Islamophobie à Grande Vitesse Éditer

Cette nuit j’ai fait un rêve. J’étais dans un TGV qui nous emmenait vers Tunis, assis près de la fenêtre à l’arrière de la rame, et je lisais le Coran.

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Cette nuit j’ai fait un rêve. J’étais dans un TGV qui nous emmenait vers Tunis, assis près de la fenêtre à l’arrière de la rame, et je lisais le Coran. Je marmonnais les versets dans ma barbe et je ne pensais déranger personne, comme il y avait pas mal de discussions. Soudain mon oncle de Tunisie, qui est assis de l’autre côté de l’allée centrale, me fait une remarque désobligeante, à voix haute, pour que tout le monde entende. Dans la rame, les gens ne parlent plus que de moi. Je crois un instant qu’ils vont prendre ma défense, mais ils sont tous contre moi. Ils parlent des islamistes, qui veulent nous imposer la Charia, qu’on ne va pas se laisser faire… J’ai l’impression d’un gros malentendu, alors je prends la parole, je dis : « Pourquoi vous ne m’en avez pas parlé plus tôt, si ça vous dérangeait tant que ça ?? » Je suis tellement ému que je me réveille. Je me dis qu’il faut que j’écrive, sans savoir encore pourquoi. Peut-être parce que mon oncle - le compagnon de ma tante - ne m’a jamais fait ce genre de scène. Mon oncle n’aime pas les conflits mais sur les « islamistes », je sais qu’il n’en pense pas moins. C’est une occasion à saisir.

Un souvenir d’abord, de l’hiver 1999. J’ai dix huit-ans, je suis en maths sup dans un grand lycée parisien, comme dans un tunnel. Le soir je descends sous terre pour prendre mon RER. À la maison, mon père sera dans le fauteuil du salon, assommé par la morphine : à cinquante ans à peine, il lutte contre un cancer qui l’emportera quelques semaines plus tard. Dans ma rame de RER, je sors ma méthode L’arabe en 90 leçons, et je ne pense plus à rien. Plus rien n’existe que le mot qui se forme sous ma langue, le passage des consonnes rugueuses, à voix basse. Lire de l’arabe dans le RER, c’est un peu exhibitionniste, mais tant pis. Ce n’est pas plus exhibitionniste qu’un 20 sur 20 ; ce n’est pas plus exhibitionniste que la mort, qui dérange aussi. Je ne fais de mal à personne.

Un autre souvenir, cette fois vers l’année 2006, et je suis au Yémen. Le car s’élance vers la capitale, à travers la campagne au petit matin. Je suis en colère contre le chauffeur, qui a mis une cassette du Coran. La voix est légère et belle, ce n’est pas le problème, mais je comprends ce qui est dit : il est question des juifs et des chrétiens, et je prends tout personnellement. Peut-être parce que je suis étranger, on m’a assis au premier rang, mais le chauffeur ne fait pas attention à moi, manifestement. Ni les voyageurs qui somnolent derrière moi, malgré ce texte qui m’agresse. Ils n’ont juste pas fait le lien. En observant le chauffeur, je décèle une virilité un peu parano - encore un Za’im… Le voilà qui fait rouler notre car sur le bas côté, et éteint le contact. Un vieillard tend la main quelques mètres plus loin, perché en haut d’un mur. Le chauffeur fait la quête auprès des voyageurs, plutôt aisés, puis descend déposer entre ses mains une montagne de billets. Intérieurement, je fulmine : « Quelle hypocrisie !… »

Ma vie au Yémen n’était pas facile, car j’étais à fleur de peau. Et je l’étais aussi dans mon pays, à cause du Yémen. À cette époque je me suis identifié comme homosexuel : je ne pouvais concevoir d’autre explication à l’agencement de mes passions. Une victoire néanmoins, arrachée au regard des autres, sans vraiment savoir laquelle. Et de retour là-bas quelques mois plus tard, j’ai arraché l’islam au regard des Yéménites. « Dans ta face : je suis musulman autant que toi ! » Tout cela me fait sourire aujourd’hui. J’ai vieilli.

La vie est un jardin : une végétation qui s’étire, qui fane et qui renaît, au fil des années. De certains visages qui me révulsaient autrefois, je m’accommode aujourd’hui, ou de certaines situations. Le verset que je lis, celui où se baigne ma langue, n’est jamais deux fois le même fleuve. Ceux qui dénoncent « l’islamophobie », je vois bien ce dont ils parlent, mais ils se trompent. Ils nous enferment dans un cauchemar, un TGV qui va dans le mur.

Il m’est arrivé dans le TGV pour Paris, l’année dernière je crois, de travailler sur le Coran en y trouvant suffisamment de plaisir pour oublier le regard des autres. Au bout d’une demi-heure peut-être, ma voisine me fait une remarque, et je découvre qu’elle fulminait depuis un moment. Je prononçais pourtant les mots sans un souffle, à un niveau minimal, on n’entendait que le cliquetis de mes lèvres. Si j’avais ânonné des poèmes de Ronsard ou un rôle de théâtre, dans le ronronnement du train, ç’aurait sans doute été autre chose : là manifestement, elle ne pouvait faire abstraction de moi. Mais réduire cette interaction à de « l’islamophobie » serait stupide et vulgaire. C’est bien mon comportement qui était en cause : pas le Coran en lui-même, mais ma manière d’en négocier la lecture (ou de ne pas la négocier du tout, en l’occurrence). Même si elle n’en avait pas conscience, cette femme revendiquait son propre rapport à la sacralité.

Donc quoi qu’il m’en coûte, je continuerai de faire succéder la pudeur à l’exhibitionnisme, quitte à renvoyer peut-être mes interlocuteurs à leur propre honte. Je continuerai d’inviter le Coran dans l’espace public car c’est mon droit le plus strict, et une chose que j’ai arraché à la vie. Mais il est dans la nature d’un texte sacré de faire réagir, de labourer l’existence et de faire dérailler les trains. Dans la nature des choses aussi que le texte contraigne en premier lieu son lecteur, l’oblige à s’arrêter au bord de la route, à se déporter sur le côté, quitte à finir dans le fossé. Ne pas l’accepter, c’est là qu’est l’islamophobie, ou simplement la bêtise. D’ailleurs la vie trouve toujours d’autres chemins. Je suis parti au Yémen pour contourner un cauchemar, une conversation que mon père et mon oncle de Tunis n’ont jamais pu avoir. Une conversation qu’ils ont à travers moi.

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