Orient
laïcité
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La figure de Jonas me touche. Prophète confronté à l’inadaptation de sa prédication, il choisit de sauter dans la gueule du poisson, plutôt que de mettre en danger ceux avec lesquels il s’est embarqué, et qui n’avaient rien demandé. Depuis 2011, l’histoire s'est remise en marche dans le monde arabe, et les sciences sociales voguent à nouveau sur leurs certitudes. Moi à travers mon enquête au Yémen (2003-2013), j’ai appris à porter la responsabilité de me tenir sur ce bateau. De formation plutôt scientifique, j’ai dû renoncer à traiter ce basculement historique dans le cadre universitaire. Mais ces dernières années dans le ventre de Sète, j’ai finalement appris à articuler ces questions. Je reste un amoureux d’histoire et de sciences sociales, mais ayant su enraciner quelque part une petite plante, et bien conscient de mon privilège. L’histoire
de Jonas est une belle histoire, de celles dont
nous avons besoin. Elle est à redécouvrir ici. |
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Je suis né en 1980, d’un père physicien et d’une mère psychanalyste, j’ai grandi à Antony en région parisienne. Excellent élève, j’ai suivi moi-aussi des études de physique toutes tracées. Mon père était physicien des semi-conducteurs, un chercheur engagé, qui nouait des partenariats avec des laboratoires dans ces pays qu’on appelait alors le tiers-monde (la Tunisie, le Viet-Nam, aussi la Pologne - plus une collaboration en Israël, seulement après les accords d’Oslo), auxquels il envoyait des échantillons de couches atomiques, pour permettre à des étudiants de faire des thèses. Il est mort d’un cancer foudroyant en 1999, à 51 ans à peine. Ce printemps-là, j’ai développé une passion soudaine pour la langue arabe, au contact d’un camarade de Maths Sup qui débarquait tout juste de Tunisie. J’ai découvert le Yémen au mois de juillet 2001, à l’occasion d’un stage linguistique avec la classe d’arabe de l’École Normale Supérieure, juste avant mon stage de maîtrise sur une manip d’optique quantique à Orsay, en septembre 2001.
À partir de la rentrée 2002, Licence d’ethno à Nanterre, et passager clandestin au département de Sciences Sociales de l’Ecole Normale Supérieure, où j’ai reçu une formation généraliste d’excellente qualité - notamment sur les méthodes d’ethnographie réflexive avec Florence Weber. En juin 2004 je soutiens une très bonne maîtrise, mais qui ne me satisfait pas. Après avoir tout plaqué pour retourner là-bas, je me convertis subjectivement à l’homosexualité. Mais avec mon statut de Normalien je reste comme dans une bulle, heureux passager clandestin du système universitaire. Je me lance dans une thèse sur « l’homoérotisme » dans la sociabilité masculine yéménite et le rapport d’enquête, avec une bourse d’enseignement à l’Université Aix-Marseille (2005-2008). Je travaille sous la direction de l’anthropologue et historienne Jocelyne Dakhlia, qui vient de publier un ouvrage sur les rapports entre passion et politique dans l’histoire musulmane, du IXe au XIXe siècle. Insidieusement, l’islam commence à prendre forme dans ma réflexion : pas en tant que culture étrangère mais en tant que posture théorique, dans le flot de l’expérience sociale. En 2007 mon ami Ziad est étiqueté « schizophrène » - et ça ne veut strictement rien dire, c’est juste qu’il n’est pas Normalien, lui… Alors je deviens musulman. Je reste un passager clandestin des sciences sociales, mais je sais maintenant pourquoi, et je redouble d’efforts pour relever ce défi.
À partir de 2008, je trouve un soutien théorique inattendu dans l’oeuvre de l’anthropologue Gregory Bateson (1904-1980). C’est ce qui me permet de remettre en ordre cette histoire, d’obtenir le Prix Michel Seurat du CNRS et une rallonge de 15 000 euros. Mais à partir de 2011 les islamistes arrivent au pouvoir, et les sociologues lancent leur nouveau concept d’islamophobie. Au Yémen, Ziad déambule dans les rues en annonçant pour Taez l’imminence du Jugement Dernier. Confronté à l’impossibilité d’écrire quelque chose d’utile, et rendu quasiment fou moi-même par le monde académique, je finis par abandonner ma thèse en 2013.
Dernier CV académique (janvier 2014).
J’atterris à Sète dans l’Hérault, alors que la France s’apprête à vivre une vague d’attentats terroristes. Je travaille brièvement dans la grande distribution, puis comme prof de maths (agence de soutien scolaire, puis Éducation Nationale), alors que Taez est ravagée par la guerre dans l’indifférence générale. En 2017 je finis par retourner à mes recherches et à l’écriture, pour éclairer les dernières zones d’ombres de mon histoire au Yémen. Un an plus tard arrive le mouvement Gilet Jaune, qui me redonne goût à l’action citoyenne, et foi en la société française.
À travers mon étude sur
« l’homoérotisme » dans le rapport d’enquête, la
sociabilité et la modernité yéménite, j’ai appris à affronter
les tabous de notre époque. Tous sont liés à l’asymétrie de la
tradition humaniste européenne, par laquelle les peuples sont
censés « disposer d’eux-mêmes » à l'ère postcoloniale.
Mais dénoncer bruyamment cette asymétrie ne sert strictement à
rien. Ayant assisté au soulèvement de Taez avec cette
compréhension de première main, je sais pour ma part que
l’ordre postcolonial ne reviendra plus. J’ai depuis élaboré
des mots pour le dire. Je les mets au service de ceux qui
n’ont pas peur d’affronter leurs contradictions.
Blason de la ville de Sète