Les hauts murs de la Maison Al-Bahr
Petite leçon d'épistémologie du régime yéménite

Rédaction janvier 2018

  • J’ai rédigé les textes ci-dessous suite au décès d’Ali Saleh, le 4 décembre 2017, qui signait l’effondrement définitif de l’ancienne formule politique yéménite. J’y reviens sur ma relation avec Waddah à partir de la figure de son « oncle », un haut dignitaire du Régime, que j’avais toujours laissée dans l’ombre jusque là. Mais finalement le sujet est trop difficile et j’abandonne ce chantier.

  • En mai de la même année, je fais une autre découverte sur la pseudo-tentative de viol que je croyais avoir subi de la part de Nabil en 2003, quelques jours avant ma relation avec Waddah. De cette découverte découle mon chantier « scène primitive », au terme duquel je revisite à nouveau ma relation avec Waddah, mais sans évoquer la figure d’Al-Bahr : « La solitude de Waddah, ou la condition de musulman diplômé » (janvier 2019)


Mise en ligne le 20 septembre 2019

En travaillant ces derniers jours sur mon texte « Un derviche caché », je viens de réaliser l’intérêt de penser ensemble ces deux intrigues : à la fois la tentative de viol par Nabil - fantasmée par moi - et la possibilité qu’un haut dignitaire ait été « commanditaire » de ma relation avec Waddah - fantasme des Yéménites contre lequel je me suis toujours battu.

Du coup je mets en ligne ci-dessous le chantier de janvier 2018 - en attendant d’avoir un jour assez de distance pour fusionner ces textes, ou pour les éditer d’une manière intelligente.





Ai-je été violé par le Régime? Depuis quelques semaines, la question me trotte dans la tête. Jusque à présent j'ai toujours pensé que Waddah avait agi de manière autonome. Ce qui s'était passé avait été un malentendu, produit par la situation elle-même. Et pour cette raison précisément, cela avait fondé entre nous une forme de respect transculturel : il avait su qui j'étais, j'avais su qui il était, et quelque part c'est ce qui avait rendu possible la suite de l'enquête. Longtemps, je n'ai pas eu besoin d'en savoir plus. Je n'en avais pas envie non plus. Mais depuis la mort d'Ali Abdallah Saleh, le tabou est brisé, plus rien ne m'arrête : je replonge dans mes cahiers, car je veux tirer cette histoire au clair. Or plus je creuse, et plus je me mets à douter : et si Al-Bahr lui avait donné des instructions?

Un article en particulier m'a aidé à me retrouver entre les différentes informations1 glanées sur internet sur la famille Al-Bahr. Il s'agit d'un article au vitriol, d'un certain Fahd Sultan, journaliste et analyste politique, intitulé : « L'Officier des Renseignements Numéro Un à Taez »2. L'article est publié en octobre 2015, quelques mois après le début de l'intervention militaire saoudienne, sur le site Yemen-Press (manifestement sur une ligne pro-frères musulmans et pro-Qatar). L'article de Fahd Sultan est intéressant, en ce qu'il prétend expliquer qui sont la Maison Al-Bahr à ceux qui ne le sauraient pas encore - exactement ce qu'il me faut! Par sa virulence et sa précision, cet article ne ressemble à rien d'autre que j'ai pu trouver. J'ai choisi d'en présenter une traduction intégrale, après quoi je me permettrai d'en faire la critique.


Traduction : « L'Officier n°1 des Renseignements à Taez »

Article de Fahd Sultan paru sur le site Yemen-press le 5 octobre 2015 :

« ضابط الاستخبارات الأول في تعز », https://yemen-press.com/article11222.html (consulté le 3 janvier 2018).


« J'ai été irrité par un long communiqué émis par quelques uns, qui se nomment eux-mêmes des "personnalités de Taez" [littéralement : des « visages »], communiqué qui nous offre généreusement ses convictions quant aux frappes aériennes ayant visé quelques maisons de ces personnalités, qui - selon le communiqué - représentaient et représentent toujours le parti du juste milieu et de la modération, qui penchent toujours vers la Justice et se tiennent aux côtés des opprimés parmi les enfants de Taez.
Bien sûr, des mercenaires dans ce pays, il y en a à la pelle, et il n'est pas difficile d'en trouver qui se présentent comme notables, faisant mine d'oublier ce que chacun sait : ces maisons qui ont été construites sur l'argent des honnêtes gens se sont transformées en entrepôts de munitions et en repères pour les Gangs de la Mort, depuis lesquels des engins meurtriers visent une ville dont le seul tort est d'avoir accueilli ces spécimen et de leur avoir ouvert les bras de longue date.
Aujourd'hui, nous traitons le cas de l'un de ceux-là qui se font passer pour des « personnalités » de Taez, alors qu'ils ne sont que des souteneurs qui ouvrent leur porte aux hordes houthies, la même posture qui leur a permis d'être une couverture pour Saleh durant trois décennies.
Ce sont eux qui ont mangé les richesses de Taez pendant des décennies, ont pratiqué les plus odieuses injustices et soumis une population pacifique à la tyrannie et à l'oppression. Certains croyaient qu'ils seraient une capote protectrice contre la menace, mais ils se sont avéré être seulement le préservatif de Saleh et des moutons offerts aux Houthis, qui se livrent aux vendettas et sèment la destruction dans leurs villes et dans leurs marchés.
Voici donc Faysal Al-Bahr, l'une des plus importantes de ces personnalités - et qui ne connait pas ce nom? - qui travailla comme Directeur de la Sureté Politique à Taez pendant 17 ans, et fut le bourreau en chef dans le Gouvernorat.
Et après 17 ans à Taez d'injustice et d'oppression dans l'appareil de Renseignement, comme soutien direct aux pilleurs3 et aux corrompus, il fut nommé comme Directeur de la Sureté Politique dans le Gouvernorat d'Aden, où il resta pendant 8 ans jusqu'au jour de sa destitution.
Et la première décision prise par le Président Abdrabbo Mansour Hadi, immédiatement après s'être échappé des mains Houthies et être arrivé à Aden le 22 février dernier [2015], a été de changer trois responsables de la sécurité, à savoir le premier flic de Saleh, Faysal Al-Bahr, de changer aussi le Directeur de la Sureté Générale, le Docteur Mus'ab Al-Sûfî, et également de changer le chef de branche de la Sureté Centrale à Aden, Abdalhâfiz Al-Saqqâf.
Il y a aussi Amîn Al-Bahr - une histoire à lui tout seul… - qui est le frère de Faysal Al-Bahr [et aussi Gouverneur Adjoint de Taez (mais l'auteur s'abstient de mentionner cette position institutionnelle qu'il considère dorénavant comme caduque)], et qui était le premier à rallier ouvertement les milices Houthies lors de leur entrée à Taez : non pour se venger après la destitution de son frère Faysal de la Sécurité Politique à Aden, comme certains ont voulu le croire par pure spéculation, mais parce qu'à ses yeux Al-Houthi et son projet représentent le salut pour cette ville et pour le Yémen tout entier. Aussi parce qu'il connaît les intentions de Saleh, et il sait très bien que le projet des Houthis est important et que le projet d'État est dangereux pour leurs intérêts, qui sont souvent aux dépends des gens. Pour celui qui a un doute sur l'influence de cette famille, Mâwiya a bien retenu la leçon, que d'autres4 confirment.


Pour ceux qui ne seraient pas au courant, la Maison Al-Bahr est une famille qui est longtemps restée proche du siège du pouvoir, et Faysal y a accédé très tôt, à l'époque où Saleh repérait les individus en son genre, qui ont contribué de manière directe à installer son autorité pour trois décennies.
Aujourd'hui l'homme des Renseignements incite largement ses frères et ses soutiens à s'impliquer activement dans les rangs des Houthis et sur tous les fronts, comme beaucoup le confirment dans le Gouvernorat de Mâwiya, et de source de plusieurs officiers dans la ville de Taez également.
L'Officier des Renseignement Faysal Al-Bahr a également un fils du nom de Fâris, qui est un adolescent d'à peine 20 ans, qui dispose d'une suite de gardes et de serviteurs, de voitures et d'escortes - mais là n'est pas mon objection. Seulement il y a environ deux mois, dans une opération conçue pour prouver à son père qu'il était prêt, en jouant le même rôle que son père et son oncle avaient joué autrefois, il s'est mis à tirer, lui et un certain nombre de ses gardes du corps dans la région d'Al-Sharmân, sur trois personnes de ce district qui ont des liens avec la Résistance Populaire, alors qu'ils passaient en voiture juste après la prière du soir. Il a tué l'un d'entre eux et les autres sont jusqu'à aujourd'hui dans un état critique.
Ce même homme des Renseignements a également un autre fils qui s'appelle 'Alî, très récemment diplômé de la police des Émirats, et qui porte le grade de capitaine et tient le poste de Président Adjoint de l'Appareil de Sécurité Nationale à Taez, et ce directeur est l'œil des Houthis sur la Résistance à Mâwiya et ailleurs, selon des sources d'officiers au Gouvernorat de Taez.
Nous risquons d'être longs si nous parlons encore de la famille Al-Bahr, qui s'est transformée en un clan féodal qui utilise son influence ainsi que l'ignorance et la simplicité des gens d'ici, et s'étend aux dépends de leurs droits - encore un problème d'une autre ampleur, selon les témoignages des gens là-bas.


Ceux-là ne peuvent pas le nier, c'est connu de tous et c'est ce que retiendra l'histoire, que cette famille Al-Bahr - Faysal, Amîn et les autres - sont ceux qui ont œuvré de tout leur poids pour faciliter et sécuriser le passage des Houthis dans le district de Mâwiya - sur la route d'Al-Musaymîr (qui passe devant la mosquée d'al-Janad) l'un des districts du Gouvernorat de Lahj - ici par un soutien plein et entier, et plus généralement dans les autres régions, par des ententes avec les cheikh et les officiers du Congrès Populaire Général, pour faciliter le passage des Houthis vers les régions du Sud et même vers Taez.
Loin de tout recours à la rhétorique insupportable du régionalisme, mais juste pour information et rien de plus, ce qui s'est passé à Djébel Sabir comme échauffourées de certains membres de la famille Al-Junayd et Al-Ramimiyya, qui n'ont pas pris le parti de la région qui les accueille depuis cinq décennies, mais ont renié tout cela et se sont ralliés à leur souche - eh bien c'est la même chose qui se répète avec la Maison Al-Bahr, vu qu'ils ne sont aussi qu'une branche transplantée du Gouvernorat d'Al-Jawf5.
Et bien que la ville les ait accueilli, bien qu'elle n'ait pas prêté attention à tout cela pendant des décennies, ils se sont transformés en grands seigneurs féodaux, exploitant leur influence pour investir l'État avec arrogance, grâce à leurs liens avec l'ancien Régime. Si bien qu'aujourd'hui, ils n'ont pas pris parti pour la ville, mais pour cette solidarité régionaliste qui reste enracinée en eux, ils ont pris parti pour le projet arriéré et odieux de Saleh et des Houthis, qui sème la destruction aux quatre coins du Yémen.
L'essentiel des bombardements qui atteignent Taez viennent de la région d'Al-Hawbân, et Mâwiya constitue un bouclier qui sécurise les arrières des Houthis et des forces de Saleh. C'est là que stationnait auparavant la 22° brigade des Gardes Républicains, à proximité également de la Défense Aérienne et du nouvel aéroport : l'essentiel des bombardements viennent donc aussi de Mâwiya, sous la protection des trois Al-Bahr.
Je ne peux pas manquer de signaler également que le chef des milices Houthies à Mâwiya, qui leur fournit des recrues issues du district, n'est autre que le Colonel Dammâj Al-Bahr, qui est l'homme de confiance et le cousin de Faysal Al-Bahr et d'Amîn Al-Bahr, malgré les diverses affaires criminelles qui pèsent sur lui, dont le meurtre, d'où sa rebellion contre l'Etat, hier comme aujourd'hui, afin d'échapper à ses condamnations. »


Note d’intention

Aussi étonnant que cela puisse paraître, je n'ai aucun avis sur la Maison Al-Bahr. Pendant longtemps, je ne connaissais même pas le nom de Faysal, pourtant un personnage-clé du Régime yéménite à Taez depuis plusieurs décennies. Pour quelqu'un qui a passé dix ans de sa vie à travailler sur Taez, c'est assez surprenant, suspect même. Mais je ne suis pas chercheur en sciences politiques, et je n'ai jamais considéré que c'était mon rôle, en tant que chercheur étranger, de prendre parti dans l'arène politique yéménite, ni même à vrai dire de la « mettre en scène » à l'intention des decision makers. Si je parle aujourd'hui des Al-Bahr, c'est pour des raisons très personnelles. Certains membres de la famille Al-Bahr ont joué un rôle dans mon histoire au Yémen. Mais je n'ai jamais su précisément lesquelles, et je n'ai jamais su quel rôle exactement : tout ça dans mon esprit restait complètement inconscient. Mais il semble que le décès d'Ali Abdallah Salah a provoqué en moi une sorte de déblocage. À présent depuis la France, je me plonge dans cette zone d'ombre, et je cherche à comprendre.

Dans la première partie de ce texte, je présente les résultats de ma petite enquête sur internet sur la Maison al-Bahr. Cette enquête est facilitée par une certaine « libération » de la parole, depuis le soulèvement de 2011 et surtout depuis le déclenchement de la guerre en 2015. Mais je m'efforce de mettre un peu de relief dans ces informations, pour souligner ce que ces « révélations » ne disent pas, ce qu'elles disent aussi en creux des révolutionnaires yéménites et de la présente impasse. Ces considérations préparent le terrain pour mes propres souvenirs de la Maison Al-Bahr, et pour une autre petite enquête à laquelle je convie le lecteur, cette fois sur le terrain de ma propre histoire.

Informations factuelles

Le Général de Brigade Faysal Al-Bahr a été nommé à la tête de la Sécurité Politique à Taez après la réunification de 1990, et il a occupé ce poste pendant dix-sept ans. Il a ensuite été nommé à Aden, la capitale de l'ancien Sud socialiste en proie à des velléités sécessionnistes, où il a occupé ce même poste pendant huit ans. Il restait parallèlement chef pour la région de Taez du Congrès Général du Peuple (CGP), le parti de l'ancien Président Ali Abdallah Saleh (au pouvoir à partir de 1978), tandis que son frère Amîn Al-Bahr était Gouverneur Adjoint à la Sécurité à Taez, leur cousin Dammâj Al-Bahr restant cheikh de Mâwiya, l'un des districts (mudîriyya) du Gouvernorat.

Les soulèvements de l'année 2011 ont contraint en 2012 Ali Abdallah Saleh à quitter le pouvoir, au profit de son ancien vice-président Abdrabbo Mansour Hadi, lui-même un membre du CGP mais originaire du Sud. L'État Yéménite s'est alors scindé entre les forces qui restaient fidèles à la personne de Saleh et celles qui restaient fidèles à l'État, représenté par Hadi. Pendant l'été 2014, les forces de l'ancien président reçoivent l'instruction de s'allier aux rebelles Houthis, ce qui se traduit rapidement par la prise de la capitale Sanaa, en septembre 2014, et quelques mois plus tard la démission du président Hadi. Ce dernier est placé en résidence surveillée, tandis qu'une déclaration constitutionnelle « à l'iranienne » est proclamée, en janvier 2015, provoquant la colère des pays du Golfe. Mais Abdrabbo Mansour Hadi parvient à s'échapper vers Aden. Bien que ce dernier n'ait pas été choisi pour son charisme politique, il emporte avec lui la légitimité du « Président reconnu par la Communauté Internationale », ce qui ouvre la voie à une intervention militaire menée par l'Arabie Saoudite.

Faysal Al-Bahr faisait partie des cadres restés fidèles à Saleh. Il a été démis de ses fonctions à Aden dès que le Président Hadi y a trouvé refuge. Quelques semaines plus tard, un attentat particulièrement meurtrier dans une mosquée Houthie de la Capitale (plus de 150 victimes) annonçait l'imminence de l'opération millitaire saoudienne. Les rebelles des Hauts Plateaux ont alors investi Taez et fondu vers Aden pour en déloger le Président Hadi. La Maison Al-Bahr figure au premier rang de la « Liste de la Honte »6 des personnalités suspectées à Taez d'avoir facilité leur avancée vers le Sud :

Des activistes de Taez ajoutent 23 personnalités dans la Liste de la Honte,
pour leur complicité avec les milices Houthies :
1- Dammâj Al-Bahr ;
2- Faysal Al-Bahr ;
3- Amîn Al-Bahr.
[la liste comporte 23 noms en tout]

L'alliance entre les Houthis et les forces de Saleh a finalement pris fin il y a quelques semaines, le 4 décembre 2017. Elle s'est soldée par l'assassinat de l'ancien président Ali Abdallah Saleh. Une rumeur a circulé selon laquelle Faysal al-Bahr figurait parmi les cadres du CGP exécutés en même temps par les Houthis, mais cette information a rapidement été démentie dans un communiqué.7 La disparition de Saleh est un choc pour bon nombre de Yéménites, notamment de Taez et de l'étranger, car bon nombre d'entre eux avaient jusque là pensé - pour s'en réjouir ou pour le déplorer - que la situation finirait par retomber entre ses mains.

Les bougainvilliers (souvenirs de la Maison Al-Bahr)

J'ai consacré dix ans de ma vie, de 2003 à 2013, à étudier la société yéménite à Taez. En tant qu'anthropologue de terrain, pas en tant que chercheur en sciences politiques. Pour moi, la Maison Al-Bahr évoque surtout un mur d'enceinte, par-dessus lequel dépassent des bougainvilliers. À Sanaa, dans le quartier résidentiel d'al-Mîthâq, entre le Ministère du Plan et l'Université ; de larges avenues assez désertes, un grand portail rouge, si je me souviens bien. Et à côté du portail, un petit escalier en fer qui montait jusqu'à une sorte de boite de conserve, posée sur le mur d'enceinte - un ancien container en fait, aménagé avec des toilettes et deux petites pièces, où dormaient les chauffeurs et les gardiens. Waddah disait toujours : « On se retrouve à la Maison al-Bahr ». Je venais jusqu'au portail, et si je ne trouvais personne, je montais dans la guérite, pour demander s'ils l'avaient vu. Je ne suis jamais entré dans la maison. J'ai seulement vu un enfant jouer devant le portail avec sa bicyclette, que Waddah m'a présenté comme le fils d'Al-Bahr, et que j'ai vu grandir au fil des années. Récemment j'ai retrouvé sa trace sur internet, à Londres, où il travaille dans la finance.

Waddah pour sa part a grandi au Hawdh Al-Ashrâf, un faubourg de Taez où j'ai atterri en juillet 2003, pour ma première enquête. J'avais déjà visité le Yémen en juillet 2001 et j'apprenais l'arabe depuis plusieurs années, mais c'étaient mes toutes premières semaines d'immersion réelle dans la société yéménite, avec un vrai projet de sciences sociales. Ces semaines figurent parmi les souvenirs les plus intenses de ma vie ; ils restent associés à une lumière particulière, et gardent aussi jusqu'à maintenant une part de mystère. L'année universitaire suivante, j'ai rédigé un récit et une analyse de cette expérience, l'histoire du Za'îm et des frères du Quartier8… Mes partenaires dans cette aventure étaient les cousins de Waddah, ses anciens voisins et amis d'enfance. Mais Waddâh pour sa part était déjà parti travailler à Sanaa, et je n'ai fait sa connaissance qu'à la fin de mon séjour. Sans avoir fait beaucoup d'études, il avait accédé à un poste d'employé dans une banque, grâce au mari de sa « tante maternelle » (khâla). Une seule fois, je suis allé le trouver au travail : Waddah siégeait devant un grand bureau situé à l'entrée de l'étage, d'où il pouvait accompagner les visiteurs et surveiller les employés. Après le travail, il revenait dans les parages de la maison de cet oncle, qui travaillait à la Sécurité Politique.




Waddah à son bureau, en février 2006

Je n'ai jamais vraiment su qui était cet oncle. On m'a confirmé plusieurs fois que des responsables de la « Sécurité Politique » (al-Amn Al-Siyâsî) s'appelaient Al-Bahr, mais de là à savoir exactement qui vivait dans cette maison… Waddah n'était pas bavard à ce sujet, ni sa famille. Aujourd'hui, ma petite enquête est facilitée par internet, et par une certaine libération de la parole. L'enfant que j'ai vu jouer à vélo s'appelle Waleed Ali Albahr, si j'en crois son compte tweeter ; le chef des renseignements Faysal Ali Al-Bahr, tout comme son frère Ahmed Ali Al-Bahr. J'en déduis qu'il s'agit du père, Ali Al-Bahr, qui devait déjà être un proche du pouvoir dans les premiers temps du régime d'Ali Saleh. Cela concorde avec le style de la maison et son emplacement : je pense que les responsables actuels vivent dans des maisons plus en périphérie, derrière des murs d'enceintes un peu plus épais.

L'oncle de Waddah ne semblait pas très tendre avec le neveu de sa femme, et je me souviens m'être souvent interrogé. Waddah vivait essentiellement dehors, et il devait parfois dormir dans la guérite avec les gardiens, tous des hommes de tribus venus du Nord. L'année suivante il avait son propre logement, un petit local donnant sur la rue, toujours dans le même quartier, non loin de la Maison d'Al-Bahr. Waddah vivait comme dans une ville étrangère, et il était très nostalgique de sa vie à Taez dans son quartier, où sa famille faisait partie de la petite notabilité locale. À Sanaa, son existence était le lot commun des travailleurs célibataires, refoulés sur les avenues, au plus loin des femmes et de la sphère domestique : l'errance perpétuelle dans un paysage de Far West moderne, un quadrillage d'avenues quasi-désertes, faites pour les voitures, à perte de vue. Pour seuls lieux de sociabilité, quelques artisans et commerçants qui ouvraient leur boutiques l'après-midi : mâcher le qat sur un carton agrémenté d'une couverture, dans l'atelier d'un camarade mécanicien, ou avec les gardiens de la maison d'Al-Bahr. Le melting-pot Sanaani de toutes les jeunesses du Yémen, issues aussi bien des régions tribales que de Taez et du Bas Yémen, mais exclues en masse des perspectives de mariage et de réussite sociale, et qui fraterniseraient quelques années plus tard sur la Place du Changement.

Chaque année à ma descente de l'avion, avant de partir pour Taez, je reprenais contact avec Waddah. C'était comme les formalités en vue de l'obtention du permis de recherche : un rituel assez peu réjouissant, mais nécessaire. La compagnie de Waddah m'angoissait. Son milieu m'angoissait : la rudesse de ces jeunes de tribus arrachés à leur dignité, leur alliance avec de jeunes Taezis désillusionnés, enclins aussi à s'endurcir - tout cela était particulièrement sinistre. Ou peut-être était-ce le comportement de Waddah avec moi, sa jalousie mêlée de suspicion, qui me mettait profondément mal à l'aise. Il avait fini par haïr mes péripéties dans le quartier de son enfance, qui pourtant, lors de notre rencontre, avaient fondé notre complicité. Waddah m'avait permis d'emporter cette histoire avec moi, d'en faire un mémoire universitaire - et donc de pouvoir revenir. Il subissait cette mécanique implacable, décidée par d'autres, en d'autres lieux. Une partie de lui, pourtant, continuait de croire en ma bonne foi. Ou plutôt, ma bonne foi venait chaque année se rappeler à lui. Assumer cette relation, en passant outre sa culpabilité et la mienne : renouveler chaque année le pacte, et affirmer en cela une forme de dignité.

Ainsi des années durant, je suis allé me présenter devant la Maison al-Bahr, spontanément, me montrer à ses hommes, dans les parages de sa maison, comme Waddah m'y avait toujours encouragé. Il m'avait dit que son oncle travaillait à la Sécurité Politique, mais je n'y pensais pas vraiment. Tout ce que j'ai fait avec Waddah, je l'ai fait par égard pour notre relation. Je sentais que cela lui faisait plaisir que je vienne le chercher à cet endroit, ça lui donnait de l'importance, un sentiment d'exister. « Ça m'intéresserait de rencontrer cet oncle… », lui ai-je dit une fois - en juillet 2004 si j'en crois mes notes de terrain. « S'il te voit, il va te manger » avait répondu Waddah, indiquant par là qu'il n'en était pas question. Waddah lui rendait probablement des comptes sur notre relation. Cela peut paraître étrange, mais je ne m'en suis jamais inquiété. La honte que m'inspirait cette relation était tellement aiguë, elle finissait par prendre la forme d'une dignité insubmersible, comme un sentiment violent, violemment indicible. La seule chose qui m'obsédait à l'époque, au moment de retourner à Taez, c'est ce que les Yéménites allaient pouvoir percevoir de ma honte, dans l'interaction de face. D'ailleurs, à travers mes investigations interactionnistes au Hawdh al-Ashraf, c'est cette obsession que j'ai poursuivie méthodiquement. Quant à savoir ce que telle ou telle bureaucratie pouvait en faire, des gens qui n'avaient jamais croisé mon regard et dont je ne croiserais jamais le leur, c'était vraiment le cadet de mes soucis. Ceux-là n'étaient pas « les Yéménites », de mon point de vue à l'époque. Je savais qu'ils ne comprenaient pas.

Ainsi d'une certaine façon, j'ai fait preuve d'une certaine inconscience. Mais inconscience ne signifie pas nécessairement complicité, ou irresponsabilité. Ou pour le dire autrement, il est rare que la vraie résistance emprunte les chemins de la pensée consciente.



(…)

Qu'il agissait en fait pour le régime, Waddah bien sûr ne l'a jamais oublié. Il se savait couvert au moment des faits, donc au moins une partie de lui était complice, et il ne pouvait l'oublier. Et moi-même, je ne pouvais oublier le fait que je prenais des notes, que je rendrais des comptes, que constamment déjà dans ma tête je parlais avec la France. Déjà à l'époque en fait, notre relation était faite pour enterrer notre secret, pour atteindre deux oiseaux avec une seule pierre. Cette relation, nous l'avons conçue ensemble, et je crois surtout inconsciemment : en tentant de sauver la face l'un à l'autre, nous avons fondé cette honte partagée. L'acte n'était pas de l'ordre de l'homosexualité, en ce sens qu'il n'avait pas été amené par une forme de désir sexuel (shahwa), auquel Waddah et moi aurions succombé. Comme on le verra plus précisément dans la suite (PARTIE II), l'acte était plutôt amené par une structure, dont nous faisions tous le constat les Yéménites et moi, et à laquelle nous tentions d'échapper. Mais nos efforts ne faisaient que rendre l'issue plus inéluctable. Finalement par cet acte, Waddah me sauvait, en même temps qu'il pensait se sauver lui-même. Il me permettait de garder ma vision du monde, celle que j'avais construite depuis la France et sur laquelle il n'avait pas prise. Waddah prenait sur lui le Mal, afin que soit sauvée l'innocence des autres.9

Lorsque je suis revenu au Yémen un an plus tard, je n'étais plus le même (récit dans la PARTIE III). Le retour en France avait été une épreuve, mais je m'étais plongé corps et âme dans l'élaboration de mon mémoire. À travers ce travail, j'avais réorganisé ma vision du monde pour pouvoir repartir, et j'avais fait en sorte d'avoir les coudées franches. J'étais décidé à ce que l'histoire ne s'arrête pas là.



(…)

C'est l'histoire d'un jeune journaliste yéménite, qui voulait dévoiler le « vrai visage » du chef des Services de Renseignements. Mais le chef des Renseignements peut-il seulement avoir un visage? Pour un sociologue rigoureux, une telle démarche ne peut conduire qu'à ratisser l'ensemble des fantasmes de la société à l'égard de l'État central… C'est peut-être ce qui différencie les sociologues des journalistes : les sociologues savent qu'ils travaillent pour l'État, et que certaines questions n'ont pas de sens. Mais les sociologues qui travaillent sur la société yéménite sont des étrangers : ils ont besoin des journalistes locaux, qui les orientent et les mettent sur la piste. Quant à former ces journalistes et les mettre en garde, ce n'est pas leur problème… Encouragé par ce silence, financé par une pétromonarchie, notre journaliste s'obstine. Il va se réveiller un jour et, à force de récolter les fantasmes de la société sur l'Etat, son État lui-même sera devenu un fantasme. Mais peu importe : le journalisme est la Voie, et cette voie ne souffre aucune objection.

Je regarde Fahd Sultan sur un plateau télé, en août 2015. Il a quitté le Yémen quelques semaines plus tôt, et il témoigne sur la situation des journalistes à Sanaa. En fait l'article ci-dessus a été écrit dans les mêmes conditions probablement, depuis le Royaume d'Arabie Saoudite. La chaîne s'appelle « Légitimité-TV » (al-shara'iyya). « Légitimité » est ici l'abréviation de « Président-de-la-République-Yéménite-légitime-reconnu-par-la-Communauté-Internationale ». [Voir le jingle de la chaîne, à la moitié de l'émission] Vaste programme… Comment cette farce, qui coute la vie à des centaines de milliers d'enfants, peut-elle se prolonger si longtemps?

La rumeur de Taez

Bien sûr, je ne nie pas les souffrances qu'a enduré la ville de Taez au cours de l'année 2015. Je ne nie pas la violence des combats, la dureté du siège de la ville par les Houthis, les bombardements et les privations. Je dis simplement que ce point de vue-là ne représente pas Taez. Ce journaliste est très probablement sincère, mais sa plume échoue à exprimer ce qu'est vraiment la conscience de cette ville.

Je le dis avec d'autant plus de certitude que je connais la rumeur de Taez. Je la connais pour y avoir été confronté lors de ma première immersion dans la société yéménite, dès mon arrivée. Ou plus exactement, dès que l'occasion s'est présentée pour moi de faire un pas de côté, par rapport à ce qu'attendaient de moi mes premiers interlocuteurs. D'emblée alors, j'ai été confronté à cette rumeur. Elle m'a effrayé, j'ai dû passer outre mon effroi, et j'ai acquis de ce fait une sorte de crédit local. C'est ainsi que mon enquête a commencé.

Dans les premières semaines de mon séjour (août 2003), je fréquentais essentiellement des anciens étudiants du département de français, qui me promenaient avec eux de diwân en diwân… Ceux-là répondaient consciencieusement à toutes mes questions, mais ils ne me mettaient jamais à l'épreuve : en fait je n'apprenais pas grand chose à leurs côtés. Mais après deux semaines, j'ai rencontré un jeune étudiant avec lequel j'ai connu d'emblée une forte affinité intellectuelle. Ziad venait de sortir de l'université, brillamment diplômé en comptabilité. Il réfléchissait beaucoup, et nos échanges ne ressemblaient à aucune des discussions que je pouvais avoir à Taez. Mais Ziad était aussi le frère cadet d'une figure locale, Nabil, qui s'était imposé par son charisme au Hawdh al-Ashrâf, et avait été recruté par la Municipalité au milieu des années 199010, pour finalement diriger l'inspection des souks centraux - une tâche dont il s'acquittait depuis de longues années, grâce à un savant mélange d'humanité et de poigne… Mais pour ma part, c'est le charisme de Ziad qui m'intéressait, dont j'allais faire l'objet de mon étude - celui que l'on appelait « le Za'îm », dans une semi-dérision…



La carte professionnelle de Nabil, conservée par son fils Taher

En lisant l'article de Fahd Sultan, je crois retrouver le tableau qui s'était constitué dans ma tête, au fil des semaines, lorsque j'avais commencé à fréquenter le quartier de Ziad. Nabil était censé être une véritable ordure, un voleur, un assassin et un violeur d'enfants, impliqué dans toutes sortes de trafics. Pourtant, la situation n'avait rien à voir avec Faysal Al-Bahr : Nabil Al-Khudshî était juste un responsable, tout en bas de l'échelle et constamment aux prises avec les réalités sociales, qui parvenait à offrir au souk la stabilité nécessaire aux échanges commerciaux. Il était un homme au contact chaleureux, au parler franc, qui m'accueillait dignement aux côtés de son frère, et en qui j'avais totalement confiance. Mais de Ziad aussi, son frère cadet, on parlait comme des enfants de Faysal Al-Bahr : on le disait arrogant, fou, on ne lui pardonnait rien…

Je ne crois pas qu'aucun Taezi ait cherché délibérément à me transmettre un tel tableau. Même mes interlocuteurs d'orientation socialiste ou nasserienne, restaient mesurés dans leurs propos. Mais j'étais assailli de rumeurs et de sous-entendus, souvent contradictoires et qui venaient de toutes part. J'étais également marqué par des impressions vécues à l'intérieur du quartier, ou par mon propre ressenti face à Ziad, qui me déstabilisait considérablement. Pour intégrer ces différentes informations et leur donner sens, c'est exactement ce tableau qui s'était constitué dans ma tête. Au fond, ce tableau terrifiant se formait par agrégation de tous les faits divers qui ne collaient pas avec l'image que la société voulait se donner d'elle-même face à moi, et qu'elle projetait donc sur un ailleurs de l'interaction, à charge pour moi de reconstruire la « réalité souterraine » du Régime. Représentation totalement fantasmatique et disproportionnée, donc : j'en avais conscience et je luttais contre. La société taezi s'en apercevait, et elle me reconnaissait pour cela une sorte de crédit tacite : je n'étais décidément pas un Occidental comme les autres. Tout en déclenchant constamment les signaux d'alerte, elle m'encourageait à les ignorer.

J'ai appris à faire abstraction du Régime, un peu comme on apprend à faire du vélo. Ça a été une sorte d'art que j'ai développé, indissociable de la pratique du terrain et des principes que j'engageais dans mon approche des sciences sociales. J'étais là pour faire de l'anthropologie réflexive, symétrique. Si c'était pour observer les gens dans des cages, autant aller au zoo. Moi je voulais m'aventurer dans l'interaction, pour déconstruire les cages, et tout reconstruire. J'ajoute que j'étais rattaché au Laboratoire de Sciences Sociales de l'ENS11 : une institution généraliste, qui ne se définissait pas en référence à tel ou tel domaine ou aire géographique, mais par une exigence théorique et méthodologique transversale, à vocation universelle. J'avais choisi une ville, Taez, qui tenait elle aussi à se penser indépendamment du Régime, surtout dans le regard des visiteurs Occidentaux.

Cette démarche était toute ma dignité sur le terrain, mais aussi quelque part celle de mes interlocuteurs. De sorte qu'au moment où la pression du Régime s'est faite sentir, au cours de mon tout premier terrain, je n'ai simplement pas compris : pourquoi le Za'îm Ziad devenait nerveux, pourquoi il se décomposait… Je n'ai simplement pas compris l'excitation des jeunes, leur brusque regain d'intérêt pour notre histoire. Je croyais voir des phénomènes psychologiques étranges, dont j'ai inventé par la suite une interprétation sociologique12 . Et après que Ziad se soit retiré à la campagne, quand Nabil est finalement sorti à ma recherche l'arme au poing, en grommelant qu'il allait « de ce pas, enc…ler ce Français! »… Comment prendre au sérieux une sortie aussi grotesque? Comment y voir le bras armé d'un « Régime de Tyrannie, d'Injustice et d'Oppression… »? C'était plutôt une sorte de bluff, l'effet d'une double contrainte que nous faisions peser sur Nabil, et que seul l'alcool lui permettait d'affronter… [Remarque 2019 : on voit ici ce que je retenais de l’incident en amont de ma révélation du 27 mai 2018, notamment le rôle que je faisais jouer à l’alcool…]

Ainsi, la tension a grimpé tant et si bien, jusqu'à ce que le Régime se présente à moi sous la forme d'un homme, Waddah, un cousin de Ziad. Waddah arrivait après la bataille, à un stade où mon enquête avait déjà attiré l'attention des autorités, donc il se savait couvert… Dans une société Taezie qui paraissait complètement folle, il m'est apparu comme un ilot de calme et de rationalité, et je me suis jeté dans ses bras.

Aux yeux des Yéménites, l'issue avait été prévisible depuis le départ. Mes gesticulations pour affirmer une sorte de dignité n'avaient fait qu'en retarder l'échéance - et accessoirement aussi, négocier la place qui allait rester la mienne. Car toutes les années à venir, j'allais resté accroché comme le mauvais œil à Ziad et à sa famille. Faysal Al-Bahr, bien entendu, n'y était pour pas grand chose…



Correctif sur l’arbre de parenté

[après échanges Whatsapp avec la famille de Ziad]

Il faut préciser qu'à part Waddah, mes interlocuteurs à Taez n'entretiennent aucun lien particulier avec la famille Al-Bahr ni avec le district de Mâwiya13. Waddâh avait obtenu ce poste à Sanaa à travers la médiation de sa grand-mère maternelle, dont la femme d'Al-Bahr était une cousine. Le lien de parenté était donc assez lointain : Al-Bahr n’était pas le mari de la tante maternelle de Waddah, la sœur de sa mère. Que je l’aie cru si longtemps, cela en dit long sur le tabou associé à toute cette affaire.

Le grand-père maternel de Ziad et de Waddah était originaire de la vallée14 d'Al-Shuwayfa, également aux environs de Taez. [On pourra se reporter à l'arbre de parenté] À travers cet ancrage « tribal »15, lui et ses frères jouissaient de leur propre inscription dans les réseaux politiques du CGP à Taez. Sa première épouse (la grand-mère de Ziad) était plus ou moins apparentée à l'actuel Gouverneur Adjoint de Taez, Mohammed Mansour al-Shuwâfî, qui paraît-il voulait l'épouser… Ce dernier figure également en bonne position (6°) dans la « Liste de la Honte » évoquée plus haut16, et sa maison a également été bombardée en 2015 par la coalition des Pays du Golfe.17 La seconde épouse (la grand-mère de Waddah) venait d'une famille citadine d'origine ottomane18, famille assez pauvre à l'origine, mais qui a trouvé sa place dans les réseaux du pouvoir au fil du processus de construction étatique. À part sa fille aîné (la mère de Waddah), les enfants de cette dernière vivent pour la plupart à Sanaa, ont fait des études supérieures ou de bons mariages, donc jouissent de bonnes situations.

La première épouse du grand-père fut quelque peu délaissée par lui, semble-t-il, du fait qu'elle ne lui avait donné que deux filles. Elle et sa fille aînée vivaient un peu comme une revanche le charisme de Nabil, l'aîné de tous les petits-enfants, qui avait réussi à s'imposer dans ce poste à l'Inspection des Souks qui semblait taillé pour lui. La rivalité était forte avec la mère de Waddah, fille aînée de la seconde épouse. Ce n'est donc pas un hasard que ce dernier, l'aîné des petits enfants du côté de la « Turque », se soit empressé auprès de moi pour « réparer les pots cassés » par ses cousins - et qu'il se soit ainsi laissé piégé à jouer ce rôle dans mon enquête. On aura compris que la réalité vécue d'un Régime politique ne se livre jamais sous la forme d'un organigramme.

Il m'a fallu de longues années - de 2003 à 2010 - avant de comprendre cette famille, de pouvoir expliquer où j'avais atterri. C'est l'un des aspects de mon « inconscience » (sur laquelle je reviendrai), et non des moindres. Mais cette inconscience est indissociable de ma qualité d'ethnographe masculin, impliqué dans les rapports d'honneur de la société masculine, contraint de ne pas prêter attention à certaines choses que savent les femmes.

Remarquons ici une caractéristique de cette famille et de sa vision du monde - concernant la sous-branche issue de la première épouse : une forme de retournement structural des rapports entre tribalisme, citadinité et indigénéité - à contraster avec l'opinion reproduite plus haut, où la tribalité est conçue comme exogène (venue du Jawf et des Hauts-Plateaux), s'opposant à la citadinité taezie (voir page 2, « L'Officier des Renseignements Numéro Un à Taez »). Dans cette famille au contraire, l'indigénéité taezie est indissociable d'une appartenance tribale (ici, à la vallée d'Al-Shuwayfa), tandis que la Capitale et le Régime se définissent par le métissage des origines (notamment ottomanes). Finalement, c'est la perspective normale d'une région vis-à-vis de l'État central, et cette vision est beaucoup moins minoritaire à Taez qu'il n'y paraît. Simplement, ce point de vue est rendu invisible pour des raisons structurelles, liées à une répartition tacite des tâches dans le Yémen républicain, qui assigne les Taezis aux rapports avec l'Étranger. Avec ma démarche qui cherchait à déplacer les lignes établies par l'anthropologie culturaliste, cette spécificité familiale a produit d'emblée une sorte d'affinité - dont je ne saisissais vraiment ni l'origine, ni les contours.

Retour à froid

Si j'ai appris à faire abstraction du Régime comme on apprend à faire du vélo, alors mon premier retour en France a été ma première grosse chute. [voir autre texte, « D'octobre à juin »]

À mon retour en juillet 2004, j'ai enquêté quelques jours à Sanaa aux côtés de Waddah, dans les parages de la Maison Al-Bahr. Nous faisions semblant de croire qu'il serait le Za'îm de ma prochaine enquête. Mais rapidement Waddah dût accepter de me voir repartir pour retrouver le vrai Za'îm, celui qui m'avait résisté, dont entre-temps j'avais complètement sublimé l'image. Waddah a insisté pour me suivre à Taez et pour affronter Ziad. Finalement dans une scène pathétique, ils m'ont demandé solennellement (mais c'est Waddah qui parlait) de choisir lequel des deux j'aimais, afin qu'ils n'aient pas à se battre. Pour moi ils étaient complètement fous - et surtout je ne savais plus où me mettre… J'ai exigé de Waddah qu'il remonte à Sanaa, et j'ai tenté de ne plus y penser. Mais j'avais déjà choisi en réalité. Mon enquête ne pouvait avoir de sens qu'en prolongeant l'histoire du Za'îm, c'est-à-dire la relation avec Ziad. Tous mes textes les années suivantes ont eu pour cadre le Hawdh al-Ashraf, un terrain « resté vierge » à mes yeux : là, j'ai tenté de retrouver la trace des logiques structurelles qui avaient été à l'œuvre, en amont de la rencontre avec Waddah. Ces années-là, Nabil commença a subir des déconvenues dans son travail, et Ziad présentait les premiers signes d'une schizophrénie…



Sans doute pour la société locale, la situation a été limpide, dès le départ. Mais elle ne l'était pas pour moi, et elle ne l'a pas été avant de longues années. Le passage à l'écriture avait totalement effacé mes intuitions, ma conscience des situations, et cette honte se confondait avec mon passage entre les bras de Waddah. Pour autant, cette première étape ne devait être qu'un brouillon, selon la logique de la recherche : j'étais décidé à remettre le travail à l'ouvrage. Ce « retour à froid » au Hawdh al-Ashraf était une épreuve redoutable, mais il était préférable à l'amnésie, la « lobotomisation » qu'aurait impliqué le fait d'aller travailler ailleurs. À travers la problématique classique de l'honneur et de la honte, j'ai construit toute ma recherche19 pour comprendre ce qui m'était arrivé : qu'est-ce au juste qui avait changé? Était-ce quelque chose en moi, ou dans le regard des Yéménites, dans la personne à laquelle ils pensaient s'adresser? Pourtant au Hawdh al-Ashrâf, j'avais accès en permanence à un stock inépuisable de nouveaux interlocuteurs, qui a priori ne connaissaient rien de mon histoire. Pourquoi m'effondrais-je de moi-même dans l'interaction, alors que je n'avais pas honte, ou pas conscience d'avoir honte de cette expérience? Comment mon statut se définit-il dans le regard des Yéménites? Comment se fait-il que le corps ne mente pas? Telles sont les questions fondamentales que je me suis posée inlassablement, aux prises avec la société yéménite, qui toute entière transitait par ce lieu.

Critique de la posture de Fahd Sultan

Brutalité journalistique et connivence de la sociologie

À propos de l'article de Fahd Sultan, j'utiliserais volontiers la distinction entre violence et brutalité, chère à Jean Genet :

« Le grain de blé qui germe et fend la terre gelée, le bec du poussin qui brise la coquille de l'oeuf, la fécondation de la femme, la naissance d'un enfant relèvent d'accusation de violence. Et personne ne met en cause l'enfant, la femme, le poussin, le bourgeon, le grain de blé. (…) Et le procès fait à la violence c'est cela même qui est la brutalité. Et plus la brutalité sera grande, plus le procès infamant, plus la violence devient impérieuse et nécessaire. Plus la brutalité est cassante, plus la violence qui est vie sera exigeante jusqu'à l'héroïsme. »20

La démocratie des visages

La prose de Fahd Sultan révèle bien, malgré elle, ce qui jusque là tenait ensemble la société et l'État Yéménite : une entente tacite pour ne pas dissocier entre les personnes et leur fonction au sein de l'État, reconnue y compris par ceux qui contestaient le Régime. Sous le Régime d'Ali Abdallah Saleh, il était tout à fait possible de critiquer le CPG, les Tribus, l'État - tant que c'était dit sous des formulations générales. Même dans le salon le plus « ouvert » et le plus « progressiste », on n'associait jamais les discussions politiques à des noms particuliers. Sauf bien sûr en fin d'après-midi, lorsque les intimes s'attardaient dans les lieux, à l'heure des discussions particulières. Mais en début de séance, au cœur de l'après-midi, c'était considéré comme déplacé - à moins bien sûr que la Maison en question ait un contentieux particulier avec la Maison Al-Bahr, par exemple. Mais en temps normal, cela aurait été considéré comme inconvenant vis-à-vis de ceux qui vous faisaient l'honneur d'une visite, une manière d'embarquer ces hôtes malgré eux, dans un conflit qui ne les concernait pas. Par ailleurs, les gens qui fréquentaient ces salons, tout « intellectuels » qu'ils étaient, se montraient parfaitement capables aussi d'aller fréquenter d'autres salons, en fonction des besoins de leurs propres affaires, y compris de responsables proches du pouvoir. Ainsi, on distinguait constamment deux registres : d'un côté, le « parler politique », où il était question d'idéologies, d'institutions, de principes… ; de l'autre, le « faire de la politique », où il était question des personnes, des liens de fidélité personnelle, et de leur histoire. On distinguait ces registres précisément pour maintenir l'État en place : pour que toujours un responsable particulier soit respecté en tant que personne, même si chacun gardait par ailleurs sa liberté de parole et sa liberté de pensée.21

Bien sûr, cette distinction des registres n'était pas pour arranger les observateurs étrangers. En fait, à force d'observer les Yéménites dans des situations qui leur échappaient22, ceux-ci s'habituaient à croire que les Yéménites souffraient de « schizophrénie » et « d'immaturité politique ». Et les Yéménites leur laissaient le penser, car cela arrangeait tout le monde. C'était une vérité admise, statutaire : les Yéménites étaient incapables de « distinguer les égards dus à la personne et ceux dus à la fonction ». D'ailleurs cette injonction, que l'on entend souvent en langue française, n'a pas cours dans le contexte yéménite. N'est-ce pas la preuve que les Yéménites, intrinsèquement, sont insensibles à cette distinction des registres, qui seule permet la délibération démocratique? Or en réalité c'était précisément l'inverse : si cette injonction n'avait pas cours, c'est parce qu'elle allait de soi, parce qu'elle s'inscrivait dans le sens des situations. L'honneur est l'honneur, un point c'est tout. Et comme le remarquait Montesquieu23 : « Ce que défend l'honneur est plus défendu quand les lois ne le défendent pas, ce qu'il prescrit encore plus exigé quand les lois ne l'exigent pas. » Dans notre monde, et à notre époque, toujours plus légaliste et littéraliste, la distance est toujours plus grande entre ceux qui parlent de l'honneur et ceux qui en ont le sens. De sorte qu'en pratique, de plus en plus, avoir le sens de l'honneur n'est rien d'autre qu'avoir le sens de la honte. Les Yéménites s'y étaient habitués, ils avaient fini par l'accepter. Pour autant, ils restaient de bien meilleurs démocrates que nous l'avons jamais été nous-mêmes - si l'on veut bien définir « la démocratie » comme le respect des personnes, le sens du dialogue et la conscience des situations.


Comment définir alors la « libération de la parole » postérieure à l'année 2011? Les opinions exprimées par un Fahd Sultan ne l'étaient-elles pas jusque là? Elles l'étaient, comme on l'a vu, sous forme de formulations générales. Les informations rendues publiques n'étaient-elles pas accessibles auparavant? Elles l'étaient, mais pas de cette façon. Ces informations étaient présentes de manière éparses, via une simple recherche sur Google. Dans des articles factuels, on trouvait le nom d'Al-Bahr accompagné d'un ou de plusieurs prénoms, ainsi que des titres. Par exemple, concernant Amîn :

وكيل محافظة تعز للشؤون الأمنية العميد أمين علي عبد الله البحر
Le Gouverneur Adjoint de Taez pour les question sécuritaires le Colonel Amîn 'Alî 'Abdallâh Al-Bahr

Ce qui nous informe déjà sur quantité de choses, l'air de rien : à la fois sur sa fonction, sur son grade dans l'armée, mais aussi sur le nom de son père et de son grand-père. Ou encore, concernant Faysal :

عميد ركن فيصل علي عبد الله البحر مدير الأمن السياسي بمحافظة عدن
Le Général de Brigade Faysal 'Alî 'Abdallâh Al-Bahr, Directeur de la Sécurité Politique dans le Gouvernorat d'Aden

En mettant en relation ces kunya institutionnelles les unes avec les autres, il était facile d'en tirer à la fois les positions de chacun et leurs liens de parenté. Il y a déjà là en soi, d'une certaine manière, un gage de démocratie.

L'une des caractéristiques anthropologiques du monde universitaire français, par contraste, est que l'on ne dispose pas a priori de ce type d'information - notamment les professions du père ou de la mère, et leurs trajectoires biographiques - qui pourtant apportent souvent un caractère limpide24 aux postures intellectuelles, surtout dans le domaine des sciences sociales. Bien sûr à la fin de leur vie, les grands chercheurs sont invités à se confier et à mettre en scène leur lucidité sur leur propre origine, les conditions sociales qui les ont produit25. Mais en réalité, cette mystification est nécessaire au bon fonctionnement des institutions académiques, et ces chercheurs l'admettent tacitement, parce qu'ils ne conçoivent pas que le savoir puisse fonctionner autrement. De fait une telle transparence, si elle était généralisée dès le début du cursus universitaire, conduirait à l'effondrement de l'édifice des Humanités. La brutalité à l'extérieur fonde la cohésion de l'Institution.

Portraits en éclairage artificiel

La prose de Fahd Sultan relève d'un autre genre, en ce qu'elle inscrit les personnes dans des contextes, à la manière de la sociologie. Elle nous les mets en situation, tantôt en tant que personnes, tantôt en tant que fonctions, elle varie les éclairages de manière stratégique, pour faire passer un message.

Remarquons que l'auteur évoque Amîn Al-Bahr sans mentionner ses fonctions au Gouvernorat de Taez, où il est Gouverneur Adjoint à la Sécurité. On peut comprendre entre les lignes qu'il s'agit aussi d'un responsable politique, puisqu'il est présenté comme ayant une vision « pour Taez et le Yémen tout entier ». Mais pour un lecteur qui ne serait pas au courant, cette information n'apparaît nulle part dans l'article. Amîn est simplement présenté comme le frère de Faysal, qui avait été présenté plus haut comme l'odieux Officier des Renseignements qui, après avoir sévi à Taez pendant dix-sept ans, a été nommé à Aden pour mâter le mouvement sécessionniste.

Pourquoi donc Fahd Sultan mentionne-t-il la fonction d'une personne publique lorsqu'elle est en poste à Aden, et pas lorsqu'elle est en poste à Taez? Pourquoi Amîn est-il présenté comme le frère de Faysal, et pas Faysal comme le frère d'Amîn? Simplement parce que Amîn Al-Bahr représente à Taez le camps pro-Saleh et pro-Houthi26, et que mentionner sa fonction équivaudrait à reconnaître sa légitimité. Alors même qu'il écrit en pleine guerre civile, et qu'il justifie le bombardement aérien de son propre pays par le voisin saoudien, l'auteur continue de faire preuve d'un sens aigu de la distinction des registres, et plus largement des situations. Heureusement quelque part. Mais en ce qui concerne son lecteur, il n'est pas sûr qu'il puisse faire la part des choses. Et Fahd Sultan a beau se réclamer d'Al-Islah, le parti islamiste, je ne suis pas sûr que sa prose s'inscrive dans une économie islamique de la parole sur autrui - question qui a obsédé ma recherche.

Cette « libération de la parole » contre le Régime reste donc une libération sélective, orientée, consciente des enjeux - mais plus pour longtemps. C'est une stratégie rhétorique, conçue pour délégitimer l'opposant, le déraciner du réel - si besoin, en mobilisant l'argumentaire anthropologique (cf le développement sur l'origine exogène de cette famille, qui expliquerait son manque de loyauté à l'égard de Taez).

Le terme arabe que j'ai traduit par « personnalités » est wajhât, un pluriel dérivé du mot « visage » (wajh) mais qui n'en est pas le pluriel régulier (wujûh) et qui ne figure pas dans les dictionnaires. Plus loin l'auteur (Fahd Sultan) met son point d'honneur à utiliser le mot correct (wijâha, que je traduis par « notable », quoi qu'il dérive de la même racine), comme pour railler cette imprécision langagière. Pour autant cet usage peut aussi s'interpréter, de la part du défenseur de la Maison Al-Bahr, comme une volonté délibérée de ne pas utiliser le mot galvaudé de « notabilité », et de souligner au contraire la parenté avec le mot « visage », c'est-à-dire avec l'honneur, la face.

De fait, en proposant une sociologie de la famille Al-Bahr, Fahd Sultan donne un autre sens au mot visage. Il fait leur « portrait » en les situant dans un paysage, un ordre des choses et une vision de l'Histoire, conçue à destination d'un observateur extérieur et « objectif » - qui traite les faits sociaux comme des « choses », comme disait Durkheim. Une description sociologique est toujours adossée à une vision du monde27. Toute description sociologique nous dit quelque chose comme : si vous voulez voir les choses comme je les vois, si vous voulez continuer de croire aux certitudes qui fondent notre vision commune du monde… alors voilà ce qu'est le visage de la famille Al-Bahr.

Ce qui me choque (depuis longtemps) dans la prose des intellectuels taezis, c'est que leurs descriptions s'appuient sur un « ordre des choses », qui constitue la négation systématique de tous les principes de mon engagement. Pour agir sur l'échiquier Taezi, l'auteur mise sur l'antagonisme entre Sanaa et Aden, l'incompatibilité inéluctable entre le Nord et le Sud, entre le « Féodalisme » et la Civilisation. Voilà qui pourrait bien constituer une forme spécifiquement Taezie de mauvaise foi : invoquer la discorde à l'extérieur, pour masquer la concorde à l'intérieur, et avancer ses propres pions. Après des décennies à faire commerce de la frontière culturelle et du malentendu, de par leur rôle privilégié auprès des intervenants étrangers, les Taezis n'ont su faire autrement que de mener leur pays à la ruine. Mais la Capitale Culturelle a aussi en elle les ressources pour ramener la paix au pays - et peut-être à la région - dès lors qu'elle consentira à faire l'inverse : invoquer la concorde au plus proche, pour relativiser la discorde du lointain. C'est également ce que j'entends faire dans ce texte.

Je ne suis pas sûr que les journalistes et analystes politiques comme Fahd Sultan aient jamais eu une idée très claire des États européens qu'ils prenaient comme modèle : ni de leur fonctionnement réel, ni de leur histoire, ni de leurs bases anthropologiques. Ils prennent l'anthropologie qui les arrange, mais je ne suis pas sûr qu'ils aient jamais l'occasion de lire le démographe et anthropologue Emmanuel Todd, qui constate dans les premières pages de son dernier ouvrage28 :

« La question « Qui est évolué ? », « Qui est en avance ? » devient très compliquée à résoudre, contradictoire en elle-même. Le Moyen-Orient, économiquement en retard, porte les formes familiales les plus complexes et les plus « évoluées » : la famille communautaire endogame, qui associe le père et ses fils mariés, puis encourage le mariage entre les enfants de ces frères, résulte de cinq mille ans d’évolution. L’Amérique du Nord, leader de la globalisation économique puis de sa contestation, représente, plus encore que l’Angleterre ou la France du Bassin parisien, la forme familiale nucléaire la plus proche du modèle originel d’homo sapiens. » (p. 28)

Et quelques lignes plus haut :

« La découverte d'une densification tendancielle des formes familiales a des conséquences incalculables pour l'interprétation de l'histoire humaine. Ce "modèle inverse", par opposition au "modèle standard", ouvre la possibilité d'une perception également inversée de plusieurs champs historiques et une meilleure compréhension de ce que nous sommes, ici ou ailleurs. »

Et p. 48 :

Dernier point à garder présent à l'esprit pour bien suivre la description de l'histoire exposée dans ce livre : le « modèle inverse » de l'histoire de la famille nous révèle une séquence historique fondamentale menant de la famille nucléaire (patrilinéarité de niveau 0) à la famille-souche (patrilinéarité de niveau 1), puis de la famille-souche à la famille communautaire exogame (patrilinéarité de niveau 2), puis enfin à la famille communautaire endogame (patrilinéarité de niveau 3).

Voilà qui, pour des islamistes, devrait constituer du pain béni… Mais les Frères musulmans sont trop occupés à courir après les « miracles du Coran », dans la fente de la lune ou la température des flammes de l'enfer, dans la bonne tradition concordiste du cheikh Al-Zindânî. Leur obsession du retard technologique occupe une place trop importante dans leur vision du monde, qui légitime leur férocité, leur brutalité.

Pour refonder le respect des structures sociales musulmanes au sein des sciences humaines, les travaux d'un Emmanuel Todd pourraient avoir une importance considérable. De même qu'un Gregory Bateson, sur un autre plan, et quantité d'autres auteurs de sciences sociales généralistes29. Mais il semble parfois que la seule fonction des études arabes, comme de la sociologie des quartiers populaires, est de tenir les musulmans à distance de cette littérature, en les maintenant dans un rapport de sous-traitance intellectuelle, au service de paradigmes éculés.

(…)

C'est l'histoire d'un jeune ethnographe français, qui faisait ses premiers pas dans la société yéménite et qui voulait avoir une face. Mais était-ce seulement possible? Les sciences sociales peuvent-elles avoir une face, ou bien peuvent-elles seulement être « objectives »? L'ethnographe n'en savait rien, mais il n'en démordait pas, et il finit par comprendre : des sciences sociales qui ont une face, cela s'appelle… l'islam. Il était prêt à en découdre avec son milieu professionnel, avec sa découverte, pour renégocier les règles du jeu au profit de son pays d'adoption… Mais les jeunes yéménites ne l'ont jamais laissé faire. Ils ont préféré voir leur État sombrer.

Pourquoi le journalisme, pourquoi la sociologie, trouvent-elles chez leurs adeptes une telle force, une telle constance? Pourquoi les Taezis sont-ils si sincères? N'est-ce pas que la honte, dans un cas comme dans l'autre, joue comme un puissant ressort? Le journalisme et la sociologie sont des religions de la culpabilité. Elles supposent le déracinement, et sauf exception elles ne prévoient pas de retour, de ré-enracinement.

Conclusion : Inconscience pour inconscience

Si je ne me suis jamais intéressé de près à la Maison Al-Bahr, et si j'ai fait abstraction du Régime pendant si longtemps, ce n'est pas par aveuglement, mais parce que j'ai toujours rattaché mes perceptions aux problématiques qui me semblaient pertinentes pour ma recherche.

D'un côté, il y avait ma honte de faire des sciences sociales, ma conscience de leur inadéquation, de leur incapacité structurelle à reconnaître et à respecter les structures sociales musulmanes. Cette réflexion a dicté toutes mes investigations, jusqu'à une conversion intellectuelle à la pensée systémique de Gregory Bateson, qui a coïncidé avec ma conversion à l'islam. Au fond, je n'ai jamais dissocié entre le Régime yéménite et les institutions des sciences sociales. Au fil des années, j'ai eu de plus en plus conscience d'être aux prises avec un conglomérat d'institutions et de logiques, tantôt bureaucratiques, tantôt intellectuelles, mais qui faisaient système.

De l'autre côté, il y avait mon expérience de l'implication affective avec les Yéménites, qu'il s'agissait de sauver ; mes efforts pour retrouver ma place, par tâtonnement, pour réapprendre à être en relation. Mais là encore, derrière ce que j'appelais à une certaine époque « homoérotisme », c'est toujours l'empreinte du Régime que j'interrogeais. Après tout, c'est bien le Régime qui me permettait d'être là, tel un éléphant dans un magasin de porcelaine…

L'épistémologie et l'interaction : au-delà de ces deux domaines, j'ai toujours botté en touche. Je sais que pour beaucoup de Yéménites, mon comportement relevait de l'inconscience. Mais j'ai plutôt l'impression d'avoir tout fait pour préserver ma conscience, à l'épreuve des allers-retours. Je crois même y être finalement arrivé, puisque je suis aujourd'hui capable de raconter l'histoire.

Aujourd'hui, c'est plutôt l'inconscience des Yéménites qui me frappe, surtout des intermédiaires culturels, pour ceux qui s'expriment, et l'abattement des autres, leur fatalisme. « De toute façon, la situation retombera entre les mains d'Ali Abdallah Saleh… ». D'où leur effarement, après l'assassinat de ce dernier. Mais cette incapacité à penser indépendamment du Régime, donc finalement à s'en émanciper, est liée à leur vulgarité intellectuelle, dans leurs langues et leurs disciplines d'adoption, auxquelles ils ont toujours entretenu un rapport strictement instrumental. Ces Yéménites exilés sont damnés : ils ont perdu la certitude qu'on peut changer le monde avec une métaphore, ou par une histoire qui commence comme une blague.

Pour ma part, si j'ai pu me permettre de faire abstraction du Régime dans mon enquête, c'est surtout parce que je n'ai pas abusé des privilèges qu'il me donnait. J'ai appris à avoir honte, et je me suis retiré progressivement :

  • Dès mon retour en 2004, comme je l'ai dit, il était déjà inconcevable d'aller labourer un autre terrain.

  • Après l'internement de Ziad et ma conversion à l'islam en 2007, il n'était plus concevable de m'attarder sur le carrefour du Hawdh, seulement auprès de Ziad, de sa famille et de son quartier.

  • Après ma rupture avec Yazid à la fin de l'année 2010, je me suis retiré du Yémen, et je n'y suis jamais revenu. La honte m'en empêchait, et les questions sécuritaires ne sont jamais vraiment rentrées en ligne de compte.

J'ajoute que Waddah m'a accompagné à sa manière, dans chacune de ces étapes.



1Remarque : il pourrait y avoir des erreurs factuelles dans les positions institutionnelles de la famille Al-Bahr, car je viens de les reconstituer à partir de publications qui sont datées de périodes différentes. Du temps de mon enquête au Yémen, je ne me suis jamais intéressé de près à la politique à Taez. Ces dernières années les évènements ont pris une tournure plus intéressante et parfois décisive, mais j'étais loin du Yémen et ce n'était plus mon travail. Il faudra faire relire à quelqu'un qui suit de plus près la scène politique taezie, mais cela ne devrait pas invalider mes observations.

2« ضابط الاستخبارات الأول في تعز » [« L'Officier des Renseignements Numéro Un à Taez »], Yemen-press, 5 octobre 2015. https://yemen-press.com/article11222.html (consulté le 3 janvier 2018).

3Référence à l'appauvrissement de la ville à partir du milieu des années 1990, au profit de la capitale Sanaa qui confisque les taxes et concentre tous les investissements.

4Est-ce une allusion à sa présence aux affaires d'encore un autre district que Mâwiya? Amîn Al-Bahr semble avoir (ou avoir eu) des responsabilités comme Président du Conseil Local du district de Maqbana, cette fois à l'Ouest de Taez. (source : almotamar.net, 30 décembre 2008, https://www.almotamar.net/7/news-65894.htm).

5Le Jawf est un plateau d'altitude aride situé au Nord-Est de Sanaa, à la frontière de l'Arabie Saoudite.

6« نشطاء تعز يضعون 23 شخصية في قائمة العار لتواطئهم مع ميليشيات الحوثي » [« Des activistes de Taez ajoutent 23 personnalités dans la Liste de la Honte, pour leur complicité avec les milices Houthies »], YemenSky, le 16 avril 2014, https://www.yemensky.com/news2985.html (consulté le 3 janvier 2018).

7« مصدر مقرب من العميد فيصل البحر يسخر من الأخبار المتداولة » [Une source proche de l'Amiral Faysal Al-Bahr se moque des informations qui circulent »], Taiz News, le 6 décembre 2017. https://www.taiz-news.com/?p=105514 (consulté le 3 janvier 2018).

9Voilà une bonne définition des Régimes autoritaires arabes, et peut-être même plus largement, de la condition d'intellectuel post-colonial.

10Cette période correspond à la reprise en main de Taez par le Régime, après la parenthèse socialiste.

11Peu de temps après ma formation, le laboratoire « historique » de sciences sociales à l'ENS est devenu l'équipe ETT (« Enquêtes, Terrains, Théories ») du Centre Maurice Halbwachs. J'ai pâti de ce remaniement, qui s'accompagnait notamment du départ de l'anthropologue Alban Bensa, parti fonder avec Didier Fassin l'IRIS (« Institut de Recherche sur les Enjeux Sociaux »).

12Ma maîtrise invoquait un « stigmate » lié au désœuvrement de ces jeunes… Dès l'année suivante, je reniais ce « placage absurde » des banlieues françaises sur la situation yéménite. En effet, comment considérer comme « stigmatisés » des jeunes qui étaient réputés plus proches du Régime?… Or je m'aperçois avec le recul qu'il y avait là une assez bonne manière, finalement, de comprendre le fonctionnement du Régime au raz-du-sol, en assumant ce paradoxe. Sans doute cependant était-il indispensable que je chemine plusieurs années à l'ombre du stigmate, en faisant moi-même l'expérience formatrice de la honte. (cf « Le "Za’im" et les frères du quartier. Une ethnographie du vide »).

13Une famille de voisins est originaire de Mâwiya, mais ils sont plutôt affiliés au parti islamiste Al-Islâh. Il s'agit de la famille d'Abderrahman, Omar et Ali, qui ont joué un rôle important dans mon enquête, bien que souvent à contre-cœur. C'est à travers leur entremise que je suis entré dans le quartier de Ziad, à l'occasion du mariage d'Abderrahmân, qui enseignait le français à Aden (le cortège nuptial à Mâwiya, non loin de l'aéroport, est l'un de mes premiers souvenirs à Taez). Mais dès les jours suivants, mon alliance s'est franchement portée sur Ziad et Nabil. J'ai toujours pensé que cette petite « trahison », en plus de leur rigorisme religieux, expliquait leur rancœur à mon égard, qui est même antérieure à ma rencontre avec Waddah (RENVOI EPISODE BANISSEMENT). Mais peut-être aussi de leur point de vue, la relation avec Waddâh passait d'autant moins que ce dernier travaillait pour la famille Al-Bahr, famille du cheikh de leur région d'origine. C'est possible, même si je ne l'avais jamais envisagé jusqu'à présent.

L'établissement des alliances d'enquête a toujours un caractère bien plus structurel qu'on ne l'imagine au départ. On en découvre toujours a posteriori de nouvelles causes, ce qui est assez hypnotisant. Mais d'une manière générale, toute mon enquête et toute ma réflexion prennent à rebours la subjectivité politique des frères musulmans.

14Du point de vue du découpage administratif, Al-Shuwayfa est un « canton » ('uzla) rattaché au « district » (mudîriyya) de Khadîr. Mais depuis la ville, les Taezis désignent leur campagne d'origine à travers le terme arabe qariyya, pour désigner aussi bien un district (comme Khadîr ou Mâwiyya) qu'un simple canton. Ces entités désignent toujours plus qu'un simple « village » : 10 000 habitants pour le canton d'Al-Shuwayfa, 130 000 pour le district de Mâwiyya, 2 300 000 pour l'ensemble du Gouvernorat de Taez - tout cela au recensement de 2004, qui était déjà sous-évalué à l'époque (la population actuelle est peut-être proche du double, étant donné la démographie galopante du pays). Le terme « vallée » me paraît plus évocateur, même s'il peut s'agir de sommets montagneux. Je m'efforcerai de réserver le terme de « région » pour les entités de la taille d'un Gouvernorat au moins, et surtout pour les grandes entités de la géographie yéménite (Bas Yémen, Hauts-Plateaux, Hadramaout…), qui correspondent aux régions autonomes (iqlîm) pressenties avant la guerre dans le projet de nouvelle constitution yéménite.

15Je mets le terme entre parenthèses, car il semble que cette région ne présente pas une « structure sociale tribale » telle que la conçoivent les anthropologues, même si la famille de Ziad vit ces liens comme des liens tribaux. Sur la tribalité à Taez, voir Vincent Planel, « Le réveil des piémonts : Taez et la révolution yéménite », in Le Yémen, tournant révolutionnaire, éd. par Laurent Bonnefoy, Franck Mermier, et Marine Poirier (CEFAS / Karthala, 2012), 125‑41.

17« شاهد بالصور .. مراسيم تشييع شهداء قصف منزل وكيل محافظة تعز الشيخ الشوافي » [En images : cérémonie funéraire des martyrs du bombardement de la maison du Gouverneur adjoint de Taez, Cheikh al-Shuwâfî] Yemensaeed, 13 septembre 2015, https://yemensaeed.net/news37708.html (consulté le 4 janvier 2018)

18Les Ottomans ont brièvement occupé le Yémen au XIXème siècle, surtout à Taez et dans le Bas Yémen, afin de contrer l'influence britannique à Aden. J'ai entendu Walîd, le frère de Waddah, se venter de ses origines ottomanes, lors de mon premier séjour ; « La Turquie, ce sont des ennemis de l'islam », se voyait-il rétorquer à l'époque (avant l'ascension d'Erdogan).

19J'ai expliqué ailleurs en quoi ce comportement était directement transposé d'un ethos de physicien, hérité de mon père et de ma formation en sciences expérimentales : « De la physique au terrain, et du terrain à l'islam. Pudeur et construction de l'objet dans les sciences expérimentales »

20Jean Genet, « Violence et brutalité », Le Monde, 2 septembre 1977.

21Ces observations doivent correspondre à ce qu'explique Lisa Wedeen, mais je suis encore trop peu assuré dans ma propre analyse du Régime pour tenter une discussion. Lisa Wedeen, Peripheral visions: Publics, power, and performance in Yemen (University of Chicago Press, 2008).

22La richesse de mon enquête, par contraste et malgré son caractère minimaliste, était précisément de pouvoir maîtriser un tant soi peu les paramètres de mon observation. Comme ma recherche n'a jamais eu d'autre enjeu que ma propre honte, ou ma propre place, j'ai fini par savoir observer (et restituer à l'écrit) certains de ces moments-clé où un déplacement s'était opéré. Pour peu que l'on accepte de s'y plonger (mais en attendant je m'envoie des fleurs…), la description ethnographique révèle alors une complexité sans commune mesure avec les modélisations habituelles, et laisse entrevoir le fonctionnement de la « miséricorde » sociale (rahma). Voir mon texte de 2010 : « L'expédition à Hammam Kresh : une ethnographie de la Miséricorde sociale ».

23Cité par Pierre Bourdieu dans ses études kabyles : P. Bourdieu, « Le sens de l’honneur », in Esquisse d’une théorie de la pratique ; précédé de trois études d’ethnologie kabyle. (Paris: Seuil, 2000), 59.

24Voici un exemple : sur le site de la télévision suisse romande, on trouve un reportage réalisé en 1967 sur la première guerre civile Yéménite. J'avais déjà repéré ce document remarquable, mais j'ai eu un choc en découvrant que le réalisateur n'était autre qu'Olivier Todd, le père d'Emmanuel Todd. J'ai compris ce jour-là que ce chercheur exceptionnel ne sortait pas de nulle part. Olivier Todd, « Yémen républicain An V. », Continents Sans Visa, Avril 1967, https://www.rts.ch/archives/tv/information/continents-sans-visa/3164994-le-yemen-en-guerre.html .

25Voir par exemple sur France Culture la série d'émissions « à voix nue » - notamment celle consacrée à Emmanuel Todd : https://www.franceculture.fr/emissions/voix-nue/emmanuel-todd-profession-prophete-15-lorigine-dun-systeme-familial

26Quelques mois avant la parution de cet article, la « Résistance Populaire » (pro-Islah) diffusait un communiqué pour démentir l'existence de contacts indirects entre Amîn Al-Bahr et son leader, Hamûd Al-Mikhlâfî. (« هذه هي حقيقة المراسلات بين الشيخ المخلافي وأمين البحر » [« Voici la vérité concernant les échanges entre le Cheikh Al-Mikhlâfî et Amîn Al-Bahr »], communiqué relayé le 7 août 2015 par le site pro-Hadi(?) voice-yemen : https://www.voice-yemen.com/news93102.html – consulté le 11 janvier 2018)

27Cette réflexion sur la sociologie s'est installée au cœur de mon travail au Hawdh al-Ashraf, dès l'année 2004, après la « trahison » du premier passage à l'écriture.

28Emmanuel Todd, Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine (Le Seuil, 2017).

29Autre exemple qui m'a marqué ces dernières années : l'usage qu'un jeune chercheur comme Ovamir Anjum peut faire de sa formation généraliste en sciences sociales. Ovamir Anjum, « Putting Islam Back into the Equation: Islam as a Discursive World-System », in Islam and the Orientalist World-system, éd. par Khaldoun Samman et Mazhar Al-Zo’by, consulté le 19 février 2013, https://www.academia.edu/2248217/Islam_as_a_Discursive_Tradition_Talal_Asad_and_His_Interlocutors .

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