vue de Taez


Taez, la Révolution, la guerre

17 avril 2021

Réputée pour son modernisme, son dynamisme et sa population qualifiée, Taez est à l’opposé de tous les clichés qu’on peut avoir sur le Yémen. Au point qu’on l'a souvent perçue comme peu authentique, en tous cas sous l'angle d'un particularisme non représentatif du reste du pays. Région d’altitude moyenne (entre 1000 et 3000m), arrosée chaque année par la mousson, elle est la plus fertile et la plus peuplée du pays. Trait d’union entre l’Arabie et la Corne de l’Afrique, elle est marquée par sa proximité du port d’Aden, colonie britannique et plaque tournante du Commonwealth de 1838 à 1967, dont elle sera le réservoir de main d’oeuvre. Au XXème siècle, Taez a été la locomotive du développement au Yémen du Nord, y compris dans les régions tribales des Hauts Plateaux (autour de Sanaa), qui n’ont jamais connu la domination étrangère. Taez est aussi la mère patrie de la Hayel Saeed Anam Corporation, un groupe de plusieurs milliards de dollars d’actifs à travers le monde. Victimes de discriminations structurelles sous le régime d’Ali Abdallah Saleh (1978-2012), les Taezis s’emploient dans toutes les grandes entreprises du Moyen-Orient, souvent en position de cadres. De fait, les Taezis sont passionnés de commerce et d’études supérieures : ils migrent pour commercer, et se former, pour migrer à nouveau, et commercer encore…

C’est cette ville que j’ai choisi en 2003, à la fois comme objet d’étude et comme interlocuteurs, en lien avec ma volonté de pratiquer une anthropologie symétrique. J'ai très vite été dépassé par tant d'intelligence, et il m'a fallu quelques années avant de comprendre les règles du jeu locales…

En 2011, Taez prend la tête du Printemps Yéménite, un soulèvement démocratique qui surprend le monde par son caractère pacifique. Dans ce soulèvement général, toutes les tribus s'identifient soudain à Taez. Cette population extrêmement diplômée, d'une certaine manière, n’avait en fait jamais cessé d’être tribale - et c’est ce que j’essayais d’expliquer depuis plusieurs années dans ma recherche. Dans ces circonstances, le politiste Laurent Bonnefoy (CNRS) accepte d'interagir avec moi, ce qui aboutit à la publication de mon texte Le réveil des piémonts.

extrait de la page 141 de l'ouvrage "Yémen, le tournant révolutionnaire" : Durant les longs mois de révolte de l'année 2011, Taez est devenue plus que jamais la ville à abattre pour le régime en place. Pendant ce temps, la communauté internationale reste hypnotisée par les manipulations du régime liées à la guerre contre al‑Qaïda, refusant manifestement de comprendre ce qui se joue à Taez pour l'avenir du pays. Les Taezis sont pourtant les interlocuteurs privilégiés des visiteurs étrangers : ils sont traducteurs, intermédiaires, informateurs et chauffeurs d’ambassade, universitaires progressistes et fondateurs d’ONG. Cette spécialisation régionale supplémentaire découle encore de la même répartition des rôles : un peu à tous les niveaux, l'homme de tribu « prend la pose » et le burghulî « vend la mèche ». Pendant un demi‑siècle, Taez a été l'intercesseur d'une modernité perçue comme étrangère, et soupçonnée structurellement de bâtardise. Aujourd'hui encore, l’angle mort taezi brouille la cohérence de l’histoire yéménite. Il produit l’illusion d’une histoire fondamentalement chaotique, justifiant une politique axée sur le culte de « la sécurité et la stabilité » (al‑amn wal‑istiqrâr). (Mai-octobre 2011)
Fin de mon article « Le réveil des piémonts. Taez et la Révolution yéménite », publié dans l’ouvrage collectif Le Yémen, tournant révolutionnaire (CEFAS / Karthala 2012). J'insère in extremis mon petit « théorème de l’enchantement ethnographique », une hypothèse fondamentale sur le rôle structurant de la rétroaction entre société musulmane et observateur européen.

Quatre ans plus tard, lorsque finit par éclater la guerre tant redoutée par les spécialistes, les armées convergent comme par hasard sur Taez, et Laurent cite mon travail en ces termes (tout à la fin de son texte) :

Avant de conclure, il convient d’évoquer l’émergence d’une troisième identité, alternative à celles du Nord et du Sud qui structurent, souvent pour le pire, le débat politique et mettent en péril les institutions et l’idée même de nation yéménite. Cette identité tierce se structure autour de la troisième ville du pays, Taëz, qui a une histoire particulière. C’est la ville de laquelle est issue la majorité des petits fonctionnaires, des instituteurs, des ouvriers, et qui a généré énormément de migrations internes. Les Taëzis sont très largement présents à Sanaa où ils occupent massivement des fonctions dans les administrations, mais aussi dans les restaurants et dans les magasins. Ils sont également présents à Aden, puisque le personnel du port est, dès la période coloniale britannique, en grande partie originaire de Taëz. Comme a pu le sentir mon collègue anthropologue Vincent Planel, les Taëzis incarnent un ordre administratif et de ce que les manifestants de 2011 avaient appelé «l’État civil», c’est-à-dire un État qui n’est ni tribal ni religieux ni militaire et qui, donc, pourrait incarner les aspirations réelle à dépasser les identités et leur polarisation. Ce dépassement serait double. En effet, Taëz appartient historiquement au Yémen du Nord. Un certain nombre de Taëzis, par exemple face au mouvement sudiste, ont subi des violences: il y a eu ainsi des saccages de magasins qui appartenaient à des Taëzis à Aden. Dans le même temps, bien qu’ils soient du Nord, ils sont sunnites. Ces atouts pourraient faire de Taëz le berceau d’un État civil yéménite réinventé, basé sur un renouveau de l’identité nationale yéménite. Toutefois, il faut noter que cette identité taëzie est, d’une certaine manière, honteuse et qu’elle n’a pas réussi à se structurer. Un sentiment visible, par exemple, lorsqu’on se déplace dans les rues de la ville, où il est impossible de trouver des symboles forts de l’identité de Taëz. Les magasins de souvenirs ne célèbrent que la capitale, Sanaa, ou le Sud, mais il n’y pas d’investissement identitaire dans la ville de Taëz elle-même,  alors  qu’elle  peut  légitimement  se  considérer  comme  une  bouée  de  sauvetage  de  l’identité  yéménite.  Aujourd’hui,  Taëz  est  occupée  par  les forces houthistes et fidèles à Ali Abdallah Saleh. Elle est soumise à des bombardements à l’arme lourde. La ville qui symbolise l’une des sources d’espoir  d’un  Yémen  réunifié  semble  sacrifiée  aux  tendances  centrifuges:  la population de Taëz ne s’engage pas pour défendre ce qui pourrait être un rôle salvateur pour tout le pays; quant à la communauté internationale, elle ignore très largement les Taëzis parce que le conflit yéménite est simplement lu à travers cette double polarisation, entre le Nord et le Sud et, confessionnelle, entre sunnites et chiites.

Laurent Bonnefoy, « Continuité, réforme ou rupture dans l’État yéménite post-2011 »
in Vers un nouveau Moyen-Orient? États arabes en crise entre logiques de division et sociétés civiles,
édité par Anna Bozzo et Pierre-Jean Luizard, Roma TrE-Press, 2016 (pp. 306-307).

Mais très rapidement, la communauté scientifique s'habitue encore une fois à l'invisibilité de Taez, qui redevient cette tache aveugle dans son champ de vision.

Moto avançant dans les décombres
Voir le court article de Mustafa Naji : "Taez, ville martyre et oubliée" (Orient XXI, 14 mai 2019)

Taez, la honte des Taezis, ne peut faire partie de la réalité prise en compte par les institutions scientifiques internationales, puisqu'elle est d'abord un problème interne de stratégie RH.

En avril 2019, Laurent partage avec moi un texte publié par un think tank de Washington :

En fait d'une véritable réflexion sur l'anatomie du chaos, c'est un rapport très détaillé sur les différentes milices et acteurs en présence. Et je n'ai pas grand-chose à en dire : j'ai quitté Taez la dernière fois en 2010, une ville en paix ; je n'ai pas voulu y retourner après la Révolution, considérant que je devais d'abord me faire entendre en France. La guerre a éclaté en 2015, un an après mon installation à Sète : je commençais à peine à tourner la page, donc je n'ai évidemment pas suivi les évènements de près. Par ailleurs je n'ai jamais été un politiste, je n'ai jamais adopté cette approche centrée sur les acteurs, et je ne vais pas m'y mettre maintenant. Il n'empêche, cette bataille se déroule dans un paysage familier… Alors j'ai produit une sorte de méta-commentaire, portant autant sur la réalité évoquée que sur la posture de l'auteur. Et je crois bien avoir su retrouver, pour moi en tous cas, un peu de clareté dans cette situation. Je ne sais pas ce que Laurent a fait de mes analyses, probablement pas grand chose. Sur le fond, nos points de vue sont incommensurables.

Ça fait très chic, de proposer une analyse cybernétique de la bataille de Taez, mais ça n'a aucun sens : c'est comme offrir la cybernétique à des tailleurs de silex. Les djihadistes et les experts occidentaux ont ceci de commun qu'ils s'accordent à considérer le monde comme une table de billard. Prétendre retourner cette table-là, dans ces conditions, est au mieux une coquêterie d'universitaire. Et il en faut parfois, du bagout dans la recherche en sciences sociales : savoir afficher un titre alléchant, puis foncer tout droit sans se laisser arrêter par la honte. C'est ce que m'a appris ma recherche sur l'homoérotisme de la sociabilité masculine yéménite - parce que moi au moins, j'avais le courage de porter ma coquetterie… Quant aux Taezis, ils ne se sont jamais fait d'illusion sur la nature des institutions internationales. De sorte qu'ils n'ont pas eu l'indécence de se plaindre, quand tout le pays a basculé dans la guerre par leur faute. C'est pour ça qu'on ne parle pas de leur ville. CQFD.

Si le lecteur a 2 x 12 minutes à perdre, il peut comparer le Dessous des Cartes du 30 janvier dernier, conçu par Laurent, et la présentation de ma propre enquête le 1er mars (devant quelques membres de CTP34, une association professionnelle de cadres, qui ont bien voulu m'écouter). Lequel des deux est éclairant? Lequel mérite d'être envoyé à l'asile psychiatrique? Très sincèrement je ne sais pas. Je préfère botter en touche par une chanson d'Ani Difranco, comme je le fais souvent. Pour qu'on parle à nouveau de Taez, la seule manière est qu'on rompe avec tout ça. D'abord aller mieux, nous ici, en pensant à eux là-bas.