Je suis juste un anthropologue batesonien : un anthropologue
qui ne mange pas la carte à la place du repas, qui ne confond pas le
nom et la chose nommée, qui reste toujours attentif au type logique
des catégories qu’il utilise. Mais si tout cela est possible, y
compris face à la complexité moyen-orientale, c'est que j’ai appris à
protéger mon intuition de chercheur. Je décris ci-dessous en quelles
circonstances, et ce que cela implique pour ma compréhension du
problème français.
Qui je suis?

24 juin 2021
(MàJ 1er juillet)
En 2003, vers la fin de mon premier séjour d’immersion au Yémen, j’ai
traversé une expérience intime déstabilisante. Ça s’est passé à 5000 km
de chez moi, dans une société où j’étais plongé depuis juste trois mois,
que je connaissais encore très mal. À l’époque je n’aurais pu décrire la
chose autrement qu’en termes d’homosexualité, donc je n’en ai pas parlé.
Par contre j’ai parlé sciences sociales. De retour en France, au fil de
l’année universitaire 2003-2004, j’ai composé un tableau sociologique de
ce quartier et des jeunes qui m’avaient accueilli. Neuf mois plus tard,
j’avais obtenu ma maîtrise d’anthropologie avec les félicitations du
jury ; j’étais prêt à repartir au Yémen, à nouveau pour trois mois.
À ce moment précis (juin 2004), quelque chose s’est brisé, s’est libéré
plutôt. Mon intuition a pris son envol, elle est repartie se poser à
Taez, sur les trottoirs de ce carrefour qu’on appelle Hawdh al-Ashraf.
Je suis resté là encore trois mois, et ainsi de suite les années
suivantes, jusqu’en 2010.

« Seigneur ! Montre-moi comme Tu revivifies les morts »,
Dieu dit : « Ne crois-tu pas encore ? »
- « Si ! dit Abraham ; mais que mon coeur soit rassuré seulement. »
- « Prends donc, dit Dieu, quatre oiseaux, et te les apprivoise, puis mets chacun d’eux sur un mont,
puis appelle-les : ils viendront à toi à tire d’ailes.
Et saches que, oui, Dieu est puissant, sage. »
Coran 2:260 (traduction Hamidullah 1959)
Je n’ai jamais vraiment compris ce qui s’était passé. Mon intuition a pris son envol, j’ai couru derrière avec ma rationalité. Et comme les Yéménites donnaient le change, j’en déduisais que j’étais bien aux prises avec le réel. Ayant voulu croire aux sciences sociales, j’ai appris peu à peu à porter ma honte dans leur langage. Au final elles m’ont poignardé dans le dos.
Sur l'échec de ma thèse, voir la page :
« Pourquoi Ziad n’est
pas une affaire privée ».
Après l’échec de ma thèse en 2013, j’ai atterri à Sète pour prendre un nouveau départ. J’aurais voulu travailler dans le social, mais mon profil atypique faisait peur. À l'époque je connaissais trop peu les milieux concernés, et je ne me sentais pas légitime pour mettre les pieds dans le plat. Donc en septembre 2014, j’ai fini par me résoudre à travailler comme prof de maths (ayant fait une maîtrise de physique autrefois…) : à l’âge de 34 ans, OK pour renoncer à tout ce que j’ai appris dans ma vie d’adulte hétérosexuel (…oui à l'époque j'étais toujours puceau). Au moins je travaillais en lycée professionnel, auprès d’un public difficile, j’avais le sentiment de ne pas être complètement inutile. Mais j’ai passé le concours de prof, et l’Éducation Nationale n’a pas voulu du moi. Où me rabattre alors? Travailler comme prof particulier, payé au lance-pierre, auprès d’enfants déjà privilégiés? J’ai décidé de ne pas me laisser faire, de ne pas renoncer à exercer mes compétences d’anthropologue, et pour cela d’assumer mon histoire.
Donc ces dernières années, j’ai changé d’approche : « Bonjour,
moi c’est Vincent, j’ai vécu une expérience homosexuelle au
Yémen… ». Je ne m’embarrasse plus de périphrases, de
formules alambiquées et jargonneuses, je ne m’embarrasse plus du
contexte. Je préfère le dire d’emblée car de toute façon entre les
lignes, les gens n’entendent pas autre chose.
S’ils creusent un peu, mes interlocuteurs ne tardent pas à s’apercevoir
que cette affaire, lourde de conséquences, n’est à l’origine qu’un
quiproquo. Et que les protagonistes, bien qu’appartenant à une société
musulmane et conservatrice, l’assument autant que moi depuis de longues
années. Ils savent que pour un ethnographe prétendant appliquer au Yémen
la méthodologie féministe (réflexivité d'enquête), et ayant le sens de
l’honneur (Bourdieu
1972), cette confrontation à l’homosexualité était en fait
inéluctable. Ce qu’aboutissait à montrer dix années de recherche - avant
que les sciences sociales ne me contraignent à abandonner.
Parce que la France doit revoir ses horizons, je milite pour que notre histoire soit reconnue. Dix-huit ans après les faits, elle sert de métaphore à l'engagement d'une vie, et plus encore : métaphore de la guerre qui fait rage là-bas, et d’une multitude d'autres histoires impossibles, rendues impossibles par la trahison des sciences sociales. Une métaphore des paradoxes de notre temps.

Bien sûr, il y a ceux qui ne veulent pas comprendre. Ceux qui n’en ont pas les moyens, de la position qu'ils occupent dans les institutions, et quelle que soit leur religion par ailleurs. Les uns disent, sur le mode psychologique : « Vous avez vécu des choses très dures au Yémen… ». « Vous n’êtes plus objectif… » disent les autres, sur le mode rationaliste - plutôt que d’entendre en quoi cette histoire les concerne aussi. En fait je suis juste anthropologue. Aussi, j’ai fini par bien connaître la société européenne, et j'utilise maintenant ma petite histoire comme stéthoscope : elle me permet de faire le tri, de sélectionner d'emblée mes interlocuteurs, de faire bouger les lignes en refondant le « nous ». Les « complices du Régime », ou les « islamophobes », ne sont pas toujours ceux qu’on croit… La France a besoin d’affronter cette confusion, que certains nomment « islamo-gauchisme ». Elle a besoin pour cela de l’anthropologie.

L’Europe est un coffre-fort. Depuis les guerres de religions, l’État y
construit sa stabilité en diversifiant les institutions, en
complexifiant les procédures et l’exigence de spécialisation, selon un
processus indissociable du « progrès scientifique moderne ».
C’est l’équation anthropologique fondamentale, dans l’espace européen.
Mais le coffre a toujours été à la merci d’un faussaire formé à l’école
de l’Orient : armé d’un stéthoscope, il finit toujours par craquer
le code expérimentalement. Car tout repose sur la fuite en avant du
dualisme cartésien : une dissociation toujours plus grande entre
l’esprit et le corps, entre la logique
et l’intuition.
L’État résiste tant que ses administrés n’ont pas l’un et l’autre, tant
qu’ils s’inscrivent docilement dans une organisation sociale cloisonnée,
si une économie florissante lui permet de les y maintenir. Dans les
périodes de crise comme celle que nous traversons, l’Europe se
polarise : ceux à l’intérieur
du coffre, qui occupent les positions institutionnelles, veulent
continuer de se croire en prise avec le monde ; ceux
à l’extérieur se vautrent dans les thèses complotistes, et
rêvent de faire sauter la porte.
Les musulmans sont spectateurs, donc inaudibles, mais ils ont toujours
été là. Au cours de l’Histoire, les musulmans n’ont jamais été ennemis
de l’État. Ils n’ont jamais eu besoin de craquer le coffre pour en tirer
leur subsistance. Par contre, l’islamophobie rend bête. Les institutions
qui s’y vautrent finissent toujours par sceller leur propre impuissance.
Voilà qui je suis. Pour les institutions qui souhaitent surmonter leur impuissance, plutôt que d’en reporter les causes sur l’extérieur, je reste à disposition.