner la force. Je fis le pas quelques semaines plus tard, au début du mois de ramadan.
1Je reprends ici succinctement un tableau de la famille de Ziad déjà présenté en 2012, dans un texte plus fourni en détails biographiques et en contextualisation sociologique : « L'ethnologue et les trois frères de Taez, ou la chute des figures charismatiques urbaines dans le Yémen des années 2000 » (disponible en ligne mais non-publié à ce jour). Voir aussi un texte de 2010 : « Un fil d’Ariane ethnographique. Homosexualité et réflexivité d’enquête au Yémen », Tumultes, no 41 (2013): 71‑84.
2https://www.academia.edu/36840455/(DEA_2005+note_2018)_Al-Gawla._Ethnographie_et_Ségrégation_sur_le_Rond-Point_des_Hommes_de_Peine
3Voir le second texte de ce chantier, « Un carrefour dans l’Histoire ».
4Jocelyne Dakhlia est historienne de formation et anthropologue, mais absolument pas ethnographe. Ce qui m’a convaincu de m’inscrire sous sa direction, paradoxalement peut-être, est précisément son scepticisme à l’égard de l’empirisme phénoménologique de la rhétorique du « terrain ». Dans un entretien paru en 2014 - soit deux ans après avoir lâché la direction de ma thèse - elle expliquait : « À l’époque, les anthropologues (…) faisaient partie de nos lectures, de nos références et de nos outils de chercheurs sur le monde arabe. Plus tard, je me suis davantage définie comme une historienne – une historienne avec des outils peut-être plus variés que d’autres collègues. J’ai pris plus de distance, non pas avec l’anthropologie, mais avec l’ethnologie. L’enquête de terrain – qui est pour moi quelque chose d’essentiel et de très formateur – m’est apparue peu à peu comme une pratique violente. ». Nicolas Delalande et Thomas Grillot, « Pouvoir et passions en terre d’Islam. Entretien avec Jocelyne Dakhlia », La Vie des idées (blog), 28 février 2014, https://www.laviedesidees.fr/Pouvoir-et-passions-en-terre-d.html.
5Jocelyne Dakhlia, L’empire des passions. L’arbitraire politique en Islam (Paris: Aubier, 2005).
6Voir une coupure de presse [alAyam4738-18mars2006.jpg] parue dans le quotidien al-Ayâm n° 4748, le 18 mars 2006. L’avocat qui a défendu Nabil dans cette affaire n’est autre que Khaldoun, l’un des frères d’une famille d’horloger du Hawdh Al-Ashraf. Khaldoun avait été particulièrement impliqué en 2003 dans ma première enquête, mais dans l’autre « camps » : celui des commerçants du carrefour, qui me mettaient constamment en garde contre Nabil, encore quelques heures avant l’incident du 29 septembre - cf la retranscription (en cours) de mes notes de terrain [C042, C049].
7Il s'agissait essentiellement Lotfi et ses frères, les horlogers du carrefour, des blagueurs particulièrement chaleureux, qui m'accueillaient à bras ouverts depuis 2006.
8Voir mon texte : L'expédition à Hammam Kresh : une ethnographie de la Miséricorde sociale
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