triangle interactionnel de l'enchantement ethnographique (observateur / informateur / "indigène") le tout sous un microscope vert.

La ville où il ne se passait rien
Comment j'ai découvert la cybernétique

Au cours des années 2000, juste avant que le Yémen ne bascule dans la révolution et la guerre, j’ai mené là-bas une recherche anthropologique par immersion ethnographique.

J’avais choisi Taez, l’ancienne capitale (de 1948 à 1962), délaissée par la République Arabe d’Ali Abdallah Saleh (1978-2012). En 2011, Taez se révélerait comme figure de proue du Printemps Yéménite, et deviendrait quatre ans plus tard la ville martyre de la guerre. À l’époque c’était une ville paisible, berceau d’une population extrêmement qualifiée, mais inoffensive - « Taez la rêveuse » (Ta’izz al-halîma)… [textes à redécouvrir]

Au cours de ma recherche, dans cette ville où il ne se passait rien, j’ai retrouvé trace de la pensée systémique et cybernétique - révolution paradigmatique du XXe siècle dans les sciences du comportement, initié notamment par l’anthropologue britannique Gregory Bateson (1904-1980) :

« L'explication de type causal est, en général, positive. Nous disons, par exemple, que la boule de billard B s'est déplacée dans telle ou telle direction, parce que la boule de billard A l'a heurtée sous tel ou tel angle. Par contre l'explication de type cybernétique est toujours négative. Nous examinons d'abord quels sont les évènements qui auraient eu le plus de chances de se produire, pour nous demander ensuite pourquoi un grand nombre d'entre eux ne se sont pas réalisés, montrant ainsi que l'évènement particulier étudié était l'un des rares à pouvoir se produire effectivement. »

Gregory Bateson, « Explication cybernétique » (1967)
dans Vers une écologie de l’esprit, vol. 2 (Paris: Seuil, 1980), p. 183.

Aussi en 2011, lorsque les autres chercheurs se sont soudain intéressés à Taez, nous ne parlions plus le même langage. J’ai assisté impuissant à la catastrophe, tandis que le pays était mis sous tutelle des institutions internationales et de leurs catégories. Personne ne s’intéressait plus à ma petite histoire dans cette ville, et je n’y pouvais rien. Je me suis accroché encore quelques années - car j'étais sur le point d'être enfin compris, certain d’être de retour là-bas le mois suivant, pour rejoindre enfin la Révolution… En 2013, j’ai finalement dû abandonner.

De ces dix années d’investissement, dans une recherche qui représentait toute ma vie d’adulte, il ne me restait que l’islam - auquel j’avais adhéré en 2007, en marge de mon quatrième séjour. Je me suis installé dans la petite ville de Sète, et j’ai tenté d’être un citoyen musulman - d’apprendre ce que cela peut vouloir dire, être musulman dans son propre pays. Il n’était plus question d’écrire ou de faire une thèse sur Sète - j’avais déjà l’autre à écrire… Mais plus les années passent, plus j’ai la certitude que ma petite histoire là-bas peut servir de levier ici, pour repenser certaines questions qui paralysent la société française.

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Le projet Taez.fr (lien direct)