Après la débâcle de ses deux frères aînés, autrefois figures charismatiques locales, Yazid se lance à son tour en politique au printemps 2009 (juste après l'annonce de mon Prix Michel Seurat) : il se fait élire 'âqil, une sorte de shériff, représentant local de l'administration. « 'Âqil du quartier du carrefour de Hawdh al-Ashraf » (ça ne s'invente pas…). À l’époque je suis très contrarié, car Ziad pendant ce temps pourrit en prison : à mes yeux sa guérison devrait être l’objectif prioritaire, mais Yazid a sa propre compréhension de la situation. De fait en 2010, notre collaboration est empêchée par les difficultés de Yazid à se maintenir dans le panier de crabes local. Je finis par me retirer fin 2010, contre son engagement tacite à ne pas renvoyer Ziad en prison. Nous sommes à nouveau en contact régulier depuis l’été 2013. Jusqu’à aujourd’hui Yazid s’accroche à sa place, avec sa famille, au coeur d’une ville en guerre.

 Yazid à l'Aïd 2018
Cheikh Yazid (aïd 2018).

Les dessous d'une nouvelle alliance (2008)

« Un patron engage un ouvrier, lui dit de monter sur une échelle. Si l’ouvrier tombe, c’est le patron qui est responsable… ».

La métaphore utilisée par Yazid m’est toujours restée en mémoire. Je viens de replonger dans mes notes, pour savoir à quel moment il m’a dit ça. Ce n’était pas juste après l’incendie mais un an plus tard en août 2008, lors de notre première discussion à mon retour. En août 2007, Yazid était trop excédé. Ziad ne l’aidait en rien depuis la mort de leur frère aîné, il devait subvenir seul aux besoins de toute la famille, et l’incendie avait été le pompon… Quand je lui parlais de son frère, il serrait les dents : « Mon frère est mort ». Un an plus tard, Yazid avait clairement changé d’attitude. Je retrouve cette phrase de lui :

« Ne t’en fais pas, personne ne fermera jamais la porte à Ziad - d’ailleurs il reçoit beaucoup d’amour, plus que moi… On ne fermera jamais la porte car il n’a fait de mal à personne, jamais. Il ne s’est que fait du mal à lui-même. » (notes du 1er août 2008)

Et en dessous mon commentaire :

« Mon Dieu, quelle horreur. Ce fait-là ne s’est jamais imposé à moi comme une évidence. Certes tout à l’heure je disais à Ammar H combien Ziad était idéaliste, intègre, combien il l’avait été de bout en bout. Mais en même temps, la bête islamiste / pervers narcissique n’était jamais loin. Il aura fallu attendre tant de temps, pour que cette certitude s’impose à moi ! »

Par le simple fait de blanchir Ziad, comme on le voit déjà dans ces quelques notes, j’entrevois un épilogue qui prolonge et complète toute ma recherche antérieure sur les interactions (séduction et méfiance en milieu urbain). Essentiellement, il s’agit de prendre aussi en compte  « l’islamophobie » de l’observateur. Mais à l’époque on n’utilisait pas beaucoup ce terme. Par ailleurs ma démarche est diamétralement opposée à celle des islamophobia studies, qui ne s’intéressent à l’islamophobie qu’en tant que matrice maléfique de la pensée européenne. Pour ma part, je traite l’islamophobie comme un obstacle expérimental : il s’agit d’élucider la position de l’observateur par rapport au système étudié (ce qu’on appelle la réflexivité d’enquête). Les mécanismes de ma propre islamophobie, dans la situation considérée, me permettent d’expliquer rétrospectivement la tolérance des Yéménites à mon égard : pourquoi on m’a laissé rendre fou Ziad des années durant. « L’islamophobie » que j’étudie est donc indissociablement liée à la position statutaire de l’observateur occidental, dans la modernité du Yémen indépendant (cf mon théorème de l’enchantement ethnographique, formulé quelques mois plus tôt).

Quelques semaines plus tard, je rédigerai ma candidature au Prix Michel Seurat, dans un contexte proche de l’euphorie (voir les images de ma fête de départ, le 17 novembre 2008). Yazid et moi avons conscience de nous engager dans une voie tout à fait nouvelle. D’ailleurs au départ, Yazid me lance cette métaphore comme une perche, sans vraiment oser, comme l'indiquent mes notes :

« Il a eu cette formule, sur l’ouvrier à qui le boss dit de monter sur une échelle, et il tombe, et le boss est responsable ; je ne sais pas s’il parlait de ma responsabilité, c’est comme s’il avait éludé la comparaison au dernier moment. »

Yazid lâche cette métaphore pour voir ma réaction. Car en renvoyant l’Occidental à sa responsabilité, il a bien conscience de briser un tabou, constitutif de l’ordre politique. Il a bien conscience de s’engager dans la voie qui a perdu son frère, la voie par laquelle « Ziad s’est fait du mal à lui-même ». À son tour, il s’aventure à jouer le jeu des sciences sociales. C’est le début d’une nouvelle alliance, mise en abîme de la précédente. Si nous sommes à la hauteur, elle doit conduire à la résolution de toute l’intrigue, à la réhabilitation de Ziad et à la réussite de ma thèse.

En pratique cependant, notre alliance finira deux ans plus tard par s’avérer intenable. Dans cette déconstruction d'une « schizophrénie » dont je suis en fait le principal artisan, mes interlocutrices académiques ont le sentiment d'être piégées, et aucun autre chercheur n'y veut trouver son compte. Face à ces résistances, mes interlocuteurs yéménites restent une variable d'ajustement. Un beau jour de novembre 2010, Yazid me chasse du quartier manu militari. Je quitte Taez sur le champ avec mes valises, emportant avec moi cette dernière preuve d’amour.

Quelques semaines plus tard, la ville prend la tête du Printemps Yéménite.

Prolonger :
"Pourquoi je n’ai pas soutenu ma thèse en 2013 ?"

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