Les Ciseaux

12 juillet 2020, petite note retardant mon déjeuner.

Dans le tiroir, la paire de ciseaux était entrouverte. Mais entrouverte à l’envers, retournée. Je me suis arrêté un instant sur cet objet étrange, doté d’une élégante familiarité, parfaitement inutile. Entre mes mains j’ai joué avec, et les ciseaux sont revenus en place. Soudain, ils étaient redevenus l’objet fonctionnel, incroyablement fonctionnel, l’objet qu’on utilise sans s’y arrêter. Dans un soupir de surprise, j’ai laissé échapper : « Alhamdulillah ! ».

Ça m’a fait penser à un verset que j’ai lu il y a quelques jours, sur lequel je me suis arrêté (Sourate du Pardonneur, 40:79-80) :

« C’est Dieu qui a créé pour vous les bestiaux ; des uns vous faites vos montures et des autres vous tirez votre nourriture, sans compter d’autres avantages qu’ils vous procurent. C’est ainsi qu’ils vous aident à atteindre certains buts qui vous tiennent à cœur, et c’est sur eux et sur les vaisseaux que vous effectuez vos voyages. »

Ce qui m’a frappé dans ce verset, c’est la juxtaposition entre la monture animale (le chameau) et la monture mécanique (l’embarcation), juxtaposition qui ne pose ici aucun problème. En islam, on considère l’outil comme un don de Dieu - et dans le monothéisme en général, en fait. Dieu est le Créateur, pas seulement des êtres vivants, aussi des choses que les Européens croient avoir fabriqué.

Et c’est assez logique, quand on connaît un peu le processus de création, scientifique ou artistique… Seule la pensée européenne se distingue par ce rapport particulier à l’outil, ce rapport instrumental à l’instrument, qui en fait une chose purement artificielle, distincte de l’ordre naturel. De là vient toute la damnation de la pensée européenne, qui se manifeste notamment dans la crise écologique.

L’Europe vénère l’inventeur comme une sorte de saint : comme si l’inventeur était pour quoi que ce soit dans son invention, sur le fondUne certitude que relativisent fortement les sciences sociales, l’histoire des sciences et des techniques. Qu’elles relativisent, sans jamais cependant s’émanciper tout à fait de ce paradigme religieux…

L’outil, c’est la croix. L’inventeur, celui qui a survécu au supplice des outils existants (Thomas Kuhn). Qui a survécu par ses œuvres, s’entend…

Dans cette civilisation chrétienne dévoyée par l’utilitarisme, il n’y a de bon inventeur que mort, ou radicalement anonyme. Il faut que l’inventeur de l’ordinateur se fasse tabasser anonymement par la police, subisse la castration chimique et meure à 41 ans d’un empoisonnement au cyanure… Alan Turing, arrière-arrière-petit-aïeux de Jeanne la Pucelle. Pour réintégrer l’Église, l’inventeur se doit d’être inverti, travesti, renversé comme ma paire de ciseaux.

Tout ça nous vient de la Renaissance, quand l’Europe s’est inventée une filiation privilégiée à la civilisation antique : une filiation de petits génies, par dessus la civilisation islamique. Et aujourd’hui, de plus en plus, par dessus son propre présent. Une civilisation avec un grand C, bien distinguée de l’état de nature… Ceci est l’Europe.

Pourtant les musulmans sont toujours là. Vous aurez beau déposer tous les brevets que vous voulez, inventer toutes les « marques déposées » (sur le modèle du fief médiéval…), vous n’empêcherez jamais un musulman d’attraper une paire de ciseaux, et de se laisser guider par Dieu dans son usage.

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