Orient consulting

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En 2013, je suis contraint d’abandonner dix années d’investissement dans le monde de la recherche académique, et de sacrifices pour mener mes recherches au Yémen. Mon travail ne passe décidément pas, du fait de mon obstination à placer au centre de mes analyses l’épistémologie, c’est-à-dire les contradictions structurelles de l’observateur. Mais le Yémen était sur le point de basculer dans la guerre de toute façon, et au moment où je réatterris dans la société française, c'est sur son propre sol qu'elle se retrouve frappée par la violence djihadiste… De cette expérience croisée, j’ai finalement tiré une posture originale, fondamentalement anti-culturaliste : plutôt que de me prétendre spécialiste de telle ou telle population, j’aborde les problématiques liées à l’islam par une approche « cybernétique », c’est-à-dire informationnelle, et par un diagnostique plus général sur les contradictions de notre temps.

CV académique de janvier 2014
(avec liens vers mes publications).

Lien vers mon ancien site

Ziad et l'avenir du Hawdh

portrait de Ziad ferrailleur portrait de Ziad ferrailleur portrait de Ziad ferrailleur
Ziad al-Khodshy est né à Taez en 1979. Le 12 janvier 2021, ces impressionnantes photos sont postées sur Facebook, accompagnées d'une interview vidéo qui fait rapidement le buzz. On y voit Ziad improviser une conférence d'astrophysique, puis dérouler son curriculum d'expert comptable dans les plus grands groupes yéménites. Dans les commentaires, les témoignages pleuvent sur sa noblesse de caractère et son intelligence d'antan, tandis que d'anciens camarades se mobilisent pour lui venir en aide.
Mais à vrai dire, Ziad n'a pas été rendu fou par la guerre. Héros en 2003 de ma première enquête, il revient au centre de mon travail quelques années plus tard (2007), après un internement en hôpital psychiatrique auquel je me sens confusément lié. Conscient que personne parmi les Yéménites ne croît vraiment au diagnostique de schizophrénie, je réoriente mon travail de thèse fondamentalement, afin de mettre en évidence l'arrière-plan de cette situation. C'est une question de principe : je veux être fidèle à celui qui a pris l'initiative de me socialiser. Mais la radicalité de cette démarche finit par m'obliger à abandonner ma thèse en 2013 - alors que Ziad ère dans les rues de Taez en proclamant l'imminence du Jugement Dernier.
De cette expérience, j'ai fait ma marque d'anthropologue indépendant : une réflexion originale sur l'impunité structurelle dont jouit le chercheur en sciences sociales à l'ère post-coloniale. Je conserve également une relation profonde avec la famille de Ziad, qui nous lie jusqu'à aujourd'hui.
vue du Hawdh
Ziad avec le Directeur Samir Ismail et Abdallah Othman
De 2003 à 2010, mes enquêtes portaient sur les rapports entre illusion sociologique et socialisation de l'observateur (extrait de ma présentation à l'université d'Exeter, juillet 2019). Depuis 2015, Hawdh al-Ashraf est le quartier martyre de la guerre civile yéménite. Ziad en janvier 2021, aux côtés de Samir Ismail, un officiel du bureau des travaux publics, et de Abdallah Othman, figure charismatique locale (déjà évoquée dans mes travaux, par exemple ici). La margelle séparant les deux lieux de ma socialisation a été repeinte de la couleur des Gilets Jaunes.

+ émission de radio consacrée à Ziad (Watani FM, 2/2/2021) :

(témoignage de Ziad, suivi d'un entretien téléphonique avec Samir Ismail).


Taez et l'avenir du Yémen

Ci-dessous un extrait de Laurent Bonnefoy, spécialiste du Yémen au CNRS, avec lequel j’ai beaucoup échangé durant l’année 2011. Cette collaboration a donné lieu à mon texte « Le réveil des piémonts. Taez et la Révolution yéménite », paru en 2012. Laurent en explique ici les enjeux, en évoquant au passage mon travail, ainsi que la dimension « honteuse » de l’identité taezie :
Avant de conclure, il convient d’évoquer l’émergence d’une troisième identité, alternative à celles du Nord et du Sud qui structurent, souvent pour le pire, le débat politique et mettent en péril les institutions et l’idée même de nation yéménite. Cette identité tierce se structure autour de la troisième ville du pays, Taëz, qui a une histoire particulière. C’est la ville de laquelle est issue la majorité des petits fonctionnaires, des instituteurs, des ouvriers, et qui a généré énormément de migrations internes. Les Taëzis sont très largement présents à Sanaa où ils occupent massivement des fonctions dans les administrations, mais aussi dans les restaurants et dans les magasins. Ils sont également présents à Aden, puisque le per-sonnel du port est, dès la période coloniale britannique, en grande partie originaire de Taëz. Comme a pu le sentir mon collègue anthropologue Vincent Planel, les Taëzis incarnent un ordre administratif et de ce que les manifestants de 2011 avaient appelé «l’État civil», c’est-à-dire un État qui n’est ni tribal ni religieux ni militaire et qui, donc, pourrait incarner les aspirations réelle à dépasser les identités et leur polarisation. Ce dépassement serait double. En effet, Taëz appartient historiquement au Yémen du Nord. Un certain nombre de Taëzis, par exemple face au mouvement sudiste, ont subi des violences: il y a eu ainsi des saccages de magasins qui appartenaient à des Taëzis à Aden. Dans le même temps, bien qu’ils soient du Nord, ils sont sunnites. Ces atouts pourraient faire de Taëz le berceau d’un  État  civil  yéménite  réinventé,  basé  sur  un  renouveau  de  l’identité  nationale  yéménite.  Toutefois,  il  faut  noter  que  cette  identité  taëzie  est,  d’une  certaine  manière,  honteuse  et  qu’elle  n’a  pas  réussi  à  se  structurer.  Un  sentiment  visible,  par  exemple,  lorsqu’on  se  déplace  dans  les  rues  de  la ville, où il est impossible de trouver des symboles forts de l’identité de Taëz. Les magasins de souvenirs ne célèbrent que la capitale, Sanaa, ou le Sud, mais il n’y pas d’investissement identitaire dans la ville de Taëz elle-même,  alors  qu’elle  peut  légitimement  se  considérer  comme  une  bouée  de  sauvetage  de  l’identité  yéménite.  Aujourd’hui,  Taëz  est  occupée  par  les forces houthistes et fidèles à Ali Abdallah Saleh. Elle est soumise à des bombardements à l’arme lourde. La ville qui symbolise l’une des sources d’espoir  d’un  Yémen  réunifié  semble  sacrifiée  aux  tendances  centrifuges:  la population de Taëz ne s’engage pas pour défendre ce qui pourrait être un rôle salvateur pour tout le pays; quant à la communauté internationale, elle ignore très largement les Taëzis parce que le conflit yéménite est simplement lu à travers cette double polarisation, entre le Nord et le Sud et, confessionnelle, entre sunnites et chiites.
Laurent Bonnefoy, « Continuité, réforme ou rupture dans l’État yéménite post-2011 »
in Vers un nouveau Moyen-Orient? États arabes en crise entre logiques de division et sociétés civiles,
édité par Anna Bozzo et Pierre-Jean Luizard, Roma TrE-Press, 2016 (pp. 306-307).

Encadré : Ahmad le Jinn et les subjectivités musulmanes diplomées

photographie d'Ahmad Bin Yahia

L’image moderniste de Taez est trompeuse. Celui qui a fait cette ville, c’est cet homme, Ahmad bin Yahya (1891-1962), le dernier imam a avoir régné sur le Yémen avant l’instauration de la République. Au départ des Ottomans en 1918, à l’âge de 27 ans, il est nommé gouverneur de Taez par son père l’imam Yahia, qui entend maintenir le pays dans l’archaïsme depuis Sanaa. Taez n’est alors qu’une petite bourgade, endormie depuis la dynastie rassoulide du XIIIème siècle. Mais la région est l’arrière-pays de la colonie britannique d’Aden, qui devient le second port mondial après Rotterdam, en termes de tonnage, au tournant de la second guerre mondiale. Les Taezis sont la première source de main d’oeuvre du port, et les pressions font jour à tous les niveaux pour introduire l’éducation et la modernité dans les montagnes yéménites. Ahmad parvient pourtant à contrôler ces velléités réformatrices. À la mort de son père en 1948, il met en échec le coup d’état parlementariste des Yéménites libres, et fait alors de Taez sa capitale. Surnommé le Jinn, en raison des nombreuses tentatives d’assassinat qu’il parvient à déjouer, Ahmad parvient à se maintenir aussi grâce à une certaine popularité, à Taez et tout spécialement à Hawdh al-Ashraf, le quartier de sa cour (où je me fixerai 50 ans plus tard), qu’il marque par une certaine idée de la modernité. Après sa mort et l’instauration de la République en 1962, sa figure est pourtant effacée de la mémoire collective. Elle devient une mémoire occulte, un secret que la ville partage avec le nouveau régime. C’est à Taez que le jeune Ali Abdallah Saleh (1947-2017) fera ses premières armes, avant de devenir « l’imam à la cravate » à partir de 1978. Jusqu'à ce qu'en 2011, cette ville d'un million d'habitants ne prenne la tête du Printemps Yéménite…
Cet angle-mort perdure aujourd’hui chez les analystes et les observateurs, malgré la centralité de Taez dans l’histoire du pays, et jusque dans la guerre actuelle. Comme si, pour les informateurs yéménites modernistes et diplômés, les sortilèges d’Ahmad le Jinn devaient encore rester secrets…

L'islam et l'avenir de la France
La conjoncture des rapports entre islam et sciences sociales

Triangle de l'enchantement ethnographique (schéma)


Orientalisme, anthropologie de l'islam, écologie monothéiste

Dans mon travail, je recherche une autre manière d’articuler sciences sociales et islam. Cette nouvelle articulation nous fera changer d’époque, tout comme la disgrâce de l’Orientalisme a marqué notre sortie de l’ère coloniale. Je m’efforce de montrer à quel point dans notre ère post-coloniale, l’immense majorité des problèmes liés à l’islam sont en fait créés par l’anthropologie de l’islam (c’est-à-dire l’habitude de penser l’islam comme une « culture », ayant pris sa place dans le « concert des nations »). Evidemment, cela implique de bousculer un peu l'organisation ordinaire des rapports entre « l’observateur », « l'informateur » et « l'indigène »…

En fait il faut voir l’anthropologie de l’islam comme un fait social total, qui touche presque tous les domaines de notre existence. Aujourd’hui en France, chaque petit Français se vit comme un spécialiste de l’islam. Même s’il en sait très peu, il considère comme un droit inaliénable d’avoir son avis sur la question. Quand à la minorité musulmane, elle a intégré qu’il fallait s'interdire toute forme d'engagement, et renonce même à contester les termes de la question. Voilà la grande réussite de l’anthropologie de l’islam : transformer les musulmans en informateurs, et faire de l’islam une chose douloureuse pour tous.

Moi je ne suis pas un anthropologue de l’islam, je suis un anthropologue-musulman (avec un tiret). J’entends pratiquer des sciences sociales généralistes en bonne harmonie avec les autres, sans renoncer à mes intuitions les plus profondes, et même si certains trouvent cela scandaleux. Ce que je défends là, c’est la possibilité-même de la participation laïque. Il y a ceux qui reportent systématiquement leurs contradictions sur l’extérieur (sur les fondamentalistes, sur les méchants capitalistes…) ; moi je préfère ramener le regard au plus proche, sur une écologie monothéiste de tous les instants, qui n’a jamais cessé d’organiser nos vies, et qu’il nous faut redécouvrir.

Genèse de cette affaire

À l’origine, il y a une recherche sur les interactions de la sociabilité masculine yéménite, menée dans le quartier de Hawdh al-Ashraf, l’entrée Est du centre-ville de Taez. Je me suis fixé là en 2003, à l’âge de 23 ans. Je ne soupçonnais pas que huit ans plus tard, cette ville prendrait la tête d’une Revolution. Je ne soupçonnais pas que douze ans plus tard, ce quartier allait disparaître, qu’il allait se trouver sur une ligne de front divisant cette ville et ce pays, dont il serait le point le plus fixe et le plus violent. Non, j’étais dans ma bulle, et vers l’année 2006 j’étudiais « l’homoérotisme » dans la sociabilité masculine. Avec ce thème, je me mettais un peu en marge des autres chercheurs sur ce pays… Mais l’originalité de ma recherche était saluée par le monde académique parisien, et les Taezis étaient complices aussi. Dès que je m’éloignais du Hawdh, j’étais rattrapé par mon statut d’Occidental et ça ne marchait plus. Mais à cet endroit, j’étais très bien intégré, tout le monde savait de quoi il était vraiment question. Mais comment étais-je rentré dans cette bulle ? De quoi était-il vraiment question ? En fait je ne savais pas le dire. Jusqu’au jour où Ziad a mis le feu…

Au début de l’année 2008, j’opère une simplification radicale de toutes mes analyses, en formulant ce théorème de l’enchantement ethnographique (d’après les analyses de Gregory Bateson et d’Erwin Goffman) : « En présence d’un observateur occidental, il faut toujours un Yéménite qui prend la pose et un Yéménite qui vend la mèche » (c’est ce qu’exprime le schéma ci-dessus, tiré de mon intervention à Exeter). Avec cette petite formule, je saisis la part de mise en scène dans l’ordre social, cette modernité yéménite éminemment post-coloniale… qui était au bord de l’effondrement.

En fait nous avons déjà changé d’ère. Les choses ont basculé, elles ne reviendront plus jamais comme avant. Mais on refuse d’en prendre acte, dans un certain nombre de secteurs. Surtout parmi les élites diplômées, surtout dans les sciences sociales, surtout dans cette gauche issue de mai 1968 - et arrivée au pouvoir avec François Mitterrand - qui avait fait de l’anticolonialisme l’alpha et l’oméga de son combat d’émancipation. Aujourd’hui, le spectacle académique et militant obscurcit tout. Il est urgent de retrouver l’unité sous-jacente de nos sciences et de nos comportements ; à l’heure de l'écologie, redécouvrir la grande question à l’origine de notre civilisation commune, qui agitait l’histoire des idées en amont du Cartésianisme, et depuis des millénaires : celle des rapports exacts entre l’intuition monothéiste et la philosophie. Mon comportement peut sembler incohérent, arrogant, tout ce que vous voudrez : tant que vous refuserez de superposer ces deux schémas, ce que j’avance continuera de vous déranger, et la réalité continuera de me donner raison.

(16 octobre 2020)

Triangle reproduisant le premier schéma : monothéisme (intuition) / logos (modèle) / sciences européennes.



Agir ici, le coeur là-bas

Longtemps on a loué le Yémen pour le pacifisme de son printemps démocratique - au point que Barack Obama parlait de « solution yéménite », par contraste avec le conflit syrien. Le pays a finalement basculé dans la guerre civile en 2015, suite à la prise de pouvoir des rebelles houthis et l’intervention militaire des pays du Golfe. Mais ce qui m’a empêché de retourner au Yémen, ce n’est pas cette dégradation tardive des « conditions sécuritaires ». Dès la fin de l’année 2010, j’avais décidé de ne pas retourner au Yémen avant d’avoir fait reconnaître mon travail dans mon propre pays. Cette reconnaissance, je la devais à la famille qui m’accompagnait depuis 2003, personnellement éprouvée par les retombées de sa collaboration à l’enquête. Le Yémen était toujours en paix en 2013 lorsque j’ai finalement dû me résoudre à abandonner ma thèse - mais il était hors de question pour moi d’y retourner par le biais des organisations humanitaires, m’engouffrant dans un système d’ingérence internationale que je n’aurais pas été en position de faire évoluer, alors que la situation l’exigeait. C’est exactement pour les mêmes raisons qu'aujourd’hui, je m’investis dans ce projet de consulting ancré dans mon propre pays.

Ces dernières années j’ai acquis cette conviction profonde : le Moyen-Orient ne se stabilisera qu’à partir du moment où les sociétés occidentales auront passé un cap, lorsqu’elles seront sorties de leur crise politique et de la fébrilité que celle-ci implique pour leurs partenaires. Et la société française, réciproquement, ne pourra évoluer qu’à partir du moment où elle prendra conscience de cette intrication subtile : quand elle cessera de se déchirer sur la question des migrants, entre tentation xénophobe et débauche de misérabilisme ; quand elle se sentira plutôt sous le regard de l’Orient, et sommée d’abord sur son propre sol d’être à la hauteur de son projet démocratique. Avec Orient Consulting, j’entends nous faire acteurs de cette prise de conscience.

Mon travail sur le Yémen reste disponible à ceux qui voudraient s’y intéresser, pas pour les histoires extraordinaires d’un pays merveilleux, mais pour le miroir qu’il nous tend. C’est l’histoire d’un sociologue hanté par le spectre de « l’homoérotisme », tenté d’enfermer ses interlocuteurs dans une supposée « schizophrénie », et recyclant confusément les lieux communs sociologiques et culturalistes, pour habiller son propre désarroi. Tout cela est aisément transposable dans la société française - un peu comme la sainte famille transposée sous les tuiles romaines, dans la grande tradition des crèches provençales…

Ma thèse parlait d’un Orient synonyme de vertige, de perplexité, initiant l’observateur à une contemplation d’ordre supérieur. Je m'adressais aux sciences sociales généralistes, et les spécialistes du Yémen ne sont pas pour grand-chose dans mon échec. J’en veux plutôt à une communauté universitaire ayant perdu le goût de la contradiction empirique, et devenue imperméable à toute critique épistémologique. D’où la forme prise en 2020 par l’épidémie de Covid-19 : le désastre social, économique et culturel. Pour rebondir, encore une fois, la France a besoin de regarder l’Orient en face. L’actualité nous le dit jour après jour, par ces polémiques stériles dont les musulmans sont les otages, et qu’ils ne savent pas désamorcer. La société française doit apprendre à se sortir elle-même de l’ornière, parce qu’elle le peut.



Ceci étant posé, vous pouvez éventuellement poursuivre sur mon ancien site :

Textes sur le Yémen (2003-2014)
& bouteilles à la mer (décembre 2017 - juillet 2020)
Lien : les clés de mon enquête au Yémen (2003-2018)