Programme de théologie

(Premier jet au 3 octobre 2021)

Mes recherches en théologie s’organisent ces dernières années selon deux volets complémentaires :

Ces grandes questions ont débordé le projet original de ma thèse, qui reste en attente jusqu’à ce jour d’un projet éditorial de repli - mais cela ne m’a empêché en rien d’approfondir depuis quinze ans. Une conversation entre les démarches confessionnelle et laïque, rendue possible par les sciences sociales généralistes, à travers la réflexivité d’enquête et la pensée systémique.

Coupole de la mosquée Al-Ashrafiyya à Taez (XIIIe siècle - couleurs modifiées). « Il n’y a de Dieu que Dieu, Mohammed est Son prophète. Au nom de Dieu le clément, le miséricordieux ».

Préambule

C'était en 2007, peu après l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy. Cela faisait déjà quatre années que la ville de Taez, au Yémen, était mon objet d’étude. J'y revenais cet été-là pour la quatrième fois, afin de lancer la rédaction de ma thèse. Je suis rentré dans la mosquée un jour du mois de septembre, sans rien demander à personne. De toute façon je passais mes journées devant l’ordinateur : il n’était plus temps de re-jouer mon enquête à ce stade, ou de collecter encore des matériaux. J’abattais là ma dernière carte de chercheur laïque, avant de me retirer du jeu.

Au fond ma conversion était une protestation, adressée à la France et au Yémen indissociablement : contre le fonctionnement de la gauche française, qui pavait le terrain à la xénophobie démagogique de certains hommes politiques ; contre le fonctionnement des intellectuels Taezis, qui pavaient le terrain à la corruption du régime yéménite. Ou pour le dire autrement, je protestais contre ce que les sociologues font avec l’islam, et contre ce que les musulmans font avec les sciences sociales. Je n’allais pas pour autant m’allier aux islamistes yéménites, plus ou moins djihadistes, dans un pays qui n’était pas le mien. C’est pourquoi il n’y a pas eu de cérémonie, il ne pouvait y en avoir. Mais en France jusqu’à aujourd’hui, cette protestation continue de donner sens à ma vie.

Anthropologue spécialiste des rapports entre islam et sciences sociales, je n’ai pas trouvé ma place à ce jour dans les institutions existantes. En effet, je considère qu’on ne peut lutter contre le communautarisme musulman qu’en luttant contre le communautarisme intellectuel et universitaire, malheureusement devenu chronique dans notre pays. Réciproquement, trop de musulmans se complaisent à maintenir les institutions dans leurs ornières, quand il faudrait leur ouvrir les yeux. Les institutions qui dissertent en roue libre sur la « laïcité » et « l’islam des lumières », ne pratiquent en réalité ni l’une ni l’autre ; en rejetant sur l’extérieur leurs contradictions, elles rendent toujours plus insolubles les problèmes de notre temps.

Une théodicée musulmane de la tragédie yéménite

La théodicée est une branche de la théologie - dite aussi théologie naturelle - qui traite de Dieu en tant qu'il est connu par la raison et non par la Révélation. On peut l’aborder par cette question, classique dans l’histoire de la philosophie : comment faire coexister le constat de l’existence du mal, avec l’idée de perfection et de justice divine ? (al-haqq en arabe, nikè en grec, qui donne théo-dicée : Allah huwa al-haqq)

Actuellement sur les questions moyen-orientales, on dispose essentiellement de deux théodicées, humaniste et djihadiste, qui ont en commun d’évacuer l’observateur :

L’ethnographe qui se convertit sur le terrain (voir ici) se situe d’emblée dans une position médiane entre ces deux théodicées. Confronté à l’enlisement de sa démarche, il est contraint de penser la question du mal à nouveau frais.

Ordinairement pour le chercheur en sciences sociales, la question du mal se pose simultanément dans la « Grande Histoire » contemporaine (dehors) et dans sa propre expérience subjective du terrain (dedans). Mais l’ethnographie finit toujours par rabattre l’une sur l’autre : par réinscrire l’expérience individuelle du mal dans une théodicée implicite, humaniste, qui la naturalise. Les personnages sont épinglés sur des paysage pré-existants, comme autant de drames de la crucifixion.

Dès lors qu’il cherche en conscience une autre voie, l’ethnographe est confronté à une impasse, à l’impossibilité de produire un récit, malgré l’urgence évidente. C’est dans l’expérience de ce hiatus que naît la réflexion théologique. Ziad se promène dans une ville, emportée dans le chaos de la Grande Histoire, en se prenant pour Jésus : il annonce pour Taez l’imminence du Jugement Dernier. Et moi en France, faute de savoir intégrer ces éléments, je suis confronté à ma propre impuissance.

s l’année 2008, pour faire face à cette situation, j’ai pris appui sur la « théologie naturelle » de Gregory Bateson (1904-1980). Au croisement de la biologie, de la psychologie et de l’anthropologie, l’écologie de l’esprit recentre l’étude des phénomènes au niveau d’une dialectique plus générale, entre apprentissage et Evolution :

« À mesure que nous avançons, nous arrivons à un monde très différent de celui décrit par le langage habituel, à un monde qui est fondamentalement double dans sa structure. À un niveau d'organisation assez bas (je ne dis pas simple, mais bas), il y a quelque chose qu'on appelle l'apprentissage. Au niveau d'une Gestalt beaucoup plus vaste, on trouve quelque chose qu'on appelle l'évolution. Il existe une sorte de drôle de couplage imparfait entre ces deux niveaux. Nous nous situons surtout au niveau de l'apprentissage mais nous sommes quand même des créatures et nous appartenons aussi à ce niveau beaucoup plus vaste. Nous vivons dans un monde curieusement paradoxal, dans lequel nous faisons de notre mieux. Vous savez, le monde est parfois une plaisanterie - parce que justement, les plaisanteries se trouvent entre les deux niveaux de Gestalt, les deux niveaux de configuration, et, lorsqu'ils se recoupent, nous rions, ou nous pleurons, ou faisons de l'art ou de la religion, ou devenons schizophrènes. Alors qu'allons nous faire? Mais la question n'est pas vraiment de faire quelque chose, naturellement.
Je crois qu'il y a différentes sortes de mouvements. L'un des plus intéressants, c'est le mouvement que vous réalisez quand vous vous trouvez déchirés entre ces deux mondes de niveaux différents. C'est ridiculement confus, ridiculement injuste. (...) Au-delà de ce que nous appelions une double contrainte il y a quelques années, au-delà de ce dilemme (si toutefois vous pouvez faire en sorte que ces niveaux s'affrontent d'une certaine façon, sans fuir la situation, et sans vous faire attraper par le système de santé mentale de l'État), on découvre un autre niveau, une certaine sagesse. »

« Intelligence, expérience et évolution » (1975)
in Une unité sacrée : quelques pas de plus vers une écologie de l'esprit
(Seuil 1996), pp. 374-375.

Une anthropologie laïque de l’aire monothéiste

Il reste encore à construire une anthropologie laïque de l’aire culturelle monothéiste : une anthropologie qui s’efforcerait au moins de tendre vers la neutralité à l’égard des cultes. À l’heure actuelle, cette neutralité est totalement biaisée, concernant l’islam, par l’hégémonie du paradigme culturaliste qui ne s’est que renforcée depuis 1945.

Les sociétés musulmanes et les diasporas ont pu penser initialement y trouver leur compte. La désillusion est aujourd’hui sévère. Et ils font l’autruche, ceux qui veulent aujourd’hui se réclamer du moment décolonial, totalement à contre-temps. Car ce rapport biaisé aux sciences sociales était inhérent au principe du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ».

Ni la notion de culture, ni les autres paradigmes des sciences sociales fussent-elles « critiques », ne sont isotropes du point de vue de la diversité monothéiste. La neutralité laïque des sciences sociales n’est pas un donné. Elle doit se construire à partir de problèmes épistémologiques fondamentaux, en associant étroitement la philosophie des sciences, l’anthropologie historique des théologies monothéistes, et les situations les plus contemporaines.

Je commence pour ma part avec une question simple : pourquoi Ziad se prend-il pour Jésus ? Comment recevoir l’interprétation qu’il nous adresse ?

Plus d’éléments de réflexion dans la section noyau.html

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