noeud de moebius, en trois couleurs

Déclaré musulman.
La laïcité française est fille de la complexité

En septembre 2007 je me suis déclaré musulman, sur le terrain de mon enquête, pendant mon quatrième long séjour dans la société yéménite. Depuis cette date, ma vie est devenue assez compliquée. Dans le monde académique je ne suis plus un chercheur « normal ». Dans la communauté musulmane je passe pour « pas très catholique ». La France est aux prises avec deux chimères - une science sociale omnipotente, un islam idéalisé - dont ma recherche au Yémen a touché les limites. En France, l’une et l’autre réclame le monde pour elle seule. Pour l’une comme pour l’autre, mon histoire est une trahison.

Cette « déclaration d’islam » est comme un acte que j’aurais perpétré sur le terrain, et qui susciterait la gêne de mes interlocuteurs. Et tout le défi de l’ethnographie est d’arriver à le dire malgré tout, pour élargir le pacte laïque.

C’était le 1er jour de ramadan de l’année 1428 - soit le 13 septembre 2007 dans le calendrier chrétien. Il n’y a pas eu de cérémonie. J’ai commencé à faire la prière tout seul dans ma chambre d’hôtel, près de mon bureau et de mon ordinateur. Ziad m’avait montré les gestes trois ans plus tôt, un soir qu’il était monté me voir, dans une autre chambre du même hôtel. C’était mon quatrième séjour : déjà douze mois cumulés depuis ma première enquête, à user mes pantalons à cet endroit - et bien plus encore à y user mes neurones depuis la France, en m’y déplaçant par la pensée. Le soir, invité à rompre le jeûne chez des amis, j’ai rejoint la prière collective. Le frère aîné Lotfi était mon complice, je savais d’avance qu’il réagirait avec pudeur - car il était évidemment hors de question de passer par une cérémonie. Ceux qui avaient cru en ma démarche n’étaient pas spécialement au club des barbus, et ils étaient pourtant les seuls témoins possibles de ma conversion : ceux qui ne l’avaient pas exigée. Le premier d’entre eux, après m’avoir offert son hospitalité intellectuelle, venait de passer de la clinique psychiatrique à la prison de droit commun. Les circonstances étaient assez tragiques, il n’y avait plus rien à dire. J’ai pénétré dans la mosquée du carrefour sans rien demander à personne. Au fond pour croire en Dieu, j’avais besoin de soutenir leurs regards.

À Taez on se souvient très bien pourquoi je me suis déclaré musulman, et pourquoi il n’y a pas eu de cérémonie. Parce que la religion au Yémen est chose publique, sur laquelle on m’interrogeait constamment, d’une manière particulièrement étouffante qui avait tout gâché. Je me suis déclaré musulman par honnêteté intellectuelle, lorsqu’est venu le temps de me retirer. J’abattais ma dernière carte de chercheur laïque, à la fin du jeu. Aussi parce qu’un anthropologue doit consigner la manière dont il interagit avec les gens : je voulais qu’ils sachent que le monde académique saurait. Ainsi, je devenais l’interlocuteur qu’en arrivant j’aurais voulu trouver. Les Taezis qui avaient suivi l’histoire comprenaient parfaitement.

Mais Taez, c’est loin d’ici, à 5000km.

En France on ne comprend pas cette histoire, et on ne comprend pas Taez. La ville a fait sa révolution, puis s’est effondrée dans la guerre, et personne ici n’a entendu son cri.

Donc fatalement ça n’imprime pas, quand j’explique : « À tel et tel de mes personnages, il était arrivé ceci et cela… ». Je ne fais qu’obscurcir le geste, si j'enferme ma conversion dans la petite histoire de mon enquête.

La vérité est à la fois plus simple et plus profonde. J’étais parti au Yémen pour pratiquer une anthropologie symétrique, fondée sur des rapports d’égalité intellectuelle. Au final notre histoire était surtout la mienne, chaque personnage était subventionné. Avec l’islam, je leur disais que je le savais, que je l’avais toujours su, que je pouvais voir cette réalité en face. Je le déclarais à mes personnages, et il n’était pas question de les convier à une cérémonie.

La laïcité française est telle que je l'ai redécouverte à Taez, fille de la complexité. Elle est celle qui permet l’intégrité intellectuelle, grâce à laquelle j'ai pu m’échapper du naufrage, grâce à laquelle le dialogue peut se poursuivre aujourd’hui.

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