La double contrainte est une notion développée par
l’anthropologue Gregory
Bateson (1904-1980), initialement pour comprendre la
genèse de certains troubles mentaux. Elle désigne une situation
dans laquelle l’individu est soumis à deux pressions
contradictoires et incompatibles, formant une injonction
paradoxale. La notion s'applique aussi à toutes sortes de
situations d'apprentissage, dans diverses civilisations.

Extrait d’Asterix en Corse, illustrant la notion
de double contrainte.
L’idée directrice de mon travail depuis plus d’une décennie,
c'est que les sciences sociales mettent les musulmans dans des
doubles contraintes ; en retour, les musulmans posent des
doubles contraintes aux chercheurs et aux institutions. Mais il
n'y a rien là de spécifique à l'islam en réalité : la modernité
elle-même est une injonction contradictoire, et les mêmes
mécanismes ont toujours été à l'oeuvre au sein de l'Europe
“judéo-chrétienne” - en attestent
les structures théologiques et
l’histoire des idées. Si la stigmatisation des
musulmans ne règle rien, l'Orient peut servir de boussole.

La médiation ethnographique
L’ethnographie - du grec ethnos (l’homme dans sa
singularité) et graphein (écrire) - est une méthode
de collecte et de production raisonnée des données en sciences
sociales. Elle trouve d’abord son origine dans l’étude des
sociétés sans écriture (aborigènes d’Océanie, Indiens
d’Amérique…). Avec la Décolonisation, l’ethnographie s’est
trouvée rapatriée dans tous les domaines, notamment en
sociologie. Cette méthode est ainsi devenue de plus en plus réflexive,
c’est-à-dire consciente des biais induits par l’observation et
l’écriture. Aujourd’hui finalement, l’ethnographie propose une
médiation entre les situations réelles et le sens commun
dominant.
Être ethnographe, c’est être spécialiste de la manière dont les
contextes se traduisent dans les interactions - contextes
historiques, sociaux, anthropologiques, mais aussi biologiques,
médicaux ou autres. C’est en outre être capable de rendre cela
visible par un travail expérimental spécifique d’engagement
relationnel et d’écriture.
C’est cet exercice de description située que j’ai pratiqué dans
la ville de Taez au Yémen pendant une dizaine d’années (sur
place environ trois mois par an). Mon regard a profondément
évolué dans cet intervalle, ce qui m’a permis d’aller
particulièrement loin dans la déconstruction des illusions
sociologiques : un savoir-faire que je transfère
directement aujourd’hui dans les situations de médiation.

Les sciences sociales anti-culturalistes
En parlant de « sciences sociales
anti-culturalistes », je fais référence à un paradoxe.
- D’une part, je m’inscris pleinement dans une tradition des
sciences sociales françaises peu portée sur le culturalisme –
c’est-à-dire l’étude de la cohérence interne d’un corpus de
traditions, de mythes et de modes de vie, au sein d’une
population, d’un territoire et d’une langue donnée, formant
une entité sociale que l’on suppose organique et autonome,
jusqu’à sa mise en contact avec la « modernité ». Si
la notion de culture est omniprésente dans l’ordre
géopolitique post-colonial (né avec la césure de 1945), la
France reste probablement le pays du monde le moins portée à
ce genre d’exercice intellectuel, pour des raisons historiques
et anthropologiques profondes (l’État s’est construit
autrement).
- Mais par ailleurs, dans la période particulière que traverse
notre pays, les sciences sociales sont souvent taxées de «
culturalisme » par une partie de la société (notamment dans
leur rapport avec l’islam), et on leur reproche de vouloir «
importer le multi-culturaliste anglosaxon ». Cette accusation
n’est pas toujours fondée (même si l’influence théorique des
sciences sociales anglophones est réelle, fort heureusement…).
Souvent ce clivage prend la tournure d’un dialogue de sourds,
par tribunes interposées d’universitaires dans les grands
quotidiens, ou éditocrates qui s’écharpent sur les plateaux
télé, sans que cette question philosophique n’ait la moindre
prise sur les problèmes réels de la société française.
Une chose est sûre : ma démarche dans la société yéménite
était fondamentalement anti-culturaliste ; il s’agissait
d’exporter les sciences sociales généralistes sur le terrain
yéménite, le terrain de l’islam. Et de fait, j’ai dû apprendre à
me battre contre les moulins (à travers la systémique et Gregory
Bateson - lui un vrai anthropologue…).
À chaque aller-retour, le déphasage était profondément
déstabilisant. Assez rapidement, j’ai eu besoin de donner sens à
cette expérience en relation au passé, en plongeant d’abord dans
ma propre histoire familiale, puis à travers les positions
respectives du Yémen et de la France dans l’histoire du monde.
Je travaillais sous la direction d’une anthropologue et
historienne franco-tunisienne, Jocelyne Dakhlia, qui insistait
sur la familiarité réciproque des sociétés arabes et européennes
en amont de l’expansion coloniale. Elle s’attaquait là à un
mythe structurant, celui des isolats culturels mis en contact
par la modernité - et tout ce qui en découle, notamment la
tentation indigéniste de l’antiracisme. J’ai donc commencé à
sonder cette structure sous-jacente, la trame d’une histoire
monothéiste partagée, à partir des régularités de ma propre
expérience, dans le flot de l’existence et des interactions.
Au fond je n’ai jamais cessé, jusqu’à aujourd’hui,
d’approfondir cette compréhension organique de l’histoire,
malheureusement incompatible avec les structures universitaires.
Je reste néanmoins fidèle à ma formation (à l’Université Paris
X, l’ENS et l’EHESS), c’est-à-dire une formation en sciences
sociales généralistes (sociologie, histoire, anthropologie) et à
une tradition de l’anthropologie française peu portée sur le
culturalisme (comparée à l’anthropologie anglo-saxonne).
Mes analyses sont marquées par le fait d’avoir tenté d’exporter
sur le terrain yéménite cette conception bien française des
sciences sociales, dans ce moment très particulier du début des
années 2000 et de l’opposition de la France à la Guerre en
Irak ; marquées également d’avoir finalement échoué à
convaincre, dans le moment d’accélération qui s’est joué après
le Printemps Arabe de 2011, alors que j’avais su négocier cette
approche avec le monde académique. Je continue de voir la
persistance du culturalisme dans l’approche du Moyen-Orient
comme l’une des causes fondamentales des crises de la décennie
écoulée. Et je m’efforce à présent de comprendre cette
persistance dans une épistémologie globale des rapports
Nord-Sud.
Cheminant dans la société française pour me reconvertir après
cet échec, il n’était pas question de me lancer dans une
nouvelle thèse. S’il m’est arrivé d’écrire (très ponctuellement,
face à des affaires locales particulièrement graves), j’ai
surtout observé silencieusement, aux côtés d’une communauté
musulmane elle-même profondément silencieuse. Peu à peu, j’ai
pris conscience d’un décalage vertigineux dans la perception des
questions sociales, dont tous les Français font aujourd’hui les
frais. J’ai développé un certain nombre d’outils pour rendre
compte de cet état de fait - épistémologie, histoire des
idées, théologie comparée des monothéismes - qui forment
aujourd’hui pour moi une sorte de boussole, un antidote à toute
forme de culturalisme et d’essentialisme.

La sociogenèse de l’Europe
Chaque fois que je me penche sur un problème contemporain lié
de près ou de loin à l’islam ou à la laïcité, je retrouve à quel
point la sociogenèse de l’Europe se rejoue perpétuellement dans
les interactions. La sociogenèse, c’est-à-dire la manière dont
la conscience intellectuelle européenne s’est organisée, disons
à partir de la formation des universités au XIIème
siècle, dans un rapport paradoxal au fond médiéval pré-existant,
marqué alors par le rayonnement civilisationnel de l’Islam. On
ne peut pas dire que l’Europe est structurée dès l’origine par
son « islamophobie » (comme certains le formulent
aujourd’hui) car c’est en réaction à sa propre
tradition religieuse que se définit la « Renaissance »
de l’Europe chrétienne. En fait les choses se jouent à un niveau
plus abstrait, celui de l’ordre théologique et des structures
anthropologiques. La notion d’islamophobie se construit à partir
d’une conception erronée et caricaturale du « choc
colonial », qu’elle projette artificiellement sur
l’ensemble de l’histoire antérieure, depuis les croisades de
l’An Mil. Elle masque le fait que les musulmans ont toujours été
partie prenante de cette évolution, comme ils sont partie
prenante des évolutions contemporaines de la société française.
Bref, sans avoir besoin d’entrer dans les détails de cette
histoire complexe, je finirai toujours par vous faire mettre le
doigt, à partir de votre propre expérience
contemporaine, sur l’imbrication épistémologique fondamentale de
l’aire culturelle monothéiste : une imbrication originelle,
et continue au fil de l’histoire, contrairement à ce que
suggèrent les représentations dominantes dans notre époque
postcoloniale tardive. Je dispose là de ressources pour un
recadrage, pour vous faire entrevoir les choses sous un jour
nouveau. Re-découvrir l’Orient au plus proche, pour
sortir d’une perception monstrueuse du contemporain, et mieux
gérer sa part de conflictualité.
Remarque : j’applique ici la démarche de la
sociohistoire, tirée de ma formation au département de Sciences
sociales de l’ENS : un département où personne ne
travaillait sur le Yémen, ni sur le monde arabe, ni même sur
l’époque pré-moderne, mais marqué du point de vue théorique par
une conception génétique des rapports entre sociologie
et histoire, dans la lignée de l’historien Norbert Elias
(1897-1990). La sociohistoire
cherche à comprendre comment les choses du présent fonctionnent
à la lumière du passé historique, en mettant l'accent sur
l'étude des relations à distance et la socio-genèse des
phénomènes.

Une exigence intellectuelle
Dans tous les cas, mes analyses excluent toute idéologie, et
restent toujours en prise avec les savoirs académiques
(sociologie, histoire, anthropologie). Mon travail consiste
simplement à mettre en perspective ces savoirs les uns par
rapport aux autres, en me fondant sur :
Chez moi, il n’y a pas « d’alternative facts », mais
un rappel inlassable de certaines données d’épistémologie et
d’anthropologie fondamentale, qui organisent nécessairement
toute connaissance réelle du monde contemporain.
Pour cela, je m’appuie beaucoup sur l’oeuvre de Gregory
Bateson, l’un des grands anthropologues du vingtième siècle (+
d’informations).

Une éthique de l’intervention écrite
« Ô croyants ! Évitez de trop
conjecturer sur les autres, car il est des conjectures qui
sont de vrais péchés. »
(Coran 49:12)
Fondamentalement, je ne crois pas en la prétention des sciences
sociales à s’exprimer en toute généralité sur une société ou une
époque donnée. Aucune expérience ethnographique n’est de nature
à justifier ce privilège à mes yeux - ni d’ailleurs aucun
lieu de naissance. Donc j’utilise la méthode ethnographique au
sein de ma propre société, comme outil de médiation entre
des
personnes qui essaient déjà
de se parler. J’interviens alors sans revendiquer
d’expertise spécifique, si ce n’est quant au fonctionnement de
la parole elle-même.
Pour la petite histoire
c’est pendant le mouvement Gilet Jaune, complètement par
hasard, que j’ai découvert que ma formation pouvait avoir
cette utilité. Les Gilets Jaunes avaient été chassés du péage,
et les AGs étaient très conflictuelles : beaucoup avaient
le sentiment d’être dépossédés de leur mouvement, et
menaçaient de claquer la porte à chaque instant. Mes
comptes-rendus étaient tout l’inverse de comptes-rendus
ordinaires : mes notes exhaustives permettaient de faire
apparaître autre chose, la matière des débats, et la violence
spécifique du compte-rendu. Mes verbatims, c’était une force
de dissuasion braquée sur les beaux parleurs, nécessaire pour
que l’AG garde ses participants. Ça a permis, je crois, que
chez nous le mouvement s’érode un peu moins vite.
Par ailleurs, je me permets de proposer des activités de
conseil sur des affaires de terrorisme, de laïcité et de
« liberté d’expression » : affaires qui touchent
aux limites de la cohésion nationale, mais aussi et peut-être
surtout aux limites des sciences sociales elles-mêmes. Ce qui
caractérise toutes ces affaires, c’est une situation dans
laquelle une
partie
des acteurs en
présence
ne s’expriment
simplement plus,
et depuis très longtemps, alors qu’ils sont
supposément
concernés, de sorte que les institutions se débattent
en fait avec leurs propres contradictions. Si j’interviens
alors, ce n’est pas en tant que « spécialiste de
l’islam », encore moins en tant que
« représentant », mais en tant que spécialiste de
l’approche social-scientifique et de ses limites, entre
autres sur le terrain musulman. Je me propose de dire des choses
que la société française, si elle cessait de s’en remettre à des
sociologues prestidigitateurs, pourrait très bien se dire à
elle-même…
Pour la
petite histoire, mon travail au Yémen portait
déjà
sur les limites des sciences sociales, bien avant le Printemps
inattendu de l’année 2011, et bien avant l’effondrement du
pays dans la guerre après 2015. Dans mon enquête, le
tournant s’est produit en 2007 au cours de ma deuxième année
de thèse, après l’internement en hôpital psychiatrique de
Ziad, un jeune
expert comptable qui avait été l’interlocuteur principal de
mon premier travail quatre ans plus tôt…
[Une
histoire
à découvrir dans mes écrits académiques, disponibles via l’onglet
recherche].

La séparation des hémisphères
« Que
ta
main gauche ignore ce que fait ta main droite… »
(Matthieu
6:3)
Voilà donc les deux « hémisphères » de OrientMC :
Médiation
(sur les thématiques « Gilet Jaune ») et Conseil (sur
les thématiques liées à l’islam). Deux domaines de compétence et
d’intervention relativement autonomes, que je tiens à maintenir
séparés pour ne pas « tout mélanger », tout en sachant
aussi les articuler à un autre niveau. Il pourrait sembler
incohérent de juxtaposer deux offres de services si différentes,
mais cette distinction garantit au contraire la pertinence de
mon intervention, dans l’époque que nous traversons.
Dans la France de 2020, on ne peut pas poser la
question sociale en faisant abstraction du reste du
monde, sans un diagnostique adéquat sur les évolutions
du Moyen-Orient. Au-delà de la seule question
migratoire, pierre d’achoppement de tous les débats, il
manque une réflexion intégrant l’Orient dans notre
destin collectif.
|
D’ailleurs la réciproque est vraie aussi : on ne
peut pas continuer de penser les sociétés arabes
sunnites comme des éprouvettes posées sur une étagère.
La guerre au Yémen, par exemple, doit être reconsidérée
à la lumière de la crise des démocraties Occidentales,
de la fébrilité qu’elle implique pour nos partenaires
moyen-orientaux, qui s’y adaptent par la guerre. Les
spécialistes de ces pays sont incapables de penser les
choses en ces termes, pour des raisons
structurelles - et c’est précisément ce phénomène
qu’il s’agit de porter à la conscience collective,
jusque dans ses retombées pour nos propres sociétés.
|
Dans cette approche longuement mûrie, subtile et nuancée, je
recherche les solutions au niveau des situations concrètes, tout
en opérant un recadrage quant au caractère interconnecté des
crises globales, voire même leur intrication organique au sein
du bloc occidental. Et nous ne faisons là qu’anticiper sur une
conscience historique en gestation, liée aux lignes émergentes
de fracture géopolitique, qui finira nécessairement par advenir.
L’anthropologie offre un temps d’avance sur ces bouleversements
historiques, recompositions culturelles et révisions
paradigmatiques. Souvent d’ailleurs, sans
que notre pays en ait vraiment conscience, ces
évolutions se sont jouées en Orient il y a plusieurs décennies…
Notre époque post-coloniale souffre d’avoir voulu tout
mélanger, et elle tâtonne aujourd’hui vers un nouvel
équilibre : rétablir des frontières, des lois d’exception
visant certains citoyens, dans l’espoir de conjurer
l’impuissance devenue chronique des responsables et des
institutions… Comment en sommes-nous arrivés là ?
Jusqu’au milieu du XXème siècle environ, la connaissance sur
les sociétés musulmanes était essentiellement produite par des
militaires et des missionnaires religieux. Ces domaines d’étude
sont depuis tombés dans le giron des sciences sociales, tandis
qu’était vivement décriée la tradition orientaliste, en lien
avec la Décolonisation, les migrations post-coloniales, la
généralisation des couples mixtes. Mais cela ne règle pas tout,
et renforcer encore aujourd’hui l’emprise des sciences sociales,
comme si en dépendait encore l’émancipation des peuples, n’est
plus une fin en soi. Au contraire, il y a maintenant un
véritable enjeu démocratique, pour la liberté de tous, à
desserrer l’emprise autoritaire des Humanités. Cette bataille se
joue largement sur le terrain de l’islam, pour les raisons qu’on
vient d’évoquer.
L’enjeu de la période actuelle est de préserver les acquis de
nos sociétés ouvertes - et des sciences sociales qui leur
correspondent - tout en retrouvant la conscience
« holistique » qu’avaient les militaires et les
religieux. Le chemin est étroit, mais il existe. Et cela
commence par restaurer une rigueur intellectuelle minimale
lorsqu’il est question de la société en général, et de l’Orient
en particulier. Notamment, garder en tête à partir d’où chacun
s’exprime, au lieu de disserter de manière surplombante à propos
de la Terre entière. Autrement dit, savoir ménager un principe
de pudeur (cerveau droit) pour contrebalancer la tentation
discursive (cerveau gauche). Dans l’époque que nous traversons,
cette simple démarche est de nature à dénouer la situation dans
bien des domaines.
La séparation des hémisphères est un phénomène cérébral bien
mystérieux, et pourtant nécessaire d’un point de vue cognitif,
s’inscrivant même dans une nécessité fondamentale d’ordre biologique.
Et la pensée européenne ne peut pas plus s’émanciper des
structures héritées de l’histoire. Pour des raisons
anthropologiques complexes, mais en fait évidentes, l’Europe ne
retrouvera le Nord qu’en redécouvrant l’Orient. C’est-à-dire en
redécouvrant l’expérience intellectuelle de la stupeur, de
l’inspiration et du vertige, un débrayage qui fait cruellement
défaut dans les débats actuels.
Orient Consulting n’est donc pas un cabinet de conseil vendant
des connaissances sur l’Orient (les fameuses
« réalités » moyen-orientales). Pour remettre entre
vos mains la capacité d’agir, je vous accompagne plutôt dans un
changement de paradigme, susceptible d’intégrer la présence de
l’Orient en tant que lieu épistémique, lieu depuis lequel
un regard est porté, et ce de manière parfaitement rationnelle
et laïque, le temps de mon intervention.

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