Féministe et musulman

Sète, le 8 juillet 2021

Je suis un anthropologue féministe et musulman. Je le dis aujourd’hui, autrement on ne s’en apercevrait pas : en tant qu’homme féministe, en tant que musulman laïque, en tant qu’anthropologue de formation scientifique, je me trouve à l’intersection de trois « minorités non-visibles ». Partisans d’une parole mesurée sur le monde social, nous sommes pourtant la majorité silencieuse. Ci-dessous une trajectoire parmi d’autres, aux prises avec la complexité.

photo de moi

Dès ma première étude (juillet-octobre 2003), j’ai abordé la société yéménite par l’ethnographie réflexive, une méthode d’enquête directement inspirée de la critique féministe. Ce premier terrain s’est soldé par une expérience intime déstabilisante. Ça s’est passé dans une société que je connaissais encore très mal, à 5000 km de chez moi. À l’époque je n’aurais pu décrire la chose autrement qu’en termes d’homosexualité, donc je n’en ai pas parlé. Par contre je l’ai assumé dans ma vie personnelle, et quelques années plus tard j’avais intégré les questions de genre à mes recherches.

Or à force d’étudier la société sous cet angle, j’ai peu à peu découvert le caractère téléologique de ces problématiques, et l’importance des phénomènes de rétroaction. Il y avait quelque chose d’inéluctable, notamment dans l’issue de mon premier terrain : l’approche par l’ethnographie réflexive, dans la société yéménite, devait nécessairement se conclure par une épreuve homosexuelle. Les Yéménites s’en étaient rendus compte, d’où l’indulgence de la société locale à mon égard. Je n’avais pas le monopole de la réflexivité en fait, et j’en ai pris acte en me convertissant à l’islam (2007).

Je n’ai pas cessé d’être féministe pour autant. Je n’ai pas non plus abandonné ma thèse, mais on voulait que j’écrive un roman : que je présente comme accidentel ce qui, dans ma trajectoire, témoigne d’un effet de structure. J’ai finalement jeté l’éponge en 2013, mais je reste un anthropologue, féministe et musulman.

Trop souvent chez mes contemporains, la démission intellectuelle et morale s’habille de la rigueur scientifique, de la piété ostensible, ou du féminisme militant. Dans ce contexte ma trajectoire dérange, d’un côté comme de l’autre : implicitement, on préfèrerait que j’en sois resté à la case « homosexualité ». Mon histoire trace le chemin d’un engagement féministe et musulman dénué de tout communautarisme, dont la société française a aujourd’hui besoin, comme le Moyen-Orient.

En 2018, le Yémen a touché le fond après trois ans de guerre, et je décide que ma pudeur n’a plus lieu d’être. Quinze ans après les faits, je constitue en objet l’épisode d’octobre 2003. J’exhume alors un autre détail, dont je n’avais pas non plus parlé jusque là : une pseudo-tentative de viol survenue juste avant (fin septembre), qui illustre la double-contrainte insurmontable où les Yéménites m’avaient placé. Voilà confirmée l’intuition qui était la mienne depuis le départ.

L’histoire est aujourd’hui écrite : pas pour revendiquer mon « homosexualité » (elle n’a plus aucun sens pour moi depuis longtemps), ni pour alimenter des discussions stériles sur « la réforme de l’islam ». Par contre, j’assume pleinement mon expérience (subjective) homosexuelle, parce qu’il y a des gens derrière, des réalités sociales, au-delà des grands discours intersectionnels sur « les homosexuels musulmans ». J’assume les relations nouées dans cette affaire, les dettes ainsi contractées auprès de Yéménites ordinaires. Je les assume en tant que passage obligé de mon cheminement, vers la lucidité sociologique et vers l’islam, indissociablement.


Ajout 16 septembre 2021 :

« Écrire c’est nécessairement pousser le langage jusqu’à une certaine limite »
dans l’abécédaire de Gilles Deleuze, A comme animal (surtout à partir de 15:50).

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