Stratification éducative et structures intellectuelles
28 janvier 2019

Stratification éducative et brutalité policière

À la base de la crise que nous traversons, il y a le phénomène que les démographes appellent la « stratification éducative ». Ces derniers remarquent, de manière statistique objective, que la part de la population qui accède à l’université cesse d’augmenter et que les élites se reproduisent en vase clos. Cela se traduit par un sentiment chronique de supériorité des « éduqués supérieurs », qui n’envisagent plus le monde qu’à travers les catégories des experts : ils se cultivent un peu dans tous les domaines, et ont l’impression de ce fait qu’ils vivent en prise direct avec le monde, notamment dans sa dimension internationale. Comme ils ne savent plus « débrayer », il leur est très difficile d’accepter que le réel ne se conforme pas à ces catégories, et ils peuvent alors avoir des réactions violentes - même si cette violence est toujours médiatisée par leur expertise.

La répression de la révolte des gilets jaunes, à l’heure où j’écris (fin janvier 2019), n’émeut pas outre mesure l’opinion française. Même dans la frange de la population qui déclare soutenir les gilets jaunes (et au sein du mouvement lui-même), il existe en même temps le désir que ce mouvement devienne raisonnable. Ce désir inconscient incite à dépersonnaliser les victimes anonymes de la répression policière, qu’on préfère identifier aux « casseurs » et aux marginaux. Dans le même temps, pour les catégories sociales les moins dotées scolairement, la violence de l’État saute aux yeux - c’est le cas de le dire - car ceux-là connaissent les formes de violence et d’humiliation structurelles dans leur réalité crue. Ceux-là savent, ces temps-ci, que l’État les regarde dans les yeux pour leur faire courber l’échine. Les autres ne le voient simplement pas.

Si nous souhaitons que le niveau de violence baisse, il semble important de souligner le rôle des structures intellectuelles dans la brutalité du système, et pas seulement des structures économiques. Dénoncer la violence économique « des 1 % », c’est pratique pour souder les rangs, mais l’argument est devenu contre-productif à ce stade du mouvement, et il nous a placé dans une situation d’impasse. La suite est écrite d’avance si nous en restons-là. Tandis que la société française s’épuise, aux prises avec un contentieux mal posé, Marine le Pen se fait discrète, parce qu’elle a objectivement une longueur d’avance dans la prise en compte de cette part non-économique de la brutalité, qu’elle nomme atteinte à l’identité. D’ailleurs, le tapis rouge commence à lui être déroulé, par exemple sur BFM-TV le 16 janvier dernier. À l’évidence, les grands groupes ont choisi leur nouveau poulain.

Que Marine Le Pen finisse ou pas un jour par assumer la responsabilité du pouvoir, il nous revient d’écrire une troisième voie, à mi-chemin entre une appréhension économique des injustices et leur appréhension identitaire. Dans cette perspective, la présence d’Emmanuelle Macron au sommet de l’État est une opportunité. Par son aplomb et son arrogance, jamais personnage politique n’aura incarné de manière aussi « inspirée » les effets de la stratification éducative. Celui dont on dit, dans les salles des profs de France et de Navarre : « Oui, mais il est brillant… », n’a pas été mis au pouvoir simplement par la volonté des 1 % - contrairement à ce que soutiennent la plupart des Gilets Jaunes (qui ont aussi leurs communicants…). Nous sommes encore dans une phase où le mouvement feint, se ment à lui-même d’une certaine manière. Mais la répression policière met le mouvement au pied du mur : elle le contraint à affronter ses contradictions internes, qui sont celles de la société française, à 99%. Bien évidemment, cette réflexion n’a aucune chance d’aboutir dans le cadre d’un Grand Débat, dont chacun sait qu’il est dépourvu d’objet véritable. Elle a par contre toutes les chances d’aboutir à l’intérieur du mouvement, dès lors que, confronté aux différences de perception de la violence policière en son sein, le mouvement relève ce défi de manière intelligente et lucide. C’est pourquoi il y a pour la France des raisons d’être optimiste.


Dans la perspective de cette élaboration collective, certains intellectuels patentés du monde académique peuvent constituer une ressource : à travers ce qu'ils critiquent, ce qu'ils dénoncent, mais aussi et surtout peut-être, à travers la conscience que certains ont élaboré de leurs propres travers, qui peut tous nous faire avancer. Parallèlement aux ateliers GJ auxquels je participe localement, je pose ici les jalons d’une réception critique, adossée à mon propre travail.

28.01.2019 : Emmanuel Todd

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