« Homoérotisme » : un jihad ethnographique (introduction)

25 juin 2020. Introduction d’un texte en cours de construction, pour une publication en anglais, présentant synthétiquement mon travail en axant d’emblée sur la notion “d’homoérotisme”.

 

 

1.

Le 1er avril 2006, je suis allé chez le coiffeur à l’entrée du souk al-samil, près du carrefour de Hawdh al-Ashraf. Le coiffeur a demandé ce qu’on faisait avec ma moustache.

- Enlève là.
-
Complètement? Au rasoir?
- Oui au rasoir.

Je suis sorti dans la rue, avec ma coupe toute propre et mes lèvres de sucre. Les commentaires ont été nombreux.

J’étais arrivé au Yémen au mois de février pour un troisième séjour d’immersion, le premier dans le cadre de ma thèse. J’avais alors l’espoir de renouer avec Ziad, le héros de ma première enquête, qui restait pour moi un interlocuteur important. Mais après quelques semaines de cohabitation, Ziad m’avait finalement demandé de partir. Alors j’ai rasé ma moustache. Ça a été ma réponse.

On m’avait toujours dit : « Ne rase pas ta moustache, au Yémen ça ne se fait pas ». Et moi j’avais toujours pris soin de laisser quelque chose, au moins un demi-millimètre. Tout comme je m’efforçais de m’habiller comme les Yéménites, de respecter les normes de pudeur, d’adopter leurs codes, de ressentir les choses comme ils les ressentent. Au Yémen j’étais constamment à l’école - c’est une partie importante du travail d’un anthropologue sur le terrain, ce qu’on appelle l’« observation participante ». Mais ce jour-là Ziad m’avait demandé de partir. C’était un jour grave, et j’avais juste envie d’être moi. D’ailleurs cette posture a été bien reçue, globalement, en tous cas elle m’a permis d’exister, d’établir des échanges beaucoup plus profonds avec la société yéménite. Tourner le dos à Ziad était le prix à payer. Quand je quitte le Yémen quatre mois plus tard, mon enquête a pris un nouveau départ et j’ai gagné beaucoup d’assurance. En fait ce jour a été un tournant.

 

2.

Le 19 août 2007, je reviens à Taez après un an d’absence. Je prends le bus depuis Sanaa au petit matin, et j’arrive vers midi sur la place du Hawdh al-Ashraf. Je ne vais pas d’emblée saluer Ziad dans son quartier, car je veux marquer une distance. Je sais qu’entre temps, la famille de Ziad a été frappée par des malheurs. En toute logique, je devrais lui porter mes condoléances, mais je n’y pense même pas car je me sens coupable - en fait j’ai confusément peur qu’il ne s’en prenne à moi. Je passe l’après-midi avec les commerçants, qui sont maintenant mes alliés dans mon travail. Peu après la tombée de la nuit, je vois des jeunes courir sur le carrefour en direction du quartier du dessus, et la rumeur d’un incendie arrive jusqu’à nous. Du coin de l’avenue, j’aperçois une fumée noire au-dessus de la maison de Ziad. « Il a fait ça pour que je me convertisse ! », je me dis sur le moment…

Par la suite, j’apprendrai une réalité beaucoup plus prosaïque. Après le décès accidentel de son grand-frère Nabil, Ziad a été interné en hôpital psychiatrique car il refusait de reprendre son poste à la tête de la police des souks. Son petit frère Yazid s’était marié deux ans plus tôt : il avait déjà une petite fille, et un petit garçon était en route. Yazid aurait voulu travailler pour les nourrir, mais lui n’avait simplement pas les épaules. Évidemment, les électrochocs n’ont pas fait changer d’avis Ziad, et la famille a dû se résoudre à voir le poste partir à un cousin. Depuis ce jour, Ziad menaçait de se venger en mettant le feu à la maison. Il avait juste attendu mon retour, puis s’était laissé emmener en prison.

Le soir de l’incendie, je fais profil bas. Je viens d’arriver, je ne saurais pas quoi dire, je suis déjà couvert de honte. Les Yéménites aussi font semblant de ne pas voir la coïncidence : il règne une ambiance de non-dit, comme dans une intrigue de sorcellerie.

Dans les semaines qui suivent, je me réinstalle dans mes habitudes yéménites, sur le mode enjoué qui caractérise mes rapports avec les Yéménites. Mais quand je me retrouve devant mon ordinateur, essayant de lancer la rédaction de ma thèse, je réalise que je ne peux pas continuer comme avant, je ne peux pas m’assoir sur ce qui s’est passé. Quand arrive le mois de ramadan, je commence à faire la prière dans ma chambre d’hôtel. Puis chez Lotfi et ses frères, les amis commerçants avec lesquels je vais rompre le jeune, je rejoins la prière collective. Après quelques jours je rentre dans la mosquée, sans rien demander à personne. On vient m’interroger, savoir si je me suis vraiment converti : je dis oui, et je prononce la double profession de foi à qui veut l’entendre. Mais je ne veux pas d’une cérémonie en bonne et due forme. Je veux qu’ils sachent que ça s’est joué ailleurs.

Pourtant aujourd’hui - et c’est un peu paradoxal - je reste obsédé par mes aventures au Hawdh al-Ashraf, l’endroit où s’est joué cette conversion.

 

3.

Au fil des années, j’ai échoué à devenir un musulman « normal » dans la société française. Il faut croire que je n’ai pas géré l’immersion comme les autres convertis, du fait qu’il y avait eu ce précédent dans la société yéménite. J’ai refusé de jouer ce jeu de « l’observation participante », que tous les musulmans d’aujourd’hui jouent un peu malgré eux. Moi, ça ne m’intéresse pas de construire l’islam comme un pays merveilleux, dont nous serions tous les émigrés clandestins. Ça m’intéresse de vivre dans un monde où l’on ne m’expliquerait pas, à moi, que Ziad est « schizophrène ». Un monde qui aurait su tendre la main à Taez en 2011, et qui ne se serait pas résolu à ce que cette ville soit rayée de la carte quelques années plus tard. Un monde dans lequel le Hawdh al-Ashraf ne serait pas aujourd’hui une zone commerciale désertée, au bord d’une zone minée gardée par des snipers.

Ces dernières années, les évolutions du monde m’ont conforté dans l’idée que j’étais sur le bon chemin. Mais à l’origine, je n’ai fait que défendre l’intégrité de ma pensée, la cohérence de mon cheminement logique.

L’une des raisons pour lesquelles j’ai refusé de recevoir le « baptême » de la société yéménite en septembre 2007, est la question homosexuelle. J’avais établi un dialogue avec cette société en termes d’homoérotisme : d’une part un dialogue tacite avec les Yéménites du carrefour (depuis ce jour où j’avais rasé ma moustache…), d’autre part un dialogue intellectuel explicite, avec ceux de mes interlocuteurs qui étaient versés dans les sciences sociales, avec lesquelles je pouvais partager mes analyses. Ce dialogue était important pour moi, cette thèse que je m’efforçais de construire, il y avait là un fil d’Ariane qui me rattachait à ma société d’origine. Cette thèse, je l’écrivais dans ma langue maternelle qui était le langage de ma sincérité, et c’est dans cette langue-là que je m’étais converti. Le terme « homoérotisme » démontrait déjà en lui-même une forme de pudeur, et je n’avais pas de raison d’abandonner cette recherche. J’avais toujours été très clair, ma recherche ne portait pas sur la sexualité des Yéménites, plutôt sur les résonances de cette thématique dans la vie sociale, et dans ma propre perception subjective de celle-ci.

Si j’avais accepté une cérémonie de conversion, j’aurais rejoint une communauté qui ne pouvait pas accueillir ce dialogue. Je me serais placé sous l’autorité spirituelle de personnes, les religieux militants, qui n’en avaient jamais fait partie : soit parce qu’elles considéraient les sciences sociales comme vectrice d’une perversité intrinsèque, soit parce que l’objet de mon enquête en lui-même, l’espace public et commercial du souk, leur inspirait une réprobation globale. À partir de ma conversion, j’ai commencé à m’entretenir beaucoup plus régulièrement avec ces personnes religieuses. J’ai accosté aux berges de leur pays, mais cela n’aurait pas eu de sens de rejouer l’immersion par observation participante. J’ai plutôt laissé l’islam transformer les relations qui constituaient mon enquête, celles qui m’avaient guidé jusqu’à l’islam, afin qu’elles continuent de me guider au-delà.

Peu à peu, au sein de ces relations qui constituaient mon enquête, une pudeur a fait jour. Quand je suis revenu à Taez en 2008, après une première année assez difficile passée en France comme musulman, le carrefour du Hawdh m’était devenu insupportable et j’y restais le moins possible. Cette année-là, j’ai vécu une réconciliation générale avec le quartier de Ziad et avec sa famille. Mais rapidement, j’ai réalisé qu’il me fallait rentrer en France pour rédiger ma thèse : je ne pouvais pas revenir avant d’avoir un travail, un vrai statut de chercheur, pour pouvoir réellement les soutenir. Ma responsabilité était d’abord de mettre un terme à la folie de Ziad, en lui donnant sa place définitive dans l’histoire. Deux visites ultérieures, en 2009 et en 2010, m’ont convaincu plus encore de la nécessité d’assumer ma responsabilité, et accru encore mon dépit à l’égard d’une société yéménite qui ne m’y aidait pas. Quand je quitte Taez pour la dernière fois, en novembre 2010, j’ai au moins la satisfaction d’avoir été chassé du quartier de Ziad, en tant que celui qui l’a rendu fou. En contre partie de mon départ, son frère Yazid s’engage à ne plus jamais le renvoyer en prison. Quelques semaines plus tard c’était l’irruption des Printemps Arabes, et celle de Taez, au centre du jeu politique yéménite.

 

4.

[L’ouvrage collectif a pour thème : « des mots et des mondes ». En lien avec la situation actuelle au Yémen, il s’agit de raconter comment un concept de sciences sociales a pu servir de pivot entre deux mondes…].

Il y a bien un déplacement dans ma compréhension de « l’homoérotisme », tel que j’ai commencé à en faire usage dans les années qui ont suivi ma conversion à l’islam, par rapport au moment où je m’en étais saisi dans mon enquête.

Au moment où j’ai rasé ma moustache, j’avais été marqué par des travaux portant sur « l’homoérotisme » des sociétés islamiques passées et présentes, qui insistaient sur la relativité des conceptions du genre et de la sexualité. Je renvoie à l’article de synthèse publié peu après par Jocelyne Dakhlia, qui était alors ma directrice de thèse : « Homoérotismes et trames historiographiques du monde islamique » (2007). J’étais alors confronté à une impasse dans mon enquête, et ces travaux m’avaient suggéré l’existence d’un au-delà des apparences, un espace des possibles où je pourrais rejouer l’histoire. L’idée que les choses auraient pu se terminer autrement, si j’avais été moins rigide quant à ma propre sexualité, et aussi que peut-être il n’était pas trop tard.

Je ne me serais jamais lancé dans cette littérature sans ma confiance en Jocelyne Dakhlia, qui dirigeait mon travail depuis l’année précédente. Car pour moi, je ne me serais jamais aventuré à la légère dans les questions de genre. Étant de formation scientifique, je me méfiais énormément des sciences sociales fondées exclusivement sur l’analyse des discours, comme sont la plupart des études sur ce thème. Je voulais faire de la « vraie sociologie », travailler sur des situations réelles d’interaction sociale. Plus généralement je n’avais pas confiance : l’imprécision empirique de ces études me semblait incompatible avec l’exigence théorique que je souhaitais pour mon enquête. Mais il s’est trouvé que ma directrice s’aventurait sur ces questions, à un moment où je savais que je pouvais avoir confiance en elle1.

Je me suis saisi de ces études sur le plan théorique, en ayant en tête instinctivement ce qu’elles me permettraient une fois de retour sur le terrain - à savoir, allumer un contre-feu : admettre que j’étais tombé dans le piège de cette catégorie, pour mieux m’en extraire. C’est ce que j’ai commencé à faire le jour où j’ai rasé ma moustache.

Source : Guy Benoit de Coignac, « Le contre-feu : est-ce la seule technique efficace d’extinction des grands incendies ? » Forêt méditerranéenne VIII, no 2 (1986): 167‑72.

Du moment où j’utilise ce terme, du moment où j’arbore cette absence de moustache, j’admets être habité par l’empreinte d’une expérience homosexuelle. Mais par le fait que je commence à l’utiliser publiquement, je décide que je n’ai pas à en avoir honte. En quelque sorte, je me convertis à l’homosexualité des Yéménites : quelque chose que moi j’appelle homosexualité, mais qui appartient aux Yéménites et qui me relie à eux. Au moment où je franchis ce pas, je n’ai aucune conscience des implications de cette stratégie. Je suis au Yémen depuis six semaines, j’ai le nez dans le guidon, et c’est la situation elle-même qui m’accule à ce choix.

Tout cela est la conséquence d’un nœud, qui s’est mis en place en 2003 lors de mon premier séjour. C’est ce que je vais décrire dans la suite du texte, en me focalisant sur l’histoire de la famille de Ziad et sur son inscription dans le quartier du Hawdh al-Ashraf, puis le déroulement de mon premier terrain, ce « petit printemps arabe » centré sur ma subjectivité, et les conséquences de cette expérience sur mon passage à l’écriture.

En attendant, voir « Les clés de mon enquête au Yémen ».

 

1Une confiance liée à sa compétence d’historienne et d’anthropologue, à l’absence chez elle de toute tentation scientiste, et aussi - même si je n’en avais pas conscience alors - à des circonstances d’ordre familial (liées à l’IRMC de Tunis) qui m’ont joué des tours par la suite. Mais je n’ai pas choisi ma directrice de thèse parce qu’elle avait publié quelque chose sur les problématiques liées à « l’homosexualité » : son livre L’empire des passions n’était pas encore paru à l’automne 2004, quand j’ai commencé à travailler sous sa direction.